L'EXPLOITATION D'UN RANCH DANS L'OUEST CANADIEN (1874-1905) David H. Breen Les mythes, les clichés et les légendes auxquels a donné naissance ce stade du développement de l'Ouest ajoutent grandement aux difficultés que rencontre normalement l'historien et détournent souvent l'attention vers des considérations moins importantes. Peut-être faudrait-il en premier lieu reconnaître que l'exploitation d'un ranch représente une forme d'utilisation des terres; il s'agit en fait d'une adaptation au sol aride. En Amérique du Nord, le ranch ne constitue qu'une solution parmi plusieurs, relativement au problème de l'utilisation des terres des régions arides; à longue échéance, c'est le rendement du capital investi qui sert à calculer les avantages de cette solution par rapport aux autres modes d'utilisation du sol. En supposant par exemple que la culture des céréales rapporte davantage par acre cultivé, l'industrie de l'élevage régresserait assurément. Or, l'exploitation d'un ranch n'est pas une occupation de subsistance. L'élevage de bovins qui se développa vers 1880 était purement une opération commerciale, produit de la révolution industrielle. Il s'agissait d'une industrie fondée sur la présence de grands marchés urbains ainsi que sur une infrastructure complexe de traitement et de transport destinée à assurer la liaison entre le producteur et le consommateur. Outre la prise de conscience de cet impératif économique, il existe une perspective continentale évidente dont il faut tenir compte dans toute étude sur l'élevage pionnier au Canada. Dans quelle mesure, du moins au cours de la période territoriale, peut-on ne pas tenir compte de la frontière internationale? On prétend généralement que la région des grandes prairies d'élevage a été, au Canada, le plus «américain» de tous les territoires de colonisation, tant par son caractère que par l'esprit qui l'animait. Malgré l'évidente unité de temps, de lieu et d'organisation économique, l'hypothèse qu'on formule habituellement en faveur d'une homogénéité socio-culturelle fondée sur la présomption que les habitants du Canada étaient en majeure partie d'origine américaine reste à prouver. En plus de se demander à quel point l'industrie pionnière des ranchs au Canada est solidaire au grand contexte nord-américain, il faut également l'étudier d'un point de vue national. Autrement dit, quel rôle les éleveurs de bovins et leur industrie ont-ils joué dans la colonisation et l'expansion de l'Ouest canadien? L'industrie du bétail s'implanta dans le Sud-Ouest canadien en même temps que dans les plaines du Nord-Ouest américain. Au milieu des années 1870, des éleveurs commençaient à s'établir dans le Nord du Wyoming, dans la région de Powder River et de Big Horn, et quittaient les vallées abritées de l'Ouest du Montana en direction des plaines de l'Est. Au même temps, des bouviers dirigeaient des petits troupeaux dans la région des avant-monts située à l'extrême sud-ouest de la province actuelle de l'Alberta. Ce mouvement n'avait rien d'étonnant, quand on sait que les avant-monts du Sud de l'Alberta renfermaient d'excellentes terres à pâturage. Le chinook, particularité climatique de ce territoire, apportait en hiver des vents chauds et secs grâce auxquels la neige fondait à intervalles réguliers, découvrant ainsi l'herbe des pâturages d'hiver. La pousse d'une herbe courte à forte valeur nutritive, les nombreuses coulées formant des abris naturels, ainsi que la grande quantité de ruisseaux propices à l'abreuvage des bêtes facilitaient encore davantage l'élevage du bétail dans le Sud-Ouest. L'arrivée de la gendarmerie dans l'Ouest en 1874, au tout début de l'expansion rapide et importante de l'élevage au sud de la frontière, assura que la limite septentrionale du royaume du bétail serait située à plusieurs centaines de milles à l'intérieur du territoire canadien. Sa présence créa une demande locale restreinte qui pouvait donner naissance à une industrie nationale de petite envergure et dont certains commerçants du Montana et de la compagnie de la Baie d'Hudson ne tardèrent pas à profiter, étant