Les ╟Blanketstiffs,╚ travailleurs itinÄrants de la construction ferroviaire (1896-1914)
A. Ross McCormack
Ceux qui ont ÄtudiÄ l'histoire de la construction des chemins de fer au Canada ont toujours concentrÄ leur attention sur les ╟grands╚ hommes. Ces personnalitÄs, comme Samuel Zimmerman, l'un des gÄnies financiers que le Canada a connus durant la premiÅre pÄriode de l'expansion des chemins de fer au cours de annÄes 1850, ou Cornelius Van Horne, le commissaire de la construction venu ê bout d'obstacles insurmontables pour tracer la ligne du CPR ê travers le continent dans les annÄes 1880, ont jouÄ un rÖle important dans l'histoire des chemins de fer. Cette perspective se manifeste clairement dans les Ätudes portant sur la troisiÅme et derniÅre pÄriode de l'expansion ferroviaire; Charles Hays, William Mackenzie et Donald Mann dominent l'histoire des annÄes de croissance frÄnÄtique qui ont suivi le tournant du siÅcle. Cependant, on a Äcrit bien peu de choses sur les travailleurs qui ont construit les remblais et posÄ la voie ferrÄe, et qui s'appelaient eux-mÉmes les blanketstiffs. Pendant les plus grandes annÄes de la construction, de 1911 ê 1913, leur nombre s'Älevait ê 50 000, et ils constituaient une fraction assez importante de la population active du Canada. Un lien Ätroit existe entre leur rÄcit et l'histoire Äconomique et sociale du Canada; l'analyse de l'expÄrience de ces hommes rÄvÅle la faìon dont les caractÅres culturels influent sur les rÄactions ê des situations particuliÅres d'emploi, sur la maniÅre dont on considÅre les travailleurs de basse condition dans une Äconomie ê croissance rapide, ou encore, sur le mode de vie de certaines gens bien ordinaires.
Les hommes
Au XIXe siÅcle, c'Ätaient les terrassiers irlandais d'abord, puis ensuite les coolies chinois qui avaient construit les chemins de fer du Canada, et l'on avait conìu une politique d'immigration, dans le but d'assurer un flot constant de cette main-d'oeuvre ê bon marchÄ. Cependant, l'interruption de l'Ämigration des Irlandais et l'existence d'un climat politique dÄfavorable ê l'importation d'un grande nombre de Chinois met fin ê ces sources d'approvisionnement au cours de la troisiÅme pÄriode de la construction. Au dÄbut de la construction en 1897, des travailleurs canadiens et britanniques sont employÄs sur les lignes du pas Crow's Nest; leurs rÄactions violentes et bruyantes aux conditions de travail alarment les administrateurs et les entrepreneurs de chemin de fer. C'est surtout ê la suite de cette expÄrience que les autoritÄs de la compagnie commencent ê se demander si de tels travailleurs conviennent aux durs travaux de remblai. Le gouvernement Laurier, tout comme le reste de la sociÄtÄ canadienne, souhaite ê tout prix l'expansion rapide de l'Äconomie; il Älabore donc une nouvelle politique d'immigration destinÄe ê fournir aux chemins de fer une main-d'oeuvre non spÄcialisÄe, peu co₧teuse et facile ê exploiter Äventuellement. L'Europe centrale devient alors l'une des plus importantes sources de main-d'oeuvre pour la construction. Les compagnies recherchent tout particuliÅrement les paysans originaires des provinces de l'empire austro-hongrois, car, ê la suite de l'expÄrience qu'ils ont eu de ces travailleurs depuis le tournant du siÅcle, les administrateurs et les entrepreneurs de chemins de fer percevaient les Slaves comme ╟dociles et laborieux╚ et, par consÄquent, excellents pour les durs travaux de remblai. AprÅs 1905, lorsqu'on commence les travaux sur le National Transcontinental (NTC) dans le nord de l'Ontario et du QuÄbec et sur le Canadian Northern (CN) et le Grand-Tronc-Pacifique (GTP) dans l'Ouest, des milliers de travailleurs non spÄcialisÄs venant d'Europe centrale et mÄridionale entrent au pays. Les travaux de ces entreprises nationales seront effectuÄs en majeure partie par des immigrants non assimilÄs.
