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Text File  |  1996-08-11  |  27KB  |  103 lines

  1. LA PROHIBITION AU CANADA 
  2.  
  3. Graeme Decarie 
  4.  
  5. L'origine du mouvement de la temp├⌐rance au Canada 
  6.  
  7.      Les cent ans qui se sont ├⌐coul├⌐s entre 1820 et 1920 ont ├⌐t├⌐ marqu├⌐s par l'une des plus grandes luttes dont le Canada ait ├⌐t├⌐ t├⌐moin, la lutte pour la temp├⌐rance .Hommes et femmes se regroupaient entre partisans du ┬½r├⌐gime sec┬╗ et chantaient des chansons comme ┬½The Old Oaken Bucket┬╗ et ┬½I'll Never Marry a Man Who Drinks┬╗ qui ├⌐piloguaient sur les dangers de l'alcool et les joies de la sobri├⌐t├⌐. La majorit├⌐ des Canadiens ont entendu parler du mouvement qui a pris naissance aux ├ëtats-Unis et des lois prohibitives qu'il a r├⌐ussi ├á faire adopter. Pourtant, peu d'entre eux savent que le Canada a ├⌐t├⌐ un leader mondial du mouvement et que la majeure partie du pays a connu la prohibition avant les ├ëtats-Unis.
  8.  
  9.      Le mouvement de la temp├⌐rance fut plus qu'une manifestation bizarre des scrupules victoriens ou de l'abstinence puritaine. L'alcool constituait et constitue toujours un grave probl├¿me. Il n'├⌐tait pas n├⌐cessaire d'├¬tre puritain pour s'en rendre compte. Il symbolisait aussi les tares plus graves encore que l'ivrognerie et qui troublaient beaucoup les Canadiens au XIXe si├¿cle et au d├⌐but du XXe.
  10.  
  11.      La temp├⌐rance fut d'abord le fait de quelques particuliers d├⌐sireux de se discipliner afin de r├⌐ussir dans le monde individualiste de la petite entreprise commerciale ou agricole. Ce monde s'est profond├⌐ment transform├⌐ avec l'urbanisation, l'industrialisation et l'immigration. L'autonomie ├⌐conomique a c├⌐d├⌐ la place ├á la d├⌐pendance vis-├á-vis des entreprises, d'ou l'apparition de gens extr├¬mement riches ou pauvres, puissants ou d├⌐sarm├⌐s. Les traditions sociales ├⌐taient menac├⌐es par les normes ├⌐trang├¿res. L'alcool semblait li├⌐ ├á bon nombre de ces changements - il en ├⌐tait de fait la racine m├¬me - et c'est souvent par le mouvement de temp├⌐rance que les Canadiens ont tent├⌐ de r├⌐sister ├á ces changements ou de les r├⌐primer, ce qui a modifi├⌐ radicalement leur conception du monde.
  12.  
  13.      On trouve des allusions ├á la temp├⌐rance un peu partout dans les r├⌐cits historiques et elles se sont fray├⌐ un chemin au Canada d├¿s les d├⌐buts de la colonisation blanche. Les repr├⌐sentants de l'├ëglise catholique en Nouvelle-France ont souvent cherch├⌐ ├á interdire la vente de l'eau-de-vie aux Indiens, sans grand succ├¿s toutefois. Jean Talon et d'autres intendants ont ├⌐tabli des brasseries et impos├⌐ de fortes taxes sur les spiritueux, un peu dans l'espoir que la bi├¿re r├⌐duirait l'alcoolisme chez les colons.
  14.  
  15.      Les soci├⌐t├⌐s structur├⌐es de temp├⌐rance sont apparues en Am├⌐rique du Nord britannique d├¿s le d├⌐but du XIXe si├¿cle, presque en m├¬me temps qu'aux ├ëtats-Unis et qu'en Grande-Bretagne. Les premi├¿res semblent avoir vu le jour dans le comt├⌐ de Pictou, en Nouvelle-├ëcosse, et ├á Montr├⌐al, dans le Bas-Canada, vers 1827. Il s'en est peut-├¬tre constitu├⌐ une autre, un an auparavant, ├á Gloucester, au Nouveau-Brunswick. Elles ont peut-├¬tre ├⌐t├⌐ influenc├⌐es par les soci├⌐t├⌐s fond├⌐es pr├⌐c├⌐demment aux ├ëtats-Unis, mais il serait erron├⌐ de qualifier le mouvement d'am├⌐ricain. Au contraire, ce sont des conditions et des vues analogues qui, ├á la m├¬me ├⌐poque, ont fait surgir des mouvements du m├¬me type dans bon nombre de pays, particuli├¿rement chez les Anglo-Saxons.
