LA VILLE DE SAINT-JEAN (N.-B.) ET SES PAUVRES (1783-1877)
T.W. Acheson
La Révolution américaine était terminée. Au cours du printemps, de l'été et de l'automne 1783, des convois de navires de guerre et de transport britanniques entrèrent dans le large estuaire situé à l'embouchure de la rivière Saint-Jean en Nouvelle-Écosse, province de Sa Majesté, et y débarquèrent quelque 10 000 réfugiés loyalistes. Les nouveaux venus trouvèrent un superbe port logé dans un estuaire formé par deux péninsules surplombant à angle droit la baie de Fundy. Bien avant l'arrivée des loyalistes, des administrateurs britanniques avaient prévu que les péninsules qui formaient le port de Saint-Jean deviendraient un lieu de colonisation important: des arpenteurs militaires avaient dressé les plans d'une ville consistant en lots de terrain et en parcs publics. Un petit village appelé Carleton vit le jour sur la péninsule ouest, mais le centre de l'activité loyaliste était à Parrtown, du côté est du port. Parrtown, baptisée ainsi en l'honneur du gouverneur Thomas Parr de la Nouvelle-Écosse, était située sur un promontoire rocheux, stérile et intact, sauf pour les deux anses qui fournissaient un accès facile au port. C'est autour de ces deux anses que les premiers loyalistes élirent domicile et, en quelques années, tout l'espace compris entre les deux anses fut colonisé.
Au cours de l'hiver 1783-1784, la population de Parrtown se chiffra à au moins 10 000 habitants, mais elle diminua rapidement l'année suivante, car la plupart des réfugiés furent réinstallés sur les terres luxuriantes jalonnant la vallée intérieure de la rivière Saint-Jean. Mis à part son port et la pêche, Parrtown ne pouvait guère attirer les colons. Elle était séparée de l'arrière-pays fertile par un réseau de promontoires rocheux et de marais et la ville elle-même était située sur des saillies rocheuses.
Origines et constitution de la municipalité
Alors, qui demeura dans la ville et pourquoi? Près de 500 hommes furent nommés citoyens d'honneur de Saint-Jean en 1785. La plupart d'entre eux étaient des loyalistes de New York, du New Jersey et du Connecticut. Les cinq groupes les plus importants se composaient de fermiers (82), de charpentiers (74), de cordonniers (43), de gentilshommes et d'avocats (43) et de marchands (43). Ils restèrent à cause des installations portuaires, du commerce et de l'influence qu'il pouvait leur apporter. Parrtown ne donnait pas seulement accès à une vallée importante, mais aussi à une grande partie de l'arrière-pays qui devint plus tard le Nouveau-Brunswick. La Saint-Jean possède des affluents importants dont les rivières Kennebecasis, Washademoak, Oromocto, Nashwaak, Keswick, Aroostook et Tobique, ainsi que de nombreuses petites rivières et le Grand Lac. On reconnaissait généralement que la ville deviendrait bientôt le centre commercial de toute la région ainsi qu'un port important pour le commerce avec les Antilles britanniques. De plus, la ville de Saint-Jean devint une garnison et des soldats britanniques y furent affectés.
En 1784, à la demande de nombreux chefs loyalistes, la province du Nouveau-Brunswick fut séparée de celle de la Nouvelle-Écosse et le colonel Thomas Carleton en fut nommé gouverneur. Pour résoudre le problème de l'ordre dans les villes populeuses situées à l'embouchure de la Saint-Jean, le gouverneur Carleton les unifia en 1785 et, en recourant à une charte royale, créa la municipalité de Saint-Jean, première ville constituée en Amérique du Nord britannique. Le nouveau conseil de la ville se composait d'un maire, de six échevins et de six échevins adjoints. Le maire était nommé par le gouverneur en conseil tandis que les autres membres du conseil étaient élus chaque année par les citoyens d'honneur de chacun des six «wards» de la ville. Pour voter, exploiter un commerce ou exercer un métier ou une profession dans la ville, un homme devait être citoyen d'honneur, statut imposé pour restreindre le contrôle de la ville à ses habitants les plus dignes de confiance. Le conseil avait l'autorité de régir l'activité économique dans la ville. Il pouvait par exemple établir le prix de la nourriture, contrôler l'usage du port et déterminer qui pouvait acheter et vendre des biens ou services. Le conseil adopta des lois visant la conduite de tous les citoyens, fit respecter ces lois par tous les moyens jugés nécessaires et s'érigea juge de la cour des plaids communs.
