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Text File  |  1996-08-11  |  30KB  |  55 lines

  1. Les ┬½Blanketstiffs,┬╗ travailleurs itin├⌐rants de la construction ferroviaire (1896-1914)
  2.  
  3. A. Ross McCormack 
  4.  
  5.      Ceux qui ont ├⌐tudi├⌐ l'histoire de la construction des chemins de fer au Canada ont toujours concentr├⌐ leur attention sur les ┬½grands┬╗ hommes. Ces personnalit├⌐s, comme Samuel Zimmerman, l'un des g├⌐nies financiers que le Canada a connus durant la premi├¿re p├⌐riode de l'expansion des chemins de fer au cours de ann├⌐es 1850, ou Cornelius Van Horne, le commissaire de la construction venu ├á bout d'obstacles insurmontables pour tracer la ligne du CPR ├á travers le continent dans les ann├⌐es 1880, ont jou├⌐ un r├┤le important dans l'histoire des chemins de fer. Cette perspective se manifeste clairement dans les ├⌐tudes portant sur la troisi├¿me et derni├¿re p├⌐riode de l'expansion ferroviaire; Charles Hays, William Mackenzie et Donald Mann dominent l'histoire des ann├⌐es de croissance fr├⌐n├⌐tique qui ont suivi le tournant du si├¿cle. Cependant, on a ├⌐crit bien peu de choses sur les travailleurs qui ont construit les remblais et pos├⌐ la voie ferr├⌐e, et qui s'appelaient eux-m├¬mes les blanketstiffs. Pendant les plus grandes ann├⌐es de la construction, de 1911 ├á 1913, leur nombre s'├⌐levait ├á 50 000, et ils constituaient une fraction assez importante de la population active du Canada. Un lien ├⌐troit existe entre leur r├⌐cit et l'histoire ├⌐conomique et sociale du Canada; l'analyse de l'exp├⌐rience de ces hommes r├⌐v├¿le la fa├ºon dont les caract├¿res culturels influent sur les r├⌐actions ├á des situations particuli├¿res d'emploi, sur la mani├¿re dont on consid├¿re les travailleurs de basse condition dans une ├⌐conomie ├á croissance rapide, ou encore, sur le mode de vie de certaines gens bien ordinaires.
  6.  
  7. Les hommes 
  8.  
  9.      Au XIXe si├¿cle, c'├⌐taient les terrassiers irlandais d'abord, puis ensuite les coolies chinois qui avaient construit les chemins de fer du Canada, et l'on avait con├ºu une politique d'immigration, dans le but d'assurer un flot constant de cette main-d'oeuvre ├á bon march├⌐. Cependant, l'interruption de l'├⌐migration des Irlandais et l'existence d'un climat politique d├⌐favorable ├á l'importation d'un grande nombre de Chinois met fin ├á ces sources d'approvisionnement au cours de la troisi├¿me p├⌐riode de la construction. Au d├⌐but de la construction en 1897, des travailleurs canadiens et britanniques sont employ├⌐s sur les lignes du pas Crow's Nest; leurs r├⌐actions violentes et bruyantes aux conditions de travail alarment les administrateurs et les entrepreneurs de chemin de fer. C'est surtout ├á la suite de cette exp├⌐rience que les autorit├⌐s de la compagnie commencent ├á se demander si de tels travailleurs conviennent aux durs travaux de remblai. Le gouvernement Laurier, tout comme le reste de la soci├⌐t├⌐ canadienne, souhaite ├á tout prix l'expansion rapide de l'├⌐conomie; il ├⌐labore donc une nouvelle politique d'immigration destin├⌐e ├á fournir aux chemins de fer une main-d'oeuvre non sp├⌐cialis├⌐e, peu co├╗teuse et facile ├á exploiter ├⌐ventuellement. L'Europe centrale devient alors l'une des plus importantes sources de main-d'oeuvre pour la construction. Les compagnies recherchent tout particuli├¿rement les paysans originaires des provinces de l'empire austro-hongrois, car, ├á la suite de l'exp├⌐rience qu'ils ont eu de ces travailleurs depuis le tournant du si├¿cle, les administrateurs et les entrepreneurs de chemins de fer percevaient les Slaves comme ┬½dociles et laborieux┬╗ et, par cons├⌐quent, excellents pour les durs travaux de remblai. Apr├¿s 1905, lorsqu'on commence les travaux sur le National Transcontinental (NTC) dans le nord de l'Ontario et du Qu├⌐bec et sur le Canadian Northern (CN) et le Grand-Tronc-Pacifique (GTP) dans l'Ouest, des milliers de travailleurs non sp├⌐cialis├⌐s venant d'Europe centrale et m├⌐ridionale entrent au pays. Les travaux de ces entreprises nationales seront effectu├⌐s en majeure partie par des immigrants non assimil├⌐s.
