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Text File  |  1996-08-11  |  23KB  |  65 lines

  1. L'ARGENT DE TROC DANS LA CULTURE INDIENNE 
  2.  
  3. N. Jaye Goossen 
  4.  
  5. La traite des fourrures en tant qu'├⌐change culturel 
  6.  
  7.      Ce fut d'abord pour se manifester r├⌐ciproquement leurs bonnes intentions que les Indiens d'Am├⌐rique du Nord et les Europ├⌐ens, ├á l'occasion de leurs premi├¿res rencontres, ├⌐chang├¿rent des peaux de castor contre des bijoux, des miroirs et des v├¬tements. Mais la mode du castor se r├⌐pandant rapidement en Europe, et les articles europ├⌐ens venant ├⌐tancher des besoins ressentis comme tels par les Indiens, ces ├⌐changes se multipli├¿rent et adopt├¿rent des formes de plus en plus complexes. La traite de la fourrure, qui devait prendre ult├⌐rieurement des proportions consid├⌐rables, ├⌐tait donc contenue en germe dans les tout premiers contacts; elle ├⌐tait appel├⌐e ├á modifier de fa├ºon majeure le mode de vie des habitants de l'Am├⌐rique du Nord. Le d├⌐veloppement de ce commerce entra├«na les marchands au coeur du continent, ouvrant ainsi les grandes voies de transport et de communication sur lesquelles devaient s'├⌐lancer plus tard les colons. D├¿s l'instant o├╣ la traite des fourrures introduisit ainsi la technologie et les articles de l'Occident dans les cultures autochtones d'Am├⌐rique du Nord, il devenait in├⌐vitable que le genre de vie des Indiens subisse de profondes modifications.
  8.  
  9.      La traite de la fourrure donna lieu ├á un ├⌐change culturel fort complexe, dans lequel les Indiens tinrent un r├┤le aussi important que leurs partenaires europ├⌐ens. Avant m├¬me l'arriv├⌐e de ceux-ci, les Indiens ├⌐changeaient d├⌐j├á entre eux des fourrures ainsi que d'autres objets. Du XVIe au XVIIIe si├¿cle, le don ├⌐tait consid├⌐r├⌐ par plusieurs groupes autochtones comme un ├⌐l├⌐ment majeur des relations sociales et politiques. Les chefs remettaient parfois des cadeaux ├á leurs peuples. On en donnait ├⌐galement aux parents dont les enfants venaient de se faire attribuer un nom. Mariages et d├⌐c├¿s s'accompagnaient aussi de dons. Dans ces diverses circonstances, on consid├⌐rait l'objet donn├⌐ plus ├⌐loquent que ne l'auraient ├⌐t├⌐ des mots. Ce ph├⌐nom├¿ne prenait beaucoup d'importance dans les relations inter-tribales ou encore inter-conf├⌐d├⌐rations; c'est par des ├⌐changes de ceintures wampum, de peaux de castor ou de calumets de paix que les guerres ├⌐taient d├⌐clar├⌐es, les tr├¬ves demand├⌐es, les trait├⌐s de paix accept├⌐s et les alliances consolid├⌐es. ├Ç eux seuls, les mots ne suffisaient pas ├á enterrer la hache de guerre.
  10.  
  11.      Les Europ├⌐ens ne tard├¿rent pas ├á tirer profit de cette coutume. Des ├⌐changes de castor et de wampum permirent aux Anglais et aux Fran├ºais de s'allier respectivement aux Iroquois et aux Hurons. D'apr├¿s des t├⌐moignages anglais et iroquois, leur alliance ├⌐tait symbolis├⌐e par une cha├«ne d'argent reliant un navire anglais ├á l'arbre de paix des Iroquois. L'argent avait ├⌐t├⌐ retenu parce que, contrairement au fer, il ne se d├⌐t├⌐riore pas. Cette "cha├«ne d'alliance," comme on l'appelait alors, ├⌐tait polie ├á chaque ann├⌐e, et l'alliance elle-m├¬me renouvel├⌐e p├⌐riodiquement par des ├⌐changes de cadeaux entre les deux partenaires.
  12.  
