MARIE BLANCHET, TRAVAILLEUSE DU COTON A VALLEYFIELD EN 1908
Jacques Rouillard
Nous avons concu la prΘsentation de cet essai d'une maniΦre assez diffΘrente des autres volumes de cette sΘrie. Partant du principe pΘdagogique que lΘcolier apprend α partir du plus concret vers le plus abstrait, nous avons pensΘ que l'attention de celui-ci serait lus outenue et sa comprΘhension meilleure si nous lui prΘsentions le thΦme de notre recherche sous une forme plus concrΦte. C'est pourquoi au lieu d'exposer de faτon globale la condition des travailleurs du coton au dΘbut du siΦcle, nous avons prΘfΘrΘ connaεtre leur situation α travers celle d'un personnage fictif, Marie Blanchet, une humble travailleuse de coton α Valleyfield en 1908. Nous aborderons successivement, dans le mΩme ordre o∙ sont disposΘes les diapositives, son milieu de travail, sa famille, ses distractions et sa participation la vie syndicale.
Notre choix s'est portΘ sur la ville de Valleyfield puisque la filature qui y est situΘe est la plus considΘrable au Canada. Seule industrie d'importance dans cette municipalitΘ, elle domine complΦtement la vie Θconomique de la rΘgion. Valleyfield est situΘ le long du fleuve Saint-Laurent α trente-cinq milles environ au sud de MontrΘal. La filature, propriΘtΘ de la Montreal Cotton Co., employait en 1908 environ 2,500 ouvriers presque en totale majoritΘ des Canadiens franτais. On y transformait le coton brut importΘ du sud des ╔tats-Unis en filΘs puis en tissus de coton. Comme la filature comptait en 1908 plus d'une trentaine d'annΘes d'existence, Marie Blanchet appartenait α la seconde gΘnΘration de travailleurs employΘs α la filature. Cette gΘnΘration issue de parents qui pour la plupart originaient de la campagne environnante avait grandi α l'ombre des tours crΘnelΘes de la manufacture. Les employΘs de sexe fΘminin reprΘsentant environ 40% de la main-d'oeuvre, nous avons pensΘ dΘcrire la vie d'une ouvriΦre typique de cette Θpoque.
Milieu de travail
Marie Blanchet a 17 ans. Elle travaille depuis dΘjα trois ans α la filature au dΘpartement du tissage. Apportant le dεner α son pΦre depuis son trΦs jeune Γge, elle avait appris durant l'heure du dεner les rudiments de son mΘtier. Elle avait quittΘ l'Θcole α 11 ans pour aider sa mΦre α la maison et prendre soin des enfants plus jeunes qu'elle. Elle comptait neuf frΦres et soeurs dont deux Θtaient mariΘs. Incluant Marie et son pΦre, ils Θtaient six de la mΩme famille α travailler α la filature. Estimant qu'ils avaient besoin d'un revenu supplΘmentaire, ses parents rΘussirent α la faire embaucher α la manufacture alors qu'elle avait 14 ans. Il lui plaisait de quitter le milieu familial pour l'usine, car il lui apparaissait que le travail en filature serait plus excitant. Mais aprΦs quelques mois, Marie ressentit le poids du travail; chaque journΘe passΘe prΦs des machines lui apparaissait de plus en plus longue.
Debout le matin α cinq heures, elle commenτait α travailler α six heures et quart. Elle dΘje√nait et mettait environ un quart d'heure pour se rendre α pied α l'usine. Il fallait y Ωtre α temps car une minute de retard signifiait la perte de l'Θquivalent d'une demi-heure de travail. AprΦs six heures de travail sans interruption, la cloche d'arrΩt sonnait pour l'heure du dεner α midi et quart. Marie comme ses compagnes dεnait α la hΓte prΦs des machines car elle n'avait qu'une demi-heure de rΘpit. De nouveau en mouvement, les mΘtiers ne s'arrΩtaient de fonctionner qu'α cinq heures trente. Sauf le samedi o∙ elle terminait α midi, Marie passait presque onze heures par jour prΦs de ses machines, soit au total 60 heures par semaine. Du mois de novembre α celui de mars, elle entrait donc α l'usine avant le jour pour n'en ressortir qu'α la nuit. De retour α la maison, elle soupait α six heures trente puis aidait sa mΦre α diffΘrentes tΓches domestiques. Une fois ce travail terminΘ, il Θtait temps pour elle vers neuf heures de se prΘparer α une bonne nuit de repos.