conscients depuis longtemps des possibilités du territoire en matière d'exploitation de ranchs. Mais par-dessus tout, la présence de la Gendarmerie du Nord-Ouest et son succès à obtenir en 1877 de la puissante confédération des Pieds-Noirs l'abandon de ses droits territoriaux, en vertu du traité numéro 7 sur les Indiens, assura la sécurité essentielle au libre pâturage. En vertu de cet accord, les bouviers qui s'établirent, à la fin des années 1870, dans les vallées des avant-monts n'eurent pas à lutter contre les Indiens pour entrer en possession des terres, comme ce fut souvent le cas dans l'Ouest des États-Unis; d'autre part, le traité prévoyait l'obligation du gouvernement de fournir de la viande de boeuf aux Indiens au moment où le nombre de bisons diminuait, ce qui créa de nouveaux débouchés pour cette denrée. Entre 1874 et 1876, la gendarmerie était témoin de l'arrivée des premiers troupeaux dans le Sud-Ouest. Bon nombre de ces policiers, plus particulièrement les Québécois originaires des régions d'élevage des Cantons de l'Est, étaient déterminés et conscients de la chance qui s'offrait à eux de s'adonner à l'entreprise du bétail au terme de leur période d'engagement de trois ans. Ainsi, au moment où les premiers contrats d'enrôlement expiraient en 1877, des dizaines d'hommes et d'officiers prenaient leur congé et entreprenaient l'exploitation d'un ranch dans l'Ouest; ce phénomène se reproduira annuellement au cours des deux décennies qui suivront. L'industrie de l'élevage dans l'Ouest canadien se développa principalement autour de ce noyau. À ce titre, la gendarmerie exerça une influence profonde et durable sur le développement social de la région et, en particulier, elle affermit l'attachement de la communauté aux valeurs de l'ordre et du respect de la loi. De plus, il revint en majeure partie à la gendarmerie d'avoir fait connaître aux habitants de l'Est du pays les possibilités qu'offrait le Canada pour l'exploitation de ranchs; conséquemment, des colons venus des Cantons de l'Est et des campagnes de l'Ontario ne tardèrent pas à grossir les rangs des ranchers de l'Ouest. Cet apport renforça les liens de la nouvelle collectivité avec l'Est du pays et raffermit son orientation canadienne. On retrouvait également parmi les nouveaux éleveurs une foule d'immigrants des îles Britanniques, qui déclaraient souvent «gentilhomme» comme «occupation précédente» sur leur formulaire de demande pour un homestead. Ces aspirants ranchers avaient toujours suffisamment de capitaux pour s'établir à leur compte; ils étaient dans l'ensemble issus de la petite noblesse terrienne et des familles de militaires. Les visiteurs dans cette région avant le tournant du siècle ne manquaient pas de remarquer le caractère anglais de la communauté d'éleveurs et la présence d'un nombre imposant d'Anglais de «bonne famille». Même si certains des premiers ranchers du Sud-Ouest canadien étaient américains, ils ne constituaient avant 1900 qu'une faible minorité, de sorte qu'ils n'exerçaient qu'une influence mineure sur le milieu social et politique en évolution. Même la majorité des cow-boys étaient d'origine canadienne ou britannique vers 1890. De toute évidence, les ranchers qui s'installèrent dans le Sud-Ouest appartenaient pour la plupart à une classe de gens fort différente de celle qui composait la collectivité des éleveurs américains, ainsi que des fermiers de l'Ouest auxquels on les assimile. En étudiant la société que formait les ranchers canadiens d'avant 1900, on ne trouve pas un groupe d'innovateurs désireux de se libérer des contraintes imposées par le mode de vie traditionnel, mais, tout au contraire, une société déployant des efforts énergiques pour reconstituer la structure sociale que ses membres avaient connue et appréciée ailleurs. À cet égard, l'organisation économique de l'industrie de l'élevage contribua particulièrement bien à défendre les modes de vie traditionnels. En premier lieu, l'industrie elle-même, par sa nature, contribua grandement à déterminer la couche sociale d'où les premiers éleveurs furent issus. Contrairement à