  16.  
  17. Les raisons
  18.  
  19.      ├Ç leurs d├⌐buts, ces soci├⌐t├⌐s ├⌐taient vraiment ax├⌐es sur la temp├⌐rance et avaient pour but de r├⌐duire la consommation d'alcool, et non de la r├⌐primer. D'ailleurs, elles ne songeaient aucunement ├á faire adopter des lois puisqu'elles laissaient l'individu libre de choisir. Le motif sous-jacent ├⌐tait g├⌐n├⌐ralement l'am├⌐lioration de chacun. L'homme qui acceptait de limiter sa consommation d'alcool esp├⌐rait s'enrichir gr├óce ├á de meilleures habitudes de travail et ├á un usage plus r├⌐fl├⌐chi de son argent.
  20.  
  21.      Les eccl├⌐siastiques, tant protestants que catholiques, se sont fr├⌐quemment associ├⌐s au mouvement d├¿s ses d├⌐buts, mais ce dernier n'a jamais eu de caract├¿re essentiellement religieux. C'est que les gens qui croyaient aux principes de l'am├⌐lioration de soi et de l'individualisme dominaient tellement certaines ├ëglises que ces derni├¿res finirent par refl├⌐ter leurs valeurs. Ceux qui appuyaient la temp├⌐rance ├⌐taient le plus souvent des fid├¿les de l'├ëglise, des b├⌐n├⌐voles au sein des activit├⌐s paroissiales et des gens susceptibles d'alimenter le clerg├⌐. Les ├ëglises furent m├¬l├⌐es ├á la temp├⌐rance, non pas en raison d'exigences th├⌐ologiques, mais ├á cause des pr├⌐occupations de leurs membres. La temp├⌐rance fut un mouvement profane appuy├⌐ par de nombreuses ├ëglises, et non pas un mouvement religieux. Il est vrai cependant que la participation des ├ëglises a souvent failli ├⌐craser le mouvement.
  22.  
  23.      Vers les ann├⌐es 1840, bon nombre de soci├⌐t├⌐s de temp├⌐rance ont opt├⌐ pour l'abstinence totale, estimant la simple temp├⌐rance trop difficile ├á observer. Comme l'alcool affaiblissait la ma├«trise de soi, le moindre verre, m├¬me la bi├¿re occasionnelle, pouvait engendrer une soif plus intense et conduire ├á la ruine. Les partisans de l'abstinence se plaisaient m├¬me ├á raconter l'histoire d'un jeune homme qui mourut ivrogne et qui tenait son vice des p├¬ches au brandy servies par sa m├¿re. L'abstinence a fini par dominer le mouvement, mais bien des gens ont continu├⌐ de pratiquer la v├⌐ritable temp├⌐rance et de tol├⌐rer la bi├¿re et le vin. C'├⌐tait en particulier le cas des francophones du Qu├⌐bec.
  24.  
  25.      La troisi├¿me et derni├¿re ├⌐tape du mouvement s'est manifest├⌐e au cours des ann├⌐es 1850, lorsque le commerce de l'alcool fut prohib├⌐ par la loi. On trouvait donc des groupes partisans de la temp├⌐rance, de l'abstinence et de la prohibition, celle-ci dominant toute la fin du si├¿cle.
  26.  
  27.      L'av├¿nement de la prohibition marqua un changement fondamental pour le mouvement. La temp├⌐rance avait ├á sa base la notion d'individualisme; son but ├⌐tait l'am├⌐lioration de la personne et la d├⌐cision ├⌐tait laiss├⌐e ├á la discr├⌐tion de chacun. En revanche les prohibitionnistes voulaient se servir du pouvoir de l'├ëtat pour forcer tous les citoyens, consentants ou non, ├á rester sobres et int├¿gres et ├á travailler beaucoup pour r├⌐ussir. Ce changement de position indiquait que les principes individualistes ne suffisaient plus.
  28.  
