Pour la plupart des Canadiens, l'Arctique est une terre dénudée et inhospitalière, à peine habitable. Peu nombreux sont ceux qui savent que les ancêtres des Amérindiens et des Esquimaux y vivaient déjà il y a très longtemps. Et pourtant, c'est du nord-ouest de l'Arctique canadien que nous viennent des indices convaincants de la plus ancienne présence humaine dans le Nouveau-Monde. Il y a au moins 30 000 ans, cette région était habitée par des gens du Paléolithique, chasseurs de mammouths et d'autres espèces de gros gibier. À une époque postérieure au recul des glaciers de la dernière glaciation, les ancêtres des Amérindiens ont poussé vers le nord, à la poursuite des animaux; il y a plus de 8 000 ans, ils avaient progressé au-delà de la limite de la végétation arborescente. Les Esquimaux, ou des peuples de type esquimau, habitaient les régions les plus septentrionales du haut Arctique il y a 4 000 ans déjà.
Les habitants préhistoriques de l'Arctique canadien étaient des chasseurs et des pêcheurs, et la région leur offrait une subsistance convenable. Une règle écologique d'application générale veut que, plus on s'éloigne de l'équateur et que l'on se rapproche des pôles, moins on trouve d'espèces animales différentes. Les populations de ces espèces sont toutefois relativement nombreuses. Les variations extrêmes du climat arctique influent sur tous les aspects de la vie animale. La migration, la présence de nourriture et la mise bas occasionnent chez de nombreuses espèces de denses concentrations saisonnières. Ces facteurs se conjuguent pour faire de la chasse et de la pêche dans l'Arctique des activités fort productives. Dès qu'on sait quand les caribous en migration traversent un certain lac, à quelle époque l'omble remonte une rivière, et où les phoques et les morses se concentrent à cause des conditions locales de la glace, il est possible de tuer un grand nombre de ces animaux en peu de temps. Plus au sud, les chasseurs doivent passer plus de temps à chercher un gibier fort éparpillé et ne peuvent abattre que des individus isolés. Ainsi, pour les groupes de chasseurs, l'Arctique représente depuis toujours un milieu vital attirant. En fait, il semble que la région ait été habitée dès que se sont développées les techniques permettant aux hommes de se protéger contre les rigueurs de ses hivers et de poursuivre et tuer les animaux qui la peuplent.
Comme les Amérindiens et les Esquimaux de l'Arctique n'ont laissé aucun témoignage écrit de leur passé, et que les traditions orales ne remontent pas au-delà de quelques générations, presque tout ce que nous savons sur la région est nécessairement le fruit de recherches archéologiques. La fouille et l'étude des restes des villages et des campements occupés par les gens préhistoriques nous donnent au moins une vague idée de leur mode de vie. Les vestiges de maisons et d'emplacements de tentes nous font connaître l'importance approximative des établissements. Les ossements des animaux abattus pour être mangés, généralement bien conservés dans le sol gelé de l'Arctique, renseignent l'archéologue sur le régime alimentaire des gens. Ces mêmes ossements, ainsi que le charbon de bois provenant des feux de cuisson, peuvent être analysés par la méthode du radiocarbone pour déterminer l'âge approximatif des établissements. En examinant les outils et les armes perdus ou jetés par les plus anciens habitants d'un site et en les comparant aux objets trouvés ailleurs, l'archéologue apprend comment diverses techniques préhistoriques de l'Arctique ont évolué avec le temps.
