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Text File  |  1996-08-11  |  21KB  |  55 lines

  1. LES IMMIGRANTS DANS LA VILLE: LE NORTH END DE WINNIPEG, 1900-1920 
  2.  
  3. J.E. Rea 
  4.  
  5.      Au d├⌐but du XXe si├¿cle, le Canada allait mettre tout en oeuvre pour r├⌐aliser le grand r├¬ve qui avait donn├⌐ naissance ├á la Conf├⌐d├⌐ration -- la cr├⌐ation d'un Dominion transcontinental. La derni├¿re ├⌐tape, ├⌐tape cruciale du d├⌐veloppement d'une ├⌐conomie nationale, ├⌐tait la colonisation des prairies de l'Ouest. Les milieux d'affaires de Toronto et de Montr├⌐al consid├⌐raient en effet l'acquisition de ce vaste arri├¿re-pays comme un des grands objectifs du projet conf├⌐d├⌐ral: elle offrirait au centre du Canada un march├⌐ et une source de mati├¿res premi├¿res, et aux compagnies de chemin de fer un commerce stable et florissant entre l'est et l'ouest du pays. Si seulement les colons venaient s'installer!
  6.  
  7.      Dans le but de faire valoir l'Ouest canadien et d'en favoriser la colonisation, le minist├¿re f├⌐d├⌐ral de l'Int├⌐rieur, sous la direction de Clifford Sifton, entreprit le recrutement intensif d'agriculteurs immigrants. Le minist├¿re envoya ses agents dans toutes les parties du Royaume-Uni et des ├ëtats-Unis pour vanter les avantages des terres encore inexploit├⌐es des prairies canadiennes. Les r├⌐sultats de cette campagne furent encourageants, non seulement pour les recruteurs du gouvernement, mais encore pour les repr├⌐sentants des compagnies de chemin de fer et des organismes priv├⌐s de colonisation. Le gouvernement ne fut toutefois pas encore satisfait et rompit avec la tradition en se tournant vers une nouvelle source de fermiers exp├⌐riment├⌐s, la paysannerie du sud-est de l'Europe, ces ┬½hommes en manteaux de peau de mouton┬╗ ├á l'aspect exotique. Eux sauraient labourer la plaine et, la faisant produire et prosp├⌐rer, mener ├á bien la grande entreprise. Justement, cette nouvelle orientation de la politique d'immigration co├»ncida presque exactement avec une des grandes migrations de l'histoire de l'humanit├⌐, qui vit des millions de gens quitter l'Europe pour les territoires de colonisation du globe. 
  8.  
  9.      La grande majorit├⌐ des immigrants qui, pour quelque raison que ce soit, choisirent de s'installer dans l'Ouest canadien pass├¿rent par Winnipeg. La m├⌐tropole champignon des Prairies, o├╣ convergeaient les voies nationales de transport, devint une base de d├⌐part pour lest terres nouvelles. Cependant, parmi les dizaines de milliers de personnes qui afflu├¿rent ├á Winnipeg avant la Grande Guerre, beaucoup n'all├¿rent jamais plus loin. Des centaines d'autres, insuffisamment pr├⌐par├⌐es ├á la culture des prairies ou d├⌐sabus├⌐es par de mauvaises terres, revinrent en ville pour s'y engager comme ouvriers dans les chemins de fer ou d'autres industries en pleine croissance. Il en r├⌐sulta pour Winnipeg une formidable ├⌐volution du chiffre de la population et de ses caract├¿res d├⌐mographiques.
  10.  
  11.      ├Ç la fin du XIXe si├¿cle, au tout d├⌐but de la grande vague d'immigration de l'Ouest, la population de Winnipeg ├⌐tait de 42 534 habitants. En 1905, elle s'├⌐levait ├á 79 975, soit presque le double; en 1910, elle ├⌐tait pass├⌐e ├á 132 720; enfin, au d├⌐but de la guerre, en 1914, elle atteignait 203 255. Ce rythme de croissance stup├⌐fiant mit ├á rude ├⌐preuve les services, les possibilit├⌐s de logement, les installations sanitaires et les autres ressources de la ville. Cette agglom├⌐ration pionni├¿re, pleine de vigueur et de dynamisme, s'effor├ºait d├⌐sesp├⌐r├⌐ment de r├⌐soudre les probl├¿mes suscit├⌐s par sa croissance rapide et de r├⌐pondre au d├⌐fi culturel que semblaient poser les arrivants.