Au cours des premières années, le rôle principal de la ville était de répondre aux besoins commerciaux des villages situés le long de la Saint-Jean et de ses affluents. Ces premières années furent réellement difficiles. Dans les vingt années qui suivirent l'arrivée des loyalistes, la population de la région diminua. Dans la ville proprement dite, la population subit aussi une baisse, car de nombreux habitants partaient pour les fermes de l'intérieur à la recherche d'une plus grande sécurité et certains se rendaient jusqu'à Boston ou Niagara pour trouver de meilleures garanties de succès. Le seul groupe important de nouveaux venus au cours de cette première période se composait de marchands écossais, dont John Black et Lauchlan Donaldson, qui acquirent la mainmise sur l'industrie des mâts et espars de Saint-Jean, importante à cette époque pour la suprématie de la marine britannique.
Croissance urbaine et commerce du bois
Le déclin cessa en 1807 lorsque le gouvernement britannique décida, devant la menace de Napoléon, de s'approvisionner en bois de construction. Napoléon avait essayé de vaincre la Grande-Bretagne en la privant du bois du continent européen. Le bois était à la marine britannique ce que le pétrole est à l'aviation moderne; sans lui la marine était impuissante et la Grande-Bretagne à la merci des Français qui avaient conquis presque toute l'Europe. La solution des Anglais à ce problème fut d'imposer un tarif douanier élevé sur le bois étranger, tarif si élevé que les marchands et les expéditeurs de Saint-Jean et de Québec préférèrent exploiter le bois en Amérique du Nord et l'expédier à la mère patrie. La Saint-Jean et ses affluents devinrent l'une des grandes régions productrices de bois en Amérique du Nord et la ville de Saint-Jean en devint la plaque tournante. Comme on expédiait le bois en vrac, des chantiers maritimes firent leur apparition dans la ville pour fournir les centaines de grands cargos dont on avait besoin pour expédier ces lourds matériaux outre Atlantique. Après la défaite de Napoléon, les tarifs douaniers demeurèrent les mêmes et continuèrent à encourager l'exploitation des forêts en Amérique du Nord. Cette activité amena un croissance rapide de la ville. De 4 000 habitants qu'elle était en 1810, la population passa à 8 000 en 1824, à 12 000 en 1834 et finalement à 20 000 en 1840. On avait construit, à l'est des quais, surtout des bâtiments de trois ou quatre étages et, à partir de ce moment, le secteur résidentiel s'étendit jusqu'à la baie de Courtenay, au-delà de la péninsule est. Toute la péninsule vit surgir des maisons unifamiliales, car bon nombre de familles prospères commencèrent à quitter le district du port pour se rendre dans la partie nord-est de la péninsule vers l'intérieur des terres. En 1840, la vieille péninsule de Parrtown était l'une des régions urbaines les plus peuplées d'Amérique du Nord: 18 000 personnes y vivaient dans trois quarts de mille carré.
Cette croissance de population était le résultat d'une augmentation naturelle, mais l'immigration était un facteur encore plus important. Après les guerres napoléoniennes, en 1815, les immigrants britanniques, les Irlandais en particulier, affluèrent sans cesse et cette immigration atteignit un sommet à la fin des années 1840, époque de la grande famine. La raison en était simple. Les grands navires affrétés pour le commerce du bois traversaient l'Atlantique bondés, mais revenaient habituellement à moitié vides puisque les biens manufacturés qu'ils ramenaient à Saint-Jean prenaient beaucoup moins de place que le bois. La plupart des propriétaires encourageaient donc les immigrants britanniques à monter à bord des navires en direction de Saint-Jean. C'était beaucoup moins cher, par exemple, de voyager de Liverpool à Saint-Jean que de Liverpool à Boston. De Saint-Jean, de nombreux nouveaux venus se rendirent à l'intérieur de la province, mais beaucoup plus encore se rendirent à Boston ou à quelques endroits en Nouvelle-Angleterre, région que les habitants des Maritimes appelaient «Boston states». Au cours des années, toutefois, un nombre important d'entre eux restèrent dans la ville.