  10.  
  11.      L'autre caract├⌐ristique importante de la main-d'oeuvre de la construction ferroviaire, outre le fait qu'elle soit ┬½├⌐trang├¿re┬╗, est sa mobilit├⌐. D'ailleurs, le terme de blanketstiffs (litt├⌐ralement, ┬½vagabond aux couvertures┬╗) provient justement de cette mobilit├⌐; les travailleurs itin├⌐rants vont d'un emploi ├á l'autre, emportant leurs couvertures roul├⌐es. Pour maintenir un effectif de 2 800 hommes sur un tron├ºon du NTC, la compagnie doit, ├á un moment donn├⌐, embaucher jusqu'├á 5 100 hommes en l'espace d'un mois. Cette mobilit├⌐ est due en partie au fait que, sur le march├⌐ du travail non sp├⌐cialis├⌐, les emplois sont nombreux. Les itin├⌐rants scient des arbres en Colombie-Britannique et r├⌐coltent le bl├⌐ dans les Prairies. Lorsque, au d├⌐but de l'automne, les cultivateurs soucieux de rentrer leur r├⌐colte font monter le prix de la main-d'oeuvre non sp├⌐cialis├⌐e, nombreux sont les nomades qui d├⌐laissent les remblais pour aller gagner de meilleurs salaires dans les champs. ├Ç la fin de la saison des moissons, les itin├⌐rants peuvent s'en aller travailler dans les bois pour l'hiver, puis revenir aux chantiers de construction au printemps, ├á la reprise des travaux. Des facteurs culturels, autant qu'├⌐conomiques, contribuent ├á cette mobilit├⌐. Les travailleurs slaves quittent leur emploi pour aller se reposer dans leur famille et avec leurs compatriotes dans des quartiers d'immigrants comme le quartier nord de Winnipeg; ils conservent ainsi un peu le rythme saisonnier d'une ├⌐conomie agricole. Les Italiens, qui souvent font vivre leur famille dans leur pays natal, retournent r├⌐guli├¿rement dans leur village; certains font la travers├⌐e de l'Atlantique ├á plusieurs reprises. Apr├¿s s'├¬tre constitu├⌐ un magot, les chemineaux de langue anglaise descendent vers le sud pour trouver un emploi d'hiver en Californie ou en Louisiane. Dans leurs d├⌐placements d'un emploi ├á l'autre, les itin├⌐rants vagabondent le long des voies ferr├⌐es qu'ils ont eux-m├¬mes pos├⌐es, ou voyagent en ┬½pullman ├á portes lat├⌐rales.┬╗ Voici ce qu'affirme un marchand ├⌐tabli sur la voie du CPR en Colombie-Britannique : ┬½Chaque ├⌐t├⌐, je suis empoisonn├⌐ par des vagabonds ou des chemineaux qui suivent la voie ferr├⌐e et qui viennent chez moi mendier un repas.┬╗ Un rythme bien d├⌐fini s'installe dans la vie des blanketstiffs : on travaille, on fait la f├¬te, on travaille ├á nouveau, on refait la f├¬te.
  12.  
  13. Les emplois 
  14.  
  15.      Apr├¿s les ┬½vacances┬╗, le retour au remblai commence lorsque les itin├⌐rants viennent offrir leurs services aux agences de placement qu'on trouve un peu partout dans les villes en papier goudronn├⌐ situ├⌐es pr├¿s de la fin des voies ferr├⌐es ou dans les quartiers malfam├⌐s urbains, secteurs pauvres o├╣ les travailleurs reviennent r├⌐guli├¿rement. Souvent log├⌐es dans des asiles de nuit ou des bars ├á bon march├⌐, ces agences exigent une commission, habituellement d'un dollar, du travailleur itin├⌐rant auquel ils trouvent un emploi. Une fois que les entrepreneurs ont r├⌐uni un groupe d'hommes, ceux-ci sont conduits ├á leur travail par un ┬½recruteur┬╗ ou ┬½attrapeur d'hommes┬╗ charg├⌐ d'emp├¬cher la d├⌐sertion; parfois, on so├╗le les hommes ou on leur passe les menottes, ou encore on les confie ├á des gardes arm├⌐s. Cette fa├ºon d'┬½acheter┬╗ des emplois de ┬½racoleurs┬╗ de main-d'oeuvre suscite des plaintes am├¿res et continuelles de la part des travailleurs qui pr├⌐tendent qu'ils se font sans cesse escroquer par les fausses promesses et les pratiques frauduleuses des agences. Ils se plaignent souvent, en particulier, de la collusion entre les ┬½racoleurs┬╗ et les contrema├«tres, qui se h├ótent de cong├⌐dier des membres de leurs ├⌐quipes pour les remplacer par d'autres hommes qui ont achet├⌐ les m├¬mes emplois. Les autorit├⌐s gouvernementales, les agents de police, les eccl├⌐siastiques et les journalistes reconnaissent qu'effectivement les agences de main-d'oeuvre escroquent r├⌐guli├¿rement les travailleurs itin├⌐rants. Pourtant, ce ne sera qu'en 1913, ├á la toute fin de l'├⌐poque de la construction ferroviaire, que le gouvernement f├⌐d├⌐ral prendra des mesures pour mettre fin ├á ces abus.