  29.      Par quoi ce changement avait-il ├⌐t├⌐ provoqu├⌐? La temp├⌐rance, et la ma├«trise de soi qu'elle implique, caract├⌐risait en partie le mode de vie de la petite bourgeoisie, c'est-├á-dire les petits commer├ºants, les cols blancs et la plupart des agriculteurs. Cette petite bourgeoisie qui menait une vie de labeur, cultivait les vertus et fr├⌐quentait assid├╗ment l'├⌐glise, se sentait menac├⌐e par une classe qui ne partageait aucune de ces valeurs, la classe ouvri├¿re urbaine. Elle craignait que cette derni├¿re ne dev├«nt le groupe dominant du Canada et que ses valeurs politiques et sociales ne finissent par s'imposer au pays. Ce fut particuli├¿rement le cas de villes comme Halifax et Toronto o├╣ les protestants majoritaires faisaient face ├á une classe laborieuse compos├⌐e en bonne partie de catholiques irlandais. Selon un pr├⌐jug├⌐ r├⌐pandu, les catholiques irlandais ├⌐taient immoraux, corrompus et ivrognes. La petite bourgeoisie voulut donc ├á tout prix imposer la prohibition pour s'assurer que ses valeurs pr├⌐vaudraient et peut-├¬tre pour se prouver qu'elle exer├ºait encore un certain pouvoir politique.
  30.  
  31.      Les Canadiens des r├⌐gions rurales ├⌐taient d'autant plus en faveur de la prohibition que depuis des ann├⌐es, ils voyaient le pouvoir politique et ├⌐conomique se concentrer dans les villes et qu'ils se sentaient victimes des institutions urbaines comme les banques et les chemins de fer. Ils se m├⌐fiaient ├⌐galement des villes, les consid├⌐rant comme les lieux privil├⌐gi├⌐s du crime, de la prostitution et de la d├⌐pravation. En votant pour la prohibition, ils avaient l'impression de voter pour la vertu rurale et contre la d├⌐cadence urbaine.
  32.  
  33.      Il serait cependant inexact d'insinuer que les prohibitionnistes n'├⌐taient motiv├⌐s que par la crainte et le d├⌐sir de se venger. La pauvret├⌐ et la maladie affectaient dans une tr├¿s grande mesure la classe ouvri├¿re urbaine. Bon nombre de ceux qui participaient activement au mouvement de la prohibition le faisaient par compassion pour les pauvres. On estimait que l'alcool ├⌐tait la cause principale de la pauvret├⌐ et de la maladie; la prohibition semblait donc le rem├¿de le plus opportun.
  34.  
  35.      La prohibition a surtout consist├⌐ en un mouvement de classe, mais cet aspect a ├⌐t├⌐ obscurci par d'autres facteurs. L'un d'eux fut le Pl├⌐biscite du Dominion, survenu en 1898, qui a sembl├⌐ montrer que le Canada anglais approuvait la prohibition et que le Canada fran├ºais s'y opposait. Mais les r├⌐sultats du pl├⌐biscite furent trompeurs. En fait, les Canadiens fran├ºais partageaient souvent les m├¬mes valeurs que les anglophones. Ils ├⌐taient tout aussi pr├⌐occup├⌐s par les probl├¿mes urbains et tout aussi port├⌐s ├á consid├⌐rer l'alcool comme le plus grand mal. Cependant, leur tradition les poussait ├á tenir la bi├¿re et le vin pour des boissons de mod├⌐ration. C'est au degr├⌐ de prohibition qu'ils s'opposaient, non pas au principe lui-m├¬me. De plus, le pl├⌐biscite fut per├ºu par les Qu├⌐b├⌐cois comme une tactique de l'opposition conservatrice destin├⌐e ├á embarrasser Laurier et les lib├⌐raux, de sorte que ses r├⌐sultats au Qu├⌐bec furent brouill├⌐s par des consid├⌐rations politiques. En d'autres occasions, lorsque la question se limitait ├á l'eau-de-vie et qu'elle ├⌐tait exempte d'implications politiques, le Qu├⌐bec se montrait aussi prohibitionniste que les autres provinces.
  36.  