  13.      De c├⌐r├⌐monial diplomatique qu'il ├⌐tait au d├⌐but, cet ├⌐change de dons devint peu ├á peu une v├⌐ritable entreprise ├⌐conomique. ├Ç travers cette transformation, il prit des formes redevables aussi bien aux Indiens qu'aux Europ├⌐ens. Bien que ces derniers ne les aient pas toujours tr├¿s bien ├⌐valu├⌐es, les aspirations indiennes eurent un impact certain sur la nature des articles qu'on leur offrit en ├⌐change de la fourrure. Le succ├¿s d'un traiteur reposait le plus souvent sur la connaissance qu'il pouvait avoir des besoins et des go├╗ts sp├⌐cifiques des gens vivant sur son territoire; il avait tout int├⌐r├¬t ├á s'y conformer pour assurer une paix durable et, partant, la p├⌐rennit├⌐ de ses succ├¿s commerciaux. Mais la recherche du profit imposait ├⌐galement un certain nombre de contraintes ├á ce commerce avec les Indiens. Ainsi les compagnies ├⌐vitaient d'offrir ├á ceux-ci des quantit├⌐s consid├⌐rables d'articles de valeur. La m├¬me restriction touchait les objets trop gros, en raison des ├⌐normes distances ├á parcourir sur les rivi├¿res et sur la mer, pour rejoindre les march├⌐s europ├⌐ens. C'est pourquoi les babioles s'av├⌐r├¿rent les articles les plus ├⌐conomiques, tant par rapport ├á leur valeur intrins├¿que que pour les co├╗ts de transport.
  14.  
  15.      Durant plus de trois si├¿cles de traite de la fourrure, une grande vari├⌐t├⌐ d'articles sont venus satisfaire aux exigences de chacun des partenaires, tout en modifiant consid├⌐rablement le mode de vie de l'Indien. Ce dernier d├⌐veloppa un grand int├⌐r├¬t pour des denr├⌐es alimentaires nouvelles, comme le sucre, le th├⌐ et la farine. Il en fut de m├¬me pour divers articles domestiques: bouilloires de cuivre, pots de fer, cuill├¿res, ciseaux, couteaux et aiguilles. Nouvelles armes et outils nouveaux (fusils, haches, hame├ºons et pi├¿ges) augment├¿rent le nombre de prises de chaque chasseur. Mais les effets destructeurs des conflits inter-tribaux furent ├⌐galement d├⌐cupl├⌐s par l'introduction du fusil et, pour ce qui est des Indiens des Plaines, du cheval. Les perles de verres, les clochettes ainsi que diverses breloques en m├⌐tal enrichirent les parures traditionnelles. Il est jusqu'aux habitudes vestimentaires indiennes qui subirent l'influence du costume europ├⌐en. La traite de la fourrure ne fut donc en aucun cas une activit├⌐ ├á sens unique; les Indiens y jou├¿rent un grand r├┤le. Leurs exigences pr├⌐sid├¿rent, dans une certaine mesure, au choix des articles offerts par les Europ├⌐ens avides de fourrure. Tr├¿s souvent, ils transform├¿rent ces articles occidentaux en vue de leur conf├⌐rer un usage jusque-l├á in├⌐dit, leur attachant m├¬me parfois une valeur symbolique que n'auraient pu soup├ºonner leurs usagers d'Europe. C'est ainsi que des ustensiles de cuisine devinrent des ├⌐l├⌐ments d├⌐coratifs. On voit donc comment des objets de fabrication occidentale acquirent, ├á travers de tels ├⌐changes trans-culturels, des caract├⌐ristiques authentiquement indiennes.
  16.  
