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Text File  |  1996-08-11  |  30KB  |  55 lines

  1. L'EXPLOITATION D'UN RANCH DANS L'OUEST CANADIEN (1874-1905)
  2.  
  3. David H. Breen 
  4.  
  5.      Les mythes, les clich├⌐s et les l├⌐gendes auxquels a donn├⌐ naissance ce stade du d├⌐veloppement de l'Ouest ajoutent grandement aux difficult├⌐s que rencontre normalement l'historien et d├⌐tournent souvent l'attention vers des consid├⌐rations moins importantes. Peut-├¬tre faudrait-il en premier lieu reconna├«tre que l'exploitation d'un ranch repr├⌐sente une forme d'utilisation des terres; il s'agit en fait d'une adaptation au sol aride. En Am├⌐rique du Nord, le ranch ne constitue qu'une solution parmi plusieurs, relativement au probl├¿me de l'utilisation des terres des r├⌐gions arides; ├á longue ├⌐ch├⌐ance, c'est le rendement du capital investi qui sert ├á calculer les avantages de cette solution par rapport aux autres modes d'utilisation du sol. En supposant par exemple que la culture des c├⌐r├⌐ales rapporte davantage par acre cultiv├⌐, l'industrie de l'├⌐levage r├⌐gresserait assur├⌐ment. Or, l'exploitation d'un ranch n'est pas une occupation de subsistance. L'├⌐levage de bovins qui se d├⌐veloppa vers 1880 ├⌐tait purement une op├⌐ration commerciale, produit de la r├⌐volution industrielle. Il s'agissait d'une industrie fond├⌐e sur la pr├⌐sence de grands march├⌐s urbains ainsi que sur une infrastructure complexe de traitement et de transport destin├⌐e ├á assurer la liaison entre le producteur et le consommateur.
  6.  
  7.      Outre la prise de conscience de cet imp├⌐ratif ├⌐conomique, il existe une perspective continentale ├⌐vidente dont il faut tenir compte dans toute ├⌐tude sur l'├⌐levage pionnier au Canada. Dans quelle mesure, du moins au cours de la p├⌐riode territoriale, peut-on ne pas tenir compte de la fronti├¿re internationale? On pr├⌐tend g├⌐n├⌐ralement que la r├⌐gion des grandes prairies d'├⌐levage a ├⌐t├⌐, au Canada, le plus ┬½am├⌐ricain┬╗ de tous les territoires de colonisation, tant par son caract├¿re que par l'esprit qui l'animait. Malgr├⌐ l'├⌐vidente unit├⌐ de temps, de lieu et d'organisation ├⌐conomique, l'hypoth├¿se qu'on formule habituellement en faveur d'une homog├⌐n├⌐it├⌐ socio-culturelle fond├⌐e sur la pr├⌐somption que les habitants du Canada ├⌐taient en majeure partie d'origine am├⌐ricaine reste ├á prouver.
  8.  
  9.      En plus de se demander ├á quel point l'industrie pionni├¿re des ranchs au Canada est solidaire au grand contexte nord-am├⌐ricain, il faut ├⌐galement l'├⌐tudier d'un point de vue national. Autrement dit, quel r├┤le les ├⌐leveurs de bovins et leur industrie ont-ils jou├⌐ dans la colonisation et l'expansion de l'Ouest canadien?
  10.  
  11.      L'industrie du b├⌐tail s'implanta dans le Sud-Ouest canadien en m├¬me temps que dans les plaines du Nord-Ouest am├⌐ricain. Au milieu des ann├⌐es 1870, des ├⌐leveurs commen├ºaient ├á s'├⌐tablir dans le Nord du Wyoming, dans la r├⌐gion de Powder River et de Big Horn, et quittaient les vall├⌐es abrit├⌐es de l'Ouest du Montana en direction des plaines de l'Est. Au m├¬me temps, des bouviers dirigeaient des petits troupeaux dans la r├⌐gion des avant-monts situ├⌐e ├á l'extr├¬me sud-ouest de la province actuelle de l'Alberta. Ce mouvement n'avait rien d'├⌐tonnant, quand on sait que les avant-monts du Sud de l'Alberta renfermaient d'excellentes terres ├á p├óturage. Le chinook, particularit├⌐ climatique de ce territoire, apportait en hiver des vents chauds et secs gr├óce auxquels la neige fondait ├á intervalles r├⌐guliers, d├⌐couvrant ainsi l'herbe des p├óturages d'hiver. La pousse d'une herbe courte ├á forte valeur nutritive, les nombreuses coul├⌐es formant des abris naturels, ainsi que la grande quantit├⌐ de ruisseaux propices ├á l'abreuvage des b├¬tes facilitaient encore davantage l'├⌐levage du b├⌐tail dans le Sud-Ouest.
