LA VILLE DE SAINT-JEAN (N.-B.) ET SES PAUVRES (1783-1877)
T.W. Acheson
La RÄvolution amÄricaine Ätait terminÄe. Au cours du printemps, de l'ÄtÄ et de l'automne 1783, des convois de navires de guerre et de transport britanniques entrÅrent dans le large estuaire situÄ ê l'embouchure de la riviÅre Saint-Jean en Nouvelle-âcosse, province de Sa MajestÄ, et y dÄbarquÅrent quelque 10 000 rÄfugiÄs loyalistes. Les nouveaux venus trouvÅrent un superbe port logÄ dans un estuaire formÄ par deux pÄninsules surplombant ê angle droit la baie de Fundy. Bien avant l'arrivÄe des loyalistes, des administrateurs britanniques avaient prÄvu que les pÄninsules qui formaient le port de Saint-Jean deviendraient un lieu de colonisation important: des arpenteurs militaires avaient dressÄ les plans d'une ville consistant en lots de terrain et en parcs publics. Un petit village appelÄ Carleton vit le jour sur la pÄninsule ouest, mais le centre de l'activitÄ loyaliste Ätait ê Parrtown, du cÖtÄ est du port. Parrtown, baptisÄe ainsi en l'honneur du gouverneur Thomas Parr de la Nouvelle-âcosse, Ätait situÄe sur un promontoire rocheux, stÄrile et intact, sauf pour les deux anses qui fournissaient un accÅs facile au port. C'est autour de ces deux anses que les premiers loyalistes Älirent domicile et, en quelques annÄes, tout l'espace compris entre les deux anses fut colonisÄ.
Au cours de l'hiver 1783-1784, la population de Parrtown se chiffra ê au moins 10 000 habitants, mais elle diminua rapidement l'annÄe suivante, car la plupart des rÄfugiÄs furent rÄinstallÄs sur les terres luxuriantes jalonnant la vallÄe intÄrieure de la riviÅre Saint-Jean. Mis ê part son port et la pÉche, Parrtown ne pouvait guÅre attirer les colons. Elle Ätait sÄparÄe de l'arriÅre-pays fertile par un rÄseau de promontoires rocheux et de marais et la ville elle-mÉme Ätait situÄe sur des saillies rocheuses.
Origines et constitution de la municipalitÄ
Alors, qui demeura dans la ville et pourquoi? PrÅs de 500 hommes furent nommÄs citoyens d'honneur de Saint-Jean en 1785. La plupart d'entre eux Ätaient des loyalistes de New York, du New Jersey et du Connecticut. Les cinq groupes les plus importants se composaient de fermiers (82), de charpentiers (74), de cordonniers (43), de gentilshommes et d'avocats (43) et de marchands (43). Ils restÅrent ê cause des installations portuaires, du commerce et de l'influence qu'il pouvait leur apporter. Parrtown ne donnait pas seulement accÅs ê une vallÄe importante, mais aussi ê une grande partie de l'arriÅre-pays qui devint plus tard le Nouveau-Brunswick. La Saint-Jean possÅde des affluents importants dont les riviÅres Kennebecasis, Washademoak, Oromocto, Nashwaak, Keswick, Aroostook et Tobique, ainsi que de nombreuses petites riviÅres et le Grand Lac. On reconnaissait gÄnÄralement que la ville deviendrait bientÖt le centre commercial de toute la rÄgion ainsi qu'un port important pour le commerce avec les Antilles britanniques. De plus, la ville de Saint-Jean devint une garnison et des soldats britanniques y furent affectÄs.