  16.  
  17.      La diversit├⌐ ethnique est sans doute la caract├⌐ristique sociale la plus marqu├⌐e des remblais o├╣ vont travailler les nomades. Un ├⌐tudiant qui se destine au pastorat et qui travaille dans les camps du GTP en Colombie-Britannique, d├⌐couvre que 80 pour cent de ses fid├¿les sont des ┬½├⌐trangers┬╗ : Russes, Su├⌐dois, Ukrainiens, Boh├⌐miens, Polonais, Finlandais, Norv├⌐giens, Italiens et quelques Turcs. Les seules estimations syst├⌐matiques qui aient ├⌐t├⌐ faites de la composition ethnique de cette main-d'oeuvre sont celles d'Edmund Bradwin, sociologue qui a travaill├⌐ sur la ligne du NTC de 1923 ├á 1926; ses donn├⌐es indiquent que 32 pour cent des stiffs sont slaves; 25 pour cent scandinaves; 20 pour cent britanniques, am├⌐ricains ou canadiens-anglais; 11 pour cent canadiens-fran├ºais; 7 pour cent italiens et le reste se r├⌐partit entre plusieurs autres nationalit├⌐s. Cette diversit├⌐ cr├⌐e deux grandes cat├⌐gories ethniques dans les camps : les ┬½blancs┬╗, constitu├⌐s des Anglo-Saxons, des Scandinaves et des Canadiens fran├ºais, et les ┬½├⌐trangers┬╗ ou bonhunks qui regroupent les Europ├⌐ens du Centre et du Sud. Origine ethnique et occupation sont nettement reli├⌐es : les ┬½├⌐trangers┬╗ occupent invariablement les bas emplois.
  18.  
  19.      Le travail est ├⌐puisant, d├⌐sagr├⌐able et souvent dangereux. Les stiffs peinent pendant dix, souvent douze heures par jour, six jours par semaine, souvent sept, ├á des t├óches ├⌐reintantes et fastidieuses, pelletant de la glaise, per├ºant le roc et clouant les traverses. Tout le long de la ligne, ils sont harcel├⌐s par les moustiques et les mouches noires. Ils se font souvent tremper jusqu'aux os par les pluies de la cha├«ne c├┤ti├¿re, r├┤tir par le soleil des Prairies et glacer par des temp├⌐ratures de 30  sous z├⌐ro lorsque commencent les travaux du chemin de fer de la Baie d'Hudson en 1911. Ils doivent ├⌐galement faire face ├á de v├⌐ritables dangers physiques. Toute entreprise de construction lourde entra├«ne des accidents, mais le travail dans le roc sur les voies ferr├⌐es de Colombie-Britannique et d'Ontario donne lieu ├á une v├⌐ritable h├⌐catombe. En sept mois, 40 hommes sont tu├⌐s et 10 autres sont bless├⌐s dans des accidents attribuables aux travaux de dynamitage sur le NTC. ├ëvidemment, ├á cause de tous ces dangers, bien des hommes quittent leur travail; un stiff qui a travaill├⌐ un bon nombre d'ann├⌐es au NTC ├⌐crit : ┬½J'ai vu derni├¿rement tellement de gars se faire mettre en pi├¿ces par des explosions que j'ai pris peur et j'ai abandonn├⌐ le travail sur les voies ferr├⌐es pour de bon.┬╗
  20.  