Conditions sociales
Pour ceux qui allaient se lancer en affaires ou exercer une profession libérale, la vie était facile dans ce nouveau milieu; pour les artisans ou les ouvriers, la situation pouvait être toute différente. Ces derniers faisaient face à un grand problème: celui de trouver un emploi permanent. La charte de la ville réservait la pratique des métiers et du commerce aux citoyens d'honneur. Pour quiconque était né dans la ville et avait fait son apprentissage chez un maître, il était facile et peu onéreux d'acquérir ce titre. Pour ceux qui n'avaient pas rempli ces exigences, il revenait très cher d'acheter le statut de citoyen. Les seuls travaux permis aux non-citoyens étaient ceux de manoeuvre et de serviteur et c'est dans ces deux groupes qu'on retrouvait la grande majorité des immigrants. Beaucoup arrivaient dans la ville dans un état de grand dénuement. Nombre d'entre eux étaient malades ou infirmes; il y avait des personnes âgées, des veuves, des orphelins et la plupart d'entre eux étaient à la charge de la collectivité dès le premier jour de leur arrivée. La grande immigration des années 1830 et 1840 créa un groupe considérable de «marginaux» qui ne pouvaient pas travailler ou qui travaillaient comme manoeuvres saisonniers soit comme débardeurs, soit comme éboueurs, soit comme scieurs. C'est dans ce groupe qu'on dénombrait la plupart des indigents et ces personnes devaient vivre de l'assistance sociale une partie de l'année.
Cela ne veut pas dire que la pauvreté n'existait pas avant 1815 et que les loyalistes n'ont jamais été à la charge de l'État. Il existait une forme officielle de bien-être à Saint-Jean depuis 1786 et un hospice avait été ouvert en 1800; lors des récessions économiques, il était rempli. Mais parmi les familles loyalistes établies, la pauvreté permanente était rare. Cela tenait à deux raisons. D'abord, les loyalistes étaient principalement marchands, fermiers, pêcheurs de saumon, commerçants et constructeurs de navire; ce n'est donc que dans les pires récessions que leur gagne-pain était menacé. En deuxième lieu, les membres de nombreuses vieilles familles s'étaient mariés entre eux de sorte que les liens parentaux étaient multiples au sein de la communauté; une tradition largement répandue voulait qu'on vienne en aide à ses membres les moins fortunés. De fait, dans les années 1830, on soutenait qu'un ancien éprouvant de sérieuses difficultés financières finissait plutôt dans la prison du débiteur qu'à l'hospice -- le châtiment étant selon son rang social.
Le premier régime de bien-être était alors bien simple. Le Conseil du Nouveau-Brunswick (le Conseil exécutif à partir de 1833) nommait annuellement trois surveillants des indigents dans chaque paroisse et ils devaient s'occuper des pauvres de leur district. Ces administrateurs amateurs et bénévoles s'occupaient personnellement de chaque cas, achetaient des vivres et veillaient à ce que les services de la communauté permettent de résoudre chaque problème qui se présentait. C'était là les deux méthodes de base pour s'occuper des indigents. Les démunis chroniques, tels les infirmes, les vieillards, les veuves et les orphelins, étaient gardés dans les hospices (un pour les Blancs et un pour les Noirs). Ces hospices abritaient aussi les hommes bien portants qui n'avaient pas de propriété. Les chefs de famille qui possédaient un abri quelconque recevaient «une aide extérieure» qui prenait la forme d'une petite allocation hebdomadaire: cela leur permettait de rester dans leur propre logement. Comme tout le bien-être était dispensé grâce à une taxe spéciale imposée directement à tous les propriétaires et les salariés de la ville, les surveillants accordaient rapidement un emploi disponible à tout prestataire capable de travailler. Le régime était très humanitaire et les surveillants se caractérisaient précisément par leur connaissance du prestataire, de la collectivité et de tous les emplois disponibles.