l'agriculture, l'élevage du bétail exigeait une mise de fonds initiale substantielle, ce qui avait tendance à éliminer les membres des classes non privilégiées. De plus, une fois le propriétaire établi, le mode d'exploitation du ranch favorisait particulièrement le maintien de la conception anglaise de la propriété rurale. L'élevage du bétail permit de perpétuer les relations entre employeur et employé, ainsi qu'un mode de vie accordant une place importante aux loisirs. Ceci favorisa la perpétuation d'un système social importé et contribua à exclure cette société d'éleveurs du courant général d'évolution sociale des prairies agricoles. Jusqu'en 1881, l'élevage du bétail au Canada était surtout l'activité du petit éleveur soumis aux fluctuations d'un marché local restreint. Avant d'envisager une expansion quelconque, il fallait nécessairement établir un marché d'exportation. Or, cette condition ne pouvait être remplie sans la construction d'un chemin de fer transcontinental. Ce projet fut réalisé par le consortium de la Compagnie de chemin de fer du Canadien Pacifique en 1880, au moment où le gouvernement britannique mettait l'embargo sur l'importation d'animaux sur pieds en provenance des États-Unis. Cette décision plaça évidemment le bétail canadien dans une position privilégiée sur le marché anglais et offrit par le fait même la possibilité soudaine d'exportations fort importantes, ce qui ne manqua pas de stimuler les intérêts des habitants de l'Est pour la région des pâturages. L'intérêt soudain dans le pays de l'élevage canadien faisait partie d'un vaste phénomène continental. Les chemins de fer avaient commencé à sillonner l'Ouest américain et du boeuf élevé à peu de frais dans cette région arrivait subitement sur les marchés à haute cote de l'Est des États-Unis et de l'Europe. Le calcul des profits était réduit à des principes très simples: dans l'Ouest, un veau de bonne qualité d'une valeur de cinq dollars à la naissance, pouvait être brouté dans des pâturages qui ne coûtaient pratiquement rien et être revendu trois ou quatre ans plus tard sur les marchés de l'Est à quarante ou soixante dollars. Les journaux populaires et les revues financières ne tardèrent pas à publier les rapports des profits, variant entre 30 et 100 pour cent par année, réalisés par les ranchs de l'Ouest. En 1879, on connaissait déjà la grande vogue de l'élevage des bovins, la «ruée vers le boeuf». Il se produisit en même temps au Canada une «fièvre du ranch», les capitalistes canadiens ayant découvert, comme l'avaient déjà prouvé les petits éleveurs que des pâturages comparables à ceux des États-Unis existaient dans leur propre pays. La presse nationale s'unit à celle des États-Unis et de la Grande-Bretagne pour proclamer le nouvel Eldorado, tandis qu'à Ottawa une multitude de compagnies d'élevage nouvellement établies se livrèrent à des manigances politiques dans le but d'obtenir les meilleures terres de l'Ouest. Avant de placer leurs capitaux dans des ranchs de l'Ouest, les investisseurs canadiens inquiets exercèrent des pressions auprès du gouvernement pour qu'il établisse un régime foncier officiel. Le système américain des «droits de pâturage naturel», sorte de privilège de premier occupant reconnu par la coutume et en vertu duquel l'éleveur dont le troupeau broutait dans un pâturage vierge acquérait sur ce territoire une sorte de droit péremptoire mais extralégal, constituait un arrangement beaucoup trop fragile aux yeux des investisseurs canadiens éventuels. Un vaste régime de propriétés tenues à bail viendrait cependant apaiser leurs craintes. Cette solution était le fruit des pourparlers engagés entre John A. Macdonald, à la fois premier ministre et ministre de l'Intérieur, et le sénateur Matthew H. Cochrane, qui était probablement l'éleveur le plus important du pays à l'époque et à l'exemple de qui diverses compagnies d'élevage mises sur pied précipitamment venaient tour à tour présenter leurs instances au gouvernement. Aux termes des concessions présentées en décembre 1881, les pâturages d'une étendue maximale de 100,000 acres seraient