Le travail de Marie consistait α veiller au bon fonctionnement de mΘtiers α tisser qui α l'aide d'une navette animΘe d'un mouvement de va-et-vient entrecroisaient les fils pour en faire du tissu. Toute sa journΘe, elle la passait debout, allant d'un mΘtier α l'autre. Bien que son travail n'exigeΓt pas d'efforts musculaires, il nΘcessitait nΘanmoins une attention soutenue qui mettait α rude Θpreuve son systΦme nerveux. Ce qui l'incommodait particuliΦrement, c'Θtait le bruit, la chaleur et l'humiditΘ. L'atelier de tissage exigeait en effet un haut degrΘ d'humiditΘ pour faciliter l'exΘcution des opΘrations. Quant α la chaleur et au bruit, ils rΘsultaient de la mauvaise aΘration et du fonctionnement rapide de centaines de mΘtiers α tisser. └ son retour du travail, elle se sentait si fatiguΘe qu'elle en avait perdu tout appΘtit. Plusieurs de ses compagnes d'ailleurs souffraient d'anΘmie, maladie consΘcutive α la diminution de la nutrition engendrΘe par l'humiditΘ et la chaleur excessive de leur milieu de travail.
Dans la salle o∙ travaillait Marie il y avait peu d'enfants, mais ils Θtaient plus nombreux dans le dΘpartement du filage o∙ ils aidaient leurs parents et apprenaient en mΩme temps le mΘtier de fileur. Sur les 2,500 employΘs de la filature, il y avait environ 375 enfants de moins de 16 ans (15%) et parmi eux, 150 avaient 14 ans et moins. Depuis 1907, une loi provinciale ne permettait pas de faire travailler les garτons et les filles de moins de 14 ans. Et jusqu'α 16 ans, ces jeunes travailleurs devaient savoir lire ou Θcrire, sinon ils Θtaient tenus de suivre des cours du soir. Le gouvernement dispensait pour les travailleurs de tels cours α Valleyfield; l'absentΘisme α ces cours Θtait cependant ΘlevΘ car il fallait un courage surhumain pour passer aprΦs onze heures de travail assidu, ne serait-ce qu'une heure et demie dans une Θcole. Ce n'Θtait pas toujours de gaεtΘ de coeur que les parents envoyaient leurs enfants α l'usine, mais le revenu d'une seule personne ne suffisait pas α assurer la nourriture et le logement d'une famille. C'est pourquoi, comme dans le cas des Blanchet, des familles entiΦres travaillaient α la filature.
Famille
Comme la plupart des employΘs, Marie Θtait payΘe α la piΦce de sorte que son salaire variait selon les semaines de travail. En 1908, elle touchait un gain hebdomadaire d'environ $7.00 pour une semaine de 60 heures; son salaire Θtait moindre que l'annΘe prΘcΘdente, puisque la compagnie venait tout juste de dΘcrΘter une diminution des salaires de 10% pour l'ensemble de ses employΘs. Le pΦre de Marie, un rΘparateur de mΘtiers, avait un revenu d'environ $12.00, tandis que son jeune frΦre devait se contenter de $4.50 la semaine. Comme ses frΦres et soeurs, Marie remettait entiΦrement α ses parents le fruit de son labeur.
En effet, sa mΦre qui administrait elle-mΩme les finances de la famille avait besoin du revenu de ses enfants pour boucler son budget. C'Θtait grΓce α l'apport des enfants que la famille Blanchet avait une situation financiΦre avantageuse. Elle pouvait mΩme rembourser en toute quiΘtude les emprunts faits au cours des annΘes prΘcΘdentes alors que le pΦre assurait seul le support de la famille. Depuis son mariage, sa mΦre avait quittΘ le travail; trΦs rares Θtaient les femmes mariΘes mΩme sans enfant qui besognaient α la filature.
Les Blanchet habitaient le quartier Bellerive, quartier situΘ α l'ouest de la filature. Il n'y avait pas α proprement parler de quartier identifiΘ comme ouvrier α Valleyfield; toute la ville en Θtait un puisque α peu prΦs tous ses habitants travaillaient α la filature. Les Blanchet Θtaient propriΘtaires d'une petite maison de bois α deux Θtages. Le premier Θtage comprenait deux piΦces, une grande cuisine et un salon; le second, quatre chambres. Marie partageait sa chambre avec deux de ses jeunes soeurs. L'espace Θtait restreint mais elle ne s'en plaignait pas puisqu'elle n'avait jamais connu un milieu de vie plus confortable.
Distractions
Terminant son travail le samedi midi, Marie pouvait consacrer l'aprΦs-midi et le dimanche α d'autres activitΘs. Elle accompagnait habituellement son pΦre au marchΘ le samedi. C'Θtait pour elle un moment fort excitant de voir l'activitΘ qui rΘgnait sur la place du marchΘ. Les cultivateurs des environs vendaient aux citadins des fruits, des lΘgumes et de la viande. Son pΦre se procurait surtout de la viande puisqu'il possΘdait un petit jardin α l'arriΦre de sa maison. Il en profitait Θgalement pour acheter d'autres menus effets chez les marchands de la rue Victoria. Plusieurs des enfants profitaient de cette journΘe pour s'adonner l'hiver au patinage sur le canal; les parents Θtaient cependant trop peu fortunΘs pour leur acheter des patins.
