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1995-04-11
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1,532 lines
:Eros Philia Agape
:
:
: L'AMOUR
: EROS - PHILIA - AGAPE
:
Notes d'après des conférences du père Marie-Dominique
Philippe, op.
Il s'agit d'une transcription quasi-littérale de cassettes
diffusée par Diakonia. La tournure des phrases est souvent
de style oral, mais je suis certain que vous réussirez tout de
même à en extraire le sens!
:
:
: 1. Panorama de l'amour dans la philosophie
: 1.1. Présentation
#111
Parler de l'amour de manière philosophique et théologique,
n'est pas l'expliquer d'une manière exhaustive: l'amour ne
peut que se vivre. C'est essayer de comprendre ce que
représente l'amour par rapport à notre vie humaine: c'est
la propre du philosophe, et du théologien avec son lien
avec Dieu.
Lorsque l'on regarde l'évolution progressive de la
philosophie, l'on voit à un moment donné apparaître comme un
oubli du thème de l'amour. Quand la philosophie devient
rationnelle, enfermée dans une explication logique des
choses, alors elle oublit l'amour: c'est sa propre
condamnation, car elle ne peut plus parler de l'essentiel.
Aristote, le fondateur de la logique, la définit comme un
instrument, un organum: si elle devient l'essentiel, alors une
philosophie rationnelle aboutit de fait à un non sens.
Quelquefois, on sort de cet enfermement, mais parfois aussi
pour perdre d'une manière différente la réalité de l'amour, les
vrais dimensions de la philosophie.
Essayons de réflechir sur ce sujet, dont nous avons tous
l'expérience. Quelquefois, nous ne voulons pas le regarder en
face, découvrir le véritable amour, qui, lui, n'a pas peur de la
lucidité: si l'amour n'est pas lucide, il peut alors nous
abaisser.
Mais l'amour est ce qu'il y a de plus grand dans l'homme, c'est
ce qui lui permet d'aller le plus loin; lorsque l'amour se
dégrade, c'est aussi ce qu'il y a de plus terrible: il devient
alors un poids, un obstacle.
Toutefois, "pundus amor" dit Saint Augustin, mais avec un sens
différent que le mot poids: il s'agit ici de la gravité de
l'homme, au sens fort, ce qui permet à l'homme d'être fixé sur ce
qui lui est essentiel, qui lui permet d'être parfaitement
lui-même, d'arriver à la plénitude.
Ce sujet n'est jamais décevant: comme il intéresse tout le
monde, il n'est jamais épuisé... Les questions se posent
surtout lorsqu'on y est directement engagé.
Il me semble intéressant de commencer par parcourir l'histoire
de la philosophie, sans oublier d'évoquer la théologie, puisqu'à
une certaine époque l'une et l'autre étaient très liées.
: 1.2. Chez les grecs
#112
Mais il faudrait avoir dans la tête toute l'histoire de la
philosophie ! Il ne saurait être question içi de tout énoncer
précisément... Nous allons toutefois essayer de voir comment la
grande montée philosophique est ponctuée par des conceptions de
l'amour:
grecs: le problème de l'amour permet d'aller plus loin
vision "idéale" de l'amour chez Platon
théologie: le MYSTERE de l'amour va permettre de clarifier la
Foi, unique source de la théologie
philosophie: chute de l'amour au plan philosophique
aujourd'hui: remontée de l'amour
néo-platonisme, commentateurs de Platon
/
/"nirvana": amour perdu dans l'absolu, le bien
/
Plotin: amour contemplatif = silence mystique
/
Epicure, le plaisir esthétique, arrêt
Aristote, "Philia", amour d'amitié
Platon, philosophie commandée par l'amour - "Eros"
/
/dualisme amour d'amitié - haine, forces du monde
/
Pythagore, attitude religio-philosophique de l'amour
Parménide, Enée: "tumos", élan vital
/
/élan, désir d'amour
/élan mystique, élan de l'intelligence
/
grecs
On peut aussi noter quelques influences des philosophies de
l'Inde, pour Platon et Plotin.
: 1.3. La théologie et la philosophie chrétiennes
#113
Pour les philosophes chrétiens, pour les théologiens des
premiers siècles, l'amour devient quelque chose de primordial,
puisque la grande révélation chrétienne se termine par la
révélation johanique (de l'évangile de Saint Jean), dont la
théologie, pourtant pétrie de philosophie grecque, possède le
sens le plus profond de Dieu - amour. Cela n'avait pas été dit
chez les grecs, qui se représentaient plutôt Dieu comme un idéal
d'unité, de vérité ou de bonté, un principe unique au delà des
mythologies.
Mais dire que Dieu est l'amour, c'est un changement de
perspective: on regarde le mystère de Dieu en lui-même, le "jeu
divin", Dieu qui nous révèle son amour pour lui-même et pour
nous, son amour qui est sa Vie, sa contemplation. Lumière et
amour en Dieu ne font qu'un: nous devons être, si nous sommes
liés à Dieu, des fils de lumière et des enfants de l'amour. Nous
devons vivre de plus en plus de ce lien qui se fait en Dieu.
La révélation chrétienne nous fait comprendre que tout se
ramène à l'"agape", c'est-à-dire à la charité, à l'amour.
agape -> caritas -> charité, dont le sens a diminué aujourd'hui
\
source de tout amour humain, amour divin
Tous les pères de l'Eglise et tous les théologiens ont toujours
compris que ce qui caractérise la théologie chrétienne, c'est ce
prima de l'amour, affirmé de façon beaucoup plus forte que chez
les philosophes grecs.
La théologie chrétienne lie le mystère de l'amour, mystère
propre à Dieu, au mystère de fécondité divine. Ce n'est pas
n'importe quel amour, c'est une source jaillissante, comme s'il
n'y avait pas de limite: l'amour en Dieu est infini, et tout ce
que Dieu touche, atteint, est absorbé par son amour, semblable au
feu.
Mais ce qu'il y a de plus grand dans les études des
théologiens, c'est de regarder ce mystère de l'amour tel qu'il
est en Dieu: la charité telle qu'elle est en l'homme, donnée à
l'homme, participée, c'est le mystère de l'Esprit Saint.
L'Esprit Saint, c'est l'amour de l'amour, comme le Verbe est la
lumière de la lumière... L'Esprit Saint, c'est la source de
l'amour, l'amour ultime et dernier. C'est grâce à l'Esprit Saint
que nous pouvons comprendre la grande théologie de l'Amour, et
pourquoi les théologiens du Moyen-Age ont parlé de la passion:
c'était pour pouvoir mieux parler de l'Esprit Saint !
En effet, c'est la passion-amour qui nous donne la conscience
la plus aigue, la compréhension la plus forte de ce qu'il y a
d'unique dans l'amour personnel de l'Esprit Saint.
: 1.4. L'amour au risque de la raison
#114
Normalement, la théologie aurait dû s'épanouir pleinement et
totalement dans une théologie mystique, c'est à dire une
théologie de l'amour, et cela, sans négliger la théologie
dogmatique ou morale ! De fait, très peu de temps après Saint
Thomas, les théologiens ont eu peur... ils se sont repliés, et
l'on voit au 14ème siècle, une théologie qui n'a plus du tout le
même regard sur le mystère de l'Amour...
Mais cette "crise" provient de la philosophie; en effet, à
cette époque, théologie et philosophie étaient si étroitements
reliées que toute évolution de l'une devait forcément influencer
l'autre. Et cela d'abord parce que tous les théologiens
occidentaux étaient aussi des philosophes, et inversement: la
culture était sensiblement, en ces temps-là, réservée aux hommes
d'Eglise.
Or, dans la philosophie, la logique vient remplacer la
métaphysique: alors là, c'est vraiment un extincteur théologique!
On a peur des mystiques, car on ne sait pas très bien jusqu'où
cela va aller !
Saint Bernard avait dit: "la mesure de l'amour, c'est l'amour".
Autrement dit, l'amour n'a pas d'autre ordre que celui qui vient
de l'amour: il n'y a rien au delà de l'amour... Lorsqu'on le
regarde, on est toujours, tous, à comprendre qu'on ne peut dire
grand chose à son sujet. L'amour est ineffable, on doit le vivre.
On peut cependant essayer de montrer ce qu'est l'Amour, et
purifier la représentation qu'on en a eu, mais uniquement en
gardant le point de vue métaphysique.
En remplacant ce point de vue par la logique, dans la louable
intention d'avoir une meilleure précision, les théologiens ne se
sont plus attachés qu'à l'aspect rationnel. Ils ne vont alors
plus que chercher à définir l'amour.
Le logicien n'aime pas ce qu'il ne peut pas définir, puisque
cela n'entre pas dans ses casiers... alors il ne vaut mieux ne
pas en parler.
Il y a de fait, d'une façon nette dans l'histoire de la pensée
théologique, une évacuation du mystère de la charité, du mystère
de l'Amour: on n'en a plus parlé de la même manière, car le désir
de codifier logiquement s'est imposé.
: 1.5. La chute dans l'absolue logique
#115
A partir d'Octane, c'est une baisse, une chute logique, qui
supprime le point de vue métaphysique, qui tue tout regard sur
l'amour... même avec de très bonnes intentions ! Il n'y a plus de
théologie mystique, où la mystique est réfugiée dans la
sentimentalité.
C'est criminel, puisque la mystique doit être pour nous
l'épanouissement le plus grand de cet amour divin.