loués pour 21 ans au prix de dix dollars pour 1,000 acres, soit un cent par acre et par année. À la lumière des événements qui suivirent, il semble que l'aspect le plus important de cette nouvelle politique ait été la clause accordant exclusivement au concessionnaire le droit d'entrer immédiatement en possession d'un homestead. Le système des concessions fut la base sur laquelle s'édifia un empire de l'élevage au Canada et, en conséquence, les pâturages du pays ne furent pas exploités de la même façon qu'aux États-Unis. En donnant à bail les terres de l'État plutôt que d'en autoriser l'usage à titre de pâturage commun, le gouvernement canadien contrôla de plus près l'affectation des terres; d'autre part, l'attribution de titres légaux de propriété contribua à éviter les querelles qui opposaient parfois certains ranchers de l'Ouest américain relativement aux droits de pâture sur un territoire donné. En outre, ce système découragea les colons éventuels. Ceux qui osaient s'établir sur les grandes concessions ne pouvaient y rester que dans la mesure où les propriétaires les toléraient, et on vit souvent l'éleveur et ses vachers ou la police les renvoyer sans préavis. Même si le système des concessions remédia à certains inconvénients flagrants du mode d'exploitation américain et même s'il présenta de grands avantages aux points de vue économique et juridique, il engendra, néanmoins, entre fermiers et éleveurs des conflits qui accablèrent les autorités fédérales au cours des trois prochaines décennies. La politique des concessions adoptée par le gouvernement en 1881 marqua le début de l'ère des compagnies d'élevage ou, selon certains, l'age d'or de l'élevage pionnier. Bon nombre des entreprises d'élevage purement spéculatrices furent éliminées par la vive concurrence qu'elles se livrèrent pour l'occupation des terres, de sorte que le pays de l'élevage était dominé aux environs de 1884 par une douzaine de grandes compagnies dont certaines possédaient des terres s'étendant sur des centaines de milliers d'acres. Leurs listes d'administrateurs ressemblent à un annuaire des notabilités du monde canadien des affaires de l'époque et ces relations étroites avec la métropole permirent aux éleveurs de se faire entendre avec force, et souvent même avec considération, sur la scène politique. L'hégémonie régionale exercée par les grands exploitants jusqu'au milieu des années 1890 devait beaucoup à la nature de ces relations extra-régionales. Elles venaient s'ajouter aux pouvoirs qu'ils exerçaient sur l'industrie locale par l'entremise des associations d'éleveurs de bovins. Le bétail errait librement et généralement sans surveillance dans les pâturages ouverts et, comme il représentait la quasi-totalité de l'actif du rancher, celui-ci se préoccupait avant tout de protéger ses animaux qui erraient sur un vaste territoire. À cette fin, les éleveurs élaboraient et mettaient en vigueur des règlements locaux relativement au marquage au fer rouge, au mode et aux périodes du roundup, à la surveillance des taureaux du pâturage et au droit de propriété des bêtes non marquées ou mavericks, comme les appelaient les bouviers. Le contrôle qu'ils exerçaient sur les associations d'éleveurs de bovins permit aux grands propriétaires de ranchs de dicter le mode d'exploitation de l'industrie dans leurs régions respectives, et leur conféra en même temps une position avantageuse sur la scène politique, d'où ils pouvaient se prétendre les représentants légitimes et officiels de cette industrie face au monde extérieur. La différence fondamentale entre l'éleveur et les cultivateurs avoisinants se traduisait dans l'orientation fondamentale de leurs associations respectives. Contrairement au fermier de l'Ouest, l'éleveur ne cherchait pas à encourager les efforts coopératifs pour pallier aux besoins résultant de l'isolement, tels les routes, les écoles, les services sociaux et l'accroissement des valeurs foncières. S'il s'organisa, ce fut plutôt pour un motif contraire: la crainte de ne plus être isolé. À cet égard, le mode de regroupement des éleveurs de l'Ouest est