En 1919, le Canada Ätait secouÄ par le plus grand nombre de grÅves et de contre-grÅves (lock-out) de toute son histoire. De Halifax ê Vancouver, des milliers de travailleurs dÄclenchaient des centaines de grÅves touchant ê la fois les petits commerces, les grosses entreprises et des villes entiÅres. La crise atteignit son paroxysme en juin 1919: 35 000 travailleurs, soit une proportion importante de la population de Winnipeg qui comptait alors 180 000 ëmes, firent une grÅve d'une durÄe de six semaines paralysant la ville entiÅre. De plus dans les villes de Vancouver, Calgary, Edmonton, Medicine Hat, Brandon, Toronto et MontrÄal des travailleurs se mirent en grÅve afin d'appuyer leurs confrÅres de Winnipeg. Cette vague d'agitation dÄferlera sur presque tout le Canada et ses effets les plus graves se feront sentir principalement dans l'ouest du pays o¥ des chefs syndicalistes radicaux crÄeront une organisation marxiste militante, le One Big Union.
Des conditions sociales mÄprisantes existant depuis plusieurs annÄes contribuÅrent ê aiguiser ce mÄcontentement et ce militantisme de 1919 davantage prÄsents dans les provinces de l'Ouest que dans le reste du pays. DÅs les dÄbuts de l'industrialisation, soit au cours des annÄes 1870 et 1880, les travailleurs Ätaient devenus un simple rouage de la mÄcanique gÄante de l'industrie. Les conditions de travail dans lesquelles se trouvaient ces ouvriers les exposaient parfois ê des dangers qui pouvaient non seulement nuire ê leur santÄ mais mettre leur vie en pÄril. Le salaire et les conditions de travail Ätaient tout simplement imposÄs par les patrons.
La situation dans l'Ouest Ätait devenue tragique particuliÅrement en raison de facteurs gÄographiques et de l'orientation que les gouvernements donnaient alors au dÄveloppement Äconomique du pays. Autre facteur d'importance, l'arrivÄe au Canada d'individus originaires des rÄgions frontaliÅres de l'Ouest des âtats-Unis et des villes industrielles lardÄes de taudis et surpeuplÄes du Nord de l'Angleterre et de l'âcosse, dÄjê politisÄs, amena la crÄation d'un mouvement syndicaliste ouvrier plus militant. Quoique isolÄ, ce mouvement n'hÄsita pas ê recourir ê l'action politique en vue d'assurer ê ses membres le droit de vivre et d'avoir un certain contrÖle sur leur propre bien-Étre.
Dans le cadre des politiques nationales de dÄveloppement, l'Ouest Ätait destinÄ ê l'exploitation des champs, des forÉts et des mines dont les produits devaient Étre acheminÄs par la suite vers les provinces centrales, secteur industriel en expansion. Les entrepreneurs Ätaient souvent partis de rien, sortis depuis peu des classes infÄrieures, ces tenants de l'individualisme croyaient aux vertus de la libre entreprise. Par consÄquent, ils n'Ätaient pas enclins ê tolÄrer l'existence d'organisations dont les buts Ätaient de voir ê faire hausser les salaires et ê amÄliorer les conditions de travail des ouvriers; car de tels objectifs n'avaient d'autre consÄquence que de faire monter le prix de la main-d'oeuvre. Dans leur action, les travailleurs se butÅrent ê l'opposition des propriÄtaires de mines, des magnats du papier et des administrations ferroviaires qui n'hÄsitaient jamais ê recourir ê la force pour dÄfier et mëter les syndicats. Un tel comportement engendra un militantisme, un enracinement plus profond du conflit social et de la division des classes.
Les travailleurs de l'Ouest exerìaient habituellement des mÄtiers dans des secteurs comme l'exploitation miniÅre ou forestiÅre, qui comportaient bien des risques. Souvent, ils se trouvaient isolÄs les uns des autres. C'Ätaient des hommes robustes ê qui les patrons faisaient porter le fardeau des contraintes sociales, matÄrielles et psychologiques qu'imposait une telle entreprise. DÅs les annÄes 1860, les travailleurs signifiÅrent ê leurs employeurs leur refus non Äquivoque d'accepter pareille situation en dÄclenchant des grÅves violentes et longues dans les mines de l'öle Vancouver.