  12.  
  13.      La croissance de la ville amena la cr├⌐ation d'une s├⌐rie de quartiers et de communaut├⌐s urbaines qui prirent bient├┤t des caract├¿res bien d├⌐finis, marqu├⌐s en grande partie par la classe et l'ethnie. Ces barri├¿res sociales furent mises en ├⌐vidence par des facteurs tangibles d'isolement physique ├á Winnipeg. Les trois rivi├¿res, la Rouge, l'Assiniboine et la Seine, qui avaient ├⌐t├⌐ auparavant des voies importantes de commerce et de communication, devinrent de f├ócheux obstacles dans le contexte urbain. Par la suite, avec l'arriv├⌐e des chemins de fer, d'abord le Canadien Pacifique, puis le Canadian Northern, le Grand Trunk Pacific et le Midland, Winnipeg se trouva encore davantage divis├⌐e en communaut├⌐s distinctes plus ou moins autonomes. Un des plus importants de ces nouveaux secteurs ├⌐tait le North End, bruyant, grouillant de monde, quartier des immigrants venus grossir le nombre des ouvriers non sp├⌐cialis├⌐s. La ligne principale du CP, avec ses ateliers et son immense cour de triage, devint la limite sud du quartier. Encore de nos jours, cette barri├¿re physique et psychologique partage la ville. Elle eut pour r├⌐sultat la cr├⌐ation d'une communaut├⌐ distincte ├á l'int├⌐rieur de Winnipeg, laquelle projeta chez le groupe majoritaire occupant d'autres parties de la ville une image toute diff├⌐rente de celle qu'en avaient ses membres.
  14.  
  15.      Le North End ├⌐tait consid├⌐r├⌐ traditionnellement comme le ┬½secteur des ├⌐trangers┬╗ ou comme un ghetto ethnique; on signifiait par l├á que ses habitants ├⌐taient en grande majorit├⌐ des immigrants non britanniques. En r├⌐alit├⌐, le caract├¿re particulier du North End, au d├⌐part, tenait davantage ├á la classe sociale qu'├á l'origine ethnique. ├Ç la fin des ann├⌐es 1890, ├⌐poque ├á laquelle commenc├¿rent ├á affluer les premiers immigrants non britanniques, on trouvait d├⌐j├á une population ouvri├¿re assez consid├⌐rable au nord des voies du CP. Les arrivants europ├⌐ens, invariablement pauvres et non sp├⌐cialis├⌐s, cherch├¿rent naturellement ├á s'installer l├á o├╣ le logement ├⌐tait le moins cher. Bien que le North End soit demeur├⌐ jusqu'├á r├⌐cemment un secteur exclusivement ouvrier, il se distingua tr├¿s t├┤t par sa diversit├⌐ ethnique. L'afflux d'immigrants ├⌐veilla l'attention de nombreux Winnip├⌐gois, parmi lesquels le populaire journaliste George F. Chapman, qui ├⌐crivit dans le Canadian Magazine en 1909: ┬½Le ┬½North End┬╗ a pris ├á l'int├⌐rieur de la ville un cachet bien particulier. Sans doute ses habitants ne sont-ils pas tous ├⌐trangers, mais la plupart parlent une autre langue que l'anglais┬╗.
  16.  
  17.      Chapman contribuait ainsi ├á cr├⌐er le st├⌐r├⌐otype du ┬½secteur des ├⌐trangers┬╗. Cette image ├⌐tait pourtant consid├⌐rablement fauss├⌐e. En 1916, 83% de la population slave de la ville et 87% des Juifs vivaient dans le North End. N├⌐anmoins, on y trouvait seulement deux tiers des Scandinaves et ├á peine 22% des Allemands. ├Ç aucun moment, au d├⌐but du XXe si├¿cle, les Britanniques n'ont repr├⌐sent├⌐ moins de 45% des habitants du quartier. Il appara├«t toutefois clairement que les observateurs d'origine britannique avaient du North End une perception d├⌐termin├⌐e par les groupes les moins apparent├⌐s ├á la majorit├⌐ culturelle. On ├⌐tait g├⌐n├⌐ralement d'avis que les Allemands et les Scandinaves, dont la culture se rapprochait sensiblement de celle des Britanniques, s'int├⌐greraient bient├┤t ├á la soci├⌐t├⌐ de l'Ouest canadien. Par contre, le jeune Chapman fit ├⌐tat d'un doute croissant quant ├á la possibilit├⌐ d'assimiler les Juifs et les Slaves: ┬½La fusion des races dans le creuset national fait des progr├¿s. Les hauts fourneaux sont en train de former le nouveau Canadien... mais le syst├¿me accuse une faille. Le produit ne donne pas satisfaction, et le processus n'est ni assez rapide ni assez s├╗r┬╗.