  12.  
  13.      L'arriv├⌐e de la gendarmerie dans l'Ouest en 1874, au tout d├⌐but de l'expansion rapide et importante de l'├⌐levage au sud de la fronti├¿re, assura que la limite septentrionale du royaume du b├⌐tail serait situ├⌐e ├á plusieurs centaines de milles ├á l'int├⌐rieur du territoire canadien. Sa pr├⌐sence cr├⌐a une demande locale restreinte qui pouvait donner naissance ├á une industrie nationale de petite envergure et dont certains commer├ºants du Montana et de la compagnie de la Baie d'Hudson ne tard├¿rent pas ├á profiter, ├⌐tant conscients depuis longtemps des possibilit├⌐s du territoire en mati├¿re d'exploitation de ranchs. Mais par-dessus tout, la pr├⌐sence de la Gendarmerie du Nord-Ouest et son succ├¿s ├á obtenir en 1877 de la puissante conf├⌐d├⌐ration des Pieds-Noirs l'abandon de ses droits territoriaux, en vertu du trait├⌐ num├⌐ro 7 sur les Indiens, assura la s├⌐curit├⌐ essentielle au libre p├óturage. En vertu de cet accord, les bouviers qui s'├⌐tablirent, ├á la fin des ann├⌐es 1870, dans les vall├⌐es des avant-monts n'eurent pas ├á lutter contre les Indiens pour entrer en possession des terres, comme ce fut souvent le cas dans l'Ouest des ├ëtats-Unis; d'autre part, le trait├⌐ pr├⌐voyait l'obligation du gouvernement de fournir de la viande de boeuf aux Indiens au moment o├╣ le nombre de bisons diminuait, ce qui cr├⌐a de nouveaux d├⌐bouch├⌐s pour cette denr├⌐e.
  14.  
  15.      Entre 1874 et 1876, la gendarmerie ├⌐tait t├⌐moin de l'arriv├⌐e des premiers troupeaux dans le Sud-Ouest. Bon nombre de ces policiers, plus particuli├¿rement les Qu├⌐b├⌐cois originaires des r├⌐gions d'├⌐levage des Cantons de l'Est, ├⌐taient d├⌐termin├⌐s et conscients de la chance qui s'offrait ├á eux de s'adonner ├á l'entreprise du b├⌐tail au terme de leur p├⌐riode d'engagement de trois ans. Ainsi, au moment o├╣ les premiers contrats d'enr├┤lement expiraient en 1877, des dizaines d'hommes et d'officiers prenaient leur cong├⌐ et entreprenaient l'exploitation d'un ranch dans l'Ouest; ce ph├⌐nom├¿ne se reproduira annuellement au cours des deux d├⌐cennies qui suivront. L'industrie de l'├⌐levage dans l'Ouest canadien se d├⌐veloppa principalement autour de ce noyau. ├Ç ce titre, la gendarmerie exer├ºa une influence profonde et durable sur le d├⌐veloppement social de la r├⌐gion et, en particulier, elle affermit l'attachement de la communaut├⌐ aux valeurs de l'ordre et du respect de la loi.
  16.  
  17.      De plus, il revint en majeure partie ├á la gendarmerie d'avoir fait conna├«tre aux habitants de l'Est du pays les possibilit├⌐s qu'offrait le Canada pour l'exploitation de ranchs; cons├⌐quemment, des colons venus des Cantons de l'Est et des campagnes de l'Ontario ne tard├¿rent pas ├á grossir les rangs des ranchers de l'Ouest. Cet apport renfor├ºa les liens de la nouvelle collectivit├⌐ avec l'Est du pays et raffermit son orientation canadienne. On retrouvait ├⌐galement parmi les nouveaux ├⌐leveurs une foule d'immigrants des ├«les Britanniques, qui d├⌐claraient souvent ┬½gentilhomme┬╗ comme ┬½occupation pr├⌐c├⌐dente┬╗ sur leur formulaire de demande pour un homestead. Ces aspirants ranchers avaient toujours suffisamment de capitaux pour s'├⌐tablir ├á leur compte; ils ├⌐taient dans l'ensemble issus de la petite noblesse terrienne et des familles de militaires. Les visiteurs dans cette r├⌐gion avant le tournant du si├¿cle ne manquaient pas de remarquer le caract├¿re anglais de la communaut├⌐ d'├⌐leveurs et la pr├⌐sence d'un nombre imposant d'Anglais de ┬½bonne famille┬╗.
  18.  
