Les «Blanketstiffs,» travailleurs itinérants de la construction ferroviaire (1896-1914)
A. Ross McCormack
Ceux qui ont étudié l'histoire de la construction des chemins de fer au Canada ont toujours concentré leur attention sur les «grands» hommes. Ces personnalités, comme Samuel Zimmerman, l'un des génies financiers que le Canada a connus durant la première période de l'expansion des chemins de fer au cours de années 1850, ou Cornelius Van Horne, le commissaire de la construction venu à bout d'obstacles insurmontables pour tracer la ligne du CPR à travers le continent dans les années 1880, ont joué un rôle important dans l'histoire des chemins de fer. Cette perspective se manifeste clairement dans les études portant sur la troisième et dernière période de l'expansion ferroviaire; Charles Hays, William Mackenzie et Donald Mann dominent l'histoire des années de croissance frénétique qui ont suivi le tournant du siècle. Cependant, on a écrit bien peu de choses sur les travailleurs qui ont construit les remblais et posé la voie ferrée, et qui s'appelaient eux-mêmes les blanketstiffs. Pendant les plus grandes années de la construction, de 1911 à 1913, leur nombre s'élevait à 50 000, et ils constituaient une fraction assez importante de la population active du Canada. Un lien étroit existe entre leur récit et l'histoire économique et sociale du Canada; l'analyse de l'expérience de ces hommes révèle la façon dont les caractères culturels influent sur les réactions à des situations particulières d'emploi, sur la manière dont on considère les travailleurs de basse condition dans une économie à croissance rapide, ou encore, sur le mode de vie de certaines gens bien ordinaires.
Les hommes
Au XIXe siècle, c'étaient les terrassiers irlandais d'abord, puis ensuite les coolies chinois qui avaient construit les chemins de fer du Canada, et l'on avait conçu une politique d'immigration, dans le but d'assurer un flot constant de cette main-d'oeuvre à bon marché. Cependant, l'interruption de l'émigration des Irlandais et l'existence d'un climat politique défavorable à l'importation d'un grande nombre de Chinois met fin à ces sources d'approvisionnement au cours de la troisième période de la construction. Au début de la construction en 1897, des travailleurs canadiens et britanniques sont employés sur les lignes du pas Crow's Nest; leurs réactions violentes et bruyantes aux conditions de travail alarment les administrateurs et les entrepreneurs de chemin de fer. C'est surtout à la suite de cette expérience que les autorités de la compagnie commencent à se demander si de tels travailleurs conviennent aux durs travaux de remblai. Le gouvernement Laurier, tout comme le reste de la société canadienne, souhaite à tout prix l'expansion rapide de l'économie; il élabore donc une nouvelle politique d'immigration destinée à fournir aux chemins de fer une main-d'oeuvre non spécialisée, peu coûteuse et facile à exploiter éventuellement. L'Europe centrale devient alors l'une des plus importantes sources de main-d'oeuvre pour la construction. Les compagnies recherchent tout particulièrement les paysans originaires des provinces de l'empire austro-hongrois, car, à la suite de l'expérience qu'ils ont eu de ces travailleurs depuis le tournant du siècle, les administrateurs et les entrepreneurs de chemins de fer percevaient les Slaves comme «dociles et laborieux» et, par conséquent, excellents pour les durs travaux de remblai. Après 1905, lorsqu'on commence les travaux sur le National Transcontinental (NTC) dans le nord de l'Ontario et du Québec et sur le Canadian Northern (CN) et le Grand-Tronc-Pacifique (GTP) dans l'Ouest, des milliers de travailleurs non spécialisés venant d'Europe centrale et méridionale entrent au pays. Les travaux de ces entreprises nationales seront effectués en majeure partie par des immigrants non assimilés.