unique. La colonisation constituait une menace pour leur domaine et leurs plus grandes chances de succès résidaient dans l'isolement le plus complet. La force omniprésente de la «ligue des éleveurs» se manifestait de diverses façons: par la possibilité de faire adopter les lois de mise en quarantaine désirées, de limiter les importations de bétail, d'obtenir des patrouilles policières plus nombreuses et d'expulser de leur région les «odieux» bergers dont les troupeaux détruisaient les pâturages. Le souci principal des ranchers demeurait cependant le homesteader ou le sodbuster, selon l'expression peu charitable des bouviers; ils durent mobiliser contre lui tous leurs efforts. Les homesteaders commencèrent à arriver en grands nombres vers 1885. Ils trouvèrent une région rurale peu peuplée, mais dont la majeure partie des bonnes terres étaient fermées à la colonisation. Devant une telle situation, la plupart des colons éventuels poussèrent leur migration jusqu'au nord de Calgary, là où les terres étaient mieux arrosées. Un petit nombre d'entre eux, sans aucun doute conscients de la rentabilité de l'élevage de bovins et probablement désireux de s'y adonner eux-mêmes à petite échelle s'établirent comme squatters sur les grandes concessions. De leur côté, les bouviers ne voyaient pas d'un bon oeil les clôtures barbelées et les sillons de labour des fermiers empiétant sur leurs concessions; ils savaient également que si quelques squatters étaient autorisés à s'établir, d'autres viendraient bientôt se joindre à eux. Ils se figèrent par conséquent dans une attitude d'hostilité ouverte, et tentèrent par tous les moyens de faire expulser sommairement les squatters dès que ceux-ci s'installaient chez eux. Cette rivalité opposant les ranchers aux colons éventuels atteignit un point culminant en 1885. En effet, au printemps de cette année-là, un groupe de colons harcelés, réunis dans une ferme située juste au sud de Calgary, menaça de se joindre à la révolte des Indiens et des Métis si le gouvernement n'ouvrait pas à la culture une partie des terres du voisinage. Sam Livingston, qui présidait l'assemblée, fit remarquer qu'entre «les réserves du gouvernement, les propriétés tenues à bail, les zones scolaires et les terres de la compagnie de la Baie d'Hudson, il était impossible pour un colon de trouver un endroit où s'établir» et que si jamais il s'établissait quand même, il pouvait être certain «d'être poursuivi, que ce soit par la police, les agents fonciers ou quelque autre représentant du gouvernement.» Selon Livingston, la situation ne permettait aucune autre solution que le recours aux armes. Plutôt que d'être chassé comme l'avaient été 40 ou 50 colons qu'il disait connaître personnellement, il proclama sa détermination de faire valoir ses revendications avec sa Winchester. Aussi en 1886, le gouvernement fédéral et les éleveurs prirent conscience que, face aux revendications populaires de plus en plus pressantes, il était nécessaire de réadapter le régime des concessions. Par conséquent, le ministère de l'Intérieur révoqua un certain nombre de concessions spéculatives inexploitées dans la région de Calgary et annonça que les concessions accordées dorénavant ne contiendraient plus la clause impopulaire d'interdiction à la colonisation. Les éleveurs acceptèrent ce changement, mais ils obtenaient du gouvernement l'assurance que celui-ci établirait un régime public de droits de prise d'eau où la colonisation serait restreinte. Faute de pouvoir diriger l'exploitation des pâturages au moyen de concessions exclusives, les bouviers étaient conscients qu'ils pouvaient arriver aux mêmes fins, peut-être plus facilement encore, en se rendant maîtres des sources, des ruisseaux et des rivières de la région. Cependant, la nouvelle politique d'octroi des concessions adoptée par le gouvernement et la révocation de certaines concessions spéculatives ne calma les colons canadiens que temporairement. Au cours des cinq années qui suivirent, la vallée de la Bow était dans un état d'agitation perpétuelle, tandis que le ministère de l'Intérieur reçut des groupes