Bien avant la PremiÅre Guerre mondiale, le malaise s'Ätait fait sentir ê Winnipeg, la plus grosse ville de l'Ouest ê l'Äpoque. De riches hommes d'affaires et leurs alliÄs politiques avaient espÄrÄ construire une mÄtropole trÄpidante qui aurait pu devenir le Chicago de l'Ouest en dÄveloppant les transports, l'industrie et le commerce des grains. Cependant, le fait que les ateliers de rÄparation de la principale compagnie ferroviaire et que les cours et rotondes de trois chemins de fer transcontinentaux se trouvaient dans cette ville, stimulant ainsi la croissance industrielle, entraöna la crÄation d'une main-d'oeuvre importante et relativement unifiÄe. Ces travailleurs habitaient des quartiers bien dÄlimitÄs de la ville et Ätaient issus de milieux ethniques et sociaux extrÉmement variÄs. Les immigrants britanniques et amÄricains rompus aux activitÄs et aux politiques des syndicats et des partis socialistes, les prirent en main et en forgÅrent un mouvement syndicaliste dynamique. Deux objectifs sociaux distincts commencÅrent ê Ämerger: tout d'abord les propriÄtaires dÄsiraient se dÄbarrasser ê tout prix des syndicats tandis que ces derniers Ätaient convaincus du devoir d'accroötre leur puissance pour leur protection propre et le bien-Étre de leurs membres. D'o¥ les grÅves sÄrieuses et inÄvitables dÄclenchÄes avant la PremiÅre Guerre mondiale et qui, presque chaque fois, ont entraönÄ les grÄvistes dans des ÄchauffourÄes et ont obligÄ les employeurs ê faire appel ê l'armÄe. La grÅve du tramway ê Winnipeg (1906) et la grÅve du charbon ê l'δle Vancouver (1912-1914) constituent probablement les deux meilleurs exemples des grÅves de l'Äpoque. Dans le premier cas, il s'agissait de travailleurs urbains, et dans l'autre, de mineurs. Au cours de ces grÅves, des affrontements entre ouvriers et employeurs causant des blessures corporelles et des dÄgëts matÄriels, nÄcessitÅrent l'intervention de l'armÄe; l'âtat se portait ê ce moment ê la dÄfense de l'employeur du secteur privÄ.
Pour ajouter aux difficultÄs de l'industrie, des milliers d'immigrants affluÅrent dans les villes et les localitÄs de l'Ouest au cours de cette pÄriode. MÉme si le Canada attirait nombre d'entre eux par les 160 acres de vertes prairies, octroyÄes ê tout colon qui venait s'Ätablir, beaucoup s'installÅrent dans les secteurs urbains ê la suite d'un Ächec agricole ou avant mÉme de se lancer dans l'exploitation du sol. Pour bien des Canadiens, ces gens Ätaient Ätrangers ê la vie nationale du fait qu'ils ne parlaient pas anglais et que leur religion semblait exotique ê bien des Canadiens protestants de race blanche. Un grand nombre de ces immigrants Ätaient originaires de l'Europe de l'Est et beaucoup Ätaient pauvres et inexpÄrimentÄs. ╦ Winnipeg, ils s'Ätablissaient presque exclusivement dans le secteur sis au nord des rails du Canadien Pacifique et vivaient dans des taudis insalubres et surpeuplÄs. L'existence de ce quartier nord rendait plus frappant l'Äcart entre les riches et les pauvres et reflÄtait une situation assez unique, moins manifeste dans les autres villes et villages de l'Ouest. Vers la fin de 1913 survint une dÄpression qui ne fit qu'accroötre le sous-emploi. Puis en ao₧t 1914, la guerre Äclata, faisant appel ê la loyautÄ inÄbranlable des citoyens et au dÄvouement sans borne ê la cause. Pareille conjoncture refroidira pendant quelque temps la marmite br₧lante du mÄcontentement populaire. Toutefois, le mal est encore lê, et ce n'est qu'un sursis.