L'étude des populations modernes ou historiques de l'Arctique facilite pour les archéologues celle des habitants préhistoriques de la région. Les Esquimaux et les Amérindiens qui occupent aujourd'hui la région avaient, avant l'introduction des matériaux et des idées des Européens, des modes de vie qu'ils avaient hérités de leurs ancêtres. Notre connaissance de ces peuples nous fournit des indices d'une valeur inestimable qui facilitent la reconstitution de la vie des groupes préhistoriques. L'utilité de cette méthode est toutefois assez limitée, car les schèmes culturels de l'Arctique se sont transformés rapidement pour s'adapter aux conditions changeantes du milieu. Comme nous le verrons, bon nombre des groupes préhistoriques qui nous intéressent avaient des modes de vie tout à fait différents de ceux de leurs descendants du XIXe siècle. On peut également retracer l'histoire des Amérindiens et des Esquimaux, jusqu'à un certain point, par l'étude de leurs langues et de leurs caractéristiques physiques ou raciales. Par exemple, tous les groupes connus sous le nom d'Esquimaux parlent des langues apparentées, qui doivent donc toutes remonter à une même langue ancestrale. Les langues esquimaudes ont des affinités avec celle des Aléoutes des îles Aléoutiennes, ce qui laisse croire que les deux groupes descendent d'une population commune ayant vécu il y a très longtemps. De même, les langues esquimaude et aléoutienne ont un lointain lien de parenté avec celles des Tchoukchis, des Koriaks et des Kamtchadales du nord-est de la Sibérie. Cette affinité laisse croire qu'Esquimaux et Aléoutes sont d'origine asiatiquethéorie que vient corroborer le fait que leurs langues ne sont apparentées à aucune de celles des Amérindiens de l'Amérique du Nord.
Les caractéristiques raciales de ces peuples septentrionaux racontent une histoire similaire. On groupe les Esquimaux et les Aléoutes avec plusieurs gens du nord-est de la Sibérie dans une catégorie connue sous le nom d'arcto-mongoloïde, caractérisée en particulier par des traits faciaux très plats. Les groupes amérindiens du nord du Canada et de l'Alaska ne présentent pas ces traits, mais se rapprochent davantage des groupes amérindiens des régions plus méridionales. Ici encore, les données semblent indiquer une histoire différente: les ancêtres des Amérindiens sont venus du sud, tandis que les Esquimaux ont de plus proches liens de parenté avec les groupes sibériens et ont pu venir d'Asie à une époque postérieure à la migration par laquelle les ancêtres des Amérindiens sont arrivés en Amérique du Nord.
Étant donné les limitations de nos connaissances actuelles sur la préhistoire de l'Arctique, il n'est pas étonnant que bien des aspects en restent vagues et incertains. Ce modeste ouvrage omet bon nombre de détails et d'arguments qui n'intéressent que les archéologues, ce qui donnera peut-être au lecteur l'impression que la préhistoire de l'Arctique est simple et bien comprise. Il n'en est rien, et il faut se rendre compte que notre compréhension est basée sur la fouille d'un nombre relativement limité de sites archéologiques. Nous pouvons être sûrs que les investigations archéologiques futures modifieront notre point de vue et éclairciront bon nombre de détails qui sont présentement obscurs.
Les chasseurs du Paléolithique(30 000-10 000 av. J.-C.)
Pendant la majeure partie des 100 000 dernières années, les glaciers continentaux de la dernière glaciation recouvraient le gros du Canada. La plus grande région découverte se trouvait dans l'Arctique occidental, où elle s'étendait vers l'ouest à partir du delta du Mackenzie. Elle constituait la lisière orientale d'une grande région épargnée par les glaciers qui s'étendait sur le nord du Yukon, de l'Alaska et de la Sibérie. Large de quelque 1 000 kilomètres, cette région joignait l'Alaska à la Sibérie. Ce pont terrestre a livré passage aux habitants des toundras de l'époque glaciaire: le caribou, le cheval, le mammouth et les chasseurs sibériens du Paléolithique qui les poursuivaient. Il y a plus de 30 000 ans, et peut-être y a-t-il déjà 60 000 ans, ces groupes avaient atteint le nord du Yukon. On a trouvé leurs outils d'os de facture grossière dans les berges érodées des rivières de la région d'Old Crow Flats. La plupart de ces outils ne sont que des éclats tranchants détachés par percussion d'os de mammouth, mais il y a aussi un grattoir en os de caribou et une alène façonnée à partir d'un tibia de huart.