A un moment donné, la philosophie s'est séparée de la
théologie, en voulant récupérer son droit d'ainesse, puisque née
avant la théologie.
La Foi présuppose un minimum d'intelligence, et elle apparaît
donc après la philosophie: mais l'ainée ne veut plus accueillir
la petite soeur, la philosophie ne veut plus servir la théologie.
On a alors cette impression d'une reprise de l'exigence de
l'intelligence, de la certitude de l'intelligence par rapport à
la Foi. C'est le grand mouvement de la "philosophie moderne", que
l'on fait communément commencer avec Descartes.
En effet, chez Descartes, il y aussi le "prima de l'Idée". Par
le fait même, l'Amour, dans sa philosophie, n'est plus qu'un
amour passionnel, et non pas spirituel. La volonté n'est plus
source d'amour, mais devient source d'efficacité. Elle ne nous
relie plus au bien, elle nous lie à la raison.
L'Amour n'est plus ni premier, ni dernier: il n'a plus qu'une
place seconde. Amour passion, amour instinct... mais plus d'amour
spirituel, plus de place pour l'amour d'amitié.
Ainsi, le jeune Hegel, théologien, parle de l'amour. Mais,
lorsqu'il met en place sa théorie dialectique, il ne peut plus
mettre en place l'amour en lui-même... cette philosophie ne
permet pas de découvrir l'amour, puisque elle veut le dominer.
L'amour se cache quand on veut le dominer, et au bout d'un
certain temps, il meurt... Mais si on le respecte, dans son
originalité, alors on peut le comprendre.
La philosophie rationaliste, centrée sur le discours logique, a
laissé progressivement tomber
tout ce qui ne pouvait pas se ramener à l'idée. Et comme l'amour
dépasse la raison (une idée de l'amour n'est pas
l'amour), nécessairement le philosophe rationaliste va se perdre
dans les dédales de ses structures.
: 1.6. L'amour reconsidéré
#116
Aujourd'hui, après Hegel, nous retrouvons comme un appel vers
quelque chose de plus souterrain, de plus fondamental par rapport
à l'idée. C'est la réaction de Kierkegaard par rapport à un
prima de l'idée: on veut faire comprendre qu'il y a quelque chose
qui est plus important. C'est le "saut" de Kierkegoard: la
fidélité, la Foi, ne s'exprime pas par la raison seule, puisqu'on
risque alors d'en "oublier l'être".
On découvre aussi chez Bergson l'élan vital, l'intuition, au
delà de l'idée abstraite: on retrouve le "tumos" des premiers
philosophes grecs.
Même chez Freud, il y a un désir de retrouver quelque chose de
plus radical que la conscience claire: il découvre l'inconscient,
et place le désir au sommet de l'homme, mais au moins, il essaye
de sortir d'un pur cadre rationnel !
Dans la philosophie de Nietzche, c'est la même chose: dépasser
la raison pour arriver au sur-homme, au delà de la raison
Ainsi, toute une partie de la philosophie contemporaine, en
réaction contre Hegel, cherche autre chose que la raison.
Voilà un petit schéma simplificateur de ces tendances:
RAISON absolue
/ \ Bergson
14 ème siècle Descartes /
/ \ /aspects
Saint Thomas Théologie /réalité de l'amour
/ rationnelle /
/amour lié à l'homme \ Freud: soupçon
/qui permet de se dépasser Hegel Nietzche: dépassement
/ \ /
premiers siècles OPPOSITION à la raison
: 1.7. Dépasser l'opposition
#117
Toutefois surgit un nouveau problème: en effet, peut-on en
vérité découvrir l'amour dans une réaction violente contre une
philosophie, puisque par définition, l'amour est lien, union à
l'autre ?
Dans une philosophie d'opposition, on ne peut pas redécouvir
l'amour dans sa réalité. On pourra bien toutefois en redécouvrir
des aspects: fidélité, désir (Freud), instinct, besoin
d'épanouissement (sur-homme), liberté, spontanéité... tout cela
loin de la raison.
Néanmoins, il y a un appel profond à redécouvrir quelque chose
de fondamental, en n'hésitant pas à l'appeler "amour", et en
essayant de découvrir, ce que ne font pas ces réactions, les
niveaux différents de l'amour. Non pas grâce à des oppostions,
mais dans l'unité.
Quand nous aimons, ce n'est pas seulement notre esprit, mais
c'est toute notre sensibilité qui aime, qui est au service d'un
amour plus profond, qui permet de lier avec l'autre.
Découvrir le jaillissement de l'amour, au delà de la raison. La
raison ne peut pas la saisir, mais l'intelligence, au service de
l'amour, permet un amour lucide, qui peut se développer.
L'amour permet le dépassement de l'homme, et l'homme n'est
pleinement lui-même que quand il se dépasse. C'est peut-être pour
cela que l'on a peur d'aimer. Car on n'est alors plus soit-même
dans sa conscience de son autonomie.
Toutefois, l'amour ne lutte pas contre cette autonomie, elle ne
fait que le dépasser. Hélas ! Nous aimons tellement notre
autonomie que quelquefois, quand on a un trop grand amour de la
liberté, on n'arrive pas à aimer.
Nous avons tous rencontré dans notre vie des êtres ayant un
sens très aigu de la liberté (des artistes par exemples), et qui
n'arrivent pas à aimer... Ils ont peur, car le jour où ils
laisseront leur amour tout prendre, ils ne seront plus autonomes
et libres comme avant. C'est vrai, mais ce qui sera nouveau, par
l'amour, sera aussi plus grand.
Certains intellectuels par exemple, préfèrent souvent vivre
avec des livres qu'avec des personnes ! Car le livre vous laisse
libre avec vos pantouffles, tandis que la personne que vous aimez
vous fera sortir de vous !
Pour Nietzsche, au contraire, ce dépassement n'est pas l'amour.
Il exacerbe en effet l'autonomie humaine afin d'atteindre la
solitude radicale du "sur-homme".
Mais il faut savoir concilier la raison et l'amour. On ne peut
le faire que dans l'Esprit Saint, dans l'amour, dans
l'intelligence.
Il faut une philosophie qui considère l'homme dans sa capacité
d'aimer, dans son développement vers l'amour. On a donc besoin
d'une métaphysique du bien, qui permet de bien comprendre le
dépassement de l'homme, avec un regard métaphysique sur l'Amour.
:
: 2. L'amour "EROS": Platon
: 2.1. Itinéraire philosophique
#210
C'est une des grandes lignes que nous devons regarder.
Nous ne mettrons pas de jugement critique à ce niveau, mais
nous nous contenterons de les compendre.
Ce n'est qu'à la fin de notre parcours "eros" - "philia" -
"agape", que nous chacun pourra tenter une synthèse personnelle
sur ces diverses modalités de l'amour, et... en vivre !
L'importance de la philosophie, c'est de pouvoir parler de
l'amour. Une vraie philosophie peut se juger de façon très
pertinente à sa capacité à appréhender l'amour.
On dit que la métaphysique considère l'être en tant qu'être;
mais si l'intelligence regarde le terme de l'être, essaye de
découvrir l'être premier, que les traditions philosophiques
appellent "Dieu", la philosophie ne considère que l'Homme. Or,
une des plus importantes dimensions de l'Homme est certainement
sa capactité d'aimer, non pas rivale de l'intelligence, mais but
ultime. L'intelligence n'est pas la "raison logique": car la
première tend à pénetrer, à contempler la vérité, tandis que la
seconde est au service de la première.
Des psychologues ont montrés que le support affectif est
nécessaire au développement de l'intelligence. Cela illustre bien
ce fait: si on compare l'homme à une voiture, son moteur est son
coeur, le volant est sa liberté, l'intelligence est de bons
pneumatiques, et le carburant... c'est l'amour ! Mieux vaut une
vieille deux-chevaux avec des pneus lisses et un réservoir plein,
plutôt qu'une cadillac climatisée avec pneus extra-large... et
réservoir vide !
: 2.2. Avant Platon
#220
N'oublions pas qu'avant Platon, il y a eu Hésiode, considéré
comme le grand inspirateur de toute la philosophie grecque,
plutôt que Thalès: c'est en effet le premier philosophe qui est à
la fois est un grand théologien, dans le sens de celui qui parle
de la théogonie, la naissance des dieux, et qui essaye
d'organiser l'Olympe, en nous faisant comprendre l'ordre qui
existait dans les diverses traditions mythologiques. Il nous a
d'ailleurs donné un autre livre: "les travaux et les jours"; où
il regarde, sans les opposer, les dieux et le travail.
Dans la théogonie d'Hésiode, se dessinent trois grands
principes: l'abime, la terre et l'amour. A partir du chaos, il
voit toute une généalogie de dieux, de même à partir de la terre,
mais à partir de eros, il n'en voit pas. C'est parce qu'il
comprend que eros est le terme, la fin, un principe éternel et
non pas un commencement ou une activité comme les autres. Pour
lui, l'abime est le point de départ, et la terre le milieu. Cette
position spécifique de l'amour par rapport aux principes de la
nature a profondément orienté la philosophie grecque : en effet,
il est bien plus intéressant de chercher à découvrir un principe
éternel que de décrire des phénomènes ou des extrémités.