L'autre caractÄristique importante de la main-d'oeuvre de la construction ferroviaire, outre le fait qu'elle soit ╟ÄtrangÅre╚, est sa mobilitÄ. D'ailleurs, le terme de blanketstiffs (littÄralement, ╟vagabond aux couvertures╚) provient justement de cette mobilitÄ; les travailleurs itinÄrants vont d'un emploi ê l'autre, emportant leurs couvertures roulÄes. Pour maintenir un effectif de 2 800 hommes sur un tronìon du NTC, la compagnie doit, ê un moment donnÄ, embaucher jusqu'ê 5 100 hommes en l'espace d'un mois. Cette mobilitÄ est due en partie au fait que, sur le marchÄ du travail non spÄcialisÄ, les emplois sont nombreux. Les itinÄrants scient des arbres en Colombie-Britannique et rÄcoltent le blÄ dans les Prairies. Lorsque, au dÄbut de l'automne, les cultivateurs soucieux de rentrer leur rÄcolte font monter le prix de la main-d'oeuvre non spÄcialisÄe, nombreux sont les nomades qui dÄlaissent les remblais pour aller gagner de meilleurs salaires dans les champs. ╦ la fin de la saison des moissons, les itinÄrants peuvent s'en aller travailler dans les bois pour l'hiver, puis revenir aux chantiers de construction au printemps, ê la reprise des travaux. Des facteurs culturels, autant qu'Äconomiques, contribuent ê cette mobilitÄ. Les travailleurs slaves quittent leur emploi pour aller se reposer dans leur famille et avec leurs compatriotes dans des quartiers d'immigrants comme le quartier nord de Winnipeg; ils conservent ainsi un peu le rythme saisonnier d'une Äconomie agricole. Les Italiens, qui souvent font vivre leur famille dans leur pays natal, retournent rÄguliÅrement dans leur village; certains font la traversÄe de l'Atlantique ê plusieurs reprises. AprÅs s'Étre constituÄ un magot, les chemineaux de langue anglaise descendent vers le sud pour trouver un emploi d'hiver en Californie ou en Louisiane. Dans leurs dÄplacements d'un emploi ê l'autre, les itinÄrants vagabondent le long des voies ferrÄes qu'ils ont eux-mÉmes posÄes, ou voyagent en ╟pullman ê portes latÄrales.╚ Voici ce qu'affirme un marchand Ätabli sur la voie du CPR en Colombie-Britannique : ╟Chaque ÄtÄ, je suis empoisonnÄ par des vagabonds ou des chemineaux qui suivent la voie ferrÄe et qui viennent chez moi mendier un repas.╚ Un rythme bien dÄfini s'installe dans la vie des blanketstiffs : on travaille, on fait la fÉte, on travaille ê nouveau, on refait la fÉte.
Les emplois
AprÅs les ╟vacances╚, le retour au remblai commence lorsque les itinÄrants viennent offrir leurs services aux agences de placement qu'on trouve un peu partout dans les villes en papier goudronnÄ situÄes prÅs de la fin des voies ferrÄes ou dans les quartiers malfamÄs urbains, secteurs pauvres o¥ les travailleurs reviennent rÄguliÅrement. Souvent logÄes dans des asiles de nuit ou des bars ê bon marchÄ, ces agences exigent une commission, habituellement d'un dollar, du travailleur itinÄrant auquel ils trouvent un emploi. Une fois que les entrepreneurs ont rÄuni un groupe d'hommes, ceux-ci sont conduits ê leur travail par un ╟recruteur╚ ou ╟attrapeur d'hommes╚ chargÄ d'empÉcher la dÄsertion; parfois, on so₧le les hommes ou on leur passe les menottes, ou encore on les confie ê des gardes armÄs. Cette faìon d'╟acheter╚ des emplois de ╟racoleurs╚ de main-d'oeuvre suscite des plaintes amÅres et continuelles de la part des travailleurs qui prÄtendent qu'ils se font sans cesse escroquer par les fausses promesses et les pratiques frauduleuses des agences. Ils se plaignent souvent, en particulier, de la collusion entre les ╟racoleurs╚ et les contremaötres, qui se hëtent de congÄdier des membres de leurs Äquipes pour les remplacer par d'autres hommes qui ont achetÄ les mÉmes emplois. Les autoritÄs gouvernementales, les agents de police, les ecclÄsiastiques et les journalistes reconnaissent qu'effectivement les agences de main-d'oeuvre escroquent rÄguliÅrement les travailleurs itinÄrants. Pourtant, ce ne sera qu'en 1913, ê la toute fin de l'Äpoque de la construction ferroviaire, que le gouvernement fÄdÄral prendra des mesures pour mettre fin ê ces abus.