En temps de prospérité, ces organismes privés et publics pouvaient aider un grand nombre d'indigents. Malheureusement, l'économie de Saint-Jean, basée sur le bois, avait des faiblesses. D'une part, cette économie rendait un certain nombre de marchands très riches et n'assurait qu'un maigre revenu à beaucoup d'ouvriers saisonniers de la ville et d'autre part une bonne partie de la main-d'oeuvre vivait d'allocations sociales plusieurs mois par année. Au cours des fréquentes récessions dans l'industrie du bois qui se produisirent tous les quatre ou cinq ans entre 18l5 et 1846. L'afflux d'immigrants et les périodes prolongées de chômage chez les ouvriers de la ville amenèrent l'effondrement répété du régime de bien-être. À l'occasion, les conséquences de telles récessions touchaient de nombreux commerçants de la ville. Une telle situation se produisit pendant l'été et l'automne 1841. La ville de Saint-Jean se préparait à un long hiver et il ne semblait y avoir de solution à l'horizon. Des milliers de familles devaient se priver, d'autres vivaient carrément dans l'indigence. Désespéré, le conseil de la ville fit appel aux dirigeants provinciaux qui prêtèrent 5 000 livres sterling à la ville. Les surveillants des pauvres, les maîtres cantonniers et les commissaires des routes employèrent cette somme pour mettre sur pied un programme de travaux publics hivernaux, ce qui permit d'employer des centaines de manoeuvres à la construction de rues dans le roc solide de la péninsule est.
La crise de la pauvreté
L'afflux d'immigrants dans les années 1820 et 1830 porta un dur coup au régime d'alors. Une forte proportion des immigrants irlandais étaient pauvres et incapables de travailler. Le gouvernement provincial payait le coût des allocations aux nouveaux arrivants, mais n'accordait aucune prestation aux indigents permanents, qui devenaient une charge pour la ville, ni aux nombreux manoeuvres saisonniers qui étaient considérés comme immigrants seulement l'année de leur arrivée. D'ailleurs, c'est le désespoir qui poussait la plupart des immigrants à se rendre à Saint-Jean beaucoup plus que la perspective d'un avenir meilleur. Par exemple, en 1842, année de grande crise économique, la ville fut inondée par des milliers de paysans irlandais affamés alors que des centaines de travailleurs de la ville étaient déjà en chômage.
De fait, on pourrait dire que si l'appartenance à l'empire britannique explique dans une large mesure la prospérité de Saint-Jean, elle était aussi la source de la plupart des grands problèmes de pauvreté de la ville. Il était impossible à la ville ou à la colonie de réglementer l'immigration car, comme citoyens britanniques, les immigrants irlandais avaient le droit d'entrer librement dans tout port britannique. De même, les principaux autres groupes de prestataires, les personnes à la charge des militaires et les Noirs étaient essentiellement des produits des liens impériaux. Presque chaque année, nombre de militaires réformés ou de personnes à leur charge devenaient un fardeau pour la communauté. Dans le cas de la population noire, la plupart des réfugiés venaient des États-Unis et le gouvernement britannique les avait établis près de Saint-Jean à la suite de la guerre de 1812.
La première réaction au problème grandissant de la pauvreté fut la création d'un certain nombre de sociétés nationales de bienfaisance. Il y eut la société Saint Patrick pour les Irlandais, les sociétés Saint George et Albion pour les Anglais et la société Saint Andrew pour les Écossais. De plus, au cours des années 1820, la plupart des églises de la ville commencèrent à fournir un éventail de services, envoyant des travailleurs sociaux dans les foyers et donnant de l'argent aux sociétés de bienfaisance. Dans les années 1830, la Female House of Industry pour les femmes sans emploi et sans ressources fut mise sur pied grâce à une souscription privée. Comme la pression des immigrants pauvres augmentait à la même époque, il devint nécessaire de con- stituer des établissements permanents subventionnés par la communauté pour s'occuper du problème. Le premier fut l'hôpital pour la variole et l'asile provincial, tous deux établis en 1837; cet asile allait accueillir le nombre grandissant de malades mentaux démunis, dont les quatre cinquièmes étaient des immigrants. En 1840, on construisit un hôpital d'immigrants et un pénitencier provincial, ce dernier pour enrayer les crimes sans cesse croissants, commis par les Irlandais démunis.