En 1784, ê la demande de nombreux chefs loyalistes, la province du Nouveau-Brunswick fut sÄparÄe de celle de la Nouvelle-âcosse et le colonel Thomas Carleton en fut nommÄ gouverneur. Pour rÄsoudre le problÅme de l'ordre dans les villes populeuses situÄes ê l'embouchure de la Saint-Jean, le gouverneur Carleton les unifia en 1785 et, en recourant ê une charte royale, crÄa la municipalitÄ de Saint-Jean, premiÅre ville constituÄe en AmÄrique du Nord britannique. Le nouveau conseil de la ville se composait d'un maire, de six Ächevins et de six Ächevins adjoints. Le maire Ätait nommÄ par le gouverneur en conseil tandis que les autres membres du conseil Ätaient Älus chaque annÄe par les citoyens d'honneur de chacun des six ╟wards╚ de la ville. Pour voter, exploiter un commerce ou exercer un mÄtier ou une profession dans la ville, un homme devait Étre citoyen d'honneur, statut imposÄ pour restreindre le contrÖle de la ville ê ses habitants les plus dignes de confiance. Le conseil avait l'autoritÄ de rÄgir l'activitÄ Äconomique dans la ville. Il pouvait par exemple Ätablir le prix de la nourriture, contrÖler l'usage du port et dÄterminer qui pouvait acheter et vendre des biens ou services. Le conseil adopta des lois visant la conduite de tous les citoyens, fit respecter ces lois par tous les moyens jugÄs nÄcessaires et s'Ärigea juge de la cour des plaids communs.
Au cours des premiÅres annÄes, le rÖle principal de la ville Ätait de rÄpondre aux besoins commerciaux des villages situÄs le long de la Saint-Jean et de ses affluents. Ces premiÅres annÄes furent rÄellement difficiles. Dans les vingt annÄes qui suivirent l'arrivÄe des loyalistes, la population de la rÄgion diminua. Dans la ville proprement dite, la population subit aussi une baisse, car de nombreux habitants partaient pour les fermes de l'intÄrieur ê la recherche d'une plus grande sÄcuritÄ et certains se rendaient jusqu'ê Boston ou Niagara pour trouver de meilleures garanties de succÅs. Le seul groupe important de nouveaux venus au cours de cette premiÅre pÄriode se composait de marchands Äcossais, dont John Black et Lauchlan Donaldson, qui acquirent la mainmise sur l'industrie des mëts et espars de Saint-Jean, importante ê cette Äpoque pour la suprÄmatie de la marine britannique.
Croissance urbaine et commerce du bois
Le dÄclin cessa en 1807 lorsque le gouvernement britannique dÄcida, devant la menace de NapolÄon, de s'approvisionner en bois de construction. NapolÄon avait essayÄ de vaincre la Grande-Bretagne en la privant du bois du continent europÄen. Le bois Ätait ê la marine britannique ce que le pÄtrole est ê l'aviation moderne; sans lui la marine Ätait impuissante et la Grande-Bretagne ê la merci des Franìais qui avaient conquis presque toute l'Europe. La solution des Anglais ê ce problÅme fut d'imposer un tarif douanier ÄlevÄ sur le bois Ätranger, tarif si ÄlevÄ que les marchands et les expÄditeurs de Saint-Jean et de QuÄbec prÄfÄrÅrent exploiter le bois en AmÄrique du Nord et l'expÄdier ê la mÅre patrie. La Saint-Jean et ses affluents devinrent l'une des grandes rÄgions productrices de bois en AmÄrique du Nord et la ville de Saint-Jean en devint la plaque tournante. Comme on expÄdiait le bois en vrac, des chantiers maritimes firent leur apparition dans la ville pour fournir les centaines de grands cargos dont on avait besoin pour expÄdier ces lourds matÄriaux outre Atlantique. AprÅs la dÄfaite de NapolÄon, les tarifs douaniers demeurÅrent les mÉmes et continuÅrent ê encourager l'exploitation des forÉts en AmÄrique du Nord. Cette activitÄ amena un croissance rapide de la ville. De 4 000 habitants qu'elle Ätait en 1810, la population passa ê 8 000 en 1824, ê 12 000 en 1834 et finalement ê 20 000 en 1840. On avait construit, ê l'est des quais, surtout des bëtiments de trois ou quatre Ätages et, ê partir de ce moment, le secteur rÄsidentiel s'Ätendit jusqu'ê la baie de Courtenay, au-delê de la pÄninsule est. Toute la pÄninsule vit surgir des maisons unifamiliales, car bon nombre de familles prospÅres commencÅrent ê quitter le district du port pour se rendre dans la partie nord-est de la pÄninsule vers l'intÄrieur des terres. En 1840, la vieille pÄninsule de Parrtown Ätait l'une des rÄgions urbaines les plus peuplÄes d'AmÄrique du Nord: 18 000 personnes y vivaient dans trois quarts de mille carrÄ.