La guerre fit bientÖt apparaötre une plÄthore d'offres d'emploi et provoqua une hausse du co₧t de la vie. Lorsque la rÄcession se dissipa vers la fin de 1915, ces deux facteurs mis ensemble rÄgÄnÄrÅrent le malaise au sein des travailleurs. Les prix de presque tous les articles montaient alors en flÅche, tandis qu'augmentait parallÅlement le nombre de travailleurs insuffisamment rÄtribuÄs. Ces conditions poussÅrent les gens ê se syndiquer et incitÅrent les syndicats ê se raidir pour passer ê l'attaque avec leurs revendications: reconnaissance formelle, salaires plus ÄlevÄs, meilleures conditions de travail partout au Canada. Toutefois, le gouvernement fÄdÄral, ses organismes de rÄgie du temps de guerre et, par voie de consÄquence en quelque sorte, nombre d'employeurs du secteur privÄ ont fait fi des syndicats, d'o¥ l'accentuation du sentiment de frustration. Bien que les mouvements syndicalistes voyaient augmenter leur nombre d'adhÄrents, leur pouvoir et leur influence sur la sociÄtÄ ne croissaient pas au mÉme rythme. Il en rÄsulta une activitÄ syndicale plus fÄbrile, et vers l'ÄtÄ 1918, les grÅves dÄferlÅrent sur tout le pays tel un raz de marÄe, tant dans le secteur privÄ que dans le secteur public.
Deux autres faits, nÄs de la guerre, contribuÅrent ê activer les cercles syndicalistes. En 1917, le gouvernement fÄdÄral dÄcrÄtait la conscription ê laquelle les syndicats s'opposÅrent vigoureusement. Certains protestaient parce qu'ils refusaient de se voir obligÄs de tirer sur des travailleurs comme eux, mÉme s'ils Ätaient de nationalitÄs diffÄrentes; d'autres, parce qu'ils concevaient pareille action comme le premier pas vers la conscription industrielle. Le gouvernement aurait pu alors les obliger ê travailler dans certaines usines, ce qui aurait supprimÄ de fait leur droit de grÅve, seule arme vraiment efficace dont les travailleurs disposaient. Il y avait aussi le fait que le gouvernement eut pris l'habitude de diriger le pays ê coups de dÄcrets. Lorsque l'agitation ouvriÅre atteignit son paroxysme en 1918, que plusieurs groupes pacifistes et plusieurs organisations de gauche clamÅrent plus que jamais leur opposition ê la conscription, le gouvernement publia un dÄcret, et les dÄclara hors-la-loi. En outre, le gouvernement interdit plusieurs publications et condamna l'utilisation en public, soit de faìon verbale ou Äcrite, de certaines langues ÄtrangÅres, entre autres le finlandais et le russe. La colÅre des chefs syndicalistes se dÄchaöna: ê leurs yeux, on supprimait l'esprit et l'exercice de la dÄmocratie et l'on enterrait sommairement et arbitrairement les droits des ouvriers sans oublier ceux des pacifistes et des progressistes.
Les syndiquÄs de l'Ouest et leurs chefs se trouvaient une fois de plus au front de l'agitation industrielle et politique qui s'ensuivit. Ils en Ätaient venus ê croire que les ouvriers syndiquÄs de l'Est s'Ätaient habituÄs ê la domination et au conservatisme des chefs syndicalistes des âtats-Unis et Ätaient incapables d'affronter le gouvernement ou ne le voulaient tout simplement pas. Devant cet Ätat de fait, beaucoup finirent par conclure qu'il leur fallait radicaliser le mouvement ouvrier canadien en s'emparant du CongrÅs des mÄtiers et de la main- d'oeuvre, centre national des syndicats du Canada. Lors de l'assemblÄe que le CongrÅs tint dans la ville de QuÄbec en 1918, leur tentative se solda par un Ächec cuisant dont l'un des rÄsultats directs fut d'entraöner la convocation des reprÄsentants des syndicats de l'Ouest ê une rÄunion qui se tiendrait en mars 1919, ê Calgary. Le but de cette rÄunion Ätait soi-disant l'Älaboration d'une nouvelle stratÄgie d'attaque contre la direction du CongrÅs. Cependant, elle ne devait jamais rÄaliser son but premier, car les dÄlÄguÄs devant l'insistance de plusieurs reprÄsentants de la Colombie-Britannique et de Winnipeg, dÄcidÅrent plutÖt de fonder une nouvelle centrale syndicale, indÄpendante du CongrÅs des mÄtiers, son rival. Cette centrale allait s'appeler le One Big Union.