L'autre caractéristique importante de la main-d'oeuvre de la construction ferroviaire, outre le fait qu'elle soit «étrangère», est sa mobilité. D'ailleurs, le terme de blanketstiffs (littéralement, «vagabond aux couvertures») provient justement de cette mobilité; les travailleurs itinérants vont d'un emploi à l'autre, emportant leurs couvertures roulées. Pour maintenir un effectif de 2 800 hommes sur un tronçon du NTC, la compagnie doit, à un moment donné, embaucher jusqu'à 5 100 hommes en l'espace d'un mois. Cette mobilité est due en partie au fait que, sur le marché du travail non spécialisé, les emplois sont nombreux. Les itinérants scient des arbres en Colombie-Britannique et récoltent le blé dans les Prairies. Lorsque, au début de l'automne, les cultivateurs soucieux de rentrer leur récolte font monter le prix de la main-d'oeuvre non spécialisée, nombreux sont les nomades qui délaissent les remblais pour aller gagner de meilleurs salaires dans les champs. À la fin de la saison des moissons, les itinérants peuvent s'en aller travailler dans les bois pour l'hiver, puis revenir aux chantiers de construction au printemps, à la reprise des travaux. Des facteurs culturels, autant qu'économiques, contribuent à cette mobilité. Les travailleurs slaves quittent leur emploi pour aller se reposer dans leur famille et avec leurs compatriotes dans des quartiers d'immigrants comme le quartier nord de Winnipeg; ils conservent ainsi un peu le rythme saisonnier d'une économie agricole. Les Italiens, qui souvent font vivre leur famille dans leur pays natal, retournent régulièrement dans leur village; certains font la traversée de l'Atlantique à plusieurs reprises. Après s'être constitué un magot, les chemineaux de langue anglaise descendent vers le sud pour trouver un emploi d'hiver en Californie ou en Louisiane. Dans leurs déplacements d'un emploi à l'autre, les itinérants vagabondent le long des voies ferrées qu'ils ont eux-mêmes posées, ou voyagent en «pullman à portes latérales.» Voici ce qu'affirme un marchand établi sur la voie du CPR en Colombie-Britannique : «Chaque été, je suis empoisonné par des vagabonds ou des chemineaux qui suivent la voie ferrée et qui viennent chez moi mendier un repas.» Un rythme bien défini s'installe dans la vie des blanketstiffs : on travaille, on fait la fête, on travaille à nouveau, on refait la fête.
Les emplois
Après les «vacances», le retour au remblai commence lorsque les itinérants viennent offrir leurs services aux agences de placement qu'on trouve un peu partout dans les villes en papier goudronné situées près de la fin des voies ferrées ou dans les quartiers malfamés urbains, secteurs pauvres où les travailleurs reviennent régulièrement. Souvent logées dans des asiles de nuit ou des bars à bon marché, ces agences exigent une commission, habituellement d'un dollar, du travailleur itinérant auquel ils trouvent un emploi. Une fois que les entrepreneurs ont réuni un groupe d'hommes, ceux-ci sont conduits à leur travail par un «recruteur» ou «attrapeur d'hommes» chargé d'empêcher la désertion; parfois, on soûle les hommes ou on leur passe les menottes, ou encore on les confie à des gardes armés. Cette façon d'«acheter» des emplois de «racoleurs» de main-d'oeuvre suscite des plaintes amères et continuelles de la part des travailleurs qui prétendent qu'ils se font sans cesse escroquer par les fausses promesses et les pratiques frauduleuses des agences. Ils se plaignent souvent, en particulier, de la collusion entre les «racoleurs» et les contremaîtres, qui se hâtent de congédier des membres de leurs équipes pour les remplacer par d'autres hommes qui ont acheté les mêmes emplois. Les autorités gouvernementales, les agents de police, les ecclésiastiques et les journalistes reconnaissent qu'effectivement les agences de main-d'oeuvre escroquent régulièrement les travailleurs itinérants. Pourtant, ce ne sera qu'en 1913, à la toute fin de l'époque de la construction ferroviaire, que le gouvernement fédéral prendra des mesures pour mettre fin à ces abus.