  19.      M├¬me si certains des premiers ranchers du Sud-Ouest canadien ├⌐taient am├⌐ricains, ils ne constituaient avant 1900 qu'une faible minorit├⌐, de sorte qu'ils n'exer├ºaient qu'une influence mineure sur le milieu social et politique en ├⌐volution. M├¬me la majorit├⌐ des cow-boys ├⌐taient d'origine canadienne ou britannique vers 1890. De toute ├⌐vidence, les ranchers qui s'install├¿rent dans le Sud-Ouest appartenaient pour la plupart ├á une classe de gens fort diff├⌐rente de celle qui composait la collectivit├⌐ des ├⌐leveurs am├⌐ricains, ainsi que des fermiers de l'Ouest auxquels on les assimile.
  20.  
  21.      En ├⌐tudiant la soci├⌐t├⌐ que formait les ranchers canadiens d'avant 1900, on ne trouve pas un groupe d'innovateurs d├⌐sireux de se lib├⌐rer des contraintes impos├⌐es par le mode de vie traditionnel, mais, tout au contraire, une soci├⌐t├⌐ d├⌐ployant des efforts ├⌐nergiques pour reconstituer la structure sociale que ses membres avaient connue et appr├⌐ci├⌐e ailleurs. ├Ç cet ├⌐gard, l'organisation ├⌐conomique de l'industrie de l'├⌐levage contribua particuli├¿rement bien ├á d├⌐fendre les modes de vie traditionnels. En premier lieu, l'industrie elle-m├¬me, par sa nature, contribua grandement ├á d├⌐terminer la couche sociale d'o├╣ les premiers ├⌐leveurs furent issus. Contrairement ├á l'agriculture, l'├⌐levage du b├⌐tail exigeait une mise de fonds initiale substantielle, ce qui avait tendance ├á ├⌐liminer les membres des classes non privil├⌐gi├⌐es. De plus, une fois le propri├⌐taire ├⌐tabli, le mode d'exploitation du ranch favorisait particuli├¿rement le maintien de la conception anglaise de la propri├⌐t├⌐ rurale. L'├⌐levage du b├⌐tail permit de perp├⌐tuer les relations entre employeur et employ├⌐, ainsi qu'un mode de vie accordant une place importante aux loisirs. Ceci favorisa la perp├⌐tuation d'un syst├¿me social import├⌐ et contribua ├á exclure cette soci├⌐t├⌐ d'├⌐leveurs du courant g├⌐n├⌐ral d'├⌐volution sociale des prairies agricoles.
  22.  
  23.      Jusqu'en 1881, l'├⌐levage du b├⌐tail au Canada ├⌐tait surtout l'activit├⌐ du petit ├⌐leveur soumis aux fluctuations d'un march├⌐ local restreint. Avant d'envisager une expansion quelconque, il fallait n├⌐cessairement ├⌐tablir un march├⌐ d'exportation. Or, cette condition ne pouvait ├¬tre remplie sans la construction d'un chemin de fer transcontinental. Ce projet fut r├⌐alis├⌐ par le consortium de la Compagnie de chemin de fer du Canadien Pacifique en 1880, au moment o├╣ le gouvernement britannique mettait l'embargo sur l'importation d'animaux sur pieds en provenance des ├ëtats-Unis. Cette d├⌐cision pla├ºa ├⌐videmment le b├⌐tail canadien dans une position privil├⌐gi├⌐e sur le march├⌐ anglais et offrit par le fait m├¬me la possibilit├⌐ soudaine d'exportations fort importantes, ce qui ne manqua pas de stimuler les int├⌐r├¬ts des habitants de l'Est pour la r├⌐gion des p├óturages.
  24.  
  25.      L'int├⌐r├¬t soudain dans le pays de l'├⌐levage canadien faisait partie d'un vaste ph├⌐nom├¿ne continental. Les chemins de fer avaient commenc├⌐ ├á sillonner l'Ouest am├⌐ricain et du boeuf ├⌐lev├⌐ ├á peu de frais dans cette r├⌐gion arrivait subitement sur les march├⌐s ├á haute cote de l'Est des ├ëtats-Unis et de l'Europe. Le calcul des profits ├⌐tait r├⌐duit ├á des principes tr├¿s simples: dans l'Ouest, un veau de bonne qualit├⌐ d'une valeur de cinq dollars ├á la naissance, pouvait ├¬tre brout├⌐ dans des p├óturages qui ne co├╗taient pratiquement rien et ├¬tre revendu trois ou quatre ans plus tard sur les march├⌐s de l'Est ├á quarante ou soixante dollars. Les journaux populaires et les revues financi├¿res ne tard├¿rent pas ├á publier les rapports des profits, variant entre 30 et 100 pour cent par ann├⌐e, r├⌐alis├⌐s par les ranchs de l'Ouest. En 1879, on connaissait d├⌐j├á la grande vogue de l'├⌐levage des bovins, la ┬½ru├⌐e vers le boeuf┬╗. Il se produisit en m├¬me temps au Canada une ┬½fi├¿vre du ranch┬╗, les capitalistes canadiens ayant d├⌐couvert, comme l'avaient d├⌐j├á prouv├⌐ les petits ├⌐leveurs que des p├óturages comparables ├á ceux des ├ëtats-Unis existaient dans leur propre pays. La presse nationale s'unit ├á celle des ├ëtats-Unis et de la Grande-Bretagne pour proclamer le nouvel Eldorado, tandis qu'├á Ottawa une multitude de compagnies d'├⌐levage nouvellement ├⌐tablies se livr├¿rent ├á des manigances politiques dans le but d'obtenir les meilleures terres de l'Ouest.