La diversitÄ ethnique est sans doute la caractÄristique sociale la plus marquÄe des remblais o¥ vont travailler les nomades. Un Ätudiant qui se destine au pastorat et qui travaille dans les camps du GTP en Colombie-Britannique, dÄcouvre que 80 pour cent de ses fidÅles sont des ╟Ätrangers╚ : Russes, SuÄdois, Ukrainiens, BohÄmiens, Polonais, Finlandais, NorvÄgiens, Italiens et quelques Turcs. Les seules estimations systÄmatiques qui aient ÄtÄ faites de la composition ethnique de cette main-d'oeuvre sont celles d'Edmund Bradwin, sociologue qui a travaillÄ sur la ligne du NTC de 1923 ê 1926; ses donnÄes indiquent que 32 pour cent des stiffs sont slaves; 25 pour cent scandinaves; 20 pour cent britanniques, amÄricains ou canadiens-anglais; 11 pour cent canadiens-franìais; 7 pour cent italiens et le reste se rÄpartit entre plusieurs autres nationalitÄs. Cette diversitÄ crÄe deux grandes catÄgories ethniques dans les camps : les ╟blancs╚, constituÄs des Anglo-Saxons, des Scandinaves et des Canadiens franìais, et les ╟Ätrangers╚ ou bonhunks qui regroupent les EuropÄens du Centre et du Sud. Origine ethnique et occupation sont nettement reliÄes : les ╟Ätrangers╚ occupent invariablement les bas emplois.
Le travail est Äpuisant, dÄsagrÄable et souvent dangereux. Les stiffs peinent pendant dix, souvent douze heures par jour, six jours par semaine, souvent sept, ê des tëches Äreintantes et fastidieuses, pelletant de la glaise, perìant le roc et clouant les traverses. Tout le long de la ligne, ils sont harcelÄs par les moustiques et les mouches noires. Ils se font souvent tremper jusqu'aux os par les pluies de la chaöne cÖtiÅre, rÖtir par le soleil des Prairies et glacer par des tempÄratures de 30 sous zÄro lorsque commencent les travaux du chemin de fer de la Baie d'Hudson en 1911. Ils doivent Ägalement faire face ê de vÄritables dangers physiques. Toute entreprise de construction lourde entraöne des accidents, mais le travail dans le roc sur les voies ferrÄes de Colombie-Britannique et d'Ontario donne lieu ê une vÄritable hÄcatombe. En sept mois, 40 hommes sont tuÄs et 10 autres sont blessÄs dans des accidents attribuables aux travaux de dynamitage sur le NTC. âvidemment, ê cause de tous ces dangers, bien des hommes quittent leur travail; un stiff qui a travaillÄ un bon nombre d'annÄes au NTC Äcrit : ╟J'ai vu derniÅrement tellement de gars se faire mettre en piÅces par des explosions que j'ai pris peur et j'ai abandonnÄ le travail sur les voies ferrÄes pour de bon.╚
Si le terrain que doivent traverser les voies ferrÄes entraöne pour les travailleurs itinÄrants des conditions de travail pÄnibles et dangereuses, de mÉme la faìon dont on accorde les contrats de construction encourage la crÄation d'un milieu de travail o¥ rÅgnent l'autoritarisme et l'exploitation. Le systÅme ê plusieurs paliers, ê l'intÄrieur duquel se trouvent tant les entrepreneurs que les sous-traitants dÄterminÄs ê rÄaliser de gros profits, exige que le travail soit poussÄ ê fond. Cependant, un conflit sur le plan culturel s'Ätablit entre les travailleurs itinÄrants et leurs patrons. La politique d'immigration du Canada s'Ädifie sur un paradoxe : elle ne fournit pas ê la construction ferroviaire le type de travailleurs qui lui convient