  37.      L'attitude officielle des diverses ├ëglises a aussi contribu├⌐ ├á obscurcir le ph├⌐nom├¿ne de ┬½classe┬╗ et sous-tendait le mouvement. Officiellement, les ├ëglises m├⌐thodiste, presbyt├⌐rienne et baptiste ├⌐taient port├⌐es ├á appuyer la prohibition; en revanche, les ├ëglises anglicane et catholique avaient tendance ├á s'y opposer. Ces attitudes officielles ont eu des r├⌐percussions sur l'orientation du mouvement et ont pouss├⌐ la Commission royale sur le commerce des alcools (1895) ├á le consid├⌐rer comme religieux. Mais les diff├⌐rences religieuses semblent s'├¬tre surtout manifest├⌐es aux ├⌐chelons sup├⌐rieurs des autorit├⌐s eccl├⌐siastiques; elles ne transparaissaient d'aucune fa├ºon dans le vote des fid├¿les.
  38.  
  39.      Plusieurs raisons expliquent que les autorit├⌐s anglicanes et catholiques n'aient pas ├⌐t├⌐ pr├¬tes ├á appuyer la prohibition, mais la plus importante ├⌐tait l'association trop ├⌐troite du mouvement avec les m├⌐thodistes. C'├⌐tait en effet une ├⌐poque o├╣ les diff├⌐rentes ├ëglises rivalisaient les unes avec les autres et o├╣ l'on consid├⌐rait volontiers les nominations faites par le gouvernement comme des signes de favoritisme religieux. Les ├ëglises anglicane et catholique ne pouvaient gu├¿re donner leur appui ├á un mouvement ainsi domin├⌐ par les m├⌐thodistes. C'est ├⌐galement un des facteurs qui ont incit├⌐ le Qu├⌐bec ├á s'opposer ├á la prohibition, au cours du pl├⌐biscite de 1898.
  40.  
  41.      La prohibition a d'abord et avant tout ├⌐t├⌐ un mouvement de classe, m├¬me si des facteurs politiques, culturels et religieux sont venus le compliquer. Elle permettait aux Canadiens de la petite bourgeoisie de s'attaquer aux probl├¿mes qui r├⌐sultaient de l'urbanisation et de l'industrialisation, comme la pauvret├⌐, le crime, l'alt├⌐ration des moeurs et l'instabilit├⌐ politique.
  42.  
  43. Cons├⌐quences de la prohibition
  44.  
  45.      La prohibition n'a ├⌐videmment pas constitu├⌐ un rem├¿de, mais elle a quand m├¬me entrav├⌐ la tendance ├á l'individualisme lib├⌐ral et ouvert la voie ├á d'autres conceptions. Exiger la prohibition revenait ├á reconna├«tre que les principes de l'individualisme ne convenaient plus tout ├á fait, qu'ils devaient de quelque fa├ºon c├⌐der la place aux obligations et aux responsabilit├⌐s collectives. Au cours des ann├⌐es 1890, quelques prohibitionnistes pr├⌐sentaient le capitalisme concurrentiel comme la source r├⌐elle du probl├¿me, la concurrence permettant au plus fort de s'enrichir aux d├⌐pens du plus faible. Ils soutenaient que le capitalisme concurrentiel allait contre tous les principes religieux et qu'il se rattachait directement ├á l'alcool puisque c'est l'attrait du profit qui sous-tendait la fabrication et la vente de l'eau-de-vie. L'attitude chr├⌐tienne ne pouvait ├¬tre que la collaboration. Les prohibitionnistes qui adopt├¿rent de telles vues ne constituaient qu'une petite minorit├⌐; or, pour celle-ci, il s'agissait seulement d'un pas de plus vers le socialisme.
  46.  
  47.      ├Ç la m├¬me ├⌐poque, le prohibitionnisme a en outre r├⌐ussi ├á sensibiliser les ├ëglises aux probl├¿mes urbains qui les concernaient, ce qui les a amen├⌐es ├á comprendre qu'elles ne pourraient plus se contenter d'enseigner les principes du christianisme. Elles avaient le devoir d'appliquer ces derniers ├á la vie de tous les jours. Il leur incombait d'initier leurs fid├¿les aux probl├¿mes sociaux, de r├⌐clamer l'adoption de lois et de participer elles-m├¬mes ├á un travail social. On a appel├⌐ Mouvement de l'├ëvangile social cette nouvelle attitude des ├ëglises.
  48.  