Dans les années 1840, le coût de tels programmes sociaux devint prohibitif. Bien des anciens jetèrent le blâme sur l'arrivée constante d'immigrants irlandais pauvres et la ville envoya de nombreuses pétitions aux autorités impériales leur demandant de restreindre l'immigration et de défendre aux propriétaires et aux fonctionnaires britanniques de se servir des colonies comme exutoires pour les cas désespérés. Ces demandes furent infructueuses car les principaux marchands de bois de la ville ne s'opposaient pas à cette immigration: ils auraient ainsi été privés du passage payé par les immigrants irlandais.
Vers 1845, le gouvernement britannique décida de mettre fin au régime économique impérial qui avait été à la base de la structure du commerce de Saint-Jean depuis près de 40 ans, ce qui n'arrangea rien. Cette décision gêna considérablement le commerce du bois et la marine marchande du port de Saint-Jean. En effet, la préférence accordée au bois des colonies sur le marché britannique diminua graduellement et l'on cessa d'exiger que les biens en provenance des Antilles et de l'Amérique du Nord britannique destinés au Royaume-Uni soient transportés sur des bateaux britanniques. Le bois de la Baltique et les navires américains remplacèrent en partie ceux de Saint-Jean sur le marché anglais, au grand désespoir des marchands locaux. Des centaines d'hommes d'affaires durent déclarer faillite et l'on a même songé à annexer la ville aux États-Unis, car cela semblait la seule façon de la sauver du désastre. La classe moyenne fut encore plus touchée que les marchands. Des centaines de commerçants, d'artisans et de mécaniciens furent réduits à la pauvreté. Au cours des années 1840, nombre d'entre eux durent vivre de l'assistance sociale tandis que beaucoup d'autres partirent pour Boston ou l'intérieur du Nouveau-Brunswick.
De nouveaux immigrants prirent la place de ceux qui quittèrent Saint-Jean. Ces gens s'établirent aussi près que possible des installations portuaires de la ville, notamment dans le secteur nord-ouest de Kings Ward appelé York Point. Là, des centaines de journaliers et leurs familles vivaient entassés dans des logements à loyer modique. Comme il n'y avait pas de système d'eau ni d'égout, les habitants puisaient leur eau aux pompes de la ville et, la nuit venue, jetaient leurs immondices dans les rues. Au cours de la même période, les hommes d'affaires et les membres de professions libérales qui vivaient près du port dans le Kings et le Queens Wards commencèrent à se reloger dans l'Eastern Kings Ward qu'on appela plus tard le Prince et le Wellington Wards et finalement d'autres se relogèrent au-delà des limites de la ville dans Portland Heights. Quelques-uns des ouvriers qui immigrèrent au milieu du siècle firent partie d'un groupe important et permanent de gagne-petit. Ces désavantagés demeurèrent une épine au pied de la société de Saint-Jean pour le reste de la période coloniale.
Prospérité et récession
Cette source toute trouvée de main-d'oeuvre à bon marché se révéla utile lorsque la prospérité revint dans la ville au cours des années 1850. C'était «d'âge d'or» de la construction navale et l'on avait besoin des pauvres de la ville pour assurer le commerce et les services que nécessitait l'arrière-pays en expansion. Au début du XIXe siècle, la plupart des gens avaient été employés dans le commerce des matériaux et des denrées de base comme débardeurs, constructeurs de navires, pilotes, marins et comme pêcheurs dont la production était destinée à la Grande-Bretagne, aux Antilles et même aux États-Unis. Il y avait aussi un bon nombre d'hommes de métier et d'ouvriers qui produisaient des biens pour le marché intérieur ainsi que des médecins, d'autres titulaires de professions libérales et de petits entrepreneurs qui subvenaient à leurs besoins. Avec les années, le nombre de commerçants et de membres de professions libérales augmenta progressivement au rythme de l'expansion de l'arrière-pays.