le mieux. Les immigrants venus du Centre et du Sud de l'Europe sortent d'une Äconomie paysanne et ne sont pas habituÄs ê la discipline qu'exige un emploi rÄgulier dans un milieu industriel. Comme ils se trouvent isolÄs dans des chantiers ÄloignÄs, le processus d'acculturation aux valeurs nord-amÄricaines, qui leur inculquerait des habitudes rÄguliÅres de travail, est retardÄ. Le passage constant d'un emploi ê l'autre bouleverse les travaux de construction. Les compagnies offrent des primes de toutes sortes, (encourager les hommes ê s'engager pour une saison entiÅre,) que les chemineaux touchent rarement. Lorsqu'ils s'aperìoivent que la persuasion ne rÄussit pas, les entrepreneurs n'hÄsitent pas ê prendre d'autres moyens pour discipliner leurs travailleurs. Il n'est pas rare de trouver un contremaötre du type garde-chiourme : ╟Je les tenais ê leur place avec mes deux poings╚ de dÄclarer l'un d'eux avec fiertÄ, ╟et jamais un seul a osÄ me menacer de sa pelle.╚ De temps ê autre, les journaux locaux relatent des incidents o¥ des contremaötres ont gravement blessÄ, ou mÉme tuÄ des travailleurs. Sauf en Alberta et en Saskatchewan, territoires placÄs sous la surveillance de la Police montÄe du Nord-Ouest, le pouvoir presque absolu des entrepreneurs sur les remblais rend possible l'instauration et le maintien de telles pratiques; un journaliste contemporain fait d'ailleurs remarquer que la construction du GTP se fait sous un ╟rÄgime de quasi-servage.╚
Avec les dÄbuts de la construction ferroviaire ê grande Ächelle en 1905, les payes des journaliers non spÄcialisÄs augmentent d'environ 60 pour cent et, dans les annÄes qui prÄcÅdent 1914, elles varient de 2,50$ ê 3,00$ par jour. Cependant, cette tendance ne semble pas reprÄsenter pour les travailleurs itinÄrants une augmentation rÄelle de salaire, puisqu'ils continuent d'Étre mal payÄs.
Cette situation dÄcoule et s'aggrave en grande partie du fait que lorsque les itinÄrants commencent ê travailler, ils sont dÄjê endettÄs envers la compagnie pour les frais de transport jusqu'au chantier. De plus, cet endettement s'accroöt par suite des frais de pension, de divers droits ê payer et d'une politique de prix exorbitants que pratiquent les magasins de la compagnie. Dans de telles circonstances, il arrive que les ouvriers ne commencent pas ê toucher rÄellement un salaire avant plusieurs semaines. Bradwin cite le cas, extrÉme sans doute, d'un homme qui retourne ê Cochrane (Ontario), avec 65 cents en poche mÉme aprÅs avoir travaillÄ six semaines sur le NTC. Il paraöt Ävident que peu d'itinÄrants rÄussissent a Äconomiser une grosse somme; aussi, se plaignent-ils rÄguliÅrement qu'ils ne travaillent que pour ╟manger et fumer.╚ MÉme la faìon dont ils reìoivent leur paye est, pour dire le mieux, impitoyable. Lorsque les hommes laissent le travail, on leur donne des chÅques ê terme encaissables aux bureaux de la compagnie ê la fin de la voie ferrÄe ou parfois dans un plus grand centre. Cependant, il arrive frÄquemment que les ouvriers soient sans le sou lorsqu'ils quittent un emploi et qu'ils soient ainsi forcÄs d'encaisser leurs chÅques en subissant une perte importante dans des auberges, ou de crever de faim jusqu'ê ce qu'ils atteignent le bureau de la compagnie.