Nous n'en avons pas de preuve certaine, mais nous soupçonnons que les descendants de ces premiers immigrants sont restés dans l'extrême nord-ouest du Canada tout au long de la dernière partie de l'époque glaciaire. Ils étaient probablement les ancêtres des habitants dont on retrouve les outils dans les cavernes locales et qu'on a datés d'environ 11 000 av. J.-C. À cette époque, une partie de ces gens se sont probablement déplacés vers le sud pour devenir les ancêtres des Amérindiens.
Les premières occupations amérindiennes(10 000-2 000 av. J.-C.)
La fonte des glaciers continentaux s'est amorcée vers 13 000 avant J.-C. et, dès 8 000 avant notre ère, la déglaciation avait atteint la plus grande partie de l'ouest de l'Arctique. Les eaux de la mer de Béring avaient remonté au point où l'Alaska et la Sibérie étaient de nouveau séparés. Nous soupçonnons qu'à ce moment-là, les ancêtres de tous les Amérindiens étaient déjà passés d'Asie en Amérique du Nord. À mesure que les glaciers régressaient vers le nord et que la vie s'établissaient dans les régions découvertes, divers groupes de chasseurs amérindiens ont commencé à se déplacer vers le nord pour pénétrer dans ce qui est maintenant l'Arctique canadien. Ceux-ci, pendant qu'ils habitaient, au cours de la période glaciaire, les toundras de basse latitude qui existaient dans les Plaines du sud, dans la région des Grands Lacs et en Nouvelle-Angleterre, avaient développé des technologies et des modes de vie adaptés tout au moins aux conditions subarctiques.
Bien que nous soupçonnions que des descendants des premiers immigrants du Paléolithique aient continué à occuper le Yukon et l'Alaska, certains indices donnent à penser que des chasseurs amérindiens ont commencé à se déplacer vers le nord dès 9 000 av. J.-C. Ils apportaient avec eux des pointes de lance à cannelures d'une facture distinctive, qui avaient été développées au sud de la couche glaciaire. Au moins 6 000 ans av. J.-C., la région de la toundra, entre la baie d'Hudson et le Grand Lac de l'Ours, avait été occupée par des Amérindiens qui se servaient de pointes de lance lancéolées, identiques à celles utilisées par les chasseurs de bison des Plaines centrales. Certains de ces groupes ont peut-être adapté leurs techniques de chasse au bison à la poursuite du caribou dans la forêt septentrionale et la région méridionale de la toundra, remontant vers le nord à mesure que ce milieu s'étendait et transformait des régions qu'avaient recouvertes autrefois les glaciers. Des Amérindiens ont vécu dans cette région de façon presque continue depuis cette époque, s'avançant l'été sur la toundra à la poursuite du caribou et se retirant l'hiver dans la forêt.
Sur la côte atlantique, nous avons des indices d'un troisième grand déplacement vers le nord, qui a atteint la région du Labrador contiguë au détroit de Belle-Isle au moins 7 000 ans av. J.-C., et l'extrême nord du Labrador vers 3 000 av. J.-C. Ces Amérindiens de tradition de l'Archaïque des Maritimes étaient des chasseurs de caribou, mais ils ont dû posséder une technologie de chasse en mer assez avancée, car nous avons la preuve qu'ils ont abattu des phoques et des morses. Notre connaissance de tous ces groupes nous vient principalement des outils en pierre qu'ils ont laissés derrière eux -- objets qui ne fournissent que des renseignements limités sur la vie de leurs créateurs. Les sépultures des gens de tradition de l'Archaïque des Maritimes nous donnent toutefois des aperçus sur leur religion et leur société. Dès 5 000 av. J.-C., ces occupants du sud du Labrador inhumaient certains individus dans des cryptes de pierre recouvertes de grands amas de roches. Cette pratique funéraire est plus avancée que toutes les autres dont nous connaissons l'existence dans le monde d'alors. Leur groupe a dû être petit et éparse, mais ces chasseurs anciens de l'Arctique semblent avoir eu le temps et l'énergie nécessaires pour consacrer au soin de leurs morts un nombre incalculable de pensées et d'efforts physiques.