rivaux pétitions, menaces et contre-menaces. Simultanément, les grandes compagnies qui exploitaient des ranchs plus au sud continuaient d'exercer une surveillance très rigoureuse sur leurs concessions. Une compagnie anglaise en particulier, la Walrond, employa des moyens particulièrement rigoureux contre les colons éventuels; or, en 1892, un incendie criminel éclata au ranch Walrond et l'affaire alla jusqu'au Parlement. L'incident qui avait mis le feu aux poudres et à la suite duquel les colons et les compagnies d'éleveurs seraient à couteaux tirés semble avoir été l'expulsion de plusieurs squatters au coeur de l'hiver. Le directeur du ranch Walrond avertit que ses hommes empêcheraient toute violation de propriété et prédit une rixe imminente avec les squatters à moins que le gouvernement ne soutienne fermement les droits légaux des ranchers. Les squatters adoptèrent une attitude tout aussi ferme. Le colonel S.B. Steele, surintendant de la gendarmerie, fit part à son supérieur de l'état précaire de la situation; il était d'avis que toute nouvelle expulsion serait suivie de représailles additionnelles. Le gouvernement fédéral se trouvait alors dans un dilemme. Appuyé par l'opposition parlementaire, le public était manifestement hostile aux éleveurs. Par contre, les conservateurs au pouvoir ne voulaient pas s'opposer à un groupe aussi fortement représenté dans leurs rangs. Or, comme le public élevait des critiques de plus en plus virulentes et que le gouvernement était à plusieurs reprises sommé d'expliquer pourquoi il semblait négliger son engagement de longue date pour la colonisation de l'Ouest, il devint de plus en plus avantageux du point de vue politique d'en arriver à un compromis avec les intérêts des ranchers. C'est ainsi qu'après une assemblée tenue avec le ministre de l'Intérieur en 1892, la délégation des ranchers se vit contrainte d'accepter un avis de quatre ans portant l'annulation de toutes les anciennes concessions exclusives. Entre temps, les concessionnaires étaient libres d'acheter un dixième de leur concession, au prix de $1.25 l'acre. Cependant, le point important de l'entente était la promesse verbale d'établir de grandes réserves d'eau pour l'abreuvage du bétail, comme ce fut le cas en 1886 lorsque le gouvernement avait négocié avec les bouviers les modifications du régime des concessions. Encore une fois, les ranchers pouvaient compter sur l'appui d'éminents techniciens du ministère de l'Intérieur convaincus que la région du Sud-Ouest était surtout propice au pâturage et que, pour assurer une bonne utilisation du sol, il y avait lieu d'adopter des lois, non pour encourager les cultivateurs éventuels, mais plutôt pour réglementer et soutenir l'industrie existante des ranchs. En interdisant aux colons l'accès aux terres bordant les rivières grâce à un régime de droits de prise d'eau, on assurait à tous les éleveurs, petits ou grands, l'exclusivité de ce territoire. L'année 1896 marque en quelque sorte un tournant dans l'histoire du pays de l'élevage. Non seulement le régime des concessions sur lequel l'empire des éleveurs reposait depuis une quinzaine d'années est aboli, mais le parti politique que les éleveurs considéraient depuis toujours comme celui des fermiers accède au pouvoir à Ottawa. Conséquemment, l'influence politique des ranchers s'atténua sans cesse au cours de la décennie suivante. Même si Clifford Sifton, premier Libéral à devenir ministre de l'Intérieur, était prêt à considérer le Sud-Ouest comme particulièrement propice au pâturage, donc, à maintenir le régime des droits de prise d'eau, bon nombre des immigrants américains attirés vers le Nord-Ouest par la campagne d'immigration lancée par son ministère furent impressionnés par la zone de pâturage qu'ils traversèrent en cours de route et décidèrent de s'y établir. Frank Oliver, député libéral d'Edmonton et rédacteur en chef du Bulletin, journal de cette ville, succéda à Sifton en 1905. Opposé depuis longtemps aux intérêts des ranchers de la partie méridionale de sa nouvelle province, il résolut dès son entrée en fonction, d'appuyer