: 2.3. Les deux dialogues sur l'amour
#230
Deux dialogues sur l'amour: le "lysis", du début de la vie de
Platon, sur l'amour "philia", sur l'amour d'amitié, la rencontre
de l'homme avec l'homme. Nous y reviendrons plus tard avec
Aristote.
Mais le dialogue magistral du "banquet" est beaucoup plus
intéressant pour notre réflexion.
C'est la louange de "eros" (qui n'a rien à voir avec
"érotique"), l'amour en tant que grand élan qui permet à l'homme
d'aller jusqu'au bout de ce pourquoi il est fait. Il s'agit donc
d'une énergie beaucoup plus fondamentale pour l'homme que le
simple désir d'attraction des épidermes !
A l'époque de Platon, de fait, n'existe pas encore clairement
cette distinction. D'ailleurs, il n'est pas lui-même quelqu'un
qui aime distinguer; il aime décrire, il aime en artiste nous
faire comprendre certaines choses en les évoquant. Avant tout, il
est mené par son "demon" intérieur, qui le pousse sans cesse à
faire "accoucher les esprits" de ceux qu'il rencontre.
Platon s'est peut-être le plus livré dans son dialogue du
banquet: il nous y expose sa profonde intuition sur l'amour.
: 2.4. Le banquet; les convives
#240
Le vin aidant, on devient très éloquant, et on peut alors
exprimer certaines choses inhabituelles. Le banquet va être
l'éloge du dieu amour, "eros", pour nous faire comprendre sa
grandeur.
Dans le banquet, il y a donc des amis qui se retrouvent
ensemble pour discourir sur l'amour. Les cinq premiers discours
sont ceux qui symboliquement peuvent parler de l'amour; il
faudrait transposer cela dans notre monde d'aujourd'hui, voir
Platon essayant de capter symboliquement les grand courants
philosophiques, médicaux (psycanalytiques), pour essayer de
comprendre ce que représente l'amour.
Phèdre est le poête, un peu naïf: pour lui, l'amour est le plus
jeune et le plus ancien des dieux; car il est à la fois source de
jeunesse, de renouvellement, et à la fois au terme. Il pousse à
la honte du mal eet à l'émulation du beau. Ainsi, l'homme qui
aime a plus d'honneur, de vaillance que les autres...
Pausanias, le grand sage qui a beaucoup réfléchi, veut tout de
suite distinguer l'amour du ciel et l'amour qui vient de la
terre. D'abord, l'eros populaire ("Pandemos") reste au niveau des
corps: il pousse à la violence, et place la jouissance au dessus
de l'honnêteté. Enfin, il y a l'eros céleste ("Ouranos"), dont
les appétits sexuels sont tournés uniquement vers les hommes,
dont la tendresse n'est offerte qu'aux plus forts et plus
intelligents: ni aux femmes, ni aux enfants, par conséquent ! On
retrouve le côté grec de l'amour classique, gratuit et en même
temps l'amour nécessaire qui conduit à la procréation.
Eryximaque est le médecin, le grand médecin. La médecine en
grèce a toujours eu un rôle très important; c'est la naissance de
notre médecine moderne ! Et il va montrer que l'amour, c'est
l'harmonie, qu'on le retrouve partout, dans la médecine, la
gymnastique, l'agriculture, la musique, l'astronomie... Quand
l'eros s'applique au bien, il nous confère une félicité parfaite,
dans la paix entre les hommes et avec la bienveillance des dieux.
Aristophane est le comédien, et Platon ne l'aime pas beaucoup.
Il va montrer un aspect très grossier: au point de départ,
l'homme était androgyne. Mais il a été coupé en deux par le
milieu: évidemment, l'homme va rechercher toujours plus sa
moitié: c'est pas commode dans la multiplicité des hommes ! Le
comédien va raconter cela sous différents aspects littéraires...
En le complétant de multiples facettes et couleurs. Mais comme
c'est l'impiété qui a causé la séparation, c'est la piété envers
les dieux qui gagnera la faveur du dieu Eros, et nous fera
retrouver le bonheur avec l'autre partie de nous-même.
Agathon, c'est l'enfant gâté, qui aime l'amour. Mais c'est un
amour qui ne murit pas, qui reste fébrile. C'est l'enfant chéri
qui est trop chéri... il voit l'amour dans tout ce qui est beau,
agréable, gracieux, frais, bonté, consolation, bienfait... Aucun
réalisme dans cette jolie description !
De cette manière là, toutes les formes d'amour sont devant
Platon: la tradition, la dualité nécessité - gratuité, le médecin
équilibriste, le comédien, et enfin l'insouciant bonheur de la
jeunesse.
: 2.5. La réponse de Socrate
#250
Socrate, lui, prend la chose très au sérieux: qu'est-ce-que
c'est que l'amour ? Les autres ont décrit l'amour, mais n'ont pas
cherché à découvrir ce qu'il EST; seul le philosophe sait ce
qu'est réelement l'amour. En effet, Socrate affirme avoir recu
dans sa jeunesse le don, le "demon" du discernement de ceux qui
sont réellement amoureux ou ceux qui ne le sont pas. Il est
attentif à la manière dont les jeunes vivent... et cela lui
suffit en fait pour discerner !
Mais Socrate est non seulement attentif à trouver des
définitions, il cherche de plus à trouver l'amour. Il a une
affection toute particulière pour capter l'amour des jeunes; on
l'a d'ailleurs condamné à cause de l'influence qu'il avait sur
les groupes de jeunes. Et Platon a saisit profondément que seul
l'amour permettait d'avoir cette influence, c'est ce que nous
allons essayer de découvrir progressivement dans ce qu'a dit
Socrate...
Socrate commence, c'est tout à fait son état d'esprit, par
s'amuser, par se moquer ironiquement d'Agathon: "c'est très très
bien ce que tu as dit... mais tu as oublié l'essentiel, à savoir
qu'est-ce-que c'est que l'amour ? Tu as parlé de l'amour, mais
n'est-ce-pas l'amour de quelque chose, de quelqu'un ? "
Agathon aime, parce qu'il est dans la joie d'aimer, il a
confondu plaisir et amour: il ne cherche pas pourquoi. Mais
Socrate remarque que quand on aime, on est ordonné à quelqu'un.
L'amour nous relie à quelqu'un: on ne va pas dire "j'aime", mais
"j'aime qui". Agathon aime, en fait car il s'aime. Socrate saisit
tout de suite le défaut...
Et il continue en disant qu'on aime ce qu'on ne possède pas:
c'est obligatoire, sinon on ne se porterait vers quelqu'un ! Donc
l'amour se porte sur le bien, donc l'amour n'est pas bon. L'amour
se porte sur le beau, donc l'amour n'est pas beau. Or on a dit
que l'amour était un dieu, donc beau ... Problême !
Ainsi, Eros n'est ni beau ni bon, ni laid ni mauvais... il
tient le milieu de toutes ces choses: son rôle est d'être au
milieu, "médiateur"..
Voilà le raisonnement de Socrate: toujours montrer qu'on parle
de quelque chose que l'on ne connaît pas. Il montre qu'ils ont
oublié un aspect essentiel, concret: que l'amour n'existe que
pour quelqu'un ... L'amour "en soi" n'existe pas: l'amour est un
lien avec un autre. Eros n'est pas un dieu qui prodigue ses
bienfaits à une seule personne: il lie deux entre elles de façon
privilégiée.
: 2.6. Le discours sur l'amour
#260
Après avoir montré que personne ne connait l'amour, Socrate
ne pourra en parler que parce qu'il a recontré quelqu'un:
Diotime, une prêtrese. C'est impressionnant de voir que de fait,
Socrate, lui, qui parle surtout de la réminiscence des idées, qui
découvre par lui-même les réalités qu'il avait contemplé
autrefois, qui prétend que l'âme a fauté et est liée à un corps
dans ce monde, connait son premier échec de la réminiscence en
parlant de l'amour.
Il reconnaît que c'est cette femme qui est la plus savante sur
l'amour. C'est étonnant de voir que l'amour est tout de suite
relié à l'aspect religieux, transcendant, en dévoilant l'échec de
sa théorie idéaliste sur ce point particulier. Pour lui, on ne
peut parler de l'amour avec des idées: l'amour est au delà. On ne
peut par nous-même nous en souvenir: il faut un élément
transcendant qui nous apprenne ce qu'il a de fondamental et de
premier.
Que dit-Diotime ? Elle enseigne que l'amour n'est pas un dieu:
on peut lui faire confiance, puisqu'elle est prêtresse, elle
connait bien les dieux ! Comme l'amour se porte sur quelque chose
que nous n'avons pas, c'est un désir; et un désir ne peut pas
être un dieu, absolu et complet par définition. L'amour est un
intermédiaire; Diotime peut en parler, puisqu'elle est
essentiellement médiatrice par sa fonction de prétresse, elle
symbolise ce qu'est l'amour.
#261
L'amour est donc un médiateur entre les choses divines et les
choses humaines. L'amour n'est pas entièrement du côté des
hommes: il y a quelque chose du "sur-homme".
Selon Diotime, c'est un "grand démon": en effet, tout ce qui
est démoniaque est intermédiaire entre dieu et les hommes. Le
démon transmet aux hommes ce qui vient des dieux, et aux dieux ce
qui vient des hommes.
Ensuite, il a pour rôle de combler le vide, l'angoisse dû à
notre état de créature: ainsi, le manque d'amour crée en nous un
appel à nous dépasser, à suivre le "demon" vers l'Olympe des
dieux. De même, les dieux ont besoin des hommes pour vivre.