  21.      Si le terrain que doivent traverser les voies ferr├⌐es entra├«ne pour les travailleurs itin├⌐rants des conditions de travail p├⌐nibles et dangereuses, de m├¬me la fa├ºon dont on accorde les contrats de construction encourage la cr├⌐ation d'un milieu de travail o├╣ r├¿gnent l'autoritarisme et l'exploitation. Le syst├¿me ├á plusieurs paliers, ├á l'int├⌐rieur duquel se trouvent tant les entrepreneurs que les sous-traitants d├⌐termin├⌐s ├á r├⌐aliser de gros profits, exige que le travail soit pouss├⌐ ├á fond. Cependant, un conflit sur le plan culturel s'├⌐tablit entre les travailleurs itin├⌐rants et leurs patrons. La politique d'immigration du Canada s'├⌐difie sur un paradoxe : elle ne fournit pas ├á la construction ferroviaire le type de travailleurs qui lui convient le mieux. Les immigrants venus du Centre et du Sud de l'Europe sortent d'une ├⌐conomie paysanne et ne sont pas habitu├⌐s ├á la discipline qu'exige un emploi r├⌐gulier dans un milieu industriel. Comme ils se trouvent isol├⌐s dans des chantiers ├⌐loign├⌐s, le processus d'acculturation aux valeurs nord-am├⌐ricaines, qui leur inculquerait des habitudes r├⌐guli├¿res de travail, est retard├⌐. Le passage constant d'un emploi ├á l'autre bouleverse les travaux de construction. Les compagnies offrent des primes de toutes sortes, (encourager les hommes ├á s'engager pour une saison enti├¿re,) que les chemineaux touchent rarement. Lorsqu'ils s'aper├ºoivent que la persuasion ne r├⌐ussit pas, les entrepreneurs n'h├⌐sitent pas ├á prendre d'autres moyens pour discipliner leurs travailleurs. Il n'est pas rare de trouver un contrema├«tre du type garde-chiourme : ┬½Je les tenais ├á leur place avec mes deux poings┬╗ de d├⌐clarer l'un d'eux avec fiert├⌐, ┬½et jamais un seul a os├⌐ me menacer de sa pelle.┬╗ De temps ├á autre, les journaux locaux relatent des incidents o├╣ des contrema├«tres ont gravement bless├⌐, ou m├¬me tu├⌐ des travailleurs. Sauf en Alberta et en Saskatchewan, territoires plac├⌐s sous la surveillance de la Police mont├⌐e du Nord-Ouest, le pouvoir presque absolu des entrepreneurs sur les remblais rend possible l'instauration et le maintien de telles pratiques; un journaliste contemporain fait d'ailleurs remarquer que la construction du GTP se fait sous un ┬½r├⌐gime de quasi-servage.┬╗
  22.  
  23.      Avec les d├⌐buts de la construction ferroviaire ├á grande ├⌐chelle en 1905, les payes des journaliers non sp├⌐cialis├⌐s augmentent d'environ 60 pour cent et, dans les ann├⌐es qui pr├⌐c├¿dent 1914, elles varient de 2,50$ ├á 3,00$ par jour. Cependant, cette tendance ne semble pas repr├⌐senter pour les travailleurs itin├⌐rants une augmentation r├⌐elle de salaire, puisqu'ils continuent d'├¬tre mal pay├⌐s.
  24.  
  25.      Cette situation d├⌐coule et s'aggrave en grande partie du fait que lorsque les itin├⌐rants commencent ├á travailler, ils sont d├⌐j├á endett├⌐s envers la compagnie pour les frais de transport jusqu'au chantier. De plus, cet endettement s'accro├«t par suite des frais de pension, de divers droits ├á payer et d'une politique de prix exorbitants que pratiquent les magasins de la compagnie. Dans de telles circonstances, il arrive que les ouvriers ne commencent pas ├á toucher r├⌐ellement un salaire avant plusieurs semaines. Bradwin cite le cas, extr├¬me sans doute, d'un homme qui retourne ├á Cochrane (Ontario), avec 65 cents en poche m├¬me apr├¿s avoir travaill├⌐ six semaines sur le NTC. Il para├«t ├⌐vident que peu d'itin├⌐rants r├⌐ussissent a ├⌐conomiser une grosse somme; aussi, se plaignent-ils r├⌐guli├¿rement qu'ils ne travaillent que pour ┬½manger et fumer.┬╗ M├¬me la fa├ºon dont ils re├ºoivent leur paye est, pour dire le mieux, impitoyable. Lorsque les hommes laissent le travail, on leur donne des ch├¿ques ├á terme encaissables aux bureaux de la compagnie ├á la fin de la voie ferr├⌐e ou parfois dans un plus grand centre. Cependant, il arrive fr├⌐quemment que les ouvriers soient sans le sou lorsqu'ils quittent un emploi et qu'ils soient ainsi forc├⌐s d'encaisser leurs ch├¿ques en subissant une perte importante dans des auberges, ou de crever de faim jusqu'├á ce qu'ils atteignent le bureau de la compagnie.