  26.  
  27.      Avant de placer leurs capitaux dans des ranchs de l'Ouest, les investisseurs canadiens inquiets exerc├¿rent des pressions aupr├¿s du gouvernement pour qu'il ├⌐tablisse un r├⌐gime foncier officiel. Le syst├¿me am├⌐ricain des ┬½droits de p├óturage naturel┬╗, sorte de privil├¿ge de premier occupant reconnu par la coutume et en vertu duquel l'├⌐leveur dont le troupeau broutait dans un p├óturage vierge acqu├⌐rait sur ce territoire une sorte de droit p├⌐remptoire mais extral├⌐gal, constituait un arrangement beaucoup trop fragile aux yeux des investisseurs canadiens ├⌐ventuels. Un vaste r├⌐gime de propri├⌐t├⌐s tenues ├á bail viendrait cependant apaiser leurs craintes. Cette solution ├⌐tait le fruit des pourparlers engag├⌐s entre John A. Macdonald, ├á la fois premier ministre et ministre de l'Int├⌐rieur, et le s├⌐nateur Matthew H. Cochrane, qui ├⌐tait probablement l'├⌐leveur le plus important du pays ├á l'├⌐poque et ├á l'exemple de qui diverses compagnies d'├⌐levage mises sur pied pr├⌐cipitamment venaient tour ├á tour pr├⌐senter leurs instances au gouvernement. Aux termes des concessions pr├⌐sent├⌐es en d├⌐cembre 1881, les p├óturages d'une ├⌐tendue maximale de 100,000 acres seraient lou├⌐s pour 21 ans au prix de dix dollars pour 1,000 acres, soit un cent par acre et par ann├⌐e. ├Ç la lumi├¿re des ├⌐v├⌐nements qui suivirent, il semble que l'aspect le plus important de cette nouvelle politique ait ├⌐t├⌐ la clause accordant exclusivement au concessionnaire le droit d'entrer imm├⌐diatement en possession d'un homestead.
  28.  
  29.      Le syst├¿me des concessions fut la base sur laquelle s'├⌐difia un empire de l'├⌐levage au Canada et, en cons├⌐quence, les p├óturages du pays ne furent pas exploit├⌐s de la m├¬me fa├ºon qu'aux ├ëtats-Unis. En donnant ├á bail les terres de l'├ëtat plut├┤t que d'en autoriser l'usage ├á titre de p├óturage commun, le gouvernement canadien contr├┤la de plus pr├¿s l'affectation des terres; d'autre part, l'attribution de titres l├⌐gaux de propri├⌐t├⌐ contribua ├á ├⌐viter les querelles qui opposaient parfois certains ranchers de l'Ouest am├⌐ricain relativement aux droits de p├óture sur un territoire donn├⌐. En outre, ce syst├¿me d├⌐couragea les colons ├⌐ventuels. Ceux qui osaient s'├⌐tablir sur les grandes concessions ne pouvaient y rester que dans la mesure o├╣ les propri├⌐taires les tol├⌐raient, et on vit souvent l'├⌐leveur et ses vachers ou la police les renvoyer sans pr├⌐avis. M├¬me si le syst├¿me des concessions rem├⌐dia ├á certains inconv├⌐nients flagrants du mode d'exploitation am├⌐ricain et m├¬me s'il pr├⌐senta de grands avantages aux points de vue ├⌐conomique et juridique, il engendra, n├⌐anmoins, entre fermiers et ├⌐leveurs des conflits qui accabl├¿rent les autorit├⌐s f├⌐d├⌐rales au cours des trois prochaines d├⌐cennies.
  30.  