  18.  
  19.      La premi├¿re image du North End de Winnipeg, celle qui en faisait un ghetto ethnique, fut ainsi cr├⌐├⌐e par le groupe majoritaire. Elle contenait bien s├╗r une part de v├⌐rit├⌐, mais l'id├⌐e que les immigrants d'Europe de l'Est repr├⌐sentaient une menace pour la culture dominante venait de l'ins├⌐curit├⌐ des chefs du groupe majoritaire, qui n'├⌐taient apr├¿s tout qu'une ├⌐lite plut├┤t r├⌐cente. Le r├¿glement de la question scolaire du Manitoba en 1897, qui marqua l'accession des Manitobains originaires de l'Ontario ├á la domination culturelle, co├»ncida avec le d├⌐but de la migration des Europ├⌐ens vers l'Ouest. La majorit├⌐ britannique de Winnipeg s'├⌐tait ├á peine assur├⌐e le pouvoir au sein des institutions sociales les plus importantes qu'elle dut affronter cette nouvelle menace. Il sembla soudain bien pr├⌐matur├⌐ de croire que l'Ouest canadien serait anglo-canadien et protestant. Le groupe majoritaire s'appliqua en cons├⌐quence ├á souligner par des comparaisons d├⌐sobligeantes les particularit├⌐s culturelles des nouveaux venus, les valeurs et les coutumes britanniques ├⌐tant pos├⌐es comme un id├⌐al ├á imiter.
  20.  
  21.      On trouve un exemple de cette d├⌐marche dans l'oeuvre de Ralph Connor. Connor ├⌐tait le pseudonyme du R├⌐v├⌐rend Charles W. Gordon, ministre presbyt├⌐rien bien en vue ├á Winnipeg. Ses romans, qui pr├┤naient pour l'Ouest un christianisme muscl├⌐, se trouvaient dans la plupart des foyers anglais de la classe moyenne. Dans un des mieux connus, The Foreigner, ├⌐crit en 1909 ├á l'apog├⌐e de la nouvelle vague d'immigrants, il terminait une longue description d'une noce slave par le message suivant:
  22.  
  23.      Entre-temps, alors que le Winnipeg respectable dormait bien au chaud sous les toits couverts de neige et les chemin├⌐es fumantes, alors que convives et passants attard├⌐s revenaient, par les rues blanches et silencieuses et les avenues bord├⌐es d'arbres lourds de neige, ├á leur foyer o├╣ r├⌐gnaient l'amour, la paix et la vertu, dans la colonie ├⌐trang├¿re du North End les festivit├⌐s auxquelles avaient donn├⌐ lieu les noces d'Anka allaient se terminer dans les danses sordides des ivrognes et les bagarres sanguinaires.
  24.  
  25. Les normes de conduite ├á respecter dans le nouveau pays ├⌐taient donc clairement ├⌐nonc├⌐es, et les traditions des immigrants condamn├⌐es.
  26.  
  27.      Si les Winnip├⌐gois d'origine britannique observaient avec une appr├⌐hension croissante l'augmentation du nombre des immigrants dans le North End, ceux-ci ├⌐taient inconscients de cette crainte. Ils avaient en effet des pr├⌐occupations plus pressantes: se b├ótir une nouvelle vie dans cette ville d├⌐routante, dure et souvent redoutable. Presque toujours, les Europ├⌐ens de l'Est ├⌐taient entra├«n├⌐s dans le North End pour y trouver, non seulement des logements peu co├╗teux, mais encore des compatriotes. Ils avaient besoin, ce qui est compr├⌐hensible, de quelque chose de stable et de familier dans ce monde nouveau et effrayant. D'un p├ót├⌐ de maisons ├á l'autre, ils s'effor├ºaient de recr├⌐er l'atmosph├¿re de communaut├⌐ villageoise qu'ils avaient laiss├⌐e derri├¿re eux. Ils cherchaient du r├⌐confort dans leur langue, leurs pratiques religieuses et les coutumes de l'ancien monde. Le North End devint une juxtaposition de petits villages -- juifs, galiciens, bucoviens, polonais, russes, slovaques, finnois -- o├╣ les nouveaux venus vivaient ├á l'├⌐cart de l'univers anglo-canadien peu accueillant qui commen├ºait de l'autre c├┤t├⌐ des voies ferr├⌐es.