Cette croissance de population Ätait le rÄsultat d'une augmentation naturelle, mais l'immigration Ätait un facteur encore plus important. AprÅs les guerres napolÄoniennes, en 1815, les immigrants britanniques, les Irlandais en particulier, affluÅrent sans cesse et cette immigration atteignit un sommet ê la fin des annÄes 1840, Äpoque de la grande famine. La raison en Ätait simple. Les grands navires affrÄtÄs pour le commerce du bois traversaient l'Atlantique bondÄs, mais revenaient habituellement ê moitiÄ vides puisque les biens manufacturÄs qu'ils ramenaient ê Saint-Jean prenaient beaucoup moins de place que le bois. La plupart des propriÄtaires encourageaient donc les immigrants britanniques ê monter ê bord des navires en direction de Saint-Jean. C'Ätait beaucoup moins cher, par exemple, de voyager de Liverpool ê Saint-Jean que de Liverpool ê Boston. De Saint-Jean, de nombreux nouveaux venus se rendirent ê l'intÄrieur de la province, mais beaucoup plus encore se rendirent ê Boston ou ê quelques endroits en Nouvelle-Angleterre, rÄgion que les habitants des Maritimes appelaient ╟Boston states╚. Au cours des annÄes, toutefois, un nombre important d'entre eux restÅrent dans la ville.
Conditions sociales
Pour ceux qui allaient se lancer en affaires ou exercer une profession libÄrale, la vie Ätait facile dans ce nouveau milieu; pour les artisans ou les ouvriers, la situation pouvait Étre toute diffÄrente. Ces derniers faisaient face ê un grand problÅme: celui de trouver un emploi permanent. La charte de la ville rÄservait la pratique des mÄtiers et du commerce aux citoyens d'honneur. Pour quiconque Ätait nÄ dans la ville et avait fait son apprentissage chez un maötre, il Ätait facile et peu onÄreux d'acquÄrir ce titre. Pour ceux qui n'avaient pas rempli ces exigences, il revenait trÅs cher d'acheter le statut de citoyen. Les seuls travaux permis aux non-citoyens Ätaient ceux de manoeuvre et de serviteur et c'est dans ces deux groupes qu'on retrouvait la grande majoritÄ des immigrants. Beaucoup arrivaient dans la ville dans un Ätat de grand dÄnuement. Nombre d'entre eux Ätaient malades ou infirmes; il y avait des personnes ëgÄes, des veuves, des orphelins et la plupart d'entre eux Ätaient ê la charge de la collectivitÄ dÅs le premier jour de leur arrivÄe. La grande immigration des annÄes 1830 et 1840 crÄa un groupe considÄrable de ╟marginaux╚ qui ne pouvaient pas travailler ou qui travaillaient comme manoeuvres saisonniers soit comme dÄbardeurs, soit comme Äboueurs, soit comme scieurs. C'est dans ce groupe qu'on dÄnombrait la plupart des indigents et ces personnes devaient vivre de l'assistance sociale une partie de l'annÄe.
Cela ne veut pas dire que la pauvretÄ n'existait pas avant 1815 et que les loyalistes n'ont jamais ÄtÄ ê la charge de l'âtat. Il existait une forme officielle de bien-Étre ê Saint-Jean depuis 1786 et un hospice avait ÄtÄ ouvert en 1800; lors des rÄcessions Äconomiques, il Ätait rempli. Mais parmi les familles loyalistes Ätablies, la pauvretÄ permanente Ätait rare. Cela tenait ê deux raisons. D'abord, les loyalistes Ätaient principalement marchands, fermiers, pÉcheurs de saumon, commerìants et constructeurs de navire; ce n'est donc que dans les pires rÄcessions que leur gagne-pain Ätait menacÄ. En deuxiÅme lieu, les membres de nombreuses vieilles familles s'Ätaient mariÄs entre eux de sorte que les liens parentaux Ätaient multiples au sein de la communautÄ; une tradition largement rÄpandue voulait qu'on vienne en aide ê ses membres les moins fortunÄs. De fait, dans les annÄes 1830, on soutenait qu'un ancien Äprouvant de sÄrieuses difficultÄs financiÅres finissait plutÖt dans la prison du dÄbiteur qu'ê l'hospice -- le chëtiment Ätant selon son rang social.