La journΘe du dimanche dΘbutait par la messe cΘlΘbrΘe dans la petite Θglise catholique du quartier Bellerive. Toute la famille ne manquait jamais d'assister aux offices religieux. Marie consacrait l'aprΦs-midi parfois α tricoter et α coudre, parfois α visiter des parents et des amis ou encore, elle accompagnait ses frΦres et soeurs dans une randonnΘe vers le centre-ville. Il arrivait que la parentΘ profite de cette journΘe pour visiter les Blanchet. C'Θtait alors une vΘritable fΩte qui rΘunissait parfois de 25 α 30 personnes. Toutefois, les veillΘes se terminaient t⌠t car on n'ignorait pas le lever matinal du lendemain.
Vie syndicale
Comme ses compagnes de travail, Marie avait fait partie de l'unitΘ syndicale locale de la FΘdΘration des ouvriers du textile au Canada, fΘdΘration qui regroupait des travailleurs du textile de plusieurs centres industriels du QuΘbec: MontrΘal, Magog, Montmorency, etc. FondΘe en 1906, la FΘdΘration comptait α son apogΘe en 1907 environ 7,000 membres dont presque tous les travailleurs de la filature de Valleyfield.
Selon Marie, la prΘsence d'un syndicat avait eu pour effet d'augmenter les salaires et d'amΘliorer considΘrablement les conditions de travail α l'usine. En effet, de 1906 α 1908, les pressions exercΘes par la FOTC sur la compagnie avaient provoquΘ un accroissement de 25% de son salaire ($6.50 α $8.00). De plus, le syndicat avait obtenu des contremaεtres de traiter les employΘs avec plus de respect. └ son entrΘe α l'usine, Marie travaillait continuellement dans la crainte des rΘprimandes du contremaεtre qui supervisait son travail. Les travailleurs attendaient toujours la rΘponse du gouvernement α leur demande de diminution de la semaine de travail de 60 α 55 heures, ce qui aurait pour effet de faire commencer la journΘe de travail α sept heures du matin. Marie se rΘjouissait de cette demande car il ne lui plaisait pas de se lever, comme elle le faisait, α cinq heures du matin.
Malheureusement, les travailleurs de Valleyfield risquaient en 1908 de perdre cet acquis, car leur syndicat sortait trΦs affaibli d'une grΦve perdue. C'Θtait la dΘcision de la Montreal Cotton Co. de rΘduire de 10% le salaire de l'ensemble des employΘs qui avait dΘclenchΘ la grΦve. L'arrΩt de travail dura quatre semaines sans qu'aucune dΘfection ne vienne briser les rangs des grΘvistes. Comme la compagnie restait intransigeante sur cette dΘcision, les travailleurs α bout de souffle retournΦrent α leurs mΘtiers. Le pΦre de Marie qui avait d√ emprunter pour subvenir aux besoins de sa famille pendant la grΦve avait perdu confiance dans le syndicat. PrivΘ du support de ses membres, celui-ci d'ailleurs se dΘmembra rapidement α la fin de l'annΘe 1908.
Pour compenser la perte de salaire, Marie prΘvoyait augmenter sa charge de travail en acceptant de surveiller deux mΘtiers de plus. Les conditions difficiles que vivait l'industrie du coton cette annΘe-la lui faisait craindre une rΘduction des heures de travail ou l'arrΩt complet de la filature pour quelques semaines. Ce ch⌠mage forcΘ se traduisait Θvidemment par la diminution ou la perte de son maigre salaire. La famille Blanchet vivait dans la crainte d'une telle ΘventualitΘ.
Les longues heures de travail et les conditions difficiles dans lesquelles Marie vivait ne la rendait pas pour autant malheureuse ou dΘsespΘrΘe. C'Θtait pour elle dans l'ordre des choses qu'il en soit ainsi. Depuis son tout jeune Γge, elle n'avait rencontrΘ que des travailleurs oeuvrant α la filature et connu uniquement des familles qui vivaient dans les mΩmes conditions que la sienne. Il lui apparaissait impossible de concevoir sa situation de maniΦre diffΘrente. Cette pensΘe d'ailleurs ne lui Θtait jamais venue α l'esprit. Elle acceptait son sort sans aspirer α guΦre plus que ce que ses parents avaient connu.
Elle se voyait bient⌠t mariΘe α un ouvrier de la filature et espΘrait pour ses enfants le mΘtier de fileur ou de tisserand. Dans son monde α elle, apprendre un mΘtier et possΘder un emploi reprΘsentaient deux des valeurs fondamentales qu'elle attachait au travail. Elle s'estimait heureuse de pouvoir travailler mΩme si elle accomplissait une tΓche difficile, car ils Θtaient nombreux α Valleyfield ceux qui ne pouvaient compter sur un emploi permanent. Elle remerciait ses frΦres d'avoir pu tout jeune encore lui montrer les rudiments du mΘtier de tisserand. Elle savait sa condition pΘnible, mais elle l'acceptait comme allant de soi. Son bonheur, comme beaucoup de bonheurs, n'Θtait-il pas accompagnΘ d'un certain degrΘ d'inconscience