Dès 5 000 av. J.-C., les glaciers continentaux s'étaient retirés jusqu'aux îles montagneuses de l'est de l'Arctique et de l'extrême nord du Labrador, où ils subsistent aujourd'hui, vestiges de la dernière glaciation. Il semble que, de 7 000 à 2 000 ans av. J.-C., le climat de l'Arctique ait été considérablement plus chaud qu'il ne l'est aujourd'hui, et la limite de la végétation arborescente se situait plus au nord. Et pourtant, mises à part les expéditions d'été des Amérindiens chasseurs de caribou, les vastes régions de la toundra et de la côte arctique sont restées inhabitées. Cette absence d'occupation humaine était due, non pas à une pénurie de ressources dont les chasseurs auraient pu vivre, mais à l'absence d'une technologie permettant la survie sur la toundra pendant les hivers arctiques. Les Amérindiens ne pouvaient trouver d'arbres pour construire leurs abris ou faire du feu. Mais loin à l'ouest, soit en Alaska, soit en Sibérie, il existait des groupes qui étaient en train d'acquérir une telle technologie.
Les immigrants venus de Sibérie(8 000-2 000 av. J.-C.)
Vers 8 000 av. J.-C., à peu près à l'époque où le détroit de Béring a été envahi par les eaux, de petits groupes de chasseurs ont commencé à faire leur apparition en Alaska, apportant avec eux une technologie d'outils en pierre qui était étrangère à l'Amérique du Nord. Cette technologie était basée sur des styles du Mésolithique sibérien et comportait l'usage de microlames, petites lamelles de pierre tranchantes façonnées selon un procédé spécial, pour donner des bords tranchants aux lances et aux couteaux en os. Certains archéologues croient que ces immigrants, peut-être les derniers à pénétrer en Amérique du Nord par voie terrestre, étaient les ancêtres des Athabascans du nord-ouest du Canada et de l'Alaska, tandis que d'autres soupçonnent qu'ils étaient peut-être les ancêtres des Esquimaux et des Aléoutes. Cette dernière opinion est appuyée par le fait que des vestiges archéologiques découverts dans l'île d'Anangula, à l'extrémité orientale de la chaîne des Aléoutiennes, semblent indiquer une continuité technologique entre ces immigrants anciens et les Aléoutes de la période historique. Ailleurs, la situation n'est pas aussi claire. Dans la majeure partie de l'Alaska continental, les vestiges témoignent seulement d'une occupation amérindienne au cours de la période s'étendant approximativement de 6 000 à 2 000 av. J.-C. Cependant, sur la côte pacifique de l'Alaska nous trouvons, dès 4 000 av. J.-C., une culture de chasse maritime qui ressemble sur le plan technologique à celle des habitants des îles Aléoutiennes voisines. Là encore, il semble y avoir continuité entre ces gens et les Esquimaux qui occupaient la côte sud de l'Alaska dans les temps historiques. Il est donc possible que les ancêtres des Esquimaux et des Aléoutes soient arrivés en Amérique dès 8 000 av. J.-C. et qu'ils aient développé leur propre mode de vie maritime sur la côte pacifique de l'Alaska et dans les îles Aléoutiennes. Ils ont pu subir l'influence des riches cultures de chasse aux animaux marins qui se développaient plus au sud sur la côte de la Colombie-Britannique.