Le premier rÄgime de bien-Étre Ätait alors bien simple. Le Conseil du Nouveau-Brunswick (le Conseil exÄcutif ê partir de 1833) nommait annuellement trois surveillants des indigents dans chaque paroisse et ils devaient s'occuper des pauvres de leur district. Ces administrateurs amateurs et bÄnÄvoles s'occupaient personnellement de chaque cas, achetaient des vivres et veillaient ê ce que les services de la communautÄ permettent de rÄsoudre chaque problÅme qui se prÄsentait. C'Ätait lê les deux mÄthodes de base pour s'occuper des indigents. Les dÄmunis chroniques, tels les infirmes, les vieillards, les veuves et les orphelins, Ätaient gardÄs dans les hospices (un pour les Blancs et un pour les Noirs). Ces hospices abritaient aussi les hommes bien portants qui n'avaient pas de propriÄtÄ. Les chefs de famille qui possÄdaient un abri quelconque recevaient ╟une aide extÄrieure╚ qui prenait la forme d'une petite allocation hebdomadaire: cela leur permettait de rester dans leur propre logement. Comme tout le bien-Étre Ätait dispensÄ grëce ê une taxe spÄciale imposÄe directement ê tous les propriÄtaires et les salariÄs de la ville, les surveillants accordaient rapidement un emploi disponible ê tout prestataire capable de travailler. Le rÄgime Ätait trÅs humanitaire et les surveillants se caractÄrisaient prÄcisÄment par leur connaissance du prestataire, de la collectivitÄ et de tous les emplois disponibles.
En temps de prospÄritÄ, ces organismes privÄs et publics pouvaient aider un grand nombre d'indigents. Malheureusement, l'Äconomie de Saint-Jean, basÄe sur le bois, avait des faiblesses. D'une part, cette Äconomie rendait un certain nombre de marchands trÅs riches et n'assurait qu'un maigre revenu ê beaucoup d'ouvriers saisonniers de la ville et d'autre part une bonne partie de la main-d'oeuvre vivait d'allocations sociales plusieurs mois par annÄe. Au cours des frÄquentes rÄcessions dans l'industrie du bois qui se produisirent tous les quatre ou cinq ans entre 18l5 et 1846. L'afflux d'immigrants et les pÄriodes prolongÄes de chÖmage chez les ouvriers de la ville amenÅrent l'effondrement rÄpÄtÄ du rÄgime de bien-Étre. ╦ l'occasion, les consÄquences de telles rÄcessions touchaient de nombreux commerìants de la ville. Une telle situation se produisit pendant l'ÄtÄ et l'automne 1841. La ville de Saint-Jean se prÄparait ê un long hiver et il ne semblait y avoir de solution ê l'horizon. Des milliers de familles devaient se priver, d'autres vivaient carrÄment dans l'indigence. DÄsespÄrÄ, le conseil de la ville fit appel aux dirigeants provinciaux qui prÉtÅrent 5 000 livres sterling ê la ville. Les surveillants des pauvres, les maötres cantonniers et les commissaires des routes employÅrent cette somme pour mettre sur pied un programme de travaux publics hivernaux, ce qui permit d'employer des centaines de manoeuvres ê la construction de rues dans le roc solide de la pÄninsule est.
La crise de la pauvretÄ
L'afflux d'immigrants dans les annÄes 1820 et 1830 porta un dur coup au rÄgime d'alors. Une forte proportion des immigrants irlandais Ätaient pauvres et incapables de travailler. Le gouvernement provincial payait le co₧t des allocations aux nouveaux arrivants, mais n'accordait aucune prestation aux indigents permanents, qui devenaient une charge pour la ville, ni aux nombreux manoeuvres saisonniers qui Ätaient considÄrÄs comme immigrants seulement l'annÄe de leur arrivÄe. D'ailleurs, c'est le dÄsespoir qui poussait la plupart des immigrants ê se rendre ê Saint-Jean beaucoup plus que la perspective d'un avenir meilleur. Par exemple, en 1842, annÄe de grande crise Äconomique, la ville fut inondÄe par des milliers de paysans irlandais affamÄs alors que des centaines de travailleurs de la ville Ätaient dÄjê en chÖmage.