  26.  
  27.      Les journaliers ne sont pas les seuls travailleurs itin├⌐rants ├á se faire exploiter sur les remblais; les stationmen, dernier maillon de la cha├«ne de passation des contrats, obtiennent souvent bien peu en ├⌐change de longues p├⌐riodes de travail ├⌐reintant. Les ┬½stations┬╗ sont des tron├ºons de cent pieds de voie ferr├⌐e. Des groupes d'itin├⌐rants, travaillant sous forme d'associations de petits entrepreneurs, s'engagent par contrat ├á r├⌐aliser les remblais de plusieurs stations et ├á les pr├⌐parer pour recevoir les rails. Ces travaux ne n├⌐cessitent habituellement pas d'├⌐quipement lourd, comme dans la construction des remblais dans les fondri├¿res de l'Ontario, mais seulement des reins solides et des outils simples telles pelles, pioches et brouettes. Tout comme les autres bas emplois de la construction ferroviaire, le travail des stations est ex├⌐cut├⌐ en grande partie par des ┬½├⌐trangers┬╗, les Slaves sur le NTC et les Italiens sur le CN et le GTP. Lorsque les conditions sont favorables, il est parfois possible de r├⌐aliser de bons profits par ce genre de travail et il s'ensuit que de nombreux itin├⌐rants sont encourag├⌐s ├á travailler dur et longtemps ├á leurs propres petites entreprises. Les entrepreneurs se rendent bien compte des avantages que pr├⌐sente cette forme d'incitation; l'un d'eux d├⌐clare : ┬½Je peux engager des hommes, mais est-ce que je peux les tuer? Non, je ne peux pas. Je peux essayer, mais ils ne me laisseront pas faire. Un homme ne se laisse tuer que par lui-m├¬me... dix stationmen peuvent vous d├⌐blayer plus de roche en un mois que vingt hommes, et parfois m├¬me plus que trente hommes travaillant ├á salaire.┬╗ Cependant, la plupart des frais et droits qu'on impose aux journaliers s'appliquent ├⌐galement aux stationmen et les emp├¬chent de gagner un bon salaire. D'ailleurs, au dire de l'un d'entre eux, les chances de s'enrichir au travail des stations ┬½sont aussi bonnes que celles d'un prospecteur qui cherche de l'or dans un tas de bran de scie.┬╗
  28.  
  29. Les camps 
  30.  
  31.      Les camps qui h├⌐bergent les travailleurs itin├⌐rants constituent une autre dimension de leur exploitation. Il s'agit de logements provisoires am├⌐nag├⌐s pour r├⌐pondre ├á des besoins limit├⌐s pendant la courte dur├⌐e du contrat; par cons├⌐quent, les compagnies n├⌐gligent leur construction et leur entretien. Abritant entre cinquante et deux cents hommes, les camps peuvent ├¬tre compos├⌐s de grandes tentes ou de vieux wagons grossi├¿rement convertis, mais le b├ótiment classique du camp est la barraque-dortoir. Selon des crit├¿res traditionnels ├⌐tablis pour ces constructions un mod├¿le de base pouvant h├⌐berger cinquante ou soixante hommes est dress├⌐. Le b├ótiment mesure environ trente pieds sur soixante, les murs sont en billes calfeutr├⌐es avec de la mousse et de la glaise et le toit est fait de perches couvertes de papier goudronn├⌐ ou de b├óches, mais une fois perc├⌐es, ces couvertures constituent une bien pi├¿tre protection contre la pluie et la neige. Les planchers sont en planches grossi├¿rement sci├⌐es ou en perches sur lesquelles la salet├⌐ ne tarde pas ├á s'accumuler. Des couchettes doubles remplies de paille, que les ouvriers sont parfois forc├⌐s de payer, s'alignent contre les c├┤t├⌐s et le fond du b├ótiment. Seules deux petites fen├¬tres pratiqu├⌐es dans les pignons laissent p├⌐n├⌐trer la lumi├¿re ├á l'int├⌐rieur, par cons├⌐quent, l'atmosph├¿re des baraques est habituellement sombre comme dans un cachot, ce qui encourage la vente des chandelles au magasin de la compagnie. Ces b├ótiments sont mal a├⌐r├⌐s de sorte que quand les ouvriers accrochent leurs salopettes et leurs sous-v├¬tements pour les faire s├⌐cher pendant la nuit, il se met ├á flotter des odeurs franchement naus├⌐abondes. ┬½Je peux vous garantir┬╗, de d├⌐clarer un habitu├⌐ des remblais, ┬½que la puanteur qui se d├⌐gage des ces endroits-l├á entre 11 heurs du soir et 4 heurs du matin est assez pour vous faire perdre connaissance.┬╗ Apr├¿s avoir servi pendant un certain temps, les dortoirs ne manquent jamais de s'infester de poux, qu'on appelle ┬½B.C. graybacks┬╗ dans les camps du d├⌐file de Yellowhead. Comme deux hommes dorment ensemble dans chaque couchette, les poux se transmettent facilement et il est ├á peu pr├¿s impossible de ne pas en attraper. Souvent, les installations sanitaires sont rudimentaires et peu s├╗res. Parlant d'un camp ├⌐tabli sur la ligne du CN, un inspecteur sanitaire de la Colombie-Britannique rapporte : ┬½Les mesures d'hygi├¿ne sont inexistantes. Avant ma visite, on a ferm├⌐ les latrines parce qu'elles ├⌐taient mal situ├⌐es et que leur construction ├⌐tait inappropri├⌐e. Par cons├⌐quent le terrain aux alentours ├⌐tait infect.┬╗ Dans  de telles conditions, l'eau est contamin├⌐e et la fi├¿vre typho├»de devient ├⌐pid├⌐mique dans les camps.