  49. R├┤le des femmes dans la prohibition 
  50.  
  51.      Les femmes sont devenues actives au sein du mouvement un peu pour les m├¬mes raisons que les hommes; elles provenaient d'ailleurs des m├¬mes groupes sociaux. Cependant, le prohibitionnisme rev├¬tait une importance particuli├¿re ├á leurs yeux. Apr├¿s tout, on consid├⌐rait l'alcool comme un vice masculin: il t├⌐moignait de la faiblesse intrins├¿que des hommes et prouvait que les mani├¿res les plus raffin├⌐es et le savoir-vivre le plus impeccable ne servaient qu'├á masquer le vrai visage des m├óles, ces brutes immorales et libidineuses. C'├⌐tait donc que les hommes ├⌐taient enclins ├á l'ivrognerie et celle-ci trahissait leur nature fonci├¿rement animale. On croyait (├á tort) que les femmes ├⌐taient exemptes de cette faiblesse en raison de la puret├⌐ de leur ├óme.
  52.  
  53.      Cette conception de l'homme et de la femme se retrouve abondamment dans la litt├⌐rature populaire de l'├⌐poque, par exemple dans les romans de Ralph Connor et dans le livre de Robert Service, The Trail of '98, o├╣, chose singuli├¿re, la femme succombe, mais bri├¿vement et seulement parce qu'elle est terroris├⌐e par un m├⌐chant homme. Nellie McClung insiste beaucoup sur la puret├⌐ de la femme dans Sowing Seeds in Danny. Ce trait se retrouve ├⌐galement dans la litt├⌐rature internationale. Dans les oeuvres de Charles Dickens, par exemple, les mauvaises femmes sont rares et celles qui succombent ont habituellement des coeurs d'or.
  54.  
  55.      Cette conception, que les deux sexes faisaient volontiers leur, ├⌐tait la premi├¿re raison qu'on invoquait pour placer la femme sur un pi├⌐destal et l'emp├¬cher de se ┬½contaminer┬╗ dans le milieu des affaires et de la politique. Elle ├⌐tait trop pure, disait-on, pour la corruption du monde.
  56.  
  57.      Mais ce pi├⌐destal pouvait servir de massue destructive. Il ├⌐tait normal que les femmes, en raison de leur puret├⌐, pussent jouer un r├┤le dans la politique et les affaires. Ces domaines ├⌐taient vils et corrompus. Il suffisait de donner quelque pouvoir aux femmes pour que leur puret├⌐ assainisse le monde.
  58.  
  59.      Pouss├⌐ ├á l'extr├¬me, cet argument pouvait mener ├á la r├⌐clamation du droit de vote pour les femmes et des m├¬mes possibilit├⌐s d'emploi que les hommes. Seule une minorit├⌐ vit les choses de cette fa├ºon, car la plupart des femmes prohibitionnistes acceptaient de jouer un r├┤le centr├⌐ sur le foyer et l'├ëglise; elles voulaient simplement le rendre plus influent. Elles demeur├¿rent tout ├á fait des femmes de leur temps, mais leurs revendications avaient pr├⌐par├⌐ le terrain au f├⌐minisme des ann├⌐es 1950.
  60.  
  61. Cons├⌐quence de l'immigration et de la Premi├¿re Guerre mondiale 
  62.  
  63.      L'immigration qui a eu lieu au cours du mandat de Laurier et la Guerre de 19l4 ont acc├⌐l├⌐r├⌐ le mouvement de la prohibition, m├¬me s'il est peu probable qu'elles l'aient beaucoup favoris├⌐.
  64.  
  65.      La plupart des Canadiens ├⌐taient r├⌐ticents ├á l'├⌐gard des Europ├⌐ens qui vinrent au Canada au d├⌐but du XXe si├¿cle. Leur langue, leur religion, leur comportement social, voire leur apparence personnelle les distinguaient profond├⌐ment des natifs du pays. Bon nombre de ceux-ci avaient consid├⌐r├⌐ les catholiques irlandais immigr├⌐s au Canada au XIXe si├¿cle comme tr├¿s diff├⌐rents, mais ces diff├⌐rences ├⌐taient minimes compar├⌐es ├á celles des Europ├⌐ens. Le ph├⌐nom├¿ne ├⌐tait d'autant plus remarquable que les immigrants ne se trouvaient pas dispers├⌐s ├⌐galement dans le Canada, mais qu'ils se concentraient dans quelques villes, quelques localit├⌐s agricoles ainsi que dans la construction, les mines et l'exploitation foresti├¿re. Ces concentrations permettaient aux immigrants de garder leurs caract├⌐ristiques europ├⌐ennes et surtout de se distinguer.