La diversité ethnique est sans doute la caractéristique sociale la plus marquée des remblais où vont travailler les nomades. Un étudiant qui se destine au pastorat et qui travaille dans les camps du GTP en Colombie-Britannique, découvre que 80 pour cent de ses fidèles sont des «étrangers» : Russes, Suédois, Ukrainiens, Bohémiens, Polonais, Finlandais, Norvégiens, Italiens et quelques Turcs. Les seules estimations systématiques qui aient été faites de la composition ethnique de cette main-d'oeuvre sont celles d'Edmund Bradwin, sociologue qui a travaillé sur la ligne du NTC de 1923 à 1926; ses données indiquent que 32 pour cent des stiffs sont slaves; 25 pour cent scandinaves; 20 pour cent britanniques, américains ou canadiens-anglais; 11 pour cent canadiens-français; 7 pour cent italiens et le reste se répartit entre plusieurs autres nationalités. Cette diversité crée deux grandes catégories ethniques dans les camps : les «blancs», constitués des Anglo-Saxons, des Scandinaves et des Canadiens français, et les «étrangers» ou bonhunks qui regroupent les Européens du Centre et du Sud. Origine ethnique et occupation sont nettement reliées : les «étrangers» occupent invariablement les bas emplois.
Le travail est épuisant, désagréable et souvent dangereux. Les stiffs peinent pendant dix, souvent douze heures par jour, six jours par semaine, souvent sept, à des tâches éreintantes et fastidieuses, pelletant de la glaise, perçant le roc et clouant les traverses. Tout le long de la ligne, ils sont harcelés par les moustiques et les mouches noires. Ils se font souvent tremper jusqu'aux os par les pluies de la chaîne côtière, rôtir par le soleil des Prairies et glacer par des températures de 30 sous zéro lorsque commencent les travaux du chemin de fer de la Baie d'Hudson en 1911. Ils doivent également faire face à de véritables dangers physiques. Toute entreprise de construction lourde entraîne des accidents, mais le travail dans le roc sur les voies ferrées de Colombie-Britannique et d'Ontario donne lieu à une véritable hécatombe. En sept mois, 40 hommes sont tués et 10 autres sont blessés dans des accidents attribuables aux travaux de dynamitage sur le NTC. Évidemment, à cause de tous ces dangers, bien des hommes quittent leur travail; un stiff qui a travaillé un bon nombre d'années au NTC écrit : «J'ai vu dernièrement tellement de gars se faire mettre en pièces par des explosions que j'ai pris peur et j'ai abandonné le travail sur les voies ferrées pour de bon.»
Si le terrain que doivent traverser les voies ferrées entraîne pour les travailleurs itinérants des conditions de travail pénibles et dangereuses, de même la façon dont on accorde les contrats de construction encourage la création d'un milieu de travail où règnent l'autoritarisme et l'exploitation. Le système à plusieurs paliers, à l'intérieur duquel se trouvent tant les entrepreneurs que les sous-traitants déterminés à réaliser de gros profits, exige que le travail soit poussé à fond. Cependant, un conflit sur le plan culturel s'établit entre les travailleurs itinérants et leurs patrons. La politique d'immigration du Canada s'édifie sur un paradoxe : elle ne fournit pas à la construction ferroviaire le type de travailleurs qui lui convient le mieux. Les immigrants venus du Centre et du Sud de l'Europe sortent d'une économie paysanne et ne sont pas habitués à la discipline qu'exige un emploi régulier dans un milieu industriel. Comme ils se trouvent isolés dans des chantiers éloignés, le processus d'acculturation aux valeurs nord-américaines, qui leur inculquerait des habitudes régulières de travail, est retardé. Le passage constant d'un emploi à l'autre bouleverse les travaux de construction. Les compagnies offrent des primes de toutes sortes, (encourager les hommes à s'engager pour une saison entière,) que les chemineaux touchent rarement. Lorsqu'ils s'aperçoivent que la persuasion ne réussit pas, les entrepreneurs n'hésitent pas à prendre d'autres moyens pour discipliner leurs travailleurs. Il n'est pas rare de trouver un contremaître du type garde-chiourme : «Je les tenais à leur place avec mes deux poings» de déclarer l'un d'eux avec fierté, «et jamais un seul a osé me menacer de sa pelle.» De temps à autre, les journaux locaux relatent des incidents où des contremaîtres ont gravement blessé, ou même tué des travailleurs. Sauf en Alberta et en Saskatchewan, territoires placés sous la surveillance de la Police montée du Nord-Ouest, le pouvoir presque absolu des entrepreneurs sur les remblais rend possible l'instauration et le maintien de telles pratiques; un journaliste contemporain fait d'ailleurs remarquer que la construction du GTP se fait sous un «régime de quasi-servage.»