DÅs sa crÄation, l'O.B.U se voulait une organisation syndicale marxiste. Le syndicalisme, c'Ätait la possession par les travailleurs de tous les moyens de production et de distribution des biens. On atteindrait ce but au moyen de grÅves gÄnÄrales, dÄclenchÄes par des fÄdÄrations trÅs centralisÄes -- sorte de syndicats de syndicats. Les diffÄrents membres de ces fÄdÄrations allaient devoir prÉter allÄgeance au groupe le plus important pour procÄder ensuite ê une rÄpartition des compÄtences et des mÄtiers ê des fins essentiellement techniques et organiques. Les chefs de la fÄdÄration auraient eu l'autoritÄ absolue en tout. Pour y adhÄrer, les travailleurs durent se sÄparer du CongrÅs des mÄtiers et de la main-d'oeuvre du Canada ou de l'American Federation of Labor et ils furent qualifiÄs de sÄcessionnistes.
Cette nouvelle association sÄcessionniste de l'Ouest du Canada avait beaucoup en commun avec les mouvements nÄs de l'agitation ouvriÅre qui secouait alors le monde entier. En octobre 1917, la rÄvolution russe enflammait les travailleurs qui jetaient des dÄfis aux gouvernements et aux employeurs de la Grande-Bretagne, de l'Allemagne, de la Hongrie, de la France, de l'Italie et des âtats-Unis. Ces conflits quelquefois d'envergure nationale, se ponctuaient presque toujours d'Ämeutes, de grÅves gÄnÄrales et d'ÄchauffourÄes armÄes entre ouvriers et gouvernements. En fÄvrier 1919, la ville de Seattle (âtat de Washington) tout entiÅre se voyait paralysÄe par une grÅve gÄnÄrale de quatre jours issue d'un diffÄrend entre les travailleurs des chantiers navals et leurs patrons. Dans ce conflit, les reprÄsentants du gouvernement se rangÅrent du cÖtÄ de l'employeur et prÄtendirent que la grÅve Ätait en fait un premier pas vers la rÄvolution. Au cours de la mÉme annÄe, les Canadiens durent entendre souvent cette accusation. ╦ la suite de la rÄunion de mars ê Calgary, c'est avec enthousiasme qu'on mena dans l'Ouest canadien une campagne de recrutement au profit du One Big Union. Les travailleurs, dÄlaissant les syndicats de l'Est et les syndicats amÄricains, pourtant bien Ätablis, se ralliaient par milliers ê l'O.B.U. Bien que la ville de Winnipeg et la cÖte occidentale Ätaient les rÄgions de prÄdilection de cette campagne, deux conflits locaux ÄclatÅrent en avril dans la capitale du Manitoba et dÄtournaient ainsi l'attention publique du One Big Union. Ces luttes dÄgÄnÄrÅrent en une grÅve gÄnÄrale, la premiÅre de celles qui allaient balayer le Canada au milieu de l'ÄtÄ.
Depuis 1906, les syndicats des mÄtallurgistes avaient menÄ en vain ê Winnipeg trois campagnes acharnÄes pour se faire reconnaötre. Au cours du printemps 1919, ils lanìaient une nouvelle campagne et rencontraient la mÉme rÄsistance obstinÄe. Certes, les ouvriers de la construction avaient obtenu reconnaissance, mais il leur avait fallu subir un recul pendant la guerre du fait que la hausse du co₧t de la vie eut tÖt fait de dÄpasser leurs salaires. En 1919, ils Ätaient dÄcidÄs de faire compenser ces pertes par des gains apprÄciables. Devant le peu de succÅs des nÄgociations, ils dÄbrayÅrent le 1 mai, et, dÅs le lendemain, les syndicats mÄtallurgistes emboötaient le pas. Pour ces travailleurs, il y allait de deux questions vitales: la reconnaissance des syndicats et un salaire suffisant pour vivre. Lorsqu'ils firent appel au Conseil local des mÄtiers et de la main-d'oeuvre, les syndiquÄs de Winnipeg votÅrent en majoritÄ Äcrasante pour qu'une grÅve gÄnÄrale de solidaritÄ soit dÄclenchÄe le 15 mai. Les travailleurs qui avaient sacrifiÄ bien des droits pendant la guerre voulaient, co₧te que co₧te, se dÄdommager des pertes subies maintenant que la paix Ätait revenue. Les chefs de gouvernement et les employeurs du secteur privÄ leur avaient assurÄ que des jours plus heureux succÄderaient ê la guerre; les travailleurs Ätaient rÄsolus ê faire concrÄtiser ces promesses, mÉme s'il leur fallait recourir ê des associations du genre du One Big Union ou ê des tactiques comme la grÅve gÄnÄrale.