  28.  
  29.      Les habitants du North End n'avaient gu├¿re besoin de fr├⌐quenter le grand quartier commercial du centre de la ville. Le long de Main Street au nord et de Selkirk Avenue ├á l'ouest se cr├⌐├¿rent des secteurs commerciaux o├╣ les magasins de d├⌐tail et les petites industries de services tenus par les Anglais devinrent progressivement la propri├⌐t├⌐ d'immigrants ambitieux. Les tailleurs juifs, les constructeurs ukrainiens et les bouchers polonais contribu├¿rent ├á la formation d'un secteur d'affaires o├╣ se c├┤toyaient une douzaine de langues. Les march├⌐s locaux, o├╣ l'on pouvait obtenir des aliments traditionnels, devinrent le symbole pittoresque de la vie communautaire du North End.
  30.  
  31.      Il faut pourtant r├⌐sister ├á la tentation d'exag├⌐rer cet aspect romantique. Le North End ├⌐tait ├⌐galement un monde terriblement congestionn├⌐. Les possibilit├⌐s de logement de Winnipeg furent presque toujours insuffisantes avant la Grande Guerre, en particulier en ce qui a trait aux logements ├á prix modique destin├⌐s aux ouvriers. Il en r├⌐sulta dans le North End une extraordinaire densit├⌐ de population. Les entrepreneurs exploit├¿rent la situation en divisant le terrain par lots de 7,5 et de 10 m, sur lesquels ils construisirent ├á la h├óte des p├ót├⌐s entiers de logements en rang├⌐e de qualit├⌐ inf├⌐rieure. L'habitation unifamiliale ├⌐tait un luxe quasi inconnu. Les amis originaires du m├¬me village, les parents sans logis et les difficult├⌐s financi├¿res obligeant ├á prendre des locataires, tout contribuait ├á une incroyable surpopulation. Nous trouvons un exemple de ces conditions de vie dans un tableau peint sur le vif par un des premiers travailleurs sociaux du North End :
  32.  
  33.      Sa chambre est situ├⌐e dans un vieux logement miteux une de ces taupini├¿res humaines qui se multiplient tr├¿s rapidement dans notre ville. Le p├¿re est sans travail. Les pensionnaires de m├¬me. La pi├¿ce est d'une salet├⌐ repoussante. La fillette est malade depuis des mois; depuis tout ce temps, elle occupe un lit dans lequel doivent dormir trois ou quatre personnes et qui sert en outre de table et e chaises. Depuis des semaines, cette fillette souffre d'une maladie de la peau qui s'est transmise aux enfants des chambres voisines. Elle s'est gratt├⌐ les bras et les jambes jusqu'├á ce que s'ouvrent de grandes plaies qui se sont infect├⌐es. L'autre jour, j'ai vu sa m├¿re plonger un ignoble torchon ├á vaisselle dans l'eau des pommes de terre et en laver ses plaies!
  34.  
  35.      Dans certaines parties du North End, les conditions ├⌐taient effectivement scandaleuses. Il existait tr├¿s peu de logements pour les centaines de travailleurs saisonniers, de sorte que les familles prenaient fr├⌐quemment 20 ou 25 locataires ├á cinq cents la nuit. ├ëtant donn├⌐ la surpopulation, les syst├¿mes d'├⌐gout rudimentaires et les mauvaises conditions d'hygi├¿ne ouvraient la porte aux maladies end├⌐miques. Au cours de l'├⌐t├⌐ 1912, la mortalit├⌐ infantile chez la population dite ┬½├⌐trang├¿re┬╗ fut ├⌐valu├⌐e ├á 28,2%. Les cas de tuberculose se chiffraient en 1918 ├á 3,8 pour 1 000, ce qui ├⌐tait le taux le plus ├⌐lev├⌐ de Winnipeg.
  36.  