L'envahissement du détroit de Béring par les eaux n'a pas mis fin à l'immigration en Alaska à partir de la Sibérie. Il est possible que les ancêtres des Esquimaux aient traversé le détroit à une époque ultérieure; ils auraient probablement appartenu à la Tradition des outils microlithiques de l'Arctique. Leurs campements commencent à faire leur apparition sur les côtes et dans les régions de toundra du nord et de l'ouest de l'Alaska vers 2 000 av. J.-C. Les outils de pierre que l'on trouve sur les lieux de ces campements sont les produits d'une technologie totalement différente de toutes les traditions antérieures connues en Alaska ou ailleurs en Amérique du Nord, et sont très similaires à ceux utilisés par les groupes du Néolithique en Sibérie. Comme l'indique le nom Tradition des outils microlithiques de l'Arctique, presque tous les outils de pierre sont extrêmement petits. Ceux-ci comprennent des microlames, semblables à celles apportées en Alaska par des immigrants plus anciens, des burins (outils spatialisées pour le découpage des os, munis d'un tranchant comme celui d'un ciseau), de minuscules lames triangulaires servant de pointes de harpon, et de petites pointes de flèche, qui constituent probablement le premier indice de l'usage de l'arc et de la flèche en Amérique du Nord. Les représentants de la Tradition des outils microlithiques de l'Arctique n'ont jamais atteint la côte sud de l'Alaska ou les îles Aléoutiennes, mais il semble qu'ils se soient étendus rapidement sur le Canada arctique et le Groenland. Nous avons trouvé quelques squelettes de leurs descendants, et ceux-ci nous apprennent que les gens de la Tradition des outils microlithiques de l'Arctique étaient de type physique arcto-mongoloïde, semblables aux Esquimaux. Il se peut qu'ils aient parlé une langue esquimaude ancestrale, mais il est également possible que leur langue aient été apparentée à celle parlée par les Tchoukchis ou un autre groupe sibérien. Nous employons parfois le terme «Paléo-Esquimaux» pour désigner ce groupe et ses descendants. Quoi qu'il en soit, les représentants de la Tradition des outils microlithiques de l'Arctique ont été les premiers occupants de la côte et des îles de l'Arctique canadien.
Les Paléo-Esquimaux anciens (2 000-1000 av. J.-C.)
Bien que les plus anciens campements connus de la Tradition des outils microlithiques de l'Arctique en Alaska remontent à environ 2 000 av. J.-C., des dates d'une ancienneté analogue ont été obtenues dans des sites de cette tradition situés beaucoup plus à l'est, jusqu'au nord du Groenland et au Labrador. Comme il est certain que ces gens sont venus de l'ouest, nous soupçonnons que l'on n'a pas encore trouvé les plus anciens sites de l'Alaska, et que l'expansion vers l'est à partir de la Sibérie a dû se produire au cours du troisième millénaire avant notre ère. Ces groupes anciens de la Tradition des outils microlithiques de l'Arctique étaient apparemment des chasseurs des forêts septentrionales de la Sibérie qui ont adopté un mode de vie leur permettant de vivre dans les régions de toundra situées plus au nord. Initialement, ils ont pu être attirés vers la toundra par les troupeaux de caribous qui émigraient vers le nord chaque été. Une fois sur place ils auraient découvert les boeufs musqués et les phoques des côtes arctiques, qui restent dans la région tout au long de l'hiver. Ayant appris à chasser les animaux de la toundra et des glaces arctiques ainsi qu'à utiliser leurs peaux comme vêtements et leur graisse comme combustible, ils n'étaient plus obligés de se retirer dans la forêt pendant l'hiver. Il s'est ouvert ainsi une grande région du monde qui n'avait jamais connu auparavant l'occupation humaine.