les squatters qui demandaient son aide depuis dix ans. Oliver se fit le porte-parole de ceux qui souhaitaient voir l'Ouest se développer dans le sens d'une agriculture mixte produisant à la fois du grain et du bétail, tout en attirant une population nombreuse et indépendante qui serait le ferment d'une nation dynamique et féconde. Pour ouvrir le Sud à la colonisation, Oliver commença, quelques mois à peine après son entrée en fonction, par mettre aux enchères les réserves d'eau de la région. Les éleveurs étaient restés dans l'ombre, quelques années avant même que le gouvernement ne se retourne franchement contre eux. Vers 1900, un nouveau facteur allait cependant intensifier la lutte dans la région; en effet, l'arrivée massive de fermiers pratiquant la culture sèche élargit le territoire pour lequel le rancher et le fermier se battaient déjà depuis quelques années; ce territoire, jusque la limité aux vallées des rivières et des ruisseaux, comprenait désormais les plaines qui s'étendaient au-delà. Pendant dix ans, les éléments eux-mêmes contribuèrent à alimenter l'optimisme des partisans de la culture sèche. Alors que les précipitations enregistrées entre 1885 et 1895 à Calgary et à Medicine Hat, les deux établissements situés aux extrémités de l'hypoténuse du triangle formé par le territoire des ranchs s'élevaient très rarement à plus de dix pouces par année, la moyenne pour l'ensemble de la région ne descendit jamais à moins de quinze pouces par année entre 1896 et 1903. Les mises en garde des habitants installés dans la région depuis une vingtaine d'années, en majeure partie des bouviers, étaient considérées comme les éléments d'une propagande dirigée contre la colonisation par les groupements réactionnaires. La presse colonisatrice présentait la société des ranchers comme un mouvement terrien réactionnaire opposé à la colonisation et au «progrès» et, dans l'ensemble, ces derniers étaient incapables de se défaire de cette réputation. Les fermiers incarnaient par contre une mentalité beaucoup plus en harmonie avec l'enthousiasme et l'esprit national qui animait le pays pendant la première décennie du XXe siècle. Certains hommes politiques qui ne prenaient pas la peine de se renseigner et d'apprendre que les régions des prairies ne ressemblaient pas toutes aux campagnes de l'Ontario, du Manitoba ou de la vallée de la Qu'Appelle croyaient encore à la tradition des petites fermes pour colons pauvres. Avec le temps, on finit par confondre progrès et colonisation. Dans cette atmosphère, les éleveurs de bovins qui prêchaient en faveur d'une colonisation restreinte ou qui prédisaient la sécheresse et le désastre se heurtaient au sentiment national et recevaient par conséquent peu d'attention du public, et encore moins de compréhension. Les sombres prédictions des ranchers finirent cependant par se réaliser, comme en témoignent les agriculteurs qui quittèrent leurs fermes à la suite des sécheresses qui sévirent au début des années vingt et au cours des années trente. Ironie du sort, ce fut cependant les domaines des éleveurs qui furent les plus affectés par les fléaux naturels. L'hiver 1906-1907 fut le pire qu'avaient connu les terres d'élevage. Cet hiver, qui semblait ne jamais vouloir prendre fin, commença au cours de la troisième semaine de novembre par une violente tempête de neige et, dès le 8 décembre, la température descendit à -23C et -45C, et s'y maintenue presque constamment pendant les deux mois qui suivirent, l'indispensable chinook ne s'étant pas levé. Les troupeaux du nord descendirent vers le sud par milliers, et les bêtes qui ne moururent pas au pied des clôtures se rassemblèrent dans les vallées abritées. Beaucoup de grands ranchs accusèrent des pertes de milliers d'animaux. Le ranch Two Bar situé près de Gleichen, par exemple, aurait perdu 11,000 têtes sur un troupeau de 13,000. Cette calamité donna le coup de grâce aux grands ranchers et aux grandes compagnies d'élevage. Pour reprendre l'expression de Wallace Stegner, le «printemps de la charogne» marqua la fin d'une époque dans l'histoire des pâturages canadiens.