Ainsi, le rôle primordial du "demon" est de donner l'essor aussi
bien à la divinité toute entière qu'à l'art des prêtres pour les
sacrifices et l'initiation.
L'amour est donc très lié à l'aspect religieux, magique de
l'homme. C'est cela que Platon n'a pas su dépasser: l'amour comme
initiateur du sacerdoce, dans le sens ancien, c'est à dire d'un
sacerdoce religieux, dont le but est de relier les hommes et les
dieux, par des sacrifices, donc de supprimer un vide.
Les dieux ne se mêlent pas à l'homme; pourtant la nature
démoniaque permet aux dieux d'avoir commerce avec les hommes, de
les entretenir toujours. L'homme démoniaque est un "sur-homme",
mais aussi un "sous-dieu" indispensable, facteur d'union entre la
terre et le ciel.
: 2.7. Le mythe de la naissance de l'amour
#270
A partir de là, Platon explique le mythe de la naissance de
l'amour. C'est une très belle chose... pour dépasser le logos, le
discours philosophique, il utilise le mythe, dont l'ambiguité
permet de mieux trouver la vérité sur l'amour.
Pourquoi discourir sur sa naissance ? Mais parce que l'amour
n'est jamais aussi fort qu'à ce moment: puisqu'il est au delà du
temps, il peut toujours naître, c'est son caractère propre. Comme
l'amour pour Platon est désir demoniaque, on voit qu'il est
intense dans sa naissance, son jaillissement.
Le jour de la naissance de la déesse Aphrodyte
(l'amour-badinage), les dieux faisaient un somptueux repas. Alors
arriva la déesse Pénia (Pauvreté) dans l'intention de mendier les
restes: elle n'est pas invité, mais elle attend le bon moment.
Poros (la Ressource, l'Expédiant), soulé dans le nectar,
s'endort dans le jardin de Zeus. Pénia se fait alors faire un
enfant par Poros: c'est ainsi qu'elle devint grosse d'Eros
(Amour)... La naissance de l'amour provient de la rencontre de
Pénia, dans l'attente de quelque chose, et de Poros qui possède
absolument tout.
Voilà pourquoi l'amour est le suivant d'Aphrodyte: parce qu'il
a été engendré pendant la fête de naissance de celle-ci. On a
alors un lien d'implication entre l'amour et la beauté.
La condition d'Eros est très complexe:
- toujours pauvre par sa mère
Il s'en manque de beaucoup pour être beau: c'est le marginal,
rude, dormant dehors, hors conventions: il est pauvre, à l'écart
L'amour n'est jamais satisfait
- par son père,
Il est à l'affût de tout ce qui est beau et bon, car il est
viril, il va de l'avant, chasseur rusé et inventif.
Incomparable sorcier, magicien, sophiste (!) de nature ni
immortel ni mortel: tantôt en fleur, en graîne ou en fruit.
: 2.8. L'amour est tension
#280
Voilà une description très tragique de l'amour; il n'y a pas
d'unité. Tout se joue dans une tension perpétuelle: désir de
dépassement constant, et en même temps une richesse étonnante; à
mi-chemin entre le savoir et l'ignorance.
Les dieux n'ont pas besoin de philosopher, puisqu'ils sont
sages. La philosophie est un désir de sagesse; l'intelligence
dans l'amour implique la philosophie, et inversement. L'ironie de
Socrate, c'est de montrer aux jeunes qu'ils ne savent pas, donc
de créer un désir de connaissance.
La thèse de Socrate est donc reprise à travers eros: car
l'amour va nous sensibiliser à la tension de la philosophie,
étant à mi-chemin entre la sagesse des dieux et l'ignorance des
hommes.
Pour lui, pas de philosophie sans amour: l'amour va donner le
sens de sa Pauvreté, de sa richesse, donc le désir d'acquérir.
: 2.9. La fécondité de l'amour
#290
Après avoir montré ce qu'est l'amour, Socrate montre tous les
bienfaits de l'amour. Car l'amour est aussi source de fécondité.
C'est contraire à Hésiode, qui disait que l'amour est absolu
en Dieu. Selon Socrate, l'amour, étant un désir, ne peut pas être
absolu, mais il est tout de même source de fécondités...
- désir d'immortalité: on n'est plus mesuré par le temps. Par
la procréation, la fécondité poétique, bienfait par excellence.
- conaturalité (au sens de "naître avec") avec la beauté: c'est
le lien avec la beauté, donc un épanouissement vers le divin,
enfanter dans le beau.
- enfanter et procréer divinisent l'être en le rendant
immortel.
L'objet de l'amour est donc aussi l'immortalité de l'âme.
C'est un grand axe de recherche pour Platon, qui se
conaturalise aux dieux, qui met en nous quelque chose au delà de
l'homme. C'est la naissance du sur-homme...
L'amour apparaît en nous, et permet de dépasser notre dimension
habituelle: progressivement, l'amour nous permet de vivre de la
contemplation de la beauté.
Contemplation de la beauté en soi, et du bien en soi: c'est une
contemplation, un éveil à la beauté intérieure, à la beauté des
actions, plutôt qu'une définition rationnelle ou poétique comme
le proposaient les autres membres du banquet.
Pour lui, Dieu, réalité absolue et suprême, nous attire, nous
prend, au delà de tout ce que nous pouvons imaginer, par l'amour.
: 2.10. Conclusion: "eros" et la grâce
#299
Le "démon" révélé à Socrate nous fait comprendre qu'il y a en
nous une capacité à rejoindre l'absolu, le beau en soi et le bien
en soi. Mais Platon veut expliquer pourquoi cette attraction
n'est pas mise en oeuvre par tout le monde: en effet, certains
n'ont pas reçu des dieux le don particulier de "eros", de ce
démon, de cete réalité profonde qui permet de se dépasser. Ce
démon est comme un surplus d'âme humaine, accordé ou non selon
les individus.
C'est un peu une manière figurative de montrer la grâce:
l'homme par lui-même ne peut pas arriver à la plénitude du
bonheur. Car il n'a pas par lui-même assez de conaturalité avec
le bien absolu: il a besoin d'un amour donné en surabondance, pas
donné à tous, mais à celui qui le désire.
Socrate, sans aucun aspect de convention extérieure, se laisse
prendre par le "démon", par l'amour... Il va donc beaucoup plus
loin que les autres philosophes de son temps: il va puiser les
solutions à leur source, il devient le prophête de l'amour.
:
: 3. L'amour "philia": Aristote
: 3.1. Platon et Aristote
#310
La réaction d'Aristote face à Platon est très intéressante.
Aristote a été 20 ans à l'école de Platon: il y a une influence
d'Aristote sur Platon, mais il y a aussi eu surement une
influence d'Aristote sur Platon.
Toute la formation d'Aristote s'est fait à l'ombre de Platon.
La théorie sur l'amitié de Platon a surement été construite à
l'aide du jeune Aristote, même si leurs écoles sont devenues
concurentes...
La valeur d'une philosophie relève en grande partie de la
manière dont elle appréhende l'amour, avons-nous dit: or, la
valeur de la philosophie de Platon et d'Aristote, deux
philosophies complémentaires, est de montrer dans une exigence de
précision et d'analyse la grande place de la contemplation.
Ce qui vient immédiatement après la contemplation, est, pour
Aristote, l'amitié. Celle-ci est complémentaire à la "theoria", à
la contemplation. Aristote est un vrai disciple de son maître: il
va prendre chez son maître ce qu'il y a de plus grand. Toutefois,
il va aussi s'attacher à montrer qu'il y a entre les hommes,
possibilité d'une relation amicale, au sens fort du terme, une
relation qui dépasse les élans du désir démoniaque: dépassant son
maître, Aristote dénoncera la réalité de l'amour-philia.
La philia, ce n'est pas la camaraderie: c'est l'amour d'amitié.
: 3.2. L'éthique à Nicomaque: contemplation et amitié
#320
C'est dans ce livre qu'Aristote présente sa philosophie
humaine. Il distingue deux philosophies: la philosophie
contemplative, théorétique, qui tend vers la vérité, et la
philosophie humaine, achèvement de la vérité dans l'action.
C'est cette tension entre ces deux philosophies qui, pour
Aristote, caractérise l'Homme. Cette tension entre la recherche
de la vérité et le soucis de mener une vie humaine dans une
communauté: il y a donc d'une part une soif de solitude
contemplative, et d'autre part le soucis profond d'amitié.
L'homme est fait à la fois pour un absolu et une relation avec
les autres: ce sont les deux conditions sine qua non d'un être
épanoui, profondément humain.
"Le solitaire, ou il est un dieu, ou il est une bête", c'est à
dire que le solitaire doit forcément cultiver en lui ce qu'il a
de plus divin, de plus profond et spirituel. Le philosophe doit
donc se connaturaliser de façon absolue vers Dieu: cela lui donne
une grande joie.
Mais le philosophe doit aussi se rappeler de sa condition
humaine: il vit en communauté. Mais solitude et communauté ne
vont pas s'opposer: elles vont cohabiter.
Il y a donc trois orientations, trois distinctions nettes:
1. vers l'absolu, ce qui est aimable
2. choix personnel vers l'ami, avec qui nous pourrons vivre
3. engagement politique, qui regarde le bien commun
Beaucoup de questions vont alors apparaître: faut-il avoir
beaucoup d'amis ? La communauté politique donne-t-elle le
bonheur ? A cette dernière question, Aristote, contrairement à
Platon, montre que la communauté politique n'est pas le bonheur:
le bonheur est dans l'amitié et la contemplation.