  32.  
  33.      Comme pour les autres aspects de la construction ferroviaire, il existe un lien entre origine ethnique et qualit├⌐ du logement; les inspecteurs du gouvernement en Colombie-Britannique se rendent compte que les ┬½├⌐trangers┬╗ sont constamment h├⌐berg├⌐s dans les logements les plus bond├⌐s et les plus malsains. Les gouvernements adoptent des r├¿glements ├⌐tablissant des normes d'hygi├¿ne pour les camps, mais, comme pour toute le l├⌐gislation ouvri├¿re de l'├⌐poque, ils sont rarement appliqu├⌐s avec une rigueur suffisante. L'intervention des pouvoirs publics n'am├⌐liore gu├¿re les conditions de vie des itin├⌐rants.
  34.  
  35. Les ┬½vacances┬╗ 
  36.  
  37.      De telles conditions intol├⌐rables incitent-elles aussi les hommes ├á quitter leur emploi et ├á ┬½faire la f├¬te.┬╗ Pour leurs ┬½vacances┬╗, ils trouvent refuge dans les quartiers malfam├⌐s, comme celui des quais de Vancouver, ou bien ils s'arr├¬tent dans des villes de papier goudronn├⌐. Pendant toute l'ann├⌐e, mais particuli├¿rement ├á l'automne, ├⌐poque o├╣ la construction ferroviaire commence ├á d├⌐cliner, les travailleurs s'entassent dans ces centres; un jour de novembre de 1911, six cents itin├⌐rants venus des camps arrivent ├á Edmonton. Les buanderies, les bains de vapeur, les restaurants, les salles de billard, les boutiques de v├¬tements ├á bon march├⌐ et les asiles de nuit font des affaires d'or. Cependant, les deux marchandises les plus en demande sont l'alcool et le sexe.
  38.  
  39.      La vente d'alcool est interdite dans les chantiers et, bien qu'on en trouve sur le march├⌐ noir, la chasse que fait la police aux vendeurs d'alcool clandestins est telle que l'alcool devient presque hors de prix. Aussi, lorsque les travailleurs retournent ├á la civilisation, ils passent une bonne partie de leur temps et d├⌐pensent une bonne partie de leur argent dans les bars. Les exc├¿s d'alcool entra├«nent souvent le d├⌐sordre et la violence, ce qui effrayent et offensent les citoyens ┬½respectables┬╗ des villes fr├⌐quent├⌐es par ces rudes gaillards. ├Ç Ashcroft (Colombie- Britannique), on rapporte dans un ┬½journal local┬╗ : ┬½un gars costaud qui tenait des propos vulgaires et qu'on a somm├⌐ de vider les lieux s'empare d'un crachoir et le lance en direction des gars qui se trouvent derri├¿re le comptoir...C'est alors le tour des gars de l'h├┤tel de mettre le gaillard et ses amis ├á la porte; lorsqu'ils s'ex├⌐cutent, voil├á qu'├⌐clate la bagarre g├⌐n├⌐rale. La bande se regroupe dans la rue et se met ├á lancer des pierres...Quatre de ces projectiles atteignent le miroir en verre lamin├⌐ derri├¿re le bar en le r├⌐duisent en miettes.┬╗
  40.  