  17.      Rien de tel que l'argent de troc, pour illustrer cet entrelacement d'influences europ├⌐ennes et indiennes sur le destin des objets ├⌐chang├⌐s. Les bijoux d'argent ├⌐taient inconnus des Indiens dits de la for├¬t avant l'arriv├⌐e des Blancs; ils le virent pour la premi├¿re fois entre les mains de ceux venus leur en offrir pour marquer leurs intentions pacifiques. Ces bijoux rev├¬tirent une grande valeur commerciale aux XVIIIe et XIXe si├¿cles. Fabriqu├⌐s alors sp├⌐cialement en vue du commerce de la fourrure, ils ├⌐taient d├⌐cor├⌐s de motifs d'inspiration vraisemblablement autochtone, prenant m├¬me parfois la forme d'articles d├⌐coratifs non-m├⌐talliques que les Indiens produisaient d├⌐j├á avant l'arriv├⌐e des Blancs en Am├⌐rique (bandes port├⌐es aux jambes et aux bras). Plusieurs Indiens se mirent ├á consid├⌐rer de tels ornements en argent comme des biens de prestige. Ils les comptaient ainsi au nombre de leurs possessions les plus pr├⌐cieuses, et se faisaient fort de les porter sur eux lors des grandes occasions, voire m├¬me de leur reconna├«tre une certaine valeur rituelle. Quelques-uns en vinrent m├¬me ├á fa├ºonner leurs propres bijoux, donnant ainsi naissance ├á une orf├¿vrerie dont on ne peut dire qu'elle soit ni purement autochtone, ni purement europ├⌐enne.
  18.  
  19. Origine du troc de l'argent 
  20.  
  21.      Le plus ancien rapport relatant l'usage de ce m├⌐tal pr├⌐cieux, dans les relations entre Blancs et Indiens en Am├⌐rique du Nord, remonte ├á 1661. La colonie de Virginie avait alors offert des m├⌐dailles d'argent ├á des Indiens dits "amicaux." Tout au long des XVIIe et XVIIIe si├¿cles, des m├⌐dailles portant l'effigie des rois Louis XIV et Louis XV de France furent donn├⌐es aux alli├⌐s indiens de l'empire fran├ºais, tandis que des m├⌐dailles portant le sceau des monarques britanniques se retrouv├¿rent pendues au cou de chefs d'autres tribus, en particulier ceux des Iroquois. Les Indiens saisirent peut-├¬tre la valeur symbolique r├⌐serv├⌐e ├á ces m├⌐dailles par ceux qui les leur offraient ainsi; il est toutefois possible que d'autres motifs aient pr├⌐sid├⌐ ├á leur grand empressement ├á les accepter. Quoiqu'il en soit, l'usage consistant ├á honorer ainsi les chefs des tribus amies se r├⌐pandit tr├¿s rapidement.
  22.  
  23.      Dans l'├⌐tat actuel des connaissances, la plus ancienne de ces m├⌐dailles sp├⌐ciales fut ├⌐mise en Virginie en l'an 1670; elle avait pour but de permettre l'identification des Indiens alli├⌐s qui avaient acc├¿s aux divers villages coloniaux. On produisit assez t├┤t de telles m├⌐dailles en Europe et en Am├⌐rique; tr├¿s peu cependant, sinon aucune, furent fabriqu├⌐es au Canada. Les m├⌐dailles de fabrication britannique ├⌐taient de dimensions vari├⌐es, les plus grandes revenant aux chefs les plus importants, les plus petites ├⌐tant destin├⌐es aux personnes de rang inf├⌐rieur. Parall├¿lement ├á la d├⌐t├⌐rioration des relations franco-anglaises en Am├⌐rique du Nord, la valeur strat├⌐gique de ces alliances entre Indiens et Europ├⌐ens prenait de plus en plus d'importance. Les chefs de guerre indiens se virent alors offrir des gorgerins d'argent, vestiges d├⌐coratifs des anciennes armures, port├⌐s par les officiers venus d'Europe. Grav├⌐s aux armoiries du roi, ces gorgerins ├⌐taient consid├⌐r├⌐s par les Indiens comme des signes de prestige et de rang ├⌐lev├⌐. Le titre de "capitaine ├á gorgerin" de l'arm├⌐e britannique fut conf├⌐r├⌐ ├á des chefs indiens, au XVIIIe si├¿cle, par les Anglais. C'est ainsi que le capitaine Joseph Brant (Thayendanega), qui donna son nom ├á la ville ontarienne de Brantford, fut d├⌐cor├⌐ par le roi George III pour ses initiatives militaires en faveur de la couronne, durant la r├⌐volution am├⌐ricaine.