  37.      Les immigrants d'Europe de l'Est arrivaient le plus souvent sans aucune aptitude professionnelle. Pour la plupart, ils avaient ├⌐t├⌐ paysans ou m├⌐tayers. Ils acceptaient donc tous les travaux p├⌐nibles qui leur ├⌐taient offerts, m├¬me les plus mal r├⌐mun├⌐r├⌐s, au grand d├⌐sespoir des ouvriers britanniques, qui voyaient baisser les salaires. Bien entendu, les syndicats de Winnipeg exer├ºaient chaque ann├⌐e des pressions pour stopper le flot d'immigrants, dont la concurrence repr├⌐sentait une s├⌐rieuse menace. Il n'est donc pas surprenant que la Chambre de commerce de Winnipeg ait milit├⌐ avec enthousiasme en faveur de l'immigration.
  38.  
  39.      La construction des voies ferr├⌐es et les travaux de d├⌐frichement ├⌐loignaient de Winnipeg des centaines d'hommes tous les ├⌐t├⌐s, mais ils revenaient en ville pour l'hiver. D'autres trouvaient ├á s'engager dans le b├ótiment, dans les ateliers de v├¬tements et dans diverses autres occupations non sp├⌐cialis├⌐es. On estime qu'en 1918, 95% de la population ukrainienne de Winnipeg gagnait moins de 100$ par mois. Un tr├¿s petit nombre d'immigrants se lan├ºaient dans les affaires ├á leur compte, d'ordinaire avec un capital modeste et une client├¿le limit├⌐e ├á leur groupe ethnique.
  40.  
  41.      Les habitants du North End se raccrochaient aux traditions religieuses de leur pays d'origine plus par go├╗t de la vie communautaire que par besoin de spiritualit├⌐. La plupart des Europ├⌐ens de l'Est ├⌐taient orthodoxes, juifs, catholiques romains ou catholiques de rite oriental, et pratiquaient leur religion dans leur langue maternelle. Dans tout le quartier surgirent les synagogues et les ├⌐glises ├á d├┤me bulbeux caract├⌐ristiques. Elles ├⌐taient souvent construites de ferraille, de vieilles caisses d'emballage et d'autres mat├⌐riaux de fortune. Bient├┤t, les ├⌐glises et leurs ┬½salles paroissiales┬╗ devinrent les centres de la vie communautaire, remparts contre la nouvelle soci├⌐t├⌐. Le cycle rituel du monde paysan, naissance, mariage et mort, comme depuis toujours dans les vieux pays, assurait l'unit├⌐ du groupe. Rien d'├⌐tonnant ├á ce que la conservation de la langue et de la religion traditionnelles ait ├⌐t├⌐ aussi importante pour les immigrants que l'├⌐tait leur ├⌐limination pour la majorit├⌐ anglaise et protestante.
  42.  
  43.      Cette derni├¿re ├⌐tait fermement convaincue que la seule solution au d├⌐fi culturel ├⌐tait la ┬½canadianisation┬╗ des immigrants. Toutes les institutions sociales de quelque importance collabor├¿rent ├á l'accomplissement de cette grande entreprise, et non seulement les plus en vue, comme les ├⌐glises protestantes et l'enseignement public, mais encore le Y.M.C.A, les scouts et les organisations d'infirmi├¿res. On ne saurait certes mettre en doute l'esprit de g├⌐n├⌐rosit├⌐ qui pr├⌐sida ├á la majeure partie de cette activit├⌐, surtout dans le cas des adeptes du mouvement Social Gospel de l'├⌐poque. Pourtant, les motifs qui animaient la Margaret Scott Nursing Mission et les All People's Missions de J.S. Woodsworth, tout admirables qu'ils aient ├⌐t├⌐ pour leur sens du devoir chr├⌐tien, reposaient en d├⌐finitive sur la conviction que la soci├⌐t├⌐ anglo-canadienne ├⌐tait en soi sup├⌐rieure et que les immigrants devaient ├¬tre remodel├⌐s.
  44.  
  45.      Une bonne part du travail d'assimilation visait les enfants des immigrants, ce qui rendait in├⌐vitable un conflit des g├⌐n├⌐rations au sein des familles. Les corollaires sociaux du protestantisme lib├⌐ral -- individualisme et mat├⌐rialisme -- allaient ├á l'encontre de l'├⌐thique paysanne, bas├⌐e sur le sens communautaire et ax├⌐e sur l'au-del├á. La domination des institutions sociales par le groupe majoritaire amena, comme c'├⌐tait in├⌐vitable, une perte de vitalit├⌐ pour la culture des immigrants. Cette tendance se heurta toutefois ├á de fortes r├⌐sistances.