  31.      La politique des concessions adopt├⌐e par le gouvernement en 1881 marqua le d├⌐but de l'├¿re des compagnies d'├⌐levage ou, selon certains, l'age d'or de l'├⌐levage pionnier. Bon nombre des entreprises d'├⌐levage purement sp├⌐culatrices furent ├⌐limin├⌐es par la vive concurrence qu'elles se livr├¿rent pour l'occupation des terres, de sorte que le pays de l'├⌐levage ├⌐tait domin├⌐ aux environs de 1884 par une douzaine de grandes compagnies dont certaines poss├⌐daient des terres s'├⌐tendant sur des centaines de milliers d'acres. Leurs listes d'administrateurs ressemblent ├á un annuaire des notabilit├⌐s du monde canadien des affaires de l'├⌐poque et ces relations ├⌐troites avec la m├⌐tropole permirent aux ├⌐leveurs de se faire entendre avec force, et souvent m├¬me avec consid├⌐ration, sur la sc├¿ne politique. L'h├⌐g├⌐monie r├⌐gionale exerc├⌐e par les grands exploitants jusqu'au milieu des ann├⌐es 1890 devait beaucoup ├á la nature de ces relations extra-r├⌐gionales. Elles venaient s'ajouter aux pouvoirs qu'ils exer├ºaient sur l'industrie locale par l'entremise des associations d'├⌐leveurs de bovins.
  32.  
  33.      Le b├⌐tail errait librement et g├⌐n├⌐ralement sans surveillance dans les p├óturages ouverts et, comme il repr├⌐sentait la quasi-totalit├⌐ de l'actif du rancher, celui-ci se pr├⌐occupait avant tout de prot├⌐ger ses animaux qui erraient sur un vaste territoire. ├Ç cette fin, les ├⌐leveurs ├⌐laboraient et mettaient en vigueur des r├¿glements locaux relativement au marquage au fer rouge, au mode et aux p├⌐riodes du roundup, ├á la surveillance des taureaux du p├óturage et au droit de propri├⌐t├⌐ des b├¬tes non marqu├⌐es ou mavericks, comme les appelaient les bouviers. Le contr├┤le qu'ils exer├ºaient sur les associations d'├⌐leveurs de bovins permit aux grands propri├⌐taires de ranchs de dicter le mode d'exploitation de l'industrie dans leurs r├⌐gions respectives, et leur conf├⌐ra en m├¬me temps une position avantageuse sur la sc├¿ne politique, d'o├╣ ils pouvaient se pr├⌐tendre les repr├⌐sentants l├⌐gitimes et officiels de cette industrie face au monde ext├⌐rieur.
  34.  
  35.      La diff├⌐rence fondamentale entre l'├⌐leveur et les cultivateurs avoisinants se traduisait dans l'orientation fondamentale de leurs associations respectives. Contrairement au fermier de l'Ouest, l'├⌐leveur ne cherchait pas ├á encourager les efforts coop├⌐ratifs pour pallier aux besoins r├⌐sultant de l'isolement, tels les routes, les ├⌐coles, les services sociaux et l'accroissement des valeurs fonci├¿res. S'il s'organisa, ce fut plut├┤t pour un motif contraire: la crainte de ne plus ├¬tre isol├⌐. ├Ç cet ├⌐gard, le mode de regroupement des ├⌐leveurs de l'Ouest est unique. La colonisation constituait une menace pour leur domaine et leurs plus grandes chances de succ├¿s r├⌐sidaient dans l'isolement le plus complet.
  36.  
  37.      La force omnipr├⌐sente de la ┬½ligue des ├⌐leveurs┬╗ se manifestait de diverses fa├ºons: par la possibilit├⌐ de faire adopter les lois de mise en quarantaine d├⌐sir├⌐es, de limiter les importations de b├⌐tail, d'obtenir des patrouilles polici├¿res plus nombreuses et d'expulser de leur r├⌐gion les ┬½odieux┬╗ bergers dont les troupeaux d├⌐truisaient les p├óturages. Le souci principal des ranchers demeurait cependant le homesteader ou le sodbuster, selon l'expression peu charitable des bouviers; ils durent mobiliser contre lui tous leurs efforts.
  38.  