Comme les plus anciens sites connus de la Tradition des outils microlithiques de l'Arctique dans chaque région sont datés à un siècle près de 2 000 av. J.-C., l'expansion du groupe à travers l'Alaska, le Canada et le Groenland a dû être assez rapide. Comme aucun vestige archéologique ne porte à croire que ces groupes avaient des bateaux ou des chiens domestiqués pouvant tirer des traîneaux, ils se sont probablement déplacés à pied. Beaucoup d'autres éléments de la technologie esquimaude plus récente sont également absents, les plus importants étant l'iglou et la lampe à godet. Ces lacunes du développement technologique des groupes de Tradition des outils microlithiques de l'Arctique laissent supposer que leur mode de vie a dû être plus inconfortable, et probablement plus précaire, que celui des Esquimaux historiques.
Les archéologues répartissent les vestiges archéologiques de la Tradition des outils microlithiques de l'Arctique canadien et du Groenland en deux catégories: la culture de l'Independence I et la culture pré-dorsétienne. La culture de l'Independence I est connue principalement par des sites des îles septentrionales de l'Arctique polaire, tandis que la culture prédorsétienne se manifeste principalement au sud du passage Parry (détroit du Vicomte-Melville, détroit de Barrow et détroit de Lancaster). On a supposé que ces variantes représentaient deux courants d'immigration à partir de l'Alaska, l'un vers le nord et l'autre vers le sud. Il se peut bien qu'il en soit ainsi, mais à présent il semble tout aussi probable que les deux variantes représentent, soit deux courants de peuplement se déplaçant vers l'est à des époques différentes, soit les phases anciennes et récentes d'une immigration qui s'est poursuivie pendant plusieurs siècles. On considérera ici que les plus anciens immigrants étaient ceux de la culture de l'Independence I.
La culture de l'Independence I(2 000-1 700 av. J.-C.)
Dans la majeure partie de l'Arctique canadien, il est possible de dater approximativement les sites archéologiques d'après leur altitude par rapport au niveau de la mer. Depuis qu'elle a été soulagée du poids de la calotte glaciaire, la majeure partie de l'Arctique connaît une remontée graduelle, et beaucoup de côtes sont bordées de séries de plages surélevées qui représentent le niveau de la mer à différentes époques du passé. Comme la plupart des chasseurs de l'Arctique semblent avoir préféré vivre sur la plage afin d'accéder directement à la mer et à la banquise, l'altitude à laquelle les vestiges de leurs campements ont remonté nous donne une idée approximative de leur âge. Partout dans l'Arctique polaire et dans certaines localités de l'Arctique, les sites les plus élevés sont eux de la culture de l'Independence I. La valeur de cette méthode de datation par l'altitude est confirmée par une série de datations au radiocarbone pratiquées sur du charbon de saule local, et dont les résultats s'échelonnent généralement entre 2 000 et 1 700 av. J.-C.
Les campements de la culture de l'Independence I sont généralement petits, les restes indiquant souvent qu'ils se composaient d'une à quatre tentes, qui semblent n'avoir été occupées que quelques jours, ou au plus quelques semaines. Les emplacements des tentes étaient, soit ovales, soit rectangulaires, et ne mesuraient que trois mètres sur quatre. Les bords de la tente étaient retenus en place par des roches ou des amas de gravier. Le sol de la tente était généralement divisé en deux moitiés par un couloir centraldeux lignes de blocs de pierre placés debout dans le gravier pour former un passage large d'environ quatre-vingts centimètres. De plus, le sol du couloir était pavé de blocs et, au milieu, des blocs placés debout et traversant le passage formaient un foyer. Ce style d'habitation est peut-être apparu en Asie il y a très longtemps, et l'on trouvait un agencement intérieur fort similaire dans les tentes des Lapons de l'Europe septentrionale pendant la période historique. Dans les foyers, nous trouvons des fragments de charbon de saule arctique ou de bois flotté et, plus fréquemment, des fragments d'os d'animaux carbonisés. La petite quantité de charbon de bois et d'os carbonisés livrée par la plupart des foyers laisse croire que les feux ont pu être un luxe relativement rare. La présence de galets rougis ou éclatés par le feu semble indiquer que, pour faire la cuisson, on chauffait ces pierres et on les laissait tomber dans des récipients en peau remplis d'eau, où elles faisaient bouillir la nourriture.