Les journaliers ne sont pas les seuls travailleurs itinÄrants ê se faire exploiter sur les remblais; les stationmen, dernier maillon de la chaöne de passation des contrats, obtiennent souvent bien peu en Ächange de longues pÄriodes de travail Äreintant. Les ╟stations╚ sont des tronìons de cent pieds de voie ferrÄe. Des groupes d'itinÄrants, travaillant sous forme d'associations de petits entrepreneurs, s'engagent par contrat ê rÄaliser les remblais de plusieurs stations et ê les prÄparer pour recevoir les rails. Ces travaux ne nÄcessitent habituellement pas d'Äquipement lourd, comme dans la construction des remblais dans les fondriÅres de l'Ontario, mais seulement des reins solides et des outils simples telles pelles, pioches et brouettes. Tout comme les autres bas emplois de la construction ferroviaire, le travail des stations est exÄcutÄ en grande partie par des ╟Ätrangers╚, les Slaves sur le NTC et les Italiens sur le CN et le GTP. Lorsque les conditions sont favorables, il est parfois possible de rÄaliser de bons profits par ce genre de travail et il s'ensuit que de nombreux itinÄrants sont encouragÄs ê travailler dur et longtemps ê leurs propres petites entreprises. Les entrepreneurs se rendent bien compte des avantages que prÄsente cette forme d'incitation; l'un d'eux dÄclare : ╟Je peux engager des hommes, mais est-ce que je peux les tuer? Non, je ne peux pas. Je peux essayer, mais ils ne me laisseront pas faire. Un homme ne se laisse tuer que par lui-mÉme... dix stationmen peuvent vous dÄblayer plus de roche en un mois que vingt hommes, et parfois mÉme plus que trente hommes travaillant ê salaire.╚ Cependant, la plupart des frais et droits qu'on impose aux journaliers s'appliquent Ägalement aux stationmen et les empÉchent de gagner un bon salaire. D'ailleurs, au dire de l'un d'entre eux, les chances de s'enrichir au travail des stations ╟sont aussi bonnes que celles d'un prospecteur qui cherche de l'or dans un tas de bran de scie.╚
Les camps
Les camps qui hÄbergent les travailleurs itinÄrants constituent une autre dimension de leur exploitation. Il s'agit de logements provisoires amÄnagÄs pour rÄpondre ê des besoins limitÄs pendant la courte durÄe du contrat; par consÄquent, les compagnies nÄgligent leur construction et leur entretien. Abritant entre cinquante et deux cents hommes, les camps peuvent Étre composÄs de grandes tentes ou de vieux wagons grossiÅrement convertis, mais le bëtiment classique du camp est la barraque-dortoir. Selon des critÅres traditionnels Ätablis pour ces constructions un modÅle de base pouvant hÄberger cinquante ou soixante hommes est dressÄ. Le bëtiment mesure environ trente pieds sur soixante, les murs sont en billes calfeutrÄes avec de la mousse et de la glaise et le toit est fait de perches couvertes de papier goudronnÄ ou de bëches, mais une fois percÄes, ces couvertures constituent une bien piÅtre protection contre la pluie et la neige. Les planchers sont en planches grossiÅrement sciÄes ou en perches sur lesquelles la saletÄ ne tarde pas ê s'accumuler. Des couchettes doubles remplies de paille, que les ouvriers sont parfois forcÄs de payer, s'alignent contre les cÖtÄs et le fond du bëtiment. Seules deux petites fenÉtres pratiquÄes dans les pignons laissent pÄnÄtrer la lumiÅre ê l'intÄrieur, par consÄquent, l'atmosphÅre des baraques est habituellement sombre comme dans un cachot, ce qui encourage la vente des chandelles au magasin de la compagnie. Ces bëtiments sont mal aÄrÄs de sorte que quand les ouvriers accrochent leurs salopettes et leurs sous-vÉtements pour les faire sÄcher pendant la nuit, il se met ê flotter des odeurs franchement nausÄabondes. ╟Je peux vous garantir╚, de dÄclarer un habituÄ des remblais, ╟que la puanteur qui se dÄgage des ces endroits-lê entre 11 heurs du soir et 4 heurs du matin est assez pour vous faire perdre connaissance.╚ AprÅs avoir servi pendant un certain temps, les dortoirs ne manquent jamais de s'infester de poux, qu'on appelle ╟B.C. graybacks╚ dans les camps du dÄfile de Yellowhead. Comme deux hommes dorment ensemble dans chaque couchette, les poux se transmettent facilement et il est ê peu prÅs impossible de ne pas en attraper. Souvent, les installations sanitaires sont rudimentaires et peu s₧res. Parlant d'un camp Ätabli sur la ligne du CN, un inspecteur sanitaire de la Colombie-Britannique rapporte : ╟Les mesures d'hygiÅne sont inexistantes. Avant ma visite, on a fermÄ les latrines parce qu'elles Ätaient mal situÄes et que leur construction Ätait inappropriÄe. Par consÄquent le terrain aux alentours Ätait infect.╚ Dans de telles conditions, l'eau est contaminÄe et la fiÅvre typhoòde devient ÄpidÄmique dans les camps.