Vers 11 heures le 15 mai, Winnipeg Ätait paralysÄe. ╦ l'exception des policiers et des typographes, tous les syndiquÄs de la ville quittaient leur poste; environ vingt mille travailleurs non syndiquÄs en faisaient autant. Les policiers, qui avaient votÄ, eux aussi, en faveur de la grÅve, restaient ê leurs postes ê la demande du ComitÄ de la grÅve gÄnÄrale, celui-ci craignant de voir l'absence des policiers inciter les autoritÄs ê faire appel aux troupes. L'administration, les services publics, et toutes les entreprises privÄes, y compris les cours de chemin de fer et les ateliers de rÄparation, suspendirent alors leurs activitÄs. Par consÄquent, le tramway ne fonctionnait pas, et il n'y avait ni enlÅvement d'ordures mÄnagÅres, ni livraison de lait ou de pain; il n'y avait aucune distribution du courrier ordinaire ou exprÅs, ni des colis, et aucun service tÄlÄgraphique. Les lignes tÄlÄphoniques avaient ÄtÄ coupÄes, les cinÄmas, restaurants et stations-services fermÄs. Les postes de pompiers Ätaient dÄsertÄs. On maintenait la pression hydraulique ê un niveau ne permettant d'alimenter que les bëtiments ê un Ätage. Les prÄposÄs ê l'entretien des hÖpitaux et des congÄlateurs, de mÉme que les Älectriciens, avaient tous quittÄ leur poste. Winnipeg Ätait entiÅrement immobilisÄe.
Bien que les travailleurs dÄbrayÅrent dans le but de faire reconnaötre les syndicats et obtenir un salaire dÄcent, la grÅve rÄsultait en fait de toute une sÄrie de causes profondes et complexes. Il existait des contrastes frappants entre les riches et les pauvres de la ville, et l'action des chefs syndicalistes n'avait eu aucune influence sur la sociÄtÄ pendant nombre d'annÄes. La division des classes partageait Winnipeg depuis des dÄcennies, et la grÅve ne constituait que le tÄmoignage le plus rÄcent et le plus grave du manque d'unitÄ sociale et politique. Ainsi, gagner cette grÅve et obliger les employeurs de la mÄtallurgie et de la construction ê satisfaire ê leurs revendications aurait signifiÄ pour les travailleurs la plus grande des victoires, en effaìant les dÄfaites du passÄ. Les employeurs, soutenus par les membres des professions libÄrales qui mirent sur pied un comitÄ des citoyens, un petit groupe d'anciens combattants, l'administration locale et les gouvernements fÄdÄral et provincial, virent toute la portÄe d'une telle grÅve et conclurent qu'ils ne pouvaient se permettre de perdre cette bataille d'importance vitale. Aussi utilisÅrent-ils toutes les armes dont ils disposaient, allÄguant que le conflit Ätait un complot tramÄ par l'O.B.U. avec la connivence d'Ätrangers afin de dÄclencher une rÄvolution au Canada. Lorsque le ComitÄ de la grÅve gÄnÄrale permit la reprise de certains services indispensables et dÄlivra ê l'intention du public et des autres grÄvistes des cartes attestant que les travailleurs affectÄs ê ces postes l'Ätaient avec la permission du ComitÄ de la grÅve, ses opposants soutinrent que les grÄvistes s'Ätaient emparÄs de l'administration municipale et fomentaient ainsi une rÄvolte.