  66.  
  67.      Certains estimaient les Europ├⌐ens moins civilis├⌐s, surtout ceux du Sud et de l'Est, et craignaient qu'ils n'abaissassent les normes canadiennes. Les prohibitionnistes partageaient cette opinion, surtout qu'ils avaient remarqu├⌐ que les immigrants ├⌐taient des fervents de l'alcool. Ces derniers devinrent donc pour les prohibitionnistes ce que la classe ouvri├¿re urbaine avait repr├⌐sent├⌐ pendant des ann├⌐es, un groupe ├⌐tranger qu'il fallait mater. La prohibition semblait ├á nouveau ├¬tre le moyen par excellence de forcer tout le monde ├á adopter les valeurs d├⌐sir├⌐es.
  68.  
  69.      La guerre a probablement jou├⌐ un r├┤le d├⌐terminant dans la victoire de la prohibition au Canada, mais non pas en convainquant plus de gens de renoncer ├á l'alcool. La prohibition ralliait la majorit├⌐ des Canadiens depuis au moins vingt ans, mais la guerre l'a fait triompher parce qu'il aurait ├⌐t├⌐ antipatriotique de s'opposer ├á une mesure destin├⌐e ├á ├⌐conomiser le grain et ├á mettre fin au gaspillage de ressources, d'argent et de main-d'oeuvre. La guerre a oblig├⌐ les gouvernements ├á sortir de la torpeur des d├⌐cennies pr├⌐c├⌐dentes.
  70.  
  71. Lois 
  72.  
  73.      La comp├⌐tence en mati├¿re d'alcool relevait ├á la fois du gouvernement central et des provinces, ce qui retardait l'adoption de nouvelles mesures l├⌐gislatives et affaiblissait la plupart des lois en vigueur. En substance, l'administration f├⌐d├⌐rale pouvait interdire la fabrication, la vente (en gros et au d├⌐tail) et le commerce interprovincial de boissons alcooliques, tandis que les provinces avaient juridiction sur la vente au d├⌐tail. Les prohibitionnistes devaient donc s'attaquer aux deux paliers. Or, la plupart des gouvernements ├⌐vitaient d'agir par peur de perdre une source de revenus et ├á cause des difficult├⌐s d'application de toute loi prohibitive. En outre, dans certaines provinces du moins, la vente au d├⌐tail de boissons alcooliques avait ├⌐t├⌐ int├⌐gr├⌐e ├á la machine ├⌐lectorale du gouvernement .
  74.  
  75.      Mais les prohibitionnistes repr├⌐sentaient une grande partie de l'├⌐lectorat et les hommes politiques jou├¿rent sur deux tableaux: le temps et le compromis. On gagnait du temps avec des pl├⌐biscites, des commissions royales et des ├⌐tudes, ainsi que des appels devant les tribunaux pour qu'ils tranchent les questions de juridiction. Le compromis consistait g├⌐n├⌐ralement ├á laisser le choix aux localit├⌐s. En effet, des lois autorisaient chaque municipalit├⌐ ├á d├⌐cider elle-m├¬me si elle permettrait la vente au d├⌐tail d'alcool sur son territoire. La plus importante, la Loi canadienne sur la temp├⌐rance (1878) permettait aux cit├⌐s, aux villes et aux comt├⌐s d'interdire la vente au d├⌐tail d'alcool avec le consentement de l'├⌐lectorat local. Souvent compl├⌐t├⌐e par une loi provinciale, la Loi fut bien re├ºue dans toutes les r├⌐gions du Canada, y compris au Qu├⌐bec. Toutefois, ce choix collectif ├⌐tait peut-├¬tre d├⌐lib├⌐r├⌐ment difficile ├á faire respecter.
  76.  
  77.      De toute fa├ºon, il n'eut aucun effet sur la fabrication ou la consommation d'alcool, sinon de le rendre un peu plus difficile ├á obtenir dans les localit├⌐s ┬½sobres┬╗.