Avec les débuts de la construction ferroviaire à grande échelle en 1905, les payes des journaliers non spécialisés augmentent d'environ 60 pour cent et, dans les années qui précèdent 1914, elles varient de 2,50$ à 3,00$ par jour. Cependant, cette tendance ne semble pas représenter pour les travailleurs itinérants une augmentation réelle de salaire, puisqu'ils continuent d'être mal payés.
Cette situation découle et s'aggrave en grande partie du fait que lorsque les itinérants commencent à travailler, ils sont déjà endettés envers la compagnie pour les frais de transport jusqu'au chantier. De plus, cet endettement s'accroît par suite des frais de pension, de divers droits à payer et d'une politique de prix exorbitants que pratiquent les magasins de la compagnie. Dans de telles circonstances, il arrive que les ouvriers ne commencent pas à toucher réellement un salaire avant plusieurs semaines. Bradwin cite le cas, extrême sans doute, d'un homme qui retourne à Cochrane (Ontario), avec 65 cents en poche même après avoir travaillé six semaines sur le NTC. Il paraît évident que peu d'itinérants réussissent a économiser une grosse somme; aussi, se plaignent-ils régulièrement qu'ils ne travaillent que pour «manger et fumer.» Même la façon dont ils reçoivent leur paye est, pour dire le mieux, impitoyable. Lorsque les hommes laissent le travail, on leur donne des chèques à terme encaissables aux bureaux de la compagnie à la fin de la voie ferrée ou parfois dans un plus grand centre. Cependant, il arrive fréquemment que les ouvriers soient sans le sou lorsqu'ils quittent un emploi et qu'ils soient ainsi forcés d'encaisser leurs chèques en subissant une perte importante dans des auberges, ou de crever de faim jusqu'à ce qu'ils atteignent le bureau de la compagnie.
Les journaliers ne sont pas les seuls travailleurs itinérants à se faire exploiter sur les remblais; les stationmen, dernier maillon de la chaîne de passation des contrats, obtiennent souvent bien peu en échange de longues périodes de travail éreintant. Les «stations» sont des tronçons de cent pieds de voie ferrée. Des groupes d'itinérants, travaillant sous forme d'associations de petits entrepreneurs, s'engagent par contrat à réaliser les remblais de plusieurs stations et à les préparer pour recevoir les rails. Ces travaux ne nécessitent habituellement pas d'équipement lourd, comme dans la construction des remblais dans les fondrières de l'Ontario, mais seulement des reins solides et des outils simples telles pelles, pioches et brouettes. Tout comme les autres bas emplois de la construction ferroviaire, le travail des stations est exécuté en grande partie par des «étrangers», les Slaves sur le NTC et les Italiens sur le CN et le GTP. Lorsque les conditions sont favorables, il est parfois possible de réaliser de bons profits par ce genre de travail et il s'ensuit que de nombreux itinérants sont encouragés à travailler dur et longtemps à leurs propres petites entreprises. Les entrepreneurs se rendent bien compte des avantages que présente cette forme d'incitation; l'un d'eux déclare : «Je peux engager des hommes, mais est-ce que je peux les tuer? Non, je ne peux pas. Je peux essayer, mais ils ne me laisseront pas faire. Un homme ne se laisse tuer que par lui-même... dix stationmen peuvent vous déblayer plus de roche en un mois que vingt hommes, et parfois même plus que trente hommes travaillant à salaire.» Cependant, la plupart des frais et droits qu'on impose aux journaliers s'appliquent également aux stationmen et les empêchent de gagner un bon salaire. D'ailleurs, au dire de l'un d'entre eux, les chances de s'enrichir au travail des stations «sont aussi bonnes que celles d'un prospecteur qui cherche de l'or dans un tas de bran de scie.»