  24.  
  25.      Il y eut occasionnellement des pr├⌐sentations tout ├á fait particuli├¿res d'objets d'argent. C'est ainsi que, en 1710, quatre chefs indiens furent pr├⌐sent├⌐s ├á la cour d'Angleterre; John, Nicholas, King Hendrick et Brant re├ºurent, des mains de la reine Anne elle-m├¬me, un ensemble en argent pour la communion. Ils le d├⌐pos├¿rent ├á leur retour en Am├⌐rique dans la chapelle d├⌐di├⌐e ├á Sa Majest├⌐, qui se trouve chez les Mohawks de Fort Hunter. Quand les Iroquois rest├⌐s fid├¿les ├á la couronne anglaise quitt├¿rent l'├⌐tat de New York, suite ├á la r├⌐volution am├⌐ricaine, ce tr├⌐sor en argent fut transport├⌐ au Canada et r├⌐parti entre le groupe ayant d├⌐cid├⌐ de s'installer ├á Brantford et celui ayant ├⌐lu r├⌐sidence ├á la baie de Quinte. Encore en usage dans les c├⌐r├⌐monies religieuses, ces pi├¿ces devinrent en ces lieux le t├⌐moignage concret de la loyaut├⌐ tenace des Mohawks envers la couronne d'Angleterre.
  26.  
  27.      ├ëgalement pour cr├⌐er et consolider leurs alliances avec les tribus indiennes, les autorit├⌐s coloniales distribu├¿rent bon nombre de petits objets d'argent: broches, boucles d'oreilles, pendentifs port├⌐s au nez, bracelets, croix, bagues et gorgerins circulaires ou de forme lunaire. De telles babioles reproduisaient le plus souvent des objets d├⌐coratifs d'inspiration indienne. Les gorgerins circulaires, par exemple, n'existaient pas en Europe; ils furent con├ºus pour imiter ces coquillages en forme de lune que les Indiens arboraient sur la poitrine. Les boucles d'oreille et les pendentifs naseaux jusque-l├á taill├⌐s ├á m├¬me des coquillages, les bandeaux de t├¬te, de bras et de jambes faits jadis en cuir et en laine par les Indiens, tous ces objets furent d├¿s lors fabriqu├⌐s en argent. Les croix, cependant, ├⌐taient nettement d'origine europ├⌐enne.
  28.  
  29. Production et distribution de l'argent de troc 
  30.  
  31.      D├¿s l'instant o├╣ les Europ├⌐ens mesur├¿rent l'immense popularit├⌐ de ce pr├⌐cieux m├⌐tal, ils se rendirent compte de sa pertinence ainsi que de sa valeur rituelle pour les activit├⌐s commerciales. C'est alors que s'intensifia la circulation de l'argent entre les diverses tribus indiennes. L'importation ne suffisait plus; les orf├¿vres du Nouveau Monde durent suppl├⌐er au manque d'articles en argent. D├¿s 1760, les artisans canadiens avaient ajout├⌐ ├á leur production ordinaire d'objets profanes et religieux, la fabrication d'articles en argent destin├⌐s ├á la traite des fourrures. Un trafiquant de D├⌐troit nomm├⌐ Duperon Baby ├⌐crivait, en 1759, a son fr├¿re Fran├ºois habitant alors Qu├⌐bec, lui demandant de faire une commande de bijoux d'argent pour son commerce de fourrure. C'est ├á Jonas Schindler, un orf├¿vre d'origine allemande bien connu ├á Qu├⌐bec, que fut transmise la commande de "cent paires de pendants d'oreille et de vingt-quatre boucles d'oreille." L'argent devait "├¬tre mince et bien poli, quoique encore susceptible d'├¬tre grav├⌐." Ce fut l├á le premier argent ├á ├¬tre effectivement troqu├⌐ contre des fourrures indiennes. L'expression "argent de troc" fut d├¿s lors utilis├⌐e, pour d├⌐signer toutes les parures d'argent indiennes de cette ├⌐poque.
  32.  