De fait, on pourrait dire que si l'appartenance ê l'empire britannique explique dans une large mesure la prospÄritÄ de Saint-Jean, elle Ätait aussi la source de la plupart des grands problÅmes de pauvretÄ de la ville. Il Ätait impossible ê la ville ou ê la colonie de rÄglementer l'immigration car, comme citoyens britanniques, les immigrants irlandais avaient le droit d'entrer librement dans tout port britannique. De mÉme, les principaux autres groupes de prestataires, les personnes ê la charge des militaires et les Noirs Ätaient essentiellement des produits des liens impÄriaux. Presque chaque annÄe, nombre de militaires rÄformÄs ou de personnes ê leur charge devenaient un fardeau pour la communautÄ. Dans le cas de la population noire, la plupart des rÄfugiÄs venaient des âtats-Unis et le gouvernement britannique les avait Ätablis prÅs de Saint-Jean ê la suite de la guerre de 1812.
La premiÅre rÄaction au problÅme grandissant de la pauvretÄ fut la crÄation d'un certain nombre de sociÄtÄs nationales de bienfaisance. Il y eut la sociÄtÄ Saint Patrick pour les Irlandais, les sociÄtÄs Saint George et Albion pour les Anglais et la sociÄtÄ Saint Andrew pour les âcossais. De plus, au cours des annÄes 1820, la plupart des Äglises de la ville commencÅrent ê fournir un Äventail de services, envoyant des travailleurs sociaux dans les foyers et donnant de l'argent aux sociÄtÄs de bienfaisance. Dans les annÄes 1830, la Female House of Industry pour les femmes sans emploi et sans ressources fut mise sur pied grëce ê une souscription privÄe. Comme la pression des immigrants pauvres augmentait ê la mÉme Äpoque, il devint nÄcessaire de con- stituer des Ätablissements permanents subventionnÄs par la communautÄ pour s'occuper du problÅme. Le premier fut l'hÖpital pour la variole et l'asile provincial, tous deux Ätablis en 1837; cet asile allait accueillir le nombre grandissant de malades mentaux dÄmunis, dont les quatre cinquiÅmes Ätaient des immigrants. En 1840, on construisit un hÖpital d'immigrants et un pÄnitencier provincial, ce dernier pour enrayer les crimes sans cesse croissants, commis par les Irlandais dÄmunis.
Dans les annÄes 1840, le co₧t de tels programmes sociaux devint prohibitif. Bien des anciens jetÅrent le blëme sur l'arrivÄe constante d'immigrants irlandais pauvres et la ville envoya de nombreuses pÄtitions aux autoritÄs impÄriales leur demandant de restreindre l'immigration et de dÄfendre aux propriÄtaires et aux fonctionnaires britanniques de se servir des colonies comme exutoires pour les cas dÄsespÄrÄs. Ces demandes furent infructueuses car les principaux marchands de bois de la ville ne s'opposaient pas ê cette immigration: ils auraient ainsi ÄtÄ privÄs du passage payÄ par les immigrants irlandais.
Vers 1845, le gouvernement britannique dÄcida de mettre fin au rÄgime Äconomique impÄrial qui avait ÄtÄ ê la base de la structure du commerce de Saint-Jean depuis prÅs de 40 ans, ce qui n'arrangea rien. Cette dÄcision gÉna considÄrablement le commerce du bois et la marine marchande du port de Saint-Jean. En effet, la prÄfÄrence accordÄe au bois des colonies sur le marchÄ britannique diminua graduellement et l'on cessa d'exiger que les biens en provenance des Antilles et de l'AmÄrique du Nord britannique destinÄs au Royaume-Uni soient transportÄs sur des bateaux britanniques. Le bois de la Baltique et les navires amÄricains remplacÅrent en partie ceux de Saint-Jean sur le marchÄ anglais, au grand dÄsespoir des marchands locaux. Des centaines d'hommes d'affaires durent dÄclarer faillite et l'on a mÉme songÄ ê annexer la ville aux âtats-Unis, car cela semblait la seule faìon de la sauver du dÄsastre. La classe moyenne fut encore plus touchÄe que les marchands. Des centaines de commerìants, d'artisans et de mÄcaniciens furent rÄduits ê la pauvretÄ. Au cours des annÄes 1840, nombre d'entre eux durent vivre de l'assistance sociale tandis que beaucoup d'autres partirent pour Boston ou l'intÄrieur du Nouveau-Brunswick.