Les camps
Les camps qui hébergent les travailleurs itinérants constituent une autre dimension de leur exploitation. Il s'agit de logements provisoires aménagés pour répondre à des besoins limités pendant la courte durée du contrat; par conséquent, les compagnies négligent leur construction et leur entretien. Abritant entre cinquante et deux cents hommes, les camps peuvent être composés de grandes tentes ou de vieux wagons grossièrement convertis, mais le bâtiment classique du camp est la barraque-dortoir. Selon des critères traditionnels établis pour ces constructions un modèle de base pouvant héberger cinquante ou soixante hommes est dressé. Le bâtiment mesure environ trente pieds sur soixante, les murs sont en billes calfeutrées avec de la mousse et de la glaise et le toit est fait de perches couvertes de papier goudronné ou de bâches, mais une fois percées, ces couvertures constituent une bien piètre protection contre la pluie et la neige. Les planchers sont en planches grossièrement sciées ou en perches sur lesquelles la saleté ne tarde pas à s'accumuler. Des couchettes doubles remplies de paille, que les ouvriers sont parfois forcés de payer, s'alignent contre les côtés et le fond du bâtiment. Seules deux petites fenêtres pratiquées dans les pignons laissent pénétrer la lumière à l'intérieur, par conséquent, l'atmosphère des baraques est habituellement sombre comme dans un cachot, ce qui encourage la vente des chandelles au magasin de la compagnie. Ces bâtiments sont mal aérés de sorte que quand les ouvriers accrochent leurs salopettes et leurs sous-vêtements pour les faire sécher pendant la nuit, il se met à flotter des odeurs franchement nauséabondes. «Je peux vous garantir», de déclarer un habitué des remblais, «que la puanteur qui se dégage des ces endroits-là entre 11 heurs du soir et 4 heurs du matin est assez pour vous faire perdre connaissance.» Après avoir servi pendant un certain temps, les dortoirs ne manquent jamais de s'infester de poux, qu'on appelle «B.C. graybacks» dans les camps du défile de Yellowhead. Comme deux hommes dorment ensemble dans chaque couchette, les poux se transmettent facilement et il est à peu près impossible de ne pas en attraper. Souvent, les installations sanitaires sont rudimentaires et peu sûres. Parlant d'un camp établi sur la ligne du CN, un inspecteur sanitaire de la Colombie-Britannique rapporte : «Les mesures d'hygiène sont inexistantes. Avant ma visite, on a fermé les latrines parce qu'elles étaient mal situées et que leur construction était inappropriée. Par conséquent le terrain aux alentours était infect.» Dans de telles conditions, l'eau est contaminée et la fièvre typhoïde devient épidémique dans les camps.
Comme pour les autres aspects de la construction ferroviaire, il existe un lien entre origine ethnique et qualité du logement; les inspecteurs du gouvernement en Colombie-Britannique se rendent compte que les «étrangers» sont constamment hébergés dans les logements les plus bondés et les plus malsains. Les gouvernements adoptent des règlements établissant des normes d'hygiène pour les camps, mais, comme pour toute le législation ouvrière de l'époque, ils sont rarement appliqués avec une rigueur suffisante. L'intervention des pouvoirs publics n'améliore guère les conditions de vie des itinérants.
Les «vacances»
De telles conditions intolérables incitent-elles aussi les hommes à quitter leur emploi et à «faire la fête.» Pour leurs «vacances», ils trouvent refuge dans les quartiers malfamés, comme celui des quais de Vancouver, ou bien ils s'arrêtent dans des villes de papier goudronné. Pendant toute l'année, mais particulièrement à l'automne, époque où la construction ferroviaire commence à décliner, les travailleurs s'entassent dans ces centres; un jour de novembre de 1911, six cents itinérants venus des camps arrivent à Edmonton. Les buanderies, les bains de vapeur, les restaurants, les salles de billard, les boutiques de vêtements à bon marché et les asiles de nuit font des affaires d'or. Cependant, les deux marchandises les plus en demande sont l'alcool et le sexe.