Les os d'animaux trouvés autour des campements indiquent que les populations de l'Independence I chassaient le boeuf musqué et quelques caribous. Le petit phoque annelé et le phoque barbu, plus grand, complétaient leur régime lorsqu'ils pouvaient en capturer. Cependant, l'absence d'os de morse et de baleine porte à croire que la technologie de l'Independence I ne permettait pas de chasser ces animaux. De grandes quantités d'os de renards arctiques, de canards et d'oies indiquent que ces groupes ont pu, par moments, être fortement tributaires de la chasse au petit gibier. Ils comptaient parmi leurs armes de chasse l'arc et la flèche, comme en témoignent de petites pointes de flèche à pédoncule, en pierre taillée, et des pointes plus grandes en pierre qui ont dû servir de pointes à des lances que l'on tenait à la main et avec lesquelles on portait des coups en avant, ou bien que l'on projetait. Dans le cas des lances, les pointes de pierre étaient probablement montées sur des têtes d'arme ou préhampes en os qui étaient à leur tour montées sur des hampes en bois, bien qu'on n'en ait trouvé aucune. Nous avons toutefois trouvé des têtes de lance en os ou en ivoire, et celles-ci étaient parfois munies au bout de petites lames triangulaires en pierre. De petites «lames à insertion latérale» ovales étaient occasionnellement fixées dans les côtés des têtes d'armes pour fournir un tranchant aigu, technique dont la trace remonte au Mésolithique d'Europe et d'Asie, à la fin de la dernière glaciation. Les têtes des harpons étaient petites, et on aurait pu employer ces derniers comme armes d'estoc ou de jet pour atteindre les phoques qui se promenaient sur la glace, nageaient dans les passages entre les glaces ou faisaient leur apparition aux trous de respiration.
Le développement de la technologie du harpon a eu une grande importance pour l'occupation humaine de l'Arctique, car il a permis une utilisation de plus en plus efficace des ressources de la région en grands mammifères marins. Cette évolution est également importante pour l'archéologie, car le changement graduel des styles des têtes de harpon et du matériel connexe nous permet d'attribuer un âge approximatif à ces objets en fonction de considérations purement stylistiques. Les têtes de harpon de l'Independence I sont soit mâles soit femelles. Les premières ont à la base un talon qui s'insère dans une logette en forme de coupe se trouvant à l'extrémité de la hampe du harpon, technique qui avait toujours eu la faveur des chasseurs de mammifères marins du pourtour du Pacifique et de l'est de la Sibérie. Les têtes de harpon femelles, par contre, ont à la base un trou dans lequel s'emboîte une préhampe en os fixée à l'extrémité de la hampe en bois du harpon, technique qui a été utilisée pendant tout le reste de la période préhistorique par les peuples esquimaux et paléo-esquimaux de l'Amérique du Nord arctique. Le harpon se distingue des autres armes par le fait que la tête est conçue pour se détacher de la hampe une fois l'animal atteint. La tête est attachée à une ligne que tient le chasseur et qui lui permet de retirer l'animal blessé de l'eau ou de dessous la glace. Les têtes de harpon de l'Independence I se retrouvent sous deux formes, toutes deux conçues pour rester à l'intérieur de l'animal: la première consiste en une barbe latérale unique, fourchue à l'extrémité, alors que la seconde est un ergot basal destiné à imprimer à la tête un mouvement latéral à l'intérieur de la peau de la bête. Les têtes avaient, soit une pointe aiguë, soit une fente pour monter une lame tranchante en pierre, afin de percer la peau épaisse de l'animal.