: 3.3. Les vertus
#330
Au milieu de son traité de l'éthique, sur le bonheur humain,
Aristote définit les vertus.
Pour lui, les vertus sont des moyens, et non une finalité comme
le présentaient les stoïciens... Mais le bonheur doit se servir
des vertus. Les vertus permettent à l'homme de cultiver ses
passions, de devenir parfaitement lui-même, et ne s'opposent pas
au développement de l'esprit: au contraire, elles le stimulent.
Toutefois au delà des vertus, il y a l'amitié.
Car l'amitié n'est pas une vertu: elle en est une fleur. Car on
ne possède jamais l'amitié, tandis qu'après beaucoup d'exercices,
on peut posséder une vertu !
Il ne s'intéresse qu'aux vertus cardinales: tempérance, force,
justice, prudence. C'est, selon lui, ce qui structure l'homme.
Mais il a découvert que le bonheur n'est pas dans la vertu:
dépassons la vertu pour trouver le bonheur dans l'amour et
l'intelligence ! La vertu est quelque chose que l'on a acquis,
tandis que le bonheur ne s'acquiert pas: il permet, par
définition, de nous dépasser. La vertu, en elle-même, ne permet
pas de nous dépasser.
Les deux grands dépassements de la vertus sont la contemplation
et l'amitié.
Il commence par souligner la nécessité de cultiver la vertu.
Pour lui, elle est ce qu'il y a de plus nécessaire pour la vie.
De même, sans ami, personne ne peut vivre: par exemple, les gens
riches ont plus que quiconque besoin d'amis, pour permettre la
magnanimité, la grandeur de l'âme, l'exercice de la grandeur de
leur coeur. Au contraire, dans la pauvreté, les hommes pensent
que les amis sont l'unique recours, l'unique refuge.
Il souligne ensuite que l'amitié doit exister aussi bien chez
les jeunes que chez les vieillards: l'amitié est comme le panache
de l'homme, elle ne peut le quitter.
L'enracinement naturel de l'amitié est très important:
l'affection (dans le sens de la philia) est naturel, entre le
père et ses enfants, chez l'homme et certains animaux... Les
individus de même race ressentent aussi l'appel de l'amitié, qui
permettent à l'homme de découvrir l'autre, donc de ne plus être
seul. L'amitié est nécessaire à l'espérance et à l'union.
L'amitié n'est pas seulement utile, elle est noble, c'est une
chose belle, qui finalise donc l'homme. La possession d'un grand
nombre d'amis est regardé comme un bel avantage: il n'y a aucune
différence entre un homme bon et un véritable ami.
Pour Aristote, la vertu porte à la perfection, à l'intégrité:
il ne manque rien. Tandis que la bonté, c'est celui qui est
capable d'attirer les autres: il y a des gens qui sont parfaits,
mais n'attirent personne, ce sont des "vertus ambulantes"; au
contraire, celui qui est bon, rayonne le bien, et attire des amis
à lui.
On ne se sert pas d'un ami, on aime un ami pour lui-même, et on
vit avec un ami... c'est ce qui caractérise le propre de
l'amitié.
Aristote rappelle alors la querelle sur "faut-il mieux aimer
quelqu'un de semblable ou de différent ?" Ce sont de petites
spéculations qui se résolvent dans la pratique: car à l'intérieur
de l'amour, on s'arrange très bien de la similitude, ou de la
complémentarité...
Ce qui intéresse Aristote, c'est d'étudier ce qu'est l'amitié,
la philia...
: 3.4. La recherche de ce qui est aimable
#340
Aristote précise tout de suite que l'amour d'amitié recherche
ce qui est aimable, le bien qui nous attire. Et... ce n'est pas
n'importe quel bien. Car l'amour d'amitié implique la
bienveillance, en opposition avec l'amour de concupiscence
("l'amour du bon vin"): on aime le bon vin non pas pour que le
vin soit meilleur, mais pour qu'on puisse le goûter.
L'amour de bienveillance, c'est l'inverse: c'est aimer l'autre
pour lui-même. Ainsi, l'amour de bienveillance recherche toujours
l'homme, et rejette l'égoïsme.
Aristote souligne ensuite qu'aimer l'autre pour lui-même, ce
n'est pas encore l'amour d'amitié: on peut en effet le faire par
générosité...
Ce qui caractérise l'amour d'amitié, c'est quand il y a deux
amours de bienveillance qui se rencontre: c'est la réciprocité.
On aime celui qui nous aime... On choisit celui qui nous a
choisi... Mais il faut bien comprendre l'aspect objectif: c'est
l'amabilité de l'ami qui est à la source de mon amour, et non son
amitié; je ne l'aime pas parce qu'il m'aime, mais pour lui-même.
Et parce qu'il m'aime, l'amour que j'ai pour lui pourra se
développer totalement.
Très souvent, c'est ce qui arrive; en aimant l'autre parce
qu'il nous aime, on retrouve le premier point de vue, on l'aime
pour qu'il nous aime. Il y a un amour captatif qui va naître dans
l'amour d'amitié... voilà un des premiers dangers.
Il faut aimer l'autre parce qu'il est aimable, parce qu'il est
pour moi un bien personnel, capable de m'attirer, de susciter en
moi un amour. Mon bien, c'est ce qui est capable de m'attirer.
C'est lui qui m'attire et moi je suis porté vers lui: il y a une
espèce de complicité affective dans l'amour. Je réponds à ce bien
et m'y laisse prendre...
De plus, si celui que j'aime me fait comprendre qu'il m'aime,
et que je deviens pour lui un centre d'attraction, alors l'amour
réciproque peut s'épanouir en toute confiance, en toute
conscience.
Cette réciprocité est l'exigence de l'amour d'amitié : elle
permet de faire jaillir une lucidité consciente dans l'amour. La
passion, au contraire, est aveugle. Elle n'implique pas un choix,
qui ne peut se réaliser que dans la lucidité. Pour que cette
lucidité puisse être parfaite, il faut que l'autre m'aime, et que
je le sache: dès que la passion fébrile disparaît, l'amour
grandit.
#341
L'amour d'amitié sera donc ce noeud qui se réalisera à
l'intérieur même de deux amours: l'amour d'amitié est l'amour
dans ce qu'il a de plus excellent, de plus spirituel, puisqu'il
se cultive dans la bienveillance, loin de l'égoïsme.
Lorsqu'on aime, on ne se regarde plus, on se regarde à travers
l'amour de l'autre, donc... on se regarde beaucoup mieux ! Car
celui qui nous aime nous donne un sens beaucoup plus profond que
ce que nous aurions en nous regardant nous-même. Le retour sur
nous-même ne se fait plus dans l'égoïsme, mais dans le
dépassement de soi-même, alimenté par la bienveillance de
l'autre...
L'amour atteint alors son sommet de manière directe, grâce à la
réciprocité de cette relation, sommet qui est sa propre fin.
Il y a donc dans cet amour d'amitié une perfection supérieure à
ce qu'Aristote appelle contemplation. En effet, dans la
contemplation philosophique il ne peut pas y avoir d'amitié avec
la philosophie (alors que dans la contemplation mystique, un
amour philia avec Dieu va se développer en amour agape). La
contemplation philosophique n'est donc qu'un désir lucide de
contempler la source, mais sans le repos, la joie de l'amour
d'amitié...
: 3.5. La réalisation de l'amour d'amitié
#350
Mais Aristote précise tout de suite les trois domaines de
réalisation de cet amour réciproque:
1. l'amabilité de celui qui est pour moi source d'utilité
2. l'amabilité de celui qui est pour moi source de plaisir
3. l'amabilité de celui qui est pour moi source d'amour.
Autrement dit, trois espéces d'amitié: utilitaire, de plaisir,
"honnête" (ou plutôt "selon la vertu").
L'amitié la plus imparfaite est l'amitié d'utilité. Pour passer
les examens, il y a le fort en géométrie, le fort en analyse, ou
alors le fort en thème, le fort en version, ou les amitiés entre
voleurs... Cette amitié réciproque ne contient presque plus rien
de l'amour d'amitié, puisque la réciprocité est mesurée par le
point de vue utilitaire: "tant que tu m'es utile, je serai là"...
c'est de l'ordre du contrat.
Le seul véritable amour d'amitié est lorsqu'on aime l'autre
pour l'autre: ce n'est pas un amour éthéré, puisqu'il assume les
deux parties. Toutefois, le véritable amour d'amitié sous-entend
aussi le fait que l'autre est aussi pour moi source d'utilité ou
de plaisir: mais il procurera plus d'utilité, plus de plaisir que
les deux autres catégories... Car celles-ci ne sont pas aiguisées
par une relation totale et réciproque d'amitié: quand on aime à
deux, l'amour est multiplié par deux de chaque côté... on obtient
donc un amour quatre fois plus grand au total !
Apparaît alors ce qu'il nomme la "joie". Le plaisir est lié à
l'instinct, à la passion; la joie est liée à ce qu'il y a de plus
spirituel en nous, notre coeur, notre volonté d'amour, et cette
joie s'épanouit dans notre sensibilité, affine le plaisir, et le
rend spirituel. Mais toutefois la joie ne supprime pas le
plaisir: elle l'oriente pour -là aussi- le multiplier par ...
quatre !