  33.      L'orf├¿vre canadien disposait de deux m├⌐thodes pour fabriquer ainsi des babioles destin├⌐es au troc, ├á partir des pi├¿ces de monnaie europ├⌐enne alors en usage au Canada. Il pouvait marteler les pi├¿ces en vue de leur donner la forme d'un disque mince. Mais il pouvait aussi les faire fondre, y ajouter du cuivre au besoin afin d'en augmenter la r├⌐sistance, et enfin les pilonner ou encore les presser pour obtenir des feuilles minces. C'est dans de telles feuilles qu'il taillait ensuite les gorgerins, les croix, les bandes, les bracelets, les perles et les haches, donnant ├á chaque pi├¿ce la forme souhait├⌐e et l'ornant de motifs grav├⌐s ou perfor├⌐s. Il lui arrivait exceptionnellement de mouler des petites figurines de castor, de loutre ou d'autres esp├¿ces animales. L'article termin├⌐ portait parfois le poin├ºon de son auteur, mais il n'y avait souvent aucune signature, l'orf├¿vre ayant tendance ├á d├⌐valoriser ce genre de production sp├⌐ciale.
  34.  
  35.      Entre 1760 et 1820, les babioles d'argent ├⌐taient tr├¿s r├⌐pandues dans certaines r├⌐gions du pays. Les commer├ºants de Montr├⌐al s'en approvisionnaient en Ontario, au Qu├⌐bec m├¬me et, occasionnellement, dans les Maritimes. Apr├¿s 1790, la Compagnie de la Baie d'Hudson re├ºut de Londres les articles d'argent qui lui ├⌐taient n├⌐cessaires dans certains de ses postes de traite. Les tribus suivantes re├ºurent fr├⌐quemment de l'argent, en ├⌐change de leurs fourrures:
  36.  
  37.      1.   les Indiens dits de la for├¬t dans la r├⌐gion des Grands Lacs: Hurons, Ojibwas, Algonquins, de m├¬me que les cinq nations formant la Ligue Iroquoise (Mohawk, Oneida, Onondaga, Cayuga et Seneca),
  38.  
  39.      2.   les Indiens de la c├┤te atlantique: Ab├⌐naquis, Mal├⌐cites et Micmacs,
  40.  
  41.      3.   les orf├¿vres iroquois et delaware port├¿rent leurs techniques jusqu'aux tribus algonquiennes vivant dans les plaines du centre de l'Am├⌐rique du Nord.
  42.  
  43.      On trouve encore aujourd'hui des gens qui pratiquent cette forme traditionnelle d'artisanat, notamment chez les Iroquois, les Cheyennes, les Pawnes et dans certains groupes de l'Oklahoma.
  44.  
  45. Usage et signification de l'argent de troc dans la culture mat├⌐rielle des Indiens 
  46.  
  47.      Il semble bien que les Indiens d'alors consid├⌐raient l'argent comme le symbole d'un rang social ├⌐lev├⌐; plus un chef en garnissait son costume c├⌐r├⌐moniel, plus son prestige s'en trouvait accru. Mais les chefs n'├⌐taient pas les seuls ├á s'en parer ainsi; de nombreuses autres personnes portaient elles aussi des ornements qui, tout en ├⌐tant d'argent, ├⌐taient cependant de confection plus sobre. Outre la simple broche circulaire connue sous le nom de "boucle de poitrine," des broches de dimension vari├⌐e avaient la forme d'un coeur soit simple soit double, de motifs g├⌐om├⌐triques ou encore ma├ºonniques, de motifs perfor├⌐s circulaires et complexes, d'├⌐toiles ├á pointes multiples, de carr├⌐s de conseil. On en portait parfois jusqu'├á des douzaines a la fois fix├⌐es non seulement aux v├¬tements de corps, mais ├⌐galement aux cheveux, ├á la coiffure, ├á la ceinture ou encore aux langes des enfants. ├Ç chaque oreille ├⌐taient ├⌐galement suspendus un grand nombre d'anneaux. Les Iroquois appr├⌐ciaient tout particuli├¿rement un certain type de pendentif long d'environ un pouce, fait d'une feuille d'argent enroul├⌐e sur elle-m├¬me en forme de c├┤ne; ils s'en accrochaient plusieurs a chaque oreille. Les Indiens dits de la for├¬t pr├⌐f├⌐raient au contraire, comme pendants d'oreille, des disques ajour├⌐s de motifs divers.