De nouveaux immigrants prirent la place de ceux qui quittÅrent Saint-Jean. Ces gens s'Ätablirent aussi prÅs que possible des installations portuaires de la ville, notamment dans le secteur nord-ouest de Kings Ward appelÄ York Point. Lê, des centaines de journaliers et leurs familles vivaient entassÄs dans des logements ê loyer modique. Comme il n'y avait pas de systÅme d'eau ni d'Ägout, les habitants puisaient leur eau aux pompes de la ville et, la nuit venue, jetaient leurs immondices dans les rues. Au cours de la mÉme pÄriode, les hommes d'affaires et les membres de professions libÄrales qui vivaient prÅs du port dans le Kings et le Queens Wards commencÅrent ê se reloger dans l'Eastern Kings Ward qu'on appela plus tard le Prince et le Wellington Wards et finalement d'autres se relogÅrent au-delê des limites de la ville dans Portland Heights. Quelques-uns des ouvriers qui immigrÅrent au milieu du siÅcle firent partie d'un groupe important et permanent de gagne-petit. Ces dÄsavantagÄs demeurÅrent une Äpine au pied de la sociÄtÄ de Saint-Jean pour le reste de la pÄriode coloniale.
ProspÄritÄ et rÄcession
Cette source toute trouvÄe de main-d'oeuvre ê bon marchÄ se rÄvÄla utile lorsque la prospÄritÄ revint dans la ville au cours des annÄes 1850. C'Ätait ╟d'ëge d'or╚ de la construction navale et l'on avait besoin des pauvres de la ville pour assurer le commerce et les services que nÄcessitait l'arriÅre-pays en expansion. Au dÄbut du XIXe siÅcle, la plupart des gens avaient ÄtÄ employÄs dans le commerce des matÄriaux et des denrÄes de base comme dÄbardeurs, constructeurs de navires, pilotes, marins et comme pÉcheurs dont la production Ätait destinÄe ê la Grande-Bretagne, aux Antilles et mÉme aux âtats-Unis. Il y avait aussi un bon nombre d'hommes de mÄtier et d'ouvriers qui produisaient des biens pour le marchÄ intÄrieur ainsi que des mÄdecins, d'autres titulaires de professions libÄrales et de petits entrepreneurs qui subvenaient ê leurs besoins. Avec les annÄes, le nombre de commerìants et de membres de professions libÄrales augmenta progressivement au rythme de l'expansion de l'arriÅre-pays.
L'arriÅre-pays englobait la plupart des collectivitÄs situÄes dans un rayon de 100 milles de Saint-Jean, y compris la vallÄe d'Annapolis en Nouvelle-âcosse. Les marchands et les banquiers de Saint-Jean avaient la mainmise sur l'activitÄ commerciale de l'arriÅre-pays. On y lisait les journaux de Saint-Jean, et des transports rÄguliers assuraient la navette. En 1850, Saint-Jean avait Ätabli un rÄseau de navires ê vapeur et de diligences la reliant ê Gagetown, Fredericton, Woodstock et Madawaska sur la riviÅre Saint-Jean, le coude de la Petitcodiac (Moncton) et Sackville ê l'est, Digby et la vallÄe d'Annapolis au sud, enfin St. Andrews et Passamaquoddy ê l'ouest. Ces centres de l'arriÅre-pays jouaient un rÖle de plus en plus important dans la vie Äconomique de la ville. La population du centre le plus important, la vallÄe de la riviÅre Saint-Jean, passa de 40 000 en 1824 ê 140 000 en 1861.