Cet amour d'amitié va aussi impliquer la confiance totale en
l'autre: "je sais que je vais pouvoir compter sur mon ami"... Ce
n'est plus de l'ordre de l'utilité, mais de l'ordre du service.
Pour Aristote, l'amitié véritable implique une réalisation d'une
oeuvre commune: sinon, il y a toujours un risque de perdre son
caractère réaliste. Au contraire, si l'oeuvre l'emporte sur
l'amour, l'oeuvre deviendra rivale de l'amour; mais l'oeuvre doit
être la manifestation de l'amour: "l'amour est source de
fécondité", disait aussi Platon. Fécondité dans l'ordre
spirituel, mais aussi dans l'ordre de l'intelligence, du coeur,
et des actes.
: 3.6. Stabilité de l'amitié
#360
Cette amitié parfaite est par son essence même, sans limite:
elle est stable en elle-même, elle n'a pas besoin de contrat;
elle contient en elle-même toutes ses exigences, qui ne cessent
de croître... Cela ressemble un peu au ballet de deux étoiles
jumelles, qui brillent l'une à côté de l'autre, en tournant pour
toujours l'une autour de l'autre.
L'amour ne peut pas s'arrêter, il demande de toujours aller
plus loin, comme s'il formait à partir de deux êtres un être
hybride, qui au dedans de lui-même s'organise. On dirait
aujourd'hui que cet amour d'amitié, dépassement de la vertu,
implique une "durée". C'est le fameux: "on ne peut pas dire que
quelqu'un est un ami en l'ayant vu d'une seul fois" que la
sagesse grecque utilisait souvent.
De plus, Aristote remarque que les véritables amis n'écoutent
jamais ce que les autres disent de leur ami, parce que le
véritable ami a une réelle expérience personnelle vécue avec
l'autre, tandis que ce que les autres disent de lui est de
l'ordre de l'opinion. Et l'opinion, pour Aristote, n'est rien
comparé à l'expérience aimante.
Combien d'amitié ont disparus à cause des attaques des autres:
"c'est pas tout à fait ton genre... etc..." La véritable question
est de savoir s'il y a un lien profond, si on atteint vraiment
l'autre. Lorsqu'un choix véritable apparaît, tout ce que diront
les personnes extérieures n'auront plus de signification
négatives: ces attaques ne serviront qu'à renforcer l'amour.
: 3.7. Vivre ensemble
#370
Pour Aristote, la vie commune est à la fois le résultat de
l'amour d'amitié (communication de vie), et son point de départ.
Mais il s'agit de comprendre ce qu'on appelle vie commune: il
ne s'agit pas de la matérialiser ! Car c'est un amour spirituel
avant tout. Et la vie commune fait que l'on a toujours le respect
de l'autre et de la solitude de l'autre. Quand on sait que
l'autre a besoin pour être pleinement lui-même d'un peu de
solitude, on la lui accorde !
Ce n'est pas la "grosse vie commune", où, à force de vivre
toujours ensemble, on n'arrive plus à se supporter... il y manque
le respect de l'autre.
La mise en commun est le fondement de la vie de l'amour
d'amitié. Plus l'amitié est spirituelle, plus il y a mise en
commun d'une recherche commune... il y a des secrets que l'on ne
peut dire qu'à son ami, à qui ont fait une totale confiance ! Et
le fait qu'on puisse lui communiquer ses recherches
intellectuelles, artistiques, spirituelles, s'articule avec ce
qu'on appelle aujourd'hui l'accueil. On est porté vers l'autre et
on l'accueille tel qu'il est, et non pas tel qu'on voudrait qu'il
soit, ou tel qu'il désirerait être.
Aimer, c'est donner et accueillir.
Il y a des rapports entre justice et amitié, entre le respect
de l'autre et deux personnes qui s'aiment. L'un supporte l'autre,
et réciproquement.
La justice va permettre une certaine égalité entre les deux
êtres, grâce à l'amitié. En effet, l'amitié va réaliser une sorte
d'égalité proportionnelle: on va donner ce qu'on a de meilleur,
et on reçoit de l'autre ce qu'il a de meilleur. C'est totalement
différent de l'égalité quantitative, toujours rivale de l'amour:
"tu ne m'a pas donné un aussi beau cadeau que je t'ai donné...
gna gna gna..." ou encore: "Jean-Pierre, il a plus de frites que
moi ! " ... " mais Jean-Pierre n'a pas mangé depuis hier soir ! "
répondra la maman !
Aujourd'hui, tout le monde doit avoir les mêmes qualités, le
même poids, la même taille: or, l'amour d'amitié et la justice
maintiennent une égalité proportionnelle. "L'amour d'amitié
consiste à aimer plus qu'à être aimé..." Voilà la parole qui
sauve tout: si on vivait toujours avec ça au fond du coeur, cela
serait beaucoup plus beau. C'est aussi "aimer plus être aimé
qu'être honoré". La réciprocité dans l'amour est instrument
d'unité.
: 3.8. Comparaison avec les formes politiques
#380
Aristote souligne aussi des "diverti" d'amour d'amitié. Et il
fait un parallélisme avec les formes de gouvernement (ce sont des
analogies: il ne faut pas les prendre de façon univoque...).
Respecter en premier lien la diversité, et découvrir l'unité au
delà des apparences: une analogie "plaquée" sur la réalité est
contraire à la vérité.
Royauté, Aristocratie, République: pour lui, la forme la plus
parfaite de gouvernement, c'est d'assembler ces divers éléments.
Dans l'un, c'est un seul qui a le pouvoir; dans l'autre c'est les
"meileurs"; dans le dernier, c'est l'ensemble des citoyens
engagés dans le bien commun. Il montre alors parallèlement la
caricature de ces formules de gouvernement: la tyranie,
l'oligarchie (ceux qui ont la richesse gouvernent), la république
qui tombe dans la démagogie flatteuse.
Il y reconnaît trois types d'amitié: Père avec ses fils (maître
avec disciples), époux à l'égard de l'épouse (qui repose sur la
vertu, le "meilleur" de chacun), entre frères et soeurs.
Le père (ou le maître) et ses fils (ou ses disciples) permet de
creuser la relation de réciprocité: le père est source de
générosité constante, infatigable, et le fils doit reconnaître
tout ce que le père lui a donné... il s'établit entre eux une
amitié, une confiance constructive.
Aristote est le premier à dire qu'il doit y avoir dans le
mariage un amour d'amitié. Entre l'époux et l'épouse doit naître
un amour d'amitié: c'est la condition indispensable pour
l'existence de la communauté familiale (très important chez
Aristote, dans son économie politique). Il doit y avoir jugement
d'amour, respect, noblesse entre l'époux et l'épouse, pour que de
fait, cet amour d'amitié puisse persévérer et aller jusqu'au
bout.
Entre frères et soeurs, c'est au contraire ceux qui reçoivent
la même éducation, qui sont assez proche: la liberté doit exister
dans leur amour d'amitié. Le gouvernement de la république est
celui qui respecte le mieux l'amitié fraternelle.
: 3.9. Ouverture
#390
Ce traité sur l'amitié a quelque chose de très grand, et reste
toujours actuel: Aristote a en effet découvert le respect de la
personne humaine, puisque l'ami est capable de choisir son ami et
de l'aimer pour lui-même. Se dépasser permet de faire comprendre
ce qu'est une personne humaine; c'est l'inverse de l'égoïsme,
mais au contraire source de dépassement et de don. Il est plus
grand d'aimer que d'être aimé.
La profondeur de la pensée d'Aristote apparaît dans ce livre
VIII du traité de Morale à Nicomaque: l'amitié est la source de
comportements et d'images évangéliques... ne parle-t-il pas du
roi qui mène son peuple "comme fait le berger pour ses brebis" ?
(ch XI) On comprend pourquoi Thomas d'Aquin a tant travaillé
cette philosophie pour que la Foi s'exprime de façon plus
pertinente.
:
: 4. L'amour "Agapé" : les Ecritures
: 4.1. Pourquoi "agapé" ?
#410
Pour saisir ce qu'est l'amour, il faut nous positionner à
l'intérieur de celui-ci: autrement, on ne peut pas le saisir
totalement. Voilà pourquoi il est intéressant de découvrir
l'amour "agape", amour qui va puiser à sa source: Dieu.
Nous allons voir le point de vue chrétien, l'amour par rapport
aux écritures, (exégèse) puis par rapport au Christ (théologie).
Car l'exégèse est au service de la théologie. Cela intéresse
particulièrement le philosophe, puisque cette relation mystique
éclaire l'homme tout entier, dans une orientation très riche.
Le mot "agapé" est employé 141 fois en temps que verbe, et 117
fois en temps que nom dans le nouveau Testament. Tandis que le
mot "philia" est employé 1 fois: c'est l'amour d'amitié.
"agapé" est employé pour faire comprendre l'amour qui existe
entre Jésus et nous... Le mot "philem" (le verbe) est employé une
trentaine de fois.
En français, "agapé", "philia", "eros", c'est l'amour: nous
n'avons pas beaucoup de richesse pour parler de l'amour ! C'est
dommage. Car si on parle de "charité" (qui est la traduction à
travers le latin "caritas" du mot "agapé"), on ne voit plus que
les "bonnes oeuvres"...