Les campements de l'Independence I n'ont fourni aucun reste de poterie ou de lampes à godet, ce qui indique que le chauffage et la cuisson se faisaient exclusivement dans le foyer ouvert situé au centre des tentes. L'absence de lampes à godet nous permet de conclure que ces gens ne construisaient pas d'iglous, car on ne peut se servir d'un foyer dans une telle construction. Cette lacune a dû restreindre dans une certaine mesure l'aire d'occupation des groupes de l'Independence I, malgré le fait que l'on brûlait aussi des os et de la graisse d'animaux marins. De plus, ne possédant pas de lampes à godet, il est possible que ces groupes n'aient pu camper sur la glace durant l'hiver, comme le faisaient les Esquimaux de la période historique. Ils campaient probablement en petits groupes, menant une existence assez précaire et étant obligés de changer fréquemment d'aire d'occupation en quête de nourriture et de combustible. Ces déplacements expliquent peut-être la rapidité avec laquelle les gens de la Tradition des outils microlithiques de l'Arctique semblent s'être répandus dans tout l'Arctique.
La culture pré-dorsétienne (1 700-800 av. J.-C.)
Il semble que l'Arctique polaire ait été abandonné peu après 1 700 avant notre ère, et l'on trouve peu de traces d'occupation pendant les 700 ans qui suivent. L'occupation tardive des populations de la Tradition des outils microlithiques de l'Arctique était centrée dans des régions plus méridionales, dans les environs du nord de la baie d'Hudson et du bassin Foxe, du détroit d'Hudson, de l'île Baffin et de l'Arctique central. Ces régions sont beaucoup plus riches en gibier que ne l'est l'Arctique polaire, et les sites archéologiques sont plus grands, indiquant apparemment des groupes un peu plus nombreux. Nous ne savons que peu de choses sur l'histoire primitive de cette région, bien qu'on ait supposé que les gens de l'Independence I aient pu occuper ces régions aussi bien que l'Arctique polaire. D'après des dates obtenues au radiocarbone, des sites attribués à la culture pré-dorsétienne remonteraient jusqu'à 2 500 ans avant notre ère, mais les dates les plus anciennes résultent de l'analyse du charbon de bois provenant de bois flotté, d'os carbonisés de mammifères marins ou de restes de graisse brûlée. Ces deux dernières matières semblent donner des dates qui sont trop anciennes de plusieurs siècles. Les dates les plus sûres sont fournies par le charbon de bois de saule et les os de mammifères terrestres, et celles-ci semblent indiquer que la principale période de l'occupation pré-dorsétienne s'étend approximativement de 1 700 à 800 av. J.-C.
Les vestiges archéologiques de la culture pré-dorsétienne procèdent de la même Tradition des outils microlithiques de l'Arctique que ceux de l'Independence I; on y trouve des microlames, des burins, de petites aiguilles en os à chas rond et à coupe transversale ronde, des pointes et des lames latérales à pédoncule pour armes, des grattoirs de pierre à l'extrémité ou au bord émoussés pour travailler les peaux ou les os, des têtes de harpon et des lances à poisson barbelées. Mais les styles que prennent ces objets sont quelque peu différents; les méthodes de production sont également différentes, certains outils en os ayant été façonnés par polissage plutôt que par taille. La construction à couloir central qui caractérisait les tentes des gens de l'Independence I disparaissent; les constructions pré-dorsétiennes semblent avoir été de forme ovale ou ronde, et n'avaient apparemment pas d'éléments structuraux intérieurs. La présence de foyers est indiquée seulement par des débris épars de charbon de bois ou d'os brûlés. On a trouvé de petites lampes circulaires en stéatite, manifestement destinées à brûler la graisse de mammifères marins. Cette invention a rendu possible l'occupation d'iglous et par conséquent la vie sur les banquises en hiver, ouvrant ainsi à l'occupation de grandes étendues de l'Arctique central. Dans cette région, la seule ressource en hiver était le phoque annelé, qui se présentait à la surface de la glace par les trous de respiration.
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