  48.  
  49.      Plusieurs formes de bandeaux ├⌐taient alors en vogue, les plus connus ├⌐tant port├⌐s aux bras, aux jambes, aux poignets et autour de la t├¬te. Les orf├¿vres produisaient ces bandeaux ├á partir de minces feuilles d'argent, dont la largeur variait entre 1 et 7 pouces. Ils ├⌐taient ensuite maintenus en place au moyen de lacets en cuir ou en fibre v├⌐g├⌐tale. Les Indiens aimaient aussi porter un ou deux bandeaux au milieu de la partie sup├⌐rieure du bras, au poignet, ├á la cheville ou encore au mollet. Les bandeaux de t├¬te ├⌐taient peut-├¬tre les moins r├⌐pandus et g├⌐n├⌐ralement les plus d├⌐cor├⌐s. Certains se pr├⌐sentaient sous la forme d'une couronne, d'autres tenaient plut├┤t lieu de rubans d├⌐coratifs sur les chapeaux d'homme de type europ├⌐en.
  50.  
  51.      Le plus ancien argent de troc s'est vraisemblablement pr├⌐sent├⌐ sous la forme de croix. Les premiers missionnaires fran├ºais en Am├⌐rique du Nord distribu├¿rent ├á leurs n├⌐ophytes des croix et des crucifix. La traite de la fourrure transforma ces objets de pi├⌐t├⌐ en articles de toute premi├¿re valeur pour les ├⌐changes commerciaux, les vidant en m├¬me temps de leur dimension religieuse. C'est tout particuli├¿rement la croix qui, gr├óce ├á sa valeur marchande, a beaucoup circul├⌐, et ce jusqu'au XIXe si├¿cle. On en a trouv├⌐ ├á une ou deux traverses, de dimension vari├⌐e et plus ou moins d├⌐cor├⌐es. Les Indiens les portaient soit en sautoir sur la poitrine, soit comme broche ou comme pendants d'oreille. Les berceaux, les sacs et les coiffures ├⌐taient ├⌐galement d├⌐cor├⌐s d'argent. On appr├⌐ciait beaucoup les colliers ├á grains d'argent. Des repr├⌐sentations zoomorphes ├⌐taient port├⌐es en sautoir ou encore comme broches. Les Indiens invent├¿rent ainsi plusieurs utilisations tr├¿s astucieuses de l'argent pour leur culture mat├⌐rielle.
  52.  
  53.      On ne sait rien de pr├⌐cis quant aux pr├⌐f├⌐rences des diverses tribus pour certains types de d├⌐corations d'argent. Les motifs qui y ├⌐taient grav├⌐s ou ajour├⌐s pourraient cependant permettre d'en d├⌐terminer les propri├⌐taires. Les premiers objets d'argent ├⌐taient ainsi souvent grav├⌐s; des efforts ├⌐vidents furent faits pour retenir l'attention des Indiens au moyen de sc├¿nes de leur vie courante, ou encore de sc├¿nes relatant leurs rencontres commerciales avec leurs partenaires blancs. Les repr├⌐sentations animales retrouv├⌐es sur les articles en argent tiennent tant├┤t de l'imagination, tant├┤t de la r├⌐alit├⌐ zoomorphique; elles ├⌐voquent ├á bien des ├⌐gards les embl├¿mes de plusieurs chefs, ou encore les totems des clans iroquois comme la tortue, l'ours et le loup. Les motifs floraux, les feuilles et branches d'arbres typiques des for├¬ts de l'est, constituaient autant de d├⌐corations hautement appr├⌐ci├⌐es.
  54.  