La vente d'alcool est interdite dans les chantiers et, bien qu'on en trouve sur le marché noir, la chasse que fait la police aux vendeurs d'alcool clandestins est telle que l'alcool devient presque hors de prix. Aussi, lorsque les travailleurs retournent à la civilisation, ils passent une bonne partie de leur temps et dépensent une bonne partie de leur argent dans les bars. Les excès d'alcool entraînent souvent le désordre et la violence, ce qui effrayent et offensent les citoyens «respectables» des villes fréquentées par ces rudes gaillards. À Ashcroft (Colombie- Britannique), on rapporte dans un «journal local» : «un gars costaud qui tenait des propos vulgaires et qu'on a sommé de vider les lieux s'empare d'un crachoir et le lance en direction des gars qui se trouvent derrière le comptoir...C'est alors le tour des gars de l'hôtel de mettre le gaillard et ses amis à la porte; lorsqu'ils s'exécutent, voilà qu'éclate la bagarre générale. La bande se regroupe dans la rue et se met à lancer des pierres...Quatre de ces projectiles atteignent le miroir en verre laminé derrière le bar en le réduisent en miettes.»
Au même titre que les bars, les maisons de prostitution figurent au programme de ces «vacances» et l'on en trouve dans tous les quartiers malfamés et dans toutes le villes de papier goudronné. Les itinérants, séparés de leur famille et isolés dans des chantiers éloignés pendant de longues périodes, forment évidemment une importante partie de la clientèle des bordels. Il semble que certaines de ces prostituées soient allées s'établir expressément dans les régions où se concentrent les travailleurs itinérants. Comme le commerce de la chair est profitable, certaines tenancières de maisons closes deviennent riches et puissantes dans ces villes de papier goudronné. «Une vieille négresse qui possède toutes les qualités d'un agent de publicité tient un établissement appelé Tête Jaune Cache. C'est garanti : un seul de ses bals du samedi soir suffit à désennuyer un «bohunk» pour une semaine.» Un observateur rapporte : «une fois qu'on a dépensé tout son argent, la fête se termine et on retourne à l'agence de placement, de sorte que le cycle de vie se renouvelé.»
Les missionnaires
Il n'y a pas que les entrepreneurs, les tenanciers de bars et les prostituées qui se préoccupent de la condition des travailleurs de la construction ferroviaire; plusieurs associations religieuses et philanthropiques s'intéressent activement à leur bien-être. Dans les quartiers malfamés, l'Armée du salut subvient aux besoins des itinérants, spécialement lorsqu'ils sont fauchés et qu'ils doivent cuver leur vin. Sur les remblais d'Ontario et du Québec, l'Église catholique s'occupe de ses fidèles, les Français et les Italiens; la Church Camp Mission, organisation anglicane qui a acquis beaucoup d'expérience auprès des terrassiers du Royaume-Uni, établit des salles de lecture; les Églises méthodiste et presbytérienne envoient des missionnaires dans les camps. Cependant, la Reading Camp Association, qui prendra plus tard le nom de Frontier College, est, parmi les organismes entièrement canadiens, celui qui accomplit le travail le plus considérable et le plus important chez les itinérants. Bien qu'il ne s'agisse pas d'un organisme spécifiquement religieux, l'Association est inspirée par le même idéalisme chrétien qui amène des jeunes gens et des jeunes femmes à aider les immigrants pauvres dans les ghettos urbains à cette époque. Les volontaires de la Reading Camp Association se composent des étudiants d'universités qui travaillent à plein temps au défrichement pendant le jour et qui enseignent aux ouvriers le soir. Les «tentes de lecture», où les travailleurs peuvent feuilleter des journaux et des magazines ou écouter de la musique, contribuent beaucoup à tromper l'ennui de la vie au chantier. Cependant, l'éducation des travailleurs itinérants constitue la principale préoccupation de l'Association et les volontaires donnent tout un éventail de cours qui vont de l'anglais élémentaire à la physiologie. Le fondateur de l'Association, Alfred Fitzpatrick, espère, par cette éducation, canadianiser l'«étranger»; il prétend qu'une fois qu'ils seront canadianisés et qu'ils auront accepté nos valeurs, les immigrants d'Europe centrale et méridionale deviendront de meilleurs travailleurs. Il semble que les entrepreneurs et les compagnies ferroviaires soient d'accord sur ce principe, car ils appuient généreusement le travail de l'Association.