  39.      Les homesteaders commenc├¿rent ├á arriver en grands nombres vers 1885. Ils trouv├¿rent une r├⌐gion rurale peu peupl├⌐e, mais dont la majeure partie des bonnes terres ├⌐taient ferm├⌐es ├á la colonisation. Devant une telle situation, la plupart des colons ├⌐ventuels pouss├¿rent leur migration jusqu'au nord de Calgary, l├á o├╣ les terres ├⌐taient mieux arros├⌐es. Un petit nombre d'entre eux, sans aucun doute conscients de la rentabilit├⌐ de l'├⌐levage de bovins et probablement d├⌐sireux de s'y adonner eux-m├¬mes ├á petite ├⌐chelle s'├⌐tablirent comme squatters sur les grandes concessions. De leur c├┤t├⌐, les bouviers ne voyaient pas d'un bon oeil les cl├┤tures barbel├⌐es et les sillons de labour des fermiers empi├⌐tant sur leurs concessions; ils savaient ├⌐galement que si quelques squatters ├⌐taient autoris├⌐s ├á s'├⌐tablir, d'autres viendraient bient├┤t se joindre ├á eux. Ils se fig├¿rent par cons├⌐quent dans une attitude d'hostilit├⌐ ouverte, et tent├¿rent par tous les moyens de faire expulser sommairement les squatters d├¿s que ceux-ci s'installaient chez eux. Cette rivalit├⌐ opposant les ranchers aux colons ├⌐ventuels atteignit un point culminant en 1885. En effet, au printemps de cette ann├⌐e-l├á, un groupe de colons harcel├⌐s, r├⌐unis dans une ferme situ├⌐e juste au sud de Calgary, mena├ºa de se joindre ├á la r├⌐volte des Indiens et des M├⌐tis si le gouvernement n'ouvrait pas ├á la culture une partie des terres du voisinage. Sam Livingston, qui pr├⌐sidait l'assembl├⌐e, fit remarquer qu'entre ┬½les r├⌐serves du gouvernement, les propri├⌐t├⌐s tenues ├á bail, les zones scolaires et les terres de la compagnie de la Baie d'Hudson, il ├⌐tait impossible pour un colon de trouver un endroit o├╣ s'├⌐tablir┬╗ et que si jamais il s'├⌐tablissait quand m├¬me, il pouvait ├¬tre certain ┬½d'├¬tre poursuivi, que ce soit par la police, les agents fonciers ou quelque autre repr├⌐sentant du gouvernement.┬╗ Selon Livingston, la situation ne permettait aucune autre solution que le recours aux armes. Plut├┤t que d'├¬tre chass├⌐ comme l'avaient ├⌐t├⌐ 40 ou 50 colons qu'il disait conna├«tre personnellement, il proclama sa d├⌐termination de faire valoir ses revendications avec sa Winchester.
  40.  
  41.      Aussi en 1886, le gouvernement f├⌐d├⌐ral et les ├⌐leveurs prirent conscience que, face aux revendications populaires de plus en plus pressantes, il ├⌐tait n├⌐cessaire de r├⌐adapter le r├⌐gime des concessions. Par cons├⌐quent, le minist├¿re de l'Int├⌐rieur r├⌐voqua un certain nombre de concessions sp├⌐culatives inexploit├⌐es dans la r├⌐gion de Calgary et annon├ºa que les concessions accord├⌐es dor├⌐navant ne contiendraient plus la clause impopulaire d'interdiction ├á la colonisation. Les ├⌐leveurs accept├¿rent ce changement, mais ils obtenaient du gouvernement l'assurance que celui-ci ├⌐tablirait un r├⌐gime public de droits de prise d'eau o├╣ la colonisation serait restreinte. Faute de pouvoir diriger l'exploitation des p├óturages au moyen de concessions exclusives, les bouviers ├⌐taient conscients qu'ils pouvaient arriver aux m├¬mes fins, peut-├¬tre plus facilement encore, en se rendant ma├«tres des sources, des ruisseaux et des rivi├¿res de la r├⌐gion.
  42.  
  43.      Cependant, la nouvelle politique d'octroi des concessions adopt├⌐e par le gouvernement et la r├⌐vocation de certaines concessions sp├⌐culatives ne calma les colons canadiens que temporairement. Au cours des cinq ann├⌐es qui suivirent, la vall├⌐e de la Bow ├⌐tait dans un ├⌐tat d'agitation perp├⌐tuelle, tandis que le minist├¿re de l'Int├⌐rieur re├ºut des groupes rivaux p├⌐titions, menaces et contre-menaces. Simultan├⌐ment, les grandes compagnies qui exploitaient des ranchs plus au sud continuaient d'exercer une surveillance tr├¿s rigoureuse sur leurs concessions. Une compagnie anglaise en particulier, la Walrond, employa des moyens particuli├¿rement rigoureux contre les colons ├⌐ventuels; or, en 1892, un incendie criminel ├⌐clata au ranch Walrond et l'affaire alla jusqu'au Parlement. L'incident qui avait mis le feu aux poudres et ├á la suite duquel les colons et les compagnies d'├⌐leveurs seraient ├á couteaux tir├⌐s semble avoir ├⌐t├⌐ l'expulsion de plusieurs squatters au coeur de l'hiver. Le directeur du ranch Walrond avertit que ses hommes emp├¬cheraient toute violation de propri├⌐t├⌐ et pr├⌐dit une rixe imminente avec les squatters ├á moins que le gouvernement ne soutienne fermement les droits l├⌐gaux des ranchers. Les squatters adopt├¿rent une attitude tout aussi ferme. Le colonel S.B. Steele, surintendant de la gendarmerie, fit part ├á son sup├⌐rieur de l'├⌐tat pr├⌐caire de la situation; il ├⌐tait d'avis que toute nouvelle expulsion serait suivie de repr├⌐sailles additionnelles.