  78.  
  79.      En g├⌐n├⌐ral, ces derni├¿res ├⌐taient des municipalit├⌐s rurales, non que la prohibition ├⌐tait n├⌐cessairement plus forte ├á la campagne, mais plut├┤t ├á cause de l'homog├⌐n├⌐it├⌐ de leur population. On y ├⌐tait soit fortement pour, soit fortement contre la prohibition. La population des villes, plus h├⌐t├⌐rog├¿ne, comportait une proportion ├á peu pr├¿s ├⌐gale de lib├⌐ralistes et de prohibitionnistes, de sorte qu'il ├⌐tait difficile d'obtenir l'assentiment de la majorit├⌐.
  80.  
  81.      Les r├⌐serves qui entourent le consentement majoritaire et la difficult├⌐ de l'obtenir dans les villes ont pouss├⌐ les prohibitionnistes ├á continuer l'agitation en faveur de la prohibition provinciale de la vente au d├⌐tail de spiritueux. C'est l'├Äle-du-Prince-Edouard qui, la premi├¿re, a l├⌐gif├⌐r├⌐ en ce sens en 1901. Toutes les autres provinces, sauf le Qu├⌐bec, ont suivi son exemple au cours de la Premi├¿re Guerre mondiale. Le Qu├⌐bec promulguait, en 1919, une loi de prohibition qui ne faisait qu'interdire l'eau-de-vie et qui fut de tr├¿s courte dur├⌐e.
  82.  
  83.      Cependant, m├¬me la prohibition provinciale ne d├⌐fendait que la vente au d├⌐tail. Elle ne s'attaquait pas ├á la fabrication, ├á la vente en gros et ├á l'importation. En 1918, le gouvernement f├⌐d├⌐ral combla ces lacunes par des d├⌐crets en conseil. Toutefois, ces derniers ont expir├⌐ peu apr├¿s la guerre. En 1921, Ottawa passait une loi bannissant le commerce interprovincial d'alcool ├á la demande de toute province. Les spiritueux pouvaient encore ├¬tre fabriqu├⌐s l├⌐galement au Canada, et jusqu'en 1930, ├¬tre export├⌐s aux ├ëtats-Unis, malgr├⌐ la prohibition qui r├⌐gnait dans ce pays. Ainsi s'explique la popularit├⌐ persistante du whisky canadien aux ├ëtats-Unis. Les Canadiens pouvaient encore acheter des spiritueux sur ordonnance, comme m├⌐dicament, et les Ontariens, du vin de leur province.
  84.  
  85. D├⌐clin de la prohibition 
  86.  
  87.      Dans les ann├⌐es vingt toutes les provinces, sauf l'├«le-du-Prince-├ëdouard, abandonn├¿rent la prohibition en faveur du monopole gouvernemental de la vente de boissons alcooliques. Les motifs de cet abandon n'avaient rien de myst├⌐rieux. Par exemple, il n'y a aucune raison de croire que la consommation d'alcool est devenue plus ├á la mode ou plus courante ├á la suite de la prohibition. Il est faux que le Canada a connu une hausse spectaculaire d'actes criminels attribuables ├á la prohibition. Il n'est pas enti├¿rement vrai, non plus, que les ├⌐lecteurs aient jug├⌐ l'exp├⌐rience comme un ├⌐chec et l'aient rejet├⌐e; par contre, il est vrai que les appuis ont diminu├⌐ et que, dans certaines r├⌐gions, les prohibitionnistes ont ├⌐t├⌐ r├⌐duits ├á une minorit├⌐.
  88.  
  89.     La question mon├⌐taire rev├¬tait une importance beaucoup plus grande. Dans les ann├⌐es vingt, les provinces avaient un besoin pressant d'argent. Peu ├⌐taient favorables ├á la prohibition, mais la vente de boissons alcooliques par le gouvernement leur paraissait un moyen de recueillir des fonds sans devoir augmenter les imp├┤ts. Certaines ont peut-├¬tre voulu mettre fin ├á la prohibition afin d'attirer les touristes am├⌐ricains assoiff├⌐s et peut-├¬tre aussi faciliter la contrebande d'alcool aux ├ëtats-Unis.
  90.  