L'arrière-pays englobait la plupart des collectivités situées dans un rayon de 100 milles de Saint-Jean, y compris la vallée d'Annapolis en Nouvelle-Écosse. Les marchands et les banquiers de Saint-Jean avaient la mainmise sur l'activité commerciale de l'arrière-pays. On y lisait les journaux de Saint-Jean, et des transports réguliers assuraient la navette. En 1850, Saint-Jean avait établi un réseau de navires à vapeur et de diligences la reliant à Gagetown, Fredericton, Woodstock et Madawaska sur la rivière Saint-Jean, le coude de la Petitcodiac (Moncton) et Sackville à l'est, Digby et la vallée d'Annapolis au sud, enfin St. Andrews et Passamaquoddy à l'ouest. Ces centres de l'arrière-pays jouaient un rôle de plus en plus important dans la vie économique de la ville. La population du centre le plus important, la vallée de la rivière Saint-Jean, passa de 40 000 en 1824 à 140 000 en 1861.
L'expansion et le maintien de ces marchés de l'intérieur présentaient de sérieuses difficultés. L'influence des marchands de Saint-Jean se limitait aux secteurs directement accessibles aux navires. La baie de Fundy était presque un lac de Saint-Jean, mais les villes donnant sur le détroit de Northumberland -- Shediac, Richibucto, Chatham, Newcastle, Bathurst et Campbellton -- avaient très peu de contacts avec la métropole du Nouveau-Brunswick. La difficulté de naviguer sur la rivière au-delà de Fredericton s'aggrava avec l'accroissement de la population le long de la vallée supérieure de la Saint-Jean. Le fret d'une tonne de marchandise par mille parcouru de Fredericton à Woodstock était deux fois plus élevé que celui de Saint-Jean à Fredericton alors qu'au-delà de Woodstock il l'était huit fois plus. Vers 1850, on crut résoudre ce problème et celui du chômage à Saint-Jean en construisant un chemin de fer. Le projet le mieux vu prévoyait la construction de deux voies, l'une entre Saint-Jean et Madawaska (Edmunston) dans la vallée supérieure et l'autre menant à Shediac pour donner aux marchands de Saint-Jean un débouché sur le détroit de Northumberland. Commencée dans les années 1850, cette dernière voie fut terminée en 1860. On l'appela l'European and North American Railway.
De nombreux ouvriers de Saint-Jean trouvèrent aussi de l'emploi dans les industries manufacturières de la ville, surtout dans les scieries. À l'origine, la plupart des produits forestiers du Nouveau-Brunswick étaient envoyés en Grande-Bretagne sous la forme de bois équarri. Au cours des années 1840, on changea de méthode et l'on transforma le bois en planches épaisses et larges appelées madriers. De plus, les marchés intérieurs grandissants amenaient un grand nombre d'industries à prendre de l'expansion pour subvenir aux besoins de base des villages du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse. Au cours des années 1850 et 1860, des douzaines de nouvelles entreprises furent créées et se développèrent. Des centaines d'hommes furent employés dans les moulins à farine, les fonderies, les tanneries et les manufactures de souliers, de bottes et de clous, alors que des centaines de femmes travaillèrent dans les filatures de coton et dans la confection. Vers 1870, Saint-Jean était non seulement la quatrième ville en importance du Canada, surpassée seulement par Montréal, Québec et Toronto, mais la valeur des biens produits par ses travailleurs rivalisait probablement avec la production de Québec et de Toronto. À la différence de ces deux villes, Saint-Jean n'avait pas de siège gouvernemental et aucune maison d'enseignement importante; c'était une ville consacrée au commerce et à l'industrie. Ses habitants étaient en majeure partie des travailleurs et la prospérité de la ville dépendait de la qualité de ses ouvriers et de ses hommes d'affaires.
Vers 1865, Saint-Jean, comme la plupart des villes des pays neufs, connut une longue période de dépression, car la Grande-Bretagne demanda beaucoup moins de bois et de navires canadiens. Ce serait bientôt la fin de la grande industrie des chantiers maritimes de la ville, qui avait déjà produit jusqu'à 100 navires par année. Les effets de la dépression furent aggravés par l'incendie désastreux qui anéantit le district central des affaires et qui, alimenté par de grands vents, détruisit plus de 1 600 bâtiments et rasa presque complètement la ville. Cet incendie marquait la fin d'une époque. La ville a pu renaître de ses cendres, mais ne put facilement assainir son économie. Saint-Jean entra dans une ère de malheur et dut se lancer à la recherche de nouvelles sources de prospérité.