  41.      Au m├¬me titre que les bars, les maisons de prostitution figurent au programme de ces ┬½vacances┬╗ et l'on en trouve dans tous les quartiers malfam├⌐s et dans toutes le villes de papier goudronn├⌐. Les itin├⌐rants, s├⌐par├⌐s de leur famille et isol├⌐s dans des chantiers ├⌐loign├⌐s pendant de longues p├⌐riodes, forment ├⌐videmment une importante partie de la client├¿le des bordels. Il semble que certaines de ces prostitu├⌐es soient all├⌐es s'├⌐tablir express├⌐ment dans les r├⌐gions o├╣ se concentrent les travailleurs itin├⌐rants. Comme le commerce de la chair est profitable, certaines tenanci├¿res de maisons closes deviennent riches et puissantes dans ces villes de papier goudronn├⌐. ┬½Une vieille n├⌐gresse qui poss├¿de toutes les qualit├⌐s d'un agent de publicit├⌐ tient un ├⌐tablissement appel├⌐ T├¬te Jaune Cache. C'est garanti : un seul de ses bals du samedi soir suffit ├á d├⌐sennuyer un ┬½bohunk┬╗ pour une semaine.┬╗ Un observateur rapporte : ┬½une fois qu'on a d├⌐pens├⌐ tout son argent, la f├¬te se termine et on retourne ├á l'agence de placement, de sorte que le cycle de vie se renouvel├⌐.┬╗
  42.  
  43. Les missionnaires 
  44.  
  45.      Il n'y a pas que les entrepreneurs, les tenanciers de bars et les prostitu├⌐es qui se pr├⌐occupent de la condition des travailleurs de la construction ferroviaire; plusieurs associations religieuses et philanthropiques s'int├⌐ressent activement ├á leur bien-├¬tre. Dans les quartiers malfam├⌐s, l'Arm├⌐e du salut subvient aux besoins des itin├⌐rants, sp├⌐cialement lorsqu'ils sont fauch├⌐s et qu'ils doivent cuver leur vin. Sur les remblais d'Ontario et du Qu├⌐bec, l'├ëglise catholique s'occupe de ses fid├¿les, les Fran├ºais et les Italiens; la Church Camp Mission, organisation anglicane qui a acquis beaucoup d'exp├⌐rience aupr├¿s des terrassiers du Royaume-Uni, ├⌐tablit des salles de lecture; les ├ëglises m├⌐thodiste et presbyt├⌐rienne envoient des missionnaires dans les camps. Cependant, la Reading Camp Association, qui prendra plus tard le nom de Frontier College, est, parmi les organismes enti├¿rement canadiens, celui qui accomplit le travail le plus consid├⌐rable et le plus important chez les itin├⌐rants. Bien qu'il ne s'agisse pas d'un organisme sp├⌐cifiquement religieux, l'Association est inspir├⌐e par le m├¬me id├⌐alisme chr├⌐tien qui am├¿ne des jeunes gens et des jeunes femmes ├á aider les immigrants pauvres dans les ghettos urbains ├á cette ├⌐poque. Les volontaires de la Reading Camp Association se composent des ├⌐tudiants d'universit├⌐s qui travaillent ├á plein temps au d├⌐frichement pendant le jour et qui enseignent aux ouvriers le soir. Les ┬½tentes de lecture┬╗, o├╣ les travailleurs peuvent feuilleter des journaux et des magazines ou ├⌐couter de la musique, contribuent beaucoup ├á tromper l'ennui de la vie au chantier. Cependant, l'├⌐ducation des travailleurs itin├⌐rants constitue la principale pr├⌐occupation de l'Association et les volontaires donnent tout un ├⌐ventail de cours qui vont de l'anglais ├⌐l├⌐mentaire ├á la physiologie. Le fondateur de l'Association, Alfred Fitzpatrick, esp├¿re, par cette ├⌐ducation, canadianiser l'┬½├⌐tranger┬╗; il pr├⌐tend qu'une fois qu'ils seront canadianis├⌐s et qu'ils auront accept├⌐ nos valeurs, les immigrants d'Europe centrale et m├⌐ridionale deviendront de meilleurs travailleurs. Il semble que les entrepreneurs et les compagnies ferroviaires soient d'accord sur ce principe, car ils appuient  g├⌐n├⌐reusement le travail de l'Association.
  46.  