  44.  
  45.      Le gouvernement f├⌐d├⌐ral se trouvait alors dans un dilemme. Appuy├⌐ par l'opposition parlementaire, le public ├⌐tait manifestement hostile aux ├⌐leveurs. Par contre, les conservateurs au pouvoir ne voulaient pas s'opposer ├á un groupe aussi fortement repr├⌐sent├⌐ dans leurs rangs. Or, comme le public ├⌐levait des critiques de plus en plus virulentes et que le gouvernement ├⌐tait ├á plusieurs reprises somm├⌐ d'expliquer pourquoi il semblait n├⌐gliger son engagement de longue date pour la colonisation de l'Ouest, il devint de plus en plus avantageux du point de vue politique d'en arriver ├á un compromis avec les int├⌐r├¬ts des ranchers. C'est ainsi qu'apr├¿s une assembl├⌐e tenue avec le ministre de l'Int├⌐rieur en 1892, la d├⌐l├⌐gation des ranchers se vit contrainte d'accepter un avis de quatre ans portant l'annulation de toutes les anciennes concessions exclusives. Entre temps, les concessionnaires ├⌐taient libres d'acheter un dixi├¿me de leur concession, au prix de $1.25 l'acre. Cependant, le point important de l'entente ├⌐tait la promesse verbale d'├⌐tablir de grandes r├⌐serves d'eau pour l'abreuvage du b├⌐tail, comme ce fut le cas en 1886 lorsque le gouvernement avait n├⌐goci├⌐ avec les bouviers les modifications du r├⌐gime des concessions. Encore une fois, les ranchers pouvaient compter sur l'appui d'├⌐minents techniciens du minist├¿re de l'Int├⌐rieur convaincus que la r├⌐gion du Sud-Ouest ├⌐tait surtout propice au p├óturage et que, pour assurer une bonne utilisation du sol, il y avait lieu d'adopter des lois, non pour encourager les cultivateurs ├⌐ventuels, mais plut├┤t pour r├⌐glementer et soutenir l'industrie existante des ranchs. En interdisant aux colons l'acc├¿s aux terres bordant les rivi├¿res gr├óce ├á un r├⌐gime de droits de prise d'eau, on assurait ├á tous les ├⌐leveurs, petits ou grands, l'exclusivit├⌐ de ce territoire.
  46.  
  47.      L'ann├⌐e 1896 marque en quelque sorte un tournant dans l'histoire du pays de l'├⌐levage. Non seulement le r├⌐gime des concessions sur lequel l'empire des ├⌐leveurs reposait depuis une quinzaine d'ann├⌐es est aboli, mais le parti politique que les ├⌐leveurs consid├⌐raient depuis toujours comme celui des fermiers acc├¿de au pouvoir ├á Ottawa. Cons├⌐quemment, l'influence politique des ranchers s'att├⌐nua sans cesse au cours de la d├⌐cennie suivante. M├¬me si Clifford Sifton, premier Lib├⌐ral ├á devenir ministre de l'Int├⌐rieur, ├⌐tait pr├¬t ├á consid├⌐rer le Sud-Ouest comme particuli├¿rement propice au p├óturage, donc, ├á maintenir le r├⌐gime des droits de prise d'eau, bon nombre des immigrants am├⌐ricains attir├⌐s vers le Nord-Ouest par la campagne d'immigration lanc├⌐e par son minist├¿re furent impressionn├⌐s par la zone de p├óturage qu'ils travers├¿rent en cours de route et d├⌐cid├¿rent de s'y ├⌐tablir.
  48.  
  49.      Frank Oliver, d├⌐put├⌐ lib├⌐ral d'Edmonton et r├⌐dacteur en chef du Bulletin, journal de cette ville, succ├⌐da ├á Sifton en 1905. Oppos├⌐ depuis longtemps aux int├⌐r├¬ts des ranchers de la partie m├⌐ridionale de sa nouvelle province, il r├⌐solut d├¿s son entr├⌐e en fonction, d'appuyer les squatters qui demandaient son aide depuis dix ans. Oliver se fit le porte-parole de ceux qui souhaitaient voir l'Ouest se d├⌐velopper dans le sens d'une agriculture mixte produisant ├á la fois du grain et du b├⌐tail, tout en attirant une population nombreuse et ind├⌐pendante qui serait le ferment d'une nation dynamique et f├⌐conde. Pour ouvrir le Sud ├á la colonisation, Oliver commen├ºa, quelques mois ├á peine apr├¿s son entr├⌐e en fonction, par mettre aux ench├¿res les r├⌐serves d'eau de la r├⌐gion.
  50.  