Comme pour les autres aspects de la construction ferroviaire, il existe un lien entre origine ethnique et qualitÄ du logement; les inspecteurs du gouvernement en Colombie-Britannique se rendent compte que les ╟Ätrangers╚ sont constamment hÄbergÄs dans les logements les plus bondÄs et les plus malsains. Les gouvernements adoptent des rÅglements Ätablissant des normes d'hygiÅne pour les camps, mais, comme pour toute le lÄgislation ouvriÅre de l'Äpoque, ils sont rarement appliquÄs avec une rigueur suffisante. L'intervention des pouvoirs publics n'amÄliore guÅre les conditions de vie des itinÄrants.
Les ╟vacances╚
De telles conditions intolÄrables incitent-elles aussi les hommes ê quitter leur emploi et ê ╟faire la fÉte.╚ Pour leurs ╟vacances╚, ils trouvent refuge dans les quartiers malfamÄs, comme celui des quais de Vancouver, ou bien ils s'arrÉtent dans des villes de papier goudronnÄ. Pendant toute l'annÄe, mais particuliÅrement ê l'automne, Äpoque o¥ la construction ferroviaire commence ê dÄcliner, les travailleurs s'entassent dans ces centres; un jour de novembre de 1911, six cents itinÄrants venus des camps arrivent ê Edmonton. Les buanderies, les bains de vapeur, les restaurants, les salles de billard, les boutiques de vÉtements ê bon marchÄ et les asiles de nuit font des affaires d'or. Cependant, les deux marchandises les plus en demande sont l'alcool et le sexe.
La vente d'alcool est interdite dans les chantiers et, bien qu'on en trouve sur le marchÄ noir, la chasse que fait la police aux vendeurs d'alcool clandestins est telle que l'alcool devient presque hors de prix. Aussi, lorsque les travailleurs retournent ê la civilisation, ils passent une bonne partie de leur temps et dÄpensent une bonne partie de leur argent dans les bars. Les excÅs d'alcool entraönent souvent le dÄsordre et la violence, ce qui effrayent et offensent les citoyens ╟respectables╚ des villes frÄquentÄes par ces rudes gaillards. ╦ Ashcroft (Colombie- Britannique), on rapporte dans un ╟journal local╚ : ╟un gars costaud qui tenait des propos vulgaires et qu'on a sommÄ de vider les lieux s'empare d'un crachoir et le lance en direction des gars qui se trouvent derriÅre le comptoir...C'est alors le tour des gars de l'hÖtel de mettre le gaillard et ses amis ê la porte; lorsqu'ils s'exÄcutent, voilê qu'Äclate la bagarre gÄnÄrale. La bande se regroupe dans la rue et se met ê lancer des pierres...Quatre de ces projectiles atteignent le miroir en verre laminÄ derriÅre le bar en le rÄduisent en miettes.╚