Nous allons essayer de comprendre comment ce concept "agapé"
est choisi pour figurer l'Amour dans le Nouveau Testament, par
Jésus, les apôtres qui transmettent sa parole, et donc par
l'Esprit Saint. Découvrons les particularités, les diverses
dimensions propre du mot "agapé", par rapport à "philia"; puis
comment, du point de vue théologique, il faut dépasser
l'opposition entre ces deux mots.
: 4.2. L'"agapé" au risque de "philia" et "eros"
#420
"Agapé" désigne un amour qui se distingue tellement de tout
autre, que tous le reconnaissent quand il se manifeste en ce
qu'il a de toujours neuf, d'insolite dans le monde. Jésus dit
qu'il reconnaîtra ses disciples à l'agapé, à l'amour qu'ils ont
entre eux. Cela représente quelque chose de plus particulier que
l'amitié: il est évident qu'on ne peut pas le définir (c'est déjà
vrai au niveau de l'amour humain), mais dans la Foi, on sait que
c'est un amour semblable à celui du Christ.
C'est l'amour du Christ dans notre coeur; c'est l'amour du Père
pour son Fils bien-aimé. Ainsi, cet amour va nous mettre
directement en relation avec la trinité: quand on dit "Dieu est
amour", on dit "agapé", et non pas "philia". L'amour qui relie
les trois personnes divines, c'est l'agapé.
L'expression "agapé" ne s'identifie jamais avec "éros", l'élan
passionnel, non plus avec "storge", la tendresse spontanée, ou
encore avec la "philia", un amour réciproque... Il ne faut pas
confondre les mots.
Mais cet amour, supérieur aux trois autres, les assume de fait:
tout ce qu'il y a d'amour dans "philia", "eros", "storge" se
trouve assumé dans le mystère de l'amour divin, surnaturel.
: 4.3. L'"agapé" dans la Foi au Christ
#430
L'"agapé" vient du Père: seul le disciple de Jésus reçoit cet
amour, et en vit dans le Christ lui-même, comme fruit du feu
qu'il porte dans son coeur, et qui ne s'éteindra jamais. L'agapé
presse à se donner dans l'oubli total de soi...
Mais cet amour est vécu pour nous dans la Foi, permis par
l'Esprit Saint, dans la charité (à l'égard de Dieu et du
prochain), grâce au don de sagesse. On découvre alors une
expérience intime d'intimité, de "demeure" en Jésus, dans une
relation d'amour vécue, à cause de la Foi.
Toutefois, cet amour peut être vécu dans l'aridité,
dans la lutte, contrairement à l'amour d'amitié, où à "eros": il
faut alors VOULOIR aimer; l'agapé implique une volonté d'amour.
Si on attend un état de grâce pour aimer, on peut alors
attendre très longtemps d'aimer notre prochain, comme le Christ
nous a aimé. C'est pour cela qu'il y a un "commandement" dans
l'ordre de l'amour ! Du point de vue humain, c'est ridicule: on
ne peut pas dire "je VEUX que tu aimes cette personne !"
Au contraire, Jésus peut nous donner un commandement pour
découvrir l'amour divin; nous sommes peut-être trop habitué à
l'entendre... c'est tout de même extraordinaire !
Mais seul Dieu peut demander de CROIRE en l'amour, car il est
le maître de l'expérience de Foi, même dans l'aridité et la
lutte. Nous savons très bien que pour la charité fraternelle,
pour aimer et pardonner ses ennemis, l'ennemi ne fait pas
nécessairement un sourire: nous ne pouvons pas, par nous même,
les aimer d'un amour divin, car la réciprocité n'existe pas de
façon visible. En effet, c'est Jésus qui répond à la place de
celui qu'on veut aimer d'un amour divin...
Jésus se porte garant de la réciprocité: c'est pour cela que
nous ne pouvons pas, par nous-même, aimer notre ennemi. Mais
l'agapé le permet, puisque Jésus nous a aimé le premier, et
continu donc de nous aimer...
: 4.4. Mon Bien Aimé
: 4.4.1. La révélation du nouveau Testament
#441
Dans les premiers livres (Mathieu et Marc), il est très
intéressant d'étudier les premières apparitions de l'expression
"amour".
Et bien, ce n'est ni sous la forme "agapé", ni du "verbe aimé",
mais sous la forme d'"agapetos", lié avec "philos": l'aimé. C'est
le Père, qui s'adressant à son Fils, lui dit qu'il est le "bien
aimé". Jésus apparaît sous la forme d'un adjectif, qui désigne
"l'aimable" pour le père, de qui il a tout reçu.
Aussi, apparaît entre le Père et le Fils une communion
profonde.
: 4.4.2. Jésus est le bien-aimé du Père
#442
Chez Saint Mathieu, lors du baptême de Jésus, le ciel s'ouvre
et Dieu dit: "Celui-ci est mon fils BIEN-AIME, en qui j'ai mis
toute ma faveur". Cette expression représente un amour personnel,
spirituel car divin, et qui prend possession en totalité du coeur
de Jésus, qui le lie au Père.
On le trouve aussi en @Mt 12,17@: Jésus vient de guérir, le
jour du Sabbat, un homme à la main desséchée. Cela déchaîne
évidemment des réactions autour de lui; Jésus les guérit
tous, et leur demande de ne pas le faire connaître, afin que
s'accomplisse cette parole d'Isaïe: "Voici mon Serviteur que
j'ai choisi, mon bien-aimé"... Jésus montre donc lui-même
qu'Il réalise cette prophétie d'Isaïe: "Je mettrai mon Esprit
sur Lui, Il annoncera le jugement et la fin."
: 4.4.3. Le bien-aimé sera glorifié
#443
C'est curieux au point de vue théologique: l'évangile de Jean,
plus tardif que ceux de Matthieu et de Marc, bénéficie de toute
la tradition de l'Eglise du premier siècle; la tradition, c'est
la parole de Dieu gardée dans le coeur des saints, dans le coeur
de Pierre, de Jean, dans le coeur immaculé de Marie, nourrit par
l'Esprit Saint. Car quand on aime intensément quelqu'un, on garde
sa tradition, on cultive son souvenir, surtout ses souvenirs de
l'âge de 17 ou 18 ans - l'âge de Jean lorsqu'il était avec Jésus.
Jean garde donc dans son coeur, à la lumière de l'amour de Marie,
les événements qu'Il a vécus avec Jésus.
Chez Jean, on trouve aussi, dans le passage de l'entrée
triomphale de Jésus à Jérusalem, après avoir annoncé aux juifs et
aux grecs le mystère de la fécondité de l'Amour de Dieu (la
semence), une parole troublante de Jésus: @Jn 12,27_28@
"Maintenant, mon âme est toute troublée... Père, sauve moi
de cette heure... Père, glorifie ton nom..." Vient une voix du
ciel: "Je l'ai glorifié et je le glorifierai": Jean lie le
mystère de l'agapé avec le mystère de la glorification.
En effet, la glorification est l'ultime moment de l'Amour: quand
on aime quelqu'un, on lui communique tout ce qu'on a; le Père
communique alors à Jésus agonisant, toute sa gloire...
: 4.4.4. Choisir l'Amour
#444
En @Mt 5,17_20@ (le discours sur la montagne), Jésus parle
en nouveau législateur; Il établit une nouvelle économie du
Salut: Il vient parfaire, accomplir, achever la Loi. Et comment
ce fait ce dépassement ? Grâce à l'agape: c'est l'amour
divin qui va l'accomplir, sans s'opposer à la loi, mais
en nous faisant comprendre que nous devons dépasser
l'attitude coupable de l'homme pécheur. Un lien nouveau
s'établit entre le Christ et ses disciples: la loi-médiation
disparaît pour laisser place à un lien d'amour personnel et
immédiat. La justice peut se servir de la loi: l'Amour la
dépasse.
Dans cette lumière, nous pouvons comprendre que l'agape
implique un choix. Et Dieu, Jésus, nous a choisit, appelé le
premier: ce n'est plus une relation "judiciaire", qui s'applique
à tous les hommes de façon anonyme, mais une relation d'amour,
qui implique un choix personnel entre deux êtres. Jésus nous a
aimé: Il s'est donné à nous.
On retrouve ce choix en @Mt 6,24@: "nul ne peut servir
deux maîtres". L'agape qui nous est donné par Dieu, exige
aussi de nous un choix, une réponse, un élan pour s'attacher au
Christ. De plus, le mot "servir" implique, comme dans l'amour
"philia", un service: notre réponse à l'Amour de Dieu, c'est
de servir le Christ, donc de ne pas se rendre esclave de
l'argent.
L'Amour de Jésus réclame donc un discernement, vécu dans la
Foi.
: 4.5. L'amour de Dieu: agape
: 4.5.1. "aimer ses ennemis"
#451
L'agape est aussi un FEU qui brûle... on le trouve déjà dans
l'Ancien Testament et le Cantique des Cantiques... et nous le
retrouvons alors à l'intérieur même de la nouvelle alliance.
En effet, l'Amour est un sommet pour l'homme: il doit le rendre
parfait, et cela d'une façon innatendue:
"aimer ses ennemis" ...
On touche alors le caractère le plus particulier de cet amour:
c'est un amour absolument universel, jusqu'à inclure ses ennemis!
C'est toute la différence avec l'amour d'amitié, qui implique un
discernement entre les amis et les ennemis, ce qui est d'ailleurs
normal !