  91.      Ainsi, la fin de la prohibition peut s'expliquer plus facilement par les hommes politiques plut├┤t que par le peuple qu'ils repr├⌐sentaient. Cependant, reste encore ├á ├⌐claircir le d├⌐clin continu de l'appui populaire. L'explication r├⌐side en partie dans les campagnes habiles engag├⌐es pour discr├⌐diter la prohibition, mais peut-├¬tre n'est-ce pas l├á toute l'histoire.
  92.  
  93.      Il est possible que cela tienne ├á un changement survenu dans le r├┤le ├⌐conomique de la classe moyenne inf├⌐rieure. La temp├⌐rance lui ├⌐tait importante quand elle misait sur ses propres efforts pour r├⌐ussir en exploitant ses propres terres agricoles et ses propres commerces ou en travaillant pour de petites entreprises. Cependant, la situation a ├⌐volu├⌐ ├á la fin du XIXe et au d├⌐but du XXe si├¿cles. Les agriculteurs repr├⌐sentaient un pourcentage de moins en moins grand de la population, et les petites entreprises c├⌐daient la place aux grandes soci├⌐t├⌐s. Pour obtenir de l'avancement, il devenait n├⌐cessaire de s'int├⌐grer ├á l'├⌐quipe de travail. Et nul n'est plus mal accueilli dans un groupe que le ┬½pur┬╗. Mieux vaut avoir un petit vice (boire ou fumer ├á l'occasion) pour bien montrer qu'on sait tol├⌐rer les petits d├⌐fauts des autres, pour ├¬tre de la bande. L'individualisme prenait la porte et le moralisme perdait ses partisans.
  94.  
  95.      Les r├⌐formateurs sociaux, eux aussi, se d├⌐sint├⌐ressaient graduellement de la prohibition. La lutte pour la prohibition leur avait appris ├á conna├«tre un peu mieux la pauvret├⌐ et le crime, et leur avait d├⌐montr├⌐ que l'alcool repr├⌐sentait seulement une partie du probl├¿me, un sympt├┤me plus qu'une cause. Vers les ann├⌐es vingt ils se sont mis ├á chercher d'autres rem├¿des: des services sociaux accrus au socialisme. La prohibition avait jou├⌐ son r├┤le dans la d├⌐finition du probl├¿me, mais ne pouvait plus ├¬tre une solution.
  96.  
  97.     Il reste encore une inconnue au prohibitionnisme des ann├⌐es vingt: les femmes. Elles passaient pour des prohibitionnistes ├á outrance; pourtant, les ann├⌐es o├╣ elles ont acquis le droit de vote co├»ncident pr├⌐cis├⌐ment avec le d├⌐clin de l'appui ├⌐lectoral aux prohibitionnistes. M├¬me en supposant que les femmes de la classe ouvri├¿re aient vot├⌐ contre la prohibition, le d├⌐clin n'en est pas moins renversant. Peut-├¬tre la croyance en leur appui ├á la cause de la prohibition est-elle seulement une autre facette du mythe de la puret├⌐ f├⌐minine. Peut-├¬tre, encore, la lib├⌐ration a-t-elle atteint des proportions beaucoup plus grandes que ne le pr├⌐voyaient les dames du Woman's Christian Temp├⌐rance Union.
  98.  
  99. R├⌐sultats de la prohibition 
  100.  
  101.      La prohibition fut-elle un ├⌐chec? ├Ç cette question, on r├⌐pond d'ordinaire par l'affirmative que la prohibition ├⌐tait inapplicable, qu'elle favorisait le crime et l'alcoolisme, et que de toutes mani├¿res, les gens savaient maintenant se mod├⌐rer. Les trois premi├¿res r├⌐ponses sont sans fondement et douteuses. La derni├¿re est ridicule. Toutefois, le succ├¿s ou l'├⌐chec de la prohibition importe moins que les r├⌐alisations du mouvement. Gr├óce ├á lui, les Canadiens ont d├⌐fini les probl├¿mes de l'├⌐volution sociale et y ont propos├⌐ des solutions. En outre, il aura permis ├á certaines femmes de quitter leur pi├⌐destal pour lutter en vue de se tailler une place utile et satisfaisante dans la soci├⌐t├⌐. Pour ces raisons, la prohibition ne fut pas seulement l'un des mouvements les plus populaires dans l'histoire du Canada, mais aussi l'un des plus importants.  
  102.  
  103.