Au mÉme titre que les bars, les maisons de prostitution figurent au programme de ces ╟vacances╚ et l'on en trouve dans tous les quartiers malfamÄs et dans toutes le villes de papier goudronnÄ. Les itinÄrants, sÄparÄs de leur famille et isolÄs dans des chantiers ÄloignÄs pendant de longues pÄriodes, forment Ävidemment une importante partie de la clientÅle des bordels. Il semble que certaines de ces prostituÄes soient allÄes s'Ätablir expressÄment dans les rÄgions o¥ se concentrent les travailleurs itinÄrants. Comme le commerce de la chair est profitable, certaines tenanciÅres de maisons closes deviennent riches et puissantes dans ces villes de papier goudronnÄ. ╟Une vieille nÄgresse qui possÅde toutes les qualitÄs d'un agent de publicitÄ tient un Ätablissement appelÄ TÉte Jaune Cache. C'est garanti : un seul de ses bals du samedi soir suffit ê dÄsennuyer un ╟bohunk╚ pour une semaine.╚ Un observateur rapporte : ╟une fois qu'on a dÄpensÄ tout son argent, la fÉte se termine et on retourne ê l'agence de placement, de sorte que le cycle de vie se renouvelÄ.╚
Les missionnaires
Il n'y a pas que les entrepreneurs, les tenanciers de bars et les prostituÄes qui se prÄoccupent de la condition des travailleurs de la construction ferroviaire; plusieurs associations religieuses et philanthropiques s'intÄressent activement ê leur bien-Étre. Dans les quartiers malfamÄs, l'ArmÄe du salut subvient aux besoins des itinÄrants, spÄcialement lorsqu'ils sont fauchÄs et qu'ils doivent cuver leur vin. Sur les remblais d'Ontario et du QuÄbec, l'âglise catholique s'occupe de ses fidÅles, les Franìais et les Italiens; la Church Camp Mission, organisation anglicane qui a acquis beaucoup d'expÄrience auprÅs des terrassiers du Royaume-Uni, Ätablit des salles de lecture; les âglises mÄthodiste et presbytÄrienne envoient des missionnaires dans les camps. Cependant, la Reading Camp Association, qui prendra plus tard le nom de Frontier College, est, parmi les organismes entiÅrement canadiens, celui qui accomplit le travail le plus considÄrable et le plus important chez les itinÄrants. Bien qu'il ne s'agisse pas d'un organisme spÄcifiquement religieux, l'Association est inspirÄe par le mÉme idÄalisme chrÄtien qui amÅne des jeunes gens et des jeunes femmes ê aider les immigrants pauvres dans les ghettos urbains ê cette Äpoque. Les volontaires de la Reading Camp Association se composent des Ätudiants d'universitÄs qui travaillent ê plein temps au dÄfrichement pendant le jour et qui enseignent aux ouvriers le soir. Les ╟tentes de lecture╚, o¥ les travailleurs peuvent feuilleter des journaux et des magazines ou Äcouter de la musique, contribuent beaucoup ê tromper l'ennui de la vie au chantier. Cependant, l'Äducation des travailleurs itinÄrants constitue la principale prÄoccupation de l'Association et les volontaires donnent tout un Äventail de cours qui vont de l'anglais ÄlÄmentaire ê la physiologie. Le fondateur de l'Association, Alfred Fitzpatrick, espÅre, par cette Äducation, canadianiser l'╟Ätranger╚; il prÄtend qu'une fois qu'ils seront canadianisÄs et qu'ils auront acceptÄ nos valeurs, les immigrants d'Europe centrale et mÄridionale deviendront de meilleurs travailleurs. Il semble que les entrepreneurs et les compagnies ferroviaires soient d'accord sur ce principe, car ils appuient gÄnÄreusement le travail de l'Association.