Il y a une autre sorte de missionnaires, marxistes plutôt que chrétiens, qui se rendent également sur les remblais pour aider les stiffs. Des membres du Syndicat international des travailleurs industriels (I.W.W.), les fameux Wobblies, se font à la fois organisateurs et agitateurs parmi les itinérants, surtout en Colombie-Britannique et en Alberta, à partir des débuts de la construction. Dans les rues et dans les camps, les agents de propagande Wobbly prêchent un syndicalisme vague visant à détruire le capitalisme en organisant les infortunés du monde en immenses syndicats ouvriers. Cependant, en plus d'une révolution future, l'I.W.W. promet des améliorations immédiates auxquelles les itinérants sont facilement sensibles; on trouve dans The Industrial Worker, journal de la I.W.W., certaines de ses promesses : «Le syndicat des I.W.W. vous débarrassera de vos couvertures, M. le Blanketstiff. Il obligera votre patron à vous en fournir. Et non seulement des couvertures, mais aussi des sommiers et des matelas, et plus tard, à mesure que nous progresserons, des draps et des oreillers. Vous imaginez-vous en train de vous endormir, blottis sous de beaux draps propres, votre tête reposant sur un oreiller et tout votre corps sur un matelas et un sommier confortable?»
Les maisons des Wobblies offrent de vrais services; les itinérants y trouvent un lit, un bol de ragoût ou des renseignements sur les emplois et même, à Vancouver, des soins médicaux. Comme il constitue l'une des rares sources d'espoir des ouvriers, le syndicat des I.W.W. acquiert une influence réelle dans les camps de la Colombie-Britannique. Les Canadiens se sont aperçus qu'ils avaient eu une perception fausse des Européens du centre et du sud comme «étrangers dociles»; en fait, ces derniers font preuve d'une aptitude marquée à la rébellion spontanée. En outre, ces hommes, venus de pays qui ont une longue tradition de violence paysanne, sont attirés de façon particulière par l'I.W.W., qui prône l'action directe et se donne des allures héroïques. Les entrepreneurs et les compagnies ferroviaires mènent une lutte farouche aux Wobblies, ils ordonnent d'enlever, de maltraiter les organisateurs, et ils apostent des espions dans les rangs du syndicat; cette campagne réussit d'ailleurs très bien. Malheureusement pour les travailleurs itinérants, le seul syndicat qui ait tenté d'améliorer leur condition ne connaît que des échecs héroïques.
Conclusion
Il semble évident que les blanketstiffs aient été exploités pendant la troisième période de construction ferroviaire au Canada. Ils étaient mal payés et traités sans merci par les entrepreneurs, à peu près oubliés par les gouvernements qui les avaient encouragés à venir, exploités par les basses couches de la société, méprisés et craints par les «citoyens respectables.» On a pu voir à quel point les stiffs occupaient une place de second ordre dans la société canadienne, ou en étaient tout simplement tenus à l'écart, au moment où la construction ferroviaire tire à sa fin en 1913. Comme il n'y avait plus de travail, on les a tout simplement abandonnés à leurs propres ressources. Certains ont trouvé à manger dans des «soupes populaires» et à se loger dans des foyers, jusqu'à la reprise de l'économie de guerre en 1915. D'autres se sont réfugiés aux États-Unis, ou encore, ont été emprisonnés pour vagabondage. Certains se sont engagés dans l'armée pour éviter de mourir de faim, et enfin d'autres ont été internés comme «étrangers ennemis» parce qu'ils avaient émigré d'Autriche-Hongrie, pays en guerre contre l'Empire britannique. Même les chemins de fer que les stiffs avaient construits ne sont pas restés comme monuments à leur mémoire. Le National Transcontinental, le Grand-Tronc-Pacifique et le Canadian Northern ont été des échecs monumentaux qu'on a dû nationaliser, et l'on a même arraché certaines parties des voies ferrées, quelques années à peine après les avoir posées.