L'expansion et le maintien de ces marchÄs de l'intÄrieur prÄsentaient de sÄrieuses difficultÄs. L'influence des marchands de Saint-Jean se limitait aux secteurs directement accessibles aux navires. La baie de Fundy Ätait presque un lac de Saint-Jean, mais les villes donnant sur le dÄtroit de Northumberland -- Shediac, Richibucto, Chatham, Newcastle, Bathurst et Campbellton -- avaient trÅs peu de contacts avec la mÄtropole du Nouveau-Brunswick. La difficultÄ de naviguer sur la riviÅre au-delê de Fredericton s'aggrava avec l'accroissement de la population le long de la vallÄe supÄrieure de la Saint-Jean. Le fret d'une tonne de marchandise par mille parcouru de Fredericton ê Woodstock Ätait deux fois plus ÄlevÄ que celui de Saint-Jean ê Fredericton alors qu'au-delê de Woodstock il l'Ätait huit fois plus. Vers 1850, on crut rÄsoudre ce problÅme et celui du chÖmage ê Saint-Jean en construisant un chemin de fer. Le projet le mieux vu prÄvoyait la construction de deux voies, l'une entre Saint-Jean et Madawaska (Edmunston) dans la vallÄe supÄrieure et l'autre menant ê Shediac pour donner aux marchands de Saint-Jean un dÄbouchÄ sur le dÄtroit de Northumberland. CommencÄe dans les annÄes 1850, cette derniÅre voie fut terminÄe en 1860. On l'appela l'European and North American Railway.
De nombreux ouvriers de Saint-Jean trouvÅrent aussi de l'emploi dans les industries manufacturiÅres de la ville, surtout dans les scieries. ╦ l'origine, la plupart des produits forestiers du Nouveau-Brunswick Ätaient envoyÄs en Grande-Bretagne sous la forme de bois Äquarri. Au cours des annÄes 1840, on changea de mÄthode et l'on transforma le bois en planches Äpaisses et larges appelÄes madriers. De plus, les marchÄs intÄrieurs grandissants amenaient un grand nombre d'industries ê prendre de l'expansion pour subvenir aux besoins de base des villages du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-âcosse. Au cours des annÄes 1850 et 1860, des douzaines de nouvelles entreprises furent crÄÄes et se dÄveloppÅrent. Des centaines d'hommes furent employÄs dans les moulins ê farine, les fonderies, les tanneries et les manufactures de souliers, de bottes et de clous, alors que des centaines de femmes travaillÅrent dans les filatures de coton et dans la confection. Vers 1870, Saint-Jean Ätait non seulement la quatriÅme ville en importance du Canada, surpassÄe seulement par MontrÄal, QuÄbec et Toronto, mais la valeur des biens produits par ses travailleurs rivalisait probablement avec la production de QuÄbec et de Toronto. ╦ la diffÄrence de ces deux villes, Saint-Jean n'avait pas de siÅge gouvernemental et aucune maison d'enseignement importante; c'Ätait une ville consacrÄe au commerce et ê l'industrie. Ses habitants Ätaient en majeure partie des travailleurs et la prospÄritÄ de la ville dÄpendait de la qualitÄ de ses ouvriers et de ses hommes d'affaires.
Vers 1865, Saint-Jean, comme la plupart des villes des pays neufs, connut une longue pÄriode de dÄpression, car la Grande-Bretagne demanda beaucoup moins de bois et de navires canadiens. Ce serait bientÖt la fin de la grande industrie des chantiers maritimes de la ville, qui avait dÄjê produit jusqu'ê 100 navires par annÄe. Les effets de la dÄpression furent aggravÄs par l'incendie dÄsastreux qui anÄantit le district central des affaires et qui, alimentÄ par de grands vents, dÄtruisit plus de 1 600 bëtiments et rasa presque complÅtement la ville. Cet incendie marquait la fin d'une Äpoque. La ville a pu renaötre de ses cendres, mais ne put facilement assainir son Äconomie. Saint-Jean entra dans une Åre de malheur et dut se lancer ê la recherche de nouvelles sources de prospÄritÄ.