De par le Canada et en particulier dans l'Ouest, les travailleurs suivaient de prÅs l'Ävolution du conflit. Lê aussi, des griefs longtemps ignorÄs soulevaient la colÅre. Ils avaient eu bon espoir que la fin de la guerre aurait marquÄ le dÄbut des rÄformes sociales et politiques. Lorsqu'ils virent que rien ne changeait, qu'ils se rendirent compte que les travailleurs de Winnipeg livraient une bataille importante pour proclamer les droits ÄlÄmentaires des travailleurs, c'est fermement convaincus qu'ils se joignirent ê la lutte. Des grÅves de solidaritÄ ÄclatÅrent ê travers le Canada, dans des villes aussi grandes que Vancouver, et aussi petites que Drumheller. Certaines rÄsultaient pour une part des griefs locaux, d'autres du refus des employeurs de reconnaötre le One Big Union, ou de la sympathie et de l'appui tÄmoignÄs aux travailleurs de Winnipeg. Cependant, toutes avaient des racines communes dans les maux dÄcoulant de l'industrialisation, les industries d'avant-guerre non rÄparÄes et les nouveaux problÅmes engendrÄs par la guerre, comme la hausse rapide du co₧t de la vie. La plus grave de ces grÅves eut lieu ê Vancouver, o¥ plus de dix mille travailleurs quittÅrent leur poste; les autres, de moindre importance, furent dÄclenchÄes ê Edmonton, Calgary, Medicine Hat, Brandon et RÄgina. Dans les villes de l'Est, telles Toronto et MontrÄal, des factions militantes du mouvement ouvrier ont essayÄ de se joindre ê la lutte mais leurs tentatives restÅrent infructueuses, car les chefs avaient des tendances plus conservatrices.
NÄanmoins, Winnipeg restait le principal champ de bataille, et c'est lê que les travailleurs rencontraient la rÄsistance la plus acharnÄe. En effet, un groupe d'employeurs et de membres des professions libÄrales crÄÅrent une association, le Citizens Committee of One Thousand, censÄe reprÄsenter les citoyens restÄs neutres, mais en rÄalitÄ farouchement antigrÄviste. Ce comitÄ dirigeait les agissements des briseurs de grÅve, recrutait des volontaires pour remplacer les pompiers et les postiers, prodiguait des conseils aux employeurs en mÄtallurgie et en construction et collaborait avec l'administration locale et les gouvernements fÄdÄral et provincial. C'est en grande partie ê l'instigation de cette association, et avec son aide, qu'on renvoya les forces de police permanente afin de constituer un corps spÄcial de deux mille "volontaires". De la sorte, c'Ätaient des policiers hostiles aux grÄvistes qui maintenaient l'ordre dans les rues.
Pour sa part, le gouvernement fÄdÄral prit des mesures antigrÄvistes encore plus rigoureuses. Il renforìa le contingent de la Gendarmerie royale du Nord-Ouest dans la ville et dÄcida de mettre sur pied une milice importante formÄe de volontaires bien armÄs. Comme il ne pouvait obliger les grÄvistes ê accepter la solution de son choix, il fallait arrÉter les chefs les plus radicaux; cet ÄvÄnement se produisit dans la nuit du 16 juin. De toute Ävidence, le gouvernement cherchait soit ê rÄgler la grÅve au moyen d'un accord dÄsavantageux pour les travailleurs, soit ê l'Ätouffer par la force. Sa stratÄgie lui semblait justifiÄe, car ê ses yeux, la grÅve Ätait une incitation de l'O.B.U. ê la rÄvolte (croyance formulÄe publiquement par le ministre fÄdÄral du travail, M. Gideon Robertson) et aussi parce qu'il craignait, si cette grÅve de Winnipeg rÄussissait, qu'on adopte des tactiques semblables ailleurs, provoquant ainsi l'anarchie.
Les travailleurs Ätaient coincÄs. Ils avaient des intentions pacifiques et n'avaient vraiment pas projetÄ de faire la rÄvolution. Leurs chefs les avaient mis en garde contre le recours ê la violence, car ils ne voulaient pas donner d'excuse aux autoritÄs pour intervenir par la force. Ils n'en Ätaient pas moins sur la dÄfensive depuis le dÄbut, et leur tëche Ätait ê peu prÅs impossible. Qu'ils l'eussent voulu ou non, la stratÄgie des grÄvistes, consistant ê paralyser une ville tout entiÅre pour ensuite permettre ê quelques-uns seulement des services essentiels de reprendre leurs activitÄs aprÅs avoir obtenu l'assentiment des travailleurs donnait l'impression d'une usurpation de pouvoir rÄvolutionnaire. La rÄaction d'Ottawa ne pouvait qu'Étre rapide. Une fois le gouvernement fÄdÄral engagÄ dans la bataille et dÄcidÄ de ne pas laisser les grÄvistes gagner, ceux-ci devaient vaincre les troupes gouvernementales, bien plus fortes, ou capituler.