Attention: il n'y a pas écrit "aimer seulement ses ennemis"; il
faut évidemment aussi cultiver son amour d'amitié. Mais il est
clair que l'amour divin nous demande de regarder ceux qui sont
proches de nous dans la lumière même de Dieu... Nous n'avons pas
le droit de faire un partage dans notre amour.
: 4.5.2. Il nous glorifie
#452
L'évangile de Saint Jean affirme d'une manière intense l'amour
de Dieu: il le désigne d'abord par le terme de "lumière", puis, à
partir du chapitre 12, grâce à l'"agape", de manière
systématique.
On pourrait d'abord noter que Jean n'emploie pas l'adjectif
"agapetos" pour qualifier Jésus, comme chez les synoptiques: il
emploie le point de vue de la gloire... afin de mieux nous faire
comprendre que Jésus est aimé du Père d'une manière telle qu'il
est déjà glorifié.
En effet, l'amour divin nous lie tout de suite à notre fin, à
Dieu qui nous aime: il nous glorifie déjà. Nous avons plutôt
tendance à projeter notre amour d'amitié dans l'agape, à attendre
la résurrection pour accueillir la gloire; mais en fait, si nous
avons suffisamment intériorisé l'Amour de Dieu, nous pouvons dire
que le ciel est déjà au plus intime de notre coeur !
Dans l'évangile de Jean, nous découvrons ce mystère de l'agape:
il est à la fois comme créé en nous, et au delà de la création,
puisque venant directement de Dieu... c'est là que nous
balbutions dans l'Esprit Saint !
Si nous recevons l'amour de Dieu, nous pouvons osez dire que le
Père nous regarde avec le même regard d'amour que pour Jésus:
nous sommes nous aussi les bien-aimés du Père ! C'est donc un
amour personnel, unique, qui s'inscrit au plus profond de notre
coeur pour nous unir profondément et divinement à Jésus, et par
lui au Père.
Nous comprenons alors comment l'agape, puisqu'il est amour
divin, touche tout de suite ce qu'il y a d'ultime...
: 4.6. L'amour achêve tout
#460
Jean a donc tout à fait saisi le lien entre Amour et Gloire.
Nous allons prendre le chapitre 13 pour approfondir cela...
Jésus nous a aimé "jusqu'à la fin": l'amour achêve tout; il n'y
a rien au delà de l'amour. En effet, même ce qui va se passer
ensuite (l'Eucharistie et la Croix) sera baigné dans l'Amour...
C'est un Amour substantiel qui est donné à ceux qu'il a choisi:
Il donne son corps et son sang en nourriture. Ainsi, on découvre
que seul Dieu, puisqu'Il est Amour, peut se servir de la mort
pour donner son Amour... Parce que Dieu est Amour dans tout son
être, en tout ce qu'Il est, Il peut vaincre la mort; et c'est
Jésus, Amour incarné, qui manifeste à la fois l'amour du Père
pour le Fils et l'amour du Père pour nous: c'est le même Amour
qui passe par le coeur de Jésus. Essayons de comprendre cela.
: 4.6.1. Le mystère de l'Eucharistie
#461
L'Eucharistie représente ainsi le sacrement de l'Amour. Nous ne
transformons pas le corps du Christ en nous-même, mais c'est le
Christ qui nous transforme en Lui... Cela signifie donc
l'extraordinaire victoire de l'Amour du Christ, qui réussit à
nous transformer en Lui, et... sans nous détruire ! Il peut faire
qu'entre Lui et nous (ce que nous appelons la communion)
s'instaure une communauté profonde de vie et d'Amour: c'est le
Christ qui vit en nous au moment où nous recevons l'Eucharistie.
Jésus se sert du pain, Il utilise le service substantiel de
l'aliment; l'aliment est en effet relatif au vivant et
vice-versa: puisque le vivant assimile l'aliment, il y a un lien
substantiel entre les deux.
L'Amour veut donc réaliser l'unité entre les deux personnes qui
s'aiment. Dans l'Eucharistie, le signe de la communication et du
don de l'Amour de Dieu est le pain et le vin: nous comprenons
alors comment cet Amour, se servant de ces aliments, réalise une
unité substantielle de vie, en maintenant en même temps la
distinction des personnes.
Si nous ne regardons pas ce mystère du sacrement de
l'Eucharistie, nous ne pouvons comprendre ce qu'est l'agape,
combien l'Amour divin veut aller jusqu'au bout du don, en se
faisant serviteur par excellence... et le service ultime, c'est
l'aliment, comme nous venons de le découvrir.
: 4.6.2. Le mystère de la croix
#462
Essayons de découvrir la qualité de l'amour divin...
Cet amour se donne en s'offrant totalement: "il n'y a pas de
plus grand amour de donner sa vie pour celui qu'on aime". Ainsi,
tout véritable don implique un détachement de soi, donc un
sacrifice. Et si nous regardons de l'intérieur le mystère de la
croix (sagesse pour Dieu, folie pour les hommes), nous y
découvrons la grande manifestation de l'Amour.
Si nous lions ce sacrifice à l'Eucharistie, autre grande
manifestation de l'Amour, nous voyons que cela implique un
sacrifice de notre part, une réponse à la croix du Christ: nous
sommes appelés à "rendre grâce" ("eucharistos").
La fécondité de la croix réside donc dans le caractère
salvateur du sacrifice de Jésus: la recréation qui se réalise à
la croix est vécue dans l'Amour, dans le don personnel de Jésus.
: 4.6.3. La blessure du coeur
#463
La blessure du coeur est comme l'achèvement du mystère de la
croix: tout est déja consommé, achevé par la mort sur la croix.
Pourtant, il y a cette blessure du coeur de Jésus. Pourquoi ?
Jésus est mort, mais son cadavre divin peut encore exprimer
l'Amour: l'agape ne se satisfait pas d'un sacrifice - même celui
de la croix. L'Amour est un appel; la blessure du coeur est
l'expression de la soif d'amour du Christ: ce sont les pleurs
derniers de Jésus parce que l'Amour n'est pas aimé (cf Saint
Francois). En effet, Jésus a tout fait pour appeler à l'Amour, et
les hommes ne répondent pas: c'est un appel à dépasser toutes les
oeuvres, toutes les créations, tous les sacrifices pour découvrir
l'Amour substantiel, premier et dernier, radical, fondamental...
L'Amour divin est source de lumière, source de toute chose,
source de recréation, générosité totale.
: 4.7. Par rapport à philia
#470
L'amour philia est plutôt considéré par les exégètes comme
source d'unité, comme relation.
Pourtant, lors de la résurrection de Lazarre, philia et agape
apparaissent liés ensemble.
"celui que tu aimes est malade" -> philos
"pour glorifier le Fils de l'Homme"
"or, Jésus aimait Lazarre et sa soeur" -> agape
etc...
On découvre que agape désigne un amour vertical, du haut vers
le bas, tandis que philos désigne un amour horizontal, dans la
réciprocité.
Enfin, lorsque Jésus rencontre Pierre, après la résurection:
"m'aimes-tu ?" -> agape
"tu sais que je t'aime" -> philos
et, à la troisième reprise:
"m'aimes-tu ?" -> philos, comme si Jésus devait se contenir
dans l'amour d'amitié...
C'est donc très délicat. Mais si on se réfère aux pères de
l'Eglise, on voit que agape désigne surtout la grâce et la
charité: c'est la source de la nouvelle vie. Alors que cela
n'apparaît pas encore très clairement dans les Ecritures.
En théologie, on distingue la grâce et la charité; dans les
Ecritures, il n'y a pas cette distinction. Agape exprime bien le
don primordial par lequel Dieu nous aime: la grâce. Toutefois,
cela ne s'oppose pas à philia puisqu'elle engendre en nous un
nouvel amour pour Jésus et pour nos frères: la charité.
Donc, à l'intérieur du don de l'agape, apparaît une charité
"déiforme", transformant la philia en charité divine: ce n'est
plus nous qui aimons d'amitié, c'est Dieu qui aime en nous. Cela
réclame toutefois une véritable philia, une réciprocité et un
choix, fruit de notre liberté profonde: l'agape n'est pas un
amour manipulateur.
: 4.8. Eros, philia, agape
#480
réciprocité
Christ --------------> Dieu
Dieu ------------------> homme CHOIX
amour substantiel --------------> nos frères
philia
Il y a dans ce CHOIX à la fois des initiatives humaines, et des
sentiments divins provenant de Dieu. Tout sera de plus nourrit
par la Foi, dans l'Esprit Saint qui pourra brûler d'Amour notre
coeur. C'est notre expérience de l'Amour que Dieu nous donne qui
va pouvoir déborder à la fois dans la charité fraternelle et dans
l'action de grâce à Dieu, qui va illuminer l'Eucharistie et
l'amour de nos frêres.
"aimez vous les uns les autres comme je vous ai aimés"
On va choisir librement d'aimer A LA FOIS Dieu et nos frères.
En effet, l'agape permet d'assumer cet amour bi-directionnel:
l'Amour de Dieu fait aimer Dieu dans nos frères; l'agape se porte
garant de la philia.
La liturgie et l'adoration s'enracinent dans l'homme: on
n'atteint pas directement l'agape; l'homme est déifié par l'amour
divin, mais sa condition de créature qui loue et adore Dieu lui
lance un magnifique défi d'Amour.