  51.      Les ├⌐leveurs ├⌐taient rest├⌐s dans l'ombre, quelques ann├⌐es avant m├¬me que le gouvernement ne se retourne franchement contre eux. Vers 1900, un nouveau facteur allait cependant intensifier la lutte dans la r├⌐gion; en effet, l'arriv├⌐e massive de fermiers pratiquant la culture s├¿che ├⌐largit le territoire pour lequel le rancher et le fermier se battaient d├⌐j├á depuis quelques ann├⌐es; ce territoire, jusque la limit├⌐ aux vall├⌐es des rivi├¿res et des ruisseaux, comprenait d├⌐sormais les plaines qui s'├⌐tendaient au-del├á. Pendant dix ans, les ├⌐l├⌐ments eux-m├¬mes contribu├¿rent ├á alimenter l'optimisme des partisans de la culture s├¿che. Alors que les pr├⌐cipitations enregistr├⌐es entre 1885 et 1895 ├á Calgary et ├á Medicine Hat, les deux ├⌐tablissements situ├⌐s aux extr├⌐mit├⌐s de l'hypot├⌐nuse du triangle form├⌐ par le territoire des ranchs s'├⌐levaient tr├¿s rarement ├á plus de dix pouces par ann├⌐e, la moyenne pour l'ensemble de la r├⌐gion ne descendit jamais ├á moins de quinze pouces par ann├⌐e entre 1896 et 1903. Les mises en garde des habitants install├⌐s dans la r├⌐gion depuis une vingtaine d'ann├⌐es, en majeure partie des bouviers, ├⌐taient consid├⌐r├⌐es comme les ├⌐l├⌐ments d'une propagande dirig├⌐e contre la colonisation par les groupements r├⌐actionnaires. La presse colonisatrice pr├⌐sentait la soci├⌐t├⌐ des ranchers comme un mouvement terrien r├⌐actionnaire oppos├⌐ ├á la colonisation et au ┬½progr├¿s┬╗ et, dans l'ensemble, ces derniers ├⌐taient incapables de se d├⌐faire de cette r├⌐putation. Les fermiers incarnaient par contre une mentalit├⌐ beaucoup plus en harmonie avec l'enthousiasme et l'esprit national qui animait le pays pendant la premi├¿re d├⌐cennie du XXe si├¿cle. Certains hommes politiques qui ne prenaient pas la peine de se renseigner et d'apprendre que les r├⌐gions des prairies ne ressemblaient pas toutes aux campagnes de l'Ontario, du Manitoba ou de la vall├⌐e de la Qu'Appelle croyaient encore ├á la tradition des petites fermes pour colons pauvres. Avec le temps, on finit par confondre progr├¿s et colonisation. Dans cette atmosph├¿re, les ├⌐leveurs de bovins qui pr├¬chaient en faveur d'une colonisation restreinte ou qui pr├⌐disaient la s├⌐cheresse et le d├⌐sastre se heurtaient au sentiment national et recevaient par cons├⌐quent peu d'attention du public, et encore moins de compr├⌐hension.
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  53.      Les sombres pr├⌐dictions des ranchers finirent cependant par se r├⌐aliser, comme en t├⌐moignent les agriculteurs qui quitt├¿rent leurs fermes ├á la suite des s├⌐cheresses qui s├⌐virent au d├⌐but des ann├⌐es vingt et au cours des ann├⌐es trente. Ironie du sort, ce fut cependant les domaines des ├⌐leveurs qui furent les plus affect├⌐s par les fl├⌐aux naturels. L'hiver 1906-1907 fut le pire qu'avaient connu les terres d'├⌐levage. Cet hiver, qui semblait ne jamais vouloir prendre fin, commen├ºa au cours de la troisi├¿me semaine de novembre par une violente temp├¬te de neige et, d├¿s le 8 d├⌐cembre, la temp├⌐rature descendit ├á -23C et -45C, et s'y maintenue presque constamment pendant les deux mois qui suivirent, l'indispensable chinook ne s'├⌐tant pas lev├⌐. Les troupeaux du nord descendirent vers le sud par milliers, et les b├¬tes qui ne moururent pas au pied des cl├┤tures se rassembl├¿rent dans les vall├⌐es abrit├⌐es. Beaucoup de grands ranchs accus├¿rent des pertes de milliers d'animaux. Le ranch Two Bar situ├⌐ pr├¿s de Gleichen, par exemple, aurait perdu 11,000 t├¬tes sur un troupeau de 13,000. Cette calamit├⌐ donna le coup de gr├óce aux grands ranchers et aux grandes compagnies d'├⌐levage. Pour reprendre l'expression de Wallace Stegner, le ┬½printemps de la charogne┬╗ marqua la fin d'une ├⌐poque dans l'histoire des p├óturages canadiens.  
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