Le samedi 21 juin, un groupe de vÄtÄrans sympathiques aux grÄvistes tentÅrent d'organiser un dÄfilÄ pour braver le maire; par trois fois celui-ci interdit expressÄment de manifester publiquement. Une foule imposante commenìa ê s'amasser devant l'hÖtel de ville, rue Main. Vers 14 heures, elle Ätait devenue une cohue, qui essayait de bloquer les tramways, rÄapparus depuis peu dans les rues; on rÄussit ê en immobiliser un et ê en incendier l'intÄrieur. Le maire rÄclama alors l'intervention directe du gouvernement fÄdÄral qui envoya la Gendarmerie royale disperser les manifestants et maintenir l'ordre. Dans la bataille, les policiers se servirent de leurs armes ê feu; un homme Ätait tuÄ sur-le-champ, beaucoup d'autres atteints par des balles. Puis les forces spÄciales, bëton ê la main, se rangeaient en travers de la rue Main et commenìaient mÄthodiquement ê nettoyer le secteur. Partie de ses baraquements dans des voitures et des camions louÄs par le comitÄ des citoyens, armÄe de mitraillettes acheminÄes vers Winnipeg dans des caisses faussement ÄtiquetÄes "bagages rÄgimentaires," la milice finit par occuper presque tout le centre-ville. ╦ la fin de la journÄe, il y avait des centaines de personnes blessÄes ou arrÉtÄes, un homme Ätait mort et un autre agonisait. Devant cet Ätalage de force brutale, le ComitÄ de la grÅve estima qu'il ne fallait pas prolonger davantage ce conflit. Il demanda aux ouvriers de reprendre leur travail ê compter de 11 heures, le jeudi 26 juin, six semaines jour pour jour aprÅs le dÄclenchement de la grÅve.
Certes, les grÅves de 1919 sont des ÄvÄnements traumatisants, mais aucune ne peut se comparer ê celle de Winnipeg. Aboutissement d'un long processus de polarisation des classes, cette grÅve contribua ê diviser davantage la sociÄtÄ dans les annÄes qui l'ont suivie. Elle est devenue un ÄvÄnement clÄ dans les souvenirs des deux camps qui y ont participÄ. Les rails du Canadien Pacifique sÄparaient gÄographiquement le Nord du Sud, mais la grÅve, elle, les sÄpara historiquement et psychologiquement. Ces divisions chroniques ont fini par se manifester dans diffÄrentes sphÅres de l'activitÄ sociale depuis les rencontres sportives entre Äcoles jusqu'ê la politique, et depuis, Winnipeg a toujours ÄtÄ sÄparÄ en deux camps. Cette division est l'une des causes de la lÄthargie qui s'est emparÄe de la communautÄ dans les dÄcennies d'aprÅs-guerre, et qui a poussÄ tant de Winnipegois ê aller chercher fortune ailleurs.
La vague de grÅves qui dÄferlait dans le reste du Canada s'estompa suite au dÄnouement de la grÅve de Winnipeg et la dÄfaite des travailleurs. Le One Big Union n'avait jouÄ aucun rÖle dans le conflit de Winnipeg ni dans la plupart des autres dÄbrayages de solidaritÄ. Il a continuÄ de gagner du terrain jusqu'ê ce que le nombre de ses adhÄrents atteigne un maximum d'environ 50 000 ê la fin de 1919; aprÅs quoi, son effectif a rapidement baissÄ. Les rÄalisations de 1919 sont l'une des heures de gloire des travailleurs canadiens: ê travers tout le pays, ils se sont unis pour demander de meilleures conditions de travail, des salaires plus ÄlevÄs, et le droit de s'organiser pour atteindre ces objectifs; ils ont ÄveillÄ les gens aux implications sociales et matÄrielles d'une Äconomie en pleine expansion. Les succÅs remportÄs auront cependant ÄtÄ de courte durÄe. La dÄfaite des grÄvistes, jointe ê la guerre syndicale fratricide issue de la montÄe du One Big Union et ê une pÄriode de rÄcession amorcÄe vers la fin de 1920, enleva au syndicalisme beaucoup de sa force et de sa vitalitÄ. Les annÄes 1920 ont marquÄ le rÄgression des syndicats, et ce n'est qu'avec la Seconde Guerre mondiale que les mouvements ouvriers ont commencÄ ê reconquÄrir l'importance qu'ils avaient eue dans les annÄes 1917 ê 1919.