  47.      Il y a une autre sorte de missionnaires, marxistes plut├┤t que chr├⌐tiens, qui se rendent ├⌐galement sur les remblais pour aider les stiffs. Des membres du Syndicat international des travailleurs industriels (I.W.W.), les fameux Wobblies, se font ├á la fois organisateurs et agitateurs parmi les itin├⌐rants, surtout en Colombie-Britannique et en Alberta, ├á partir des d├⌐buts de la construction. Dans les rues et dans les camps, les agents de propagande Wobbly pr├¬chent un syndicalisme vague visant ├á d├⌐truire le capitalisme en organisant les infortun├⌐s du monde en immenses syndicats ouvriers. Cependant, en plus d'une r├⌐volution future, l'I.W.W. promet des am├⌐liorations imm├⌐diates auxquelles les itin├⌐rants sont facilement sensibles; on trouve dans The Industrial Worker, journal de la I.W.W., certaines de ses promesses : ┬½Le syndicat des I.W.W. vous d├⌐barrassera de vos couvertures, M. le Blanketstiff. Il obligera votre patron ├á vous en fournir. Et non seulement des couvertures, mais aussi des sommiers et des matelas, et plus tard, ├á mesure que nous progresserons, des draps et des oreillers. Vous imaginez-vous en train de vous endormir, blottis sous de beaux draps propres, votre t├¬te reposant sur un oreiller et tout votre corps sur un matelas et un sommier confortable?┬╗
  48.  
  49.      Les maisons des Wobblies offrent de vrais services; les itin├⌐rants y trouvent un lit, un bol de rago├╗t ou des renseignements sur les emplois et m├¬me, ├á Vancouver, des soins m├⌐dicaux. Comme il constitue l'une des rares sources d'espoir des ouvriers, le syndicat des I.W.W. acquiert une influence r├⌐elle dans les camps de la Colombie-Britannique. Les Canadiens se sont aper├ºus qu'ils avaient eu une perception fausse des Europ├⌐ens du centre et du sud comme ┬½├⌐trangers dociles┬╗; en fait, ces derniers font preuve d'une aptitude marqu├⌐e ├á la r├⌐bellion spontan├⌐e. En outre, ces hommes, venus de pays qui ont une longue tradition de violence paysanne, sont attir├⌐s de fa├ºon particuli├¿re par l'I.W.W., qui pr├┤ne l'action directe et se donne des allures h├⌐ro├»ques. Les entrepreneurs et les compagnies ferroviaires m├¿nent une lutte farouche aux Wobblies, ils ordonnent d'enlever, de maltraiter les organisateurs, et ils apostent des espions dans les rangs du syndicat; cette campagne r├⌐ussit d'ailleurs tr├¿s bien. Malheureusement pour les travailleurs itin├⌐rants, le seul syndicat qui ait tent├⌐ d'am├⌐liorer leur condition ne conna├«t que des ├⌐checs h├⌐ro├»ques.
  50.  
  51. Conclusion 
  52.  
  53.      Il semble ├⌐vident que les blanketstiffs aient ├⌐t├⌐ exploit├⌐s pendant la troisi├¿me p├⌐riode de construction ferroviaire au Canada. Ils ├⌐taient mal pay├⌐s et trait├⌐s sans merci par les entrepreneurs, ├á peu pr├¿s oubli├⌐s par les gouvernements qui les avaient encourag├⌐s ├á venir, exploit├⌐s par les basses couches de la soci├⌐t├⌐, m├⌐pris├⌐s et craints par les ┬½citoyens respectables.┬╗ On a pu voir ├á quel point les stiffs occupaient une place de second ordre dans la soci├⌐t├⌐ canadienne, ou en ├⌐taient tout simplement tenus ├á l'├⌐cart, au moment o├╣ la construction ferroviaire tire ├á sa fin en 1913. Comme il n'y avait plus de travail, on les a tout simplement abandonn├⌐s ├á leurs propres ressources. Certains ont trouv├⌐ ├á manger dans des ┬½soupes populaires┬╗ et ├á se loger dans des foyers, jusqu'├á la reprise de l'├⌐conomie de guerre en 1915. D'autres se sont r├⌐fugi├⌐s aux ├ëtats-Unis, ou encore, ont ├⌐t├⌐ emprisonn├⌐s pour vagabondage. Certains se sont engag├⌐s dans l'arm├⌐e pour ├⌐viter de mourir de faim, et enfin d'autres ont ├⌐t├⌐ intern├⌐s comme ┬½├⌐trangers ennemis┬╗ parce qu'ils avaient ├⌐migr├⌐ d'Autriche-Hongrie, pays en guerre contre l'Empire britannique. M├¬me les chemins de fer que les stiffs avaient construits ne sont pas rest├⌐s comme monuments ├á leur m├⌐moire. Le National Transcontinental, le Grand-Tronc-Pacifique et le Canadian Northern ont ├⌐t├⌐ des ├⌐checs monumentaux qu'on a d├╗ nationaliser, et l'on a m├¬me arrach├⌐ certaines parties des voies ferr├⌐es, quelques ann├⌐es ├á peine apr├¿s les avoir pos├⌐es.  
  54.  
  55.