  46.  
  47.      Il se produisit dans le North End un ph├⌐nom├¿ne assez remarquable. Alors que les efforts d'assimilation commen├ºaient ├á briser l'unit├⌐ de certains groupes ethniques, ces groupes m├¬mes se trouv├¿rent renforc├⌐s par un sentiment de plus en plus fort d'appartenance ├á une m├¬me classe sociale. En 1912, Der Yid publia l'attaque suivante, dirig├⌐e contre les Juifs qui avaient quitt├⌐ la communaut├⌐:
  48.  
  49.      Ils croyaient qu'ils seraient toujours nos fr├¿res les plus forts ├á Winnipeg... Jamais ils n'ont daign├⌐ descendre vraiment dans le North End; jamais ils n'ont entendu battre le pouls de la rue juive. Jamais les joies ni les peines de la communaut├⌐ juive ne les ont int├⌐ress├⌐s. Ils sont venus tout juste une fois, pour d├⌐ployer leurs ailes et, par l'├⌐clat de leurs dollars et la fum├⌐e de leurs cigares, ils essaient de placer le North End juif sous leurs ailes. Le North End, ils doivent maintenant l'admettre, sera bient├┤t.plus puissant qu'eux, et la langue (le yiddish) qu'ils ont tellement d├⌐pr├⌐ci├⌐e est la seule qui soit parl├⌐e par ceux des Juifs qui deviennent chaque jour de plus en plus forts; le North End compte un th├⌐├ótre yiddish, on y construit une ├⌐cole pour l'enseignement du Talmud, et une fois de plus on y publie un journal yiddish... oui, c'est bien dans le North End que tout ceci se passe.
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  51.      ├Ç l'├⌐poque de la Grande Guerre, les groupes minoritaires du North End t├⌐moignaient en effet d'un degr├⌐ remarquable d'activit├⌐ culturelle et intellectuelle. On trouvait chez eux des soci├⌐t├⌐s de musique, de danse et d'art dramatique. Les clubs de lecture recrutaient de nombreux membres. Il s'├⌐crivait beaucoup de choses, dont tr├¿s peu a ├⌐t├⌐ traduit jusqu'├á pr├⌐sent, et la presse ethnique ├⌐tait florissante. Au d├⌐but de la guerre, il existait deux journaux islandais, un su├⌐dois, un norv├⌐gien, un allemand, un yiddish, un polonais et cinq ukrainiens, tous publi├⌐s ├á Winnipeg. On trouvait parmi eux des organes religieux et nationalistes, d'autres qui servaient les int├⌐r├¬ts ├⌐lectoraux des partis politiques canadiens et enfin des publications radicales au ton enflamm├⌐ .
  52.  
  53.      Les intellectuels du North End, bien que peu nombreux, ├⌐taient tr├¿s actifs. Leurs chefs de file appartenaient presque tous aux ├⌐glises ou ├á un groupe socialiste, vigoureux quoique bigarr├⌐, jouissant d'une influence consid├⌐rable en dehors de ses propres rangs. Mais la Grande Guerre -- livr├⌐e, paradoxalement, pour rendre la libert├⌐ aux petits peuples -- ├⌐touffa la vitalit├⌐ intellectuelle du quartier. La plupart des Slaves et des Juifs venaient de l'Empire austro-hongrois chancelant, et ils ├⌐taient consid├⌐r├⌐s comme des ├⌐trangers ennemis, au m├¬me titre que les Allemands. En 1918, leurs journaux furent supprim├⌐s et leur langue pratiquement prohib├⌐e. La guerre marqua ├⌐galement la fin du plus fort afflux d'immigrants que le Canada ait connu. La paix revenue, le North End entra dans une nouvelle phase de son d├⌐veloppement. Ce furent n├⌐anmoins les quelque 12 premi├¿res ann├⌐es du si├¿cle qui d├⌐termin├¿rent l'image du quartier: polyglotte, pittoresque, souvent mis├⌐rable, mais produisant des hommes et des femmes bien r├⌐solus ├á se tailler une place dans la vie de la ville.  
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