  55.      Nous ne savons pas encore tr├¿s bien comment des ornements d'argent fabriqu├⌐s par des artisans canadiens ou europ├⌐ens, en vinrent ├á porter des motifs typiquement autochtones. Les trafiquants auraient-ils servi d'interm├⌐diaires entre les artistes indiens qui les auraient trac├⌐s, et les artisans occidentaux qui les auraient simplement reproduits sur les objets? Il se pourrait aussi que ces motifs d├⌐coratifs aient ├⌐t├⌐ ajout├⌐s par les Indiens eux-m├¬mes, apr├¿s que les traiteurs leur eurent remis les articles en argent. Une des plus anciennes observations scientifiques relate que les Iroquois avaient commenc├⌐, d├¿s 1845, ├á travailler l'argent; ils auraient donc ├⌐t├⌐ en mesure de modifier les objets obtenus dans le cadre de leur commerce avec les Blancs.
  56.  
  57. L'orf├¿vrerie indienne 
  58.  
  59.      La mode europ├⌐enne du castor en perte de vitesse, la diminution croissante du castor lui-m├¬me dans les for├¬ts canadiennes, l'ouverture du Nord Ouest canadien au commerce de la fourrure, voil├á autant de facteurs responsables du d├⌐clin de la traite dans la partie orientale du Canada. La fusion des compagnies de la Baie d'Hudson et du Nord-Ouest, vers 1822, mettant un terme ├á une concurrence souvent violente, la valeur des objets offerts en ├⌐change de la fourrure connut une baisse impressionnante. L'argent disparut comme objet d'├⌐change dans la r├⌐gion des Grands Lacs et de l'Est canadien. Mais il avait eu le temps de s'int├⌐grer au costume des Indiens de l'Est, et ceux-ci poss├⌐daient d├⌐j├á les techniques occidentales de orf├¿vrerie. Dans son ouvrage League of the Ho-De-No Sau-Nee or Iroquois, Louis H. Morgan rapportait qu'on trouvait encore, en 1851, un orf├¿vre dans chaque village iroquois. C'est ├á partir de cette ├⌐poque que l'artisanat autochtone se mit ├á d├⌐cliner. Vers la fin du XIXe si├¿cle, il ne restait gu├¿re que quelques vieux artisans. Quand ils furent morts, soit vers le d├⌐but du XXe si├¿cle, cette pratique iroquoise sembla dispara├«tre. Les anciens ornements d'argent ├⌐taient encore port├⌐s lors des c├⌐r├⌐monies, mais toute fabrication avait cess├⌐. Les bijoux eux-m├¬mes se firent de plus en plus rares.
  60.  
  61.      Mais un orf├¿vre Onondaga de la R├⌐serve des Six Nations, M. Arthur Powless, fait revivre de nos jours cet artisanat autochtone. Apr├¿s s'├¬tre mis ├á l'├⌐tude des vieux motifs de l'├⌐poque de la traite des fourrures, il entreprit de fabriquer des broches et des pendentifs de type traditionnel. Ses m├⌐thodes empruntent ├⌐videmment beaucoup ├á la technologie moderne; le polissoir ├⌐lectrique a remplac├⌐ la peau de chamois et une drille ├⌐lectrique est employ├⌐e pour la premi├¿re taille des feuilles d'argent. Parmi les autres outils de M. Powless, on trouve une collection de limes et de ciseaux, un petit chalumeau pour souder, ainsi que divers produits chimiques pour la protection du m├⌐tal. Ses bijoux diff├¿rent de ceux du XVIIIe si├¿cle par la r├⌐gularit├⌐ de leur ├⌐paisseur, leur teneur en argent et le poin├ºon de l'artiste, une anguille.
  62.  
  63.      L'oeuvre de l'orf├¿vre iroquois contemporain t├⌐moigne ├á sa fa├ºon de l'extraordinaire f├⌐condit├⌐ des contacts culturels. Tandis que le m├⌐tal, les techniques et, en certains cas, les formes furent apport├⌐es par les Europ├⌐ens, c'est ├á une origine autochtone que renvoient les motifs, les utilisations et les significations de cet argent de troc. Chaque bande, chaque broche nous rappelle l'impact de la civilisation indienne tant sur le contenu que sur la forme de ce ph├⌐nom├¿ne qu'on appelle la traite des fourrures en Am├⌐rique du Nord.  
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  65.