Il y a une autre sorte de missionnaires, marxistes plutÖt que chrÄtiens, qui se rendent Ägalement sur les remblais pour aider les stiffs. Des membres du Syndicat international des travailleurs industriels (I.W.W.), les fameux Wobblies, se font ê la fois organisateurs et agitateurs parmi les itinÄrants, surtout en Colombie-Britannique et en Alberta, ê partir des dÄbuts de la construction. Dans les rues et dans les camps, les agents de propagande Wobbly prÉchent un syndicalisme vague visant ê dÄtruire le capitalisme en organisant les infortunÄs du monde en immenses syndicats ouvriers. Cependant, en plus d'une rÄvolution future, l'I.W.W. promet des amÄliorations immÄdiates auxquelles les itinÄrants sont facilement sensibles; on trouve dans The Industrial Worker, journal de la I.W.W., certaines de ses promesses : ╟Le syndicat des I.W.W. vous dÄbarrassera de vos couvertures, M. le Blanketstiff. Il obligera votre patron ê vous en fournir. Et non seulement des couvertures, mais aussi des sommiers et des matelas, et plus tard, ê mesure que nous progresserons, des draps et des oreillers. Vous imaginez-vous en train de vous endormir, blottis sous de beaux draps propres, votre tÉte reposant sur un oreiller et tout votre corps sur un matelas et un sommier confortable?╚
Les maisons des Wobblies offrent de vrais services; les itinÄrants y trouvent un lit, un bol de rago₧t ou des renseignements sur les emplois et mÉme, ê Vancouver, des soins mÄdicaux. Comme il constitue l'une des rares sources d'espoir des ouvriers, le syndicat des I.W.W. acquiert une influence rÄelle dans les camps de la Colombie-Britannique. Les Canadiens se sont aperìus qu'ils avaient eu une perception fausse des EuropÄens du centre et du sud comme ╟Ätrangers dociles╚; en fait, ces derniers font preuve d'une aptitude marquÄe ê la rÄbellion spontanÄe. En outre, ces hommes, venus de pays qui ont une longue tradition de violence paysanne, sont attirÄs de faìon particuliÅre par l'I.W.W., qui prÖne l'action directe et se donne des allures hÄroòques. Les entrepreneurs et les compagnies ferroviaires mÅnent une lutte farouche aux Wobblies, ils ordonnent d'enlever, de maltraiter les organisateurs, et ils apostent des espions dans les rangs du syndicat; cette campagne rÄussit d'ailleurs trÅs bien. Malheureusement pour les travailleurs itinÄrants, le seul syndicat qui ait tentÄ d'amÄliorer leur condition ne connaöt que des Ächecs hÄroòques.
Conclusion
Il semble Ävident que les blanketstiffs aient ÄtÄ exploitÄs pendant la troisiÅme pÄriode de construction ferroviaire au Canada. Ils Ätaient mal payÄs et traitÄs sans merci par les entrepreneurs, ê peu prÅs oubliÄs par les gouvernements qui les avaient encouragÄs ê venir, exploitÄs par les basses couches de la sociÄtÄ, mÄprisÄs et craints par les ╟citoyens respectables.╚ On a pu voir ê quel point les stiffs occupaient une place de second ordre dans la sociÄtÄ canadienne, ou en Ätaient tout simplement tenus ê l'Äcart, au moment o¥ la construction ferroviaire tire ê sa fin en 1913. Comme il n'y avait plus de travail, on les a tout simplement abandonnÄs ê leurs propres ressources. Certains ont trouvÄ ê manger dans des ╟soupes populaires╚ et ê se loger dans des foyers, jusqu'ê la reprise de l'Äconomie de guerre en 1915. D'autres se sont rÄfugiÄs aux âtats-Unis, ou encore, ont ÄtÄ emprisonnÄs pour vagabondage. Certains se sont engagÄs dans l'armÄe pour Äviter de mourir de faim, et enfin d'autres ont ÄtÄ internÄs comme ╟Ätrangers ennemis╚ parce qu'ils avaient ÄmigrÄ d'Autriche-Hongrie, pays en guerre contre l'Empire britannique. MÉme les chemins de fer que les stiffs avaient construits ne sont pas restÄs comme monuments ê leur mÄmoire. Le National Transcontinental, le Grand-Tronc-Pacifique et le Canadian Northern ont ÄtÄ des Ächecs monumentaux qu'on a d₧ nationaliser, et l'on a mÉme arrachÄ certaines parties des voies ferrÄes, quelques annÄes ê peine aprÅs les avoir posÄes.