Lucky Pierre ou les ambiguïtés ©
Introduction au texte de Robert Coover par Béatrice Trotignon


Pour tous ceux qui aiment lire Robert Coover 1, Lucky Pierre est, depuis une vingtaine d'années, la promesse d'un roman qui ne se livre encore que par extraits 2 et dont on a pu dire qu'il était son "tunnel", en référence au roman du même titre que William Gass, écrivain américain contemporain proche de Coover, a enfin publié en 1995, trente ans après l'avoir mis en chantier. On attend donc avec impatience la parution d'un ensemble dont l'écriture a accompagné en coulisses la publication d'une oeuvre magique 3.
À la lecture de cette nouvelle séquence, on reconnaîtra cette même jubilation à exploiter toutes les ressources de l'écriture pour affirmer la puissance de la fabulation contre toutes les formes de discours idéologiques. Seule la fiction et son geste décapant peuvent rompre l'emprise de toutes les illusions engendrées par le désir d'instaurer à tout prix un ordre stable et univoque. Seule une érotique de l'écriture, animée tantôt par la surprise et l'étoilement du sens, tantôt par le secret et l'opacité, toujours relancée par les métamorphoses et les délires métaphoriques du fantasme, peut, par sa vitalité comique, affronter l'obscénité d'une parole mortifère, pornographique, telle qu'elle apparaît ici, par exemple, dans les titres de journaux, d'affiches de films et de publicité venant frapper d'un coup d'arrêt les rêveries de Pierre alors qu'il tente de "réchauffer" cette ville/vagin/voix prise dans les tourbillons de neige et menacée d'entropie. Mais l'ironie est si constante chez Coover qu'on la perçoit aussi au coeur des envolées hallucinatoires de Pierre tant et si bien qu'il n'est pas impossible de percevoir en ces dernières l'origine perverse de leurs propres débâcles.
Tout le jeu des allusions musicales et sexuelles déclenché, entre autres, par la polysémie du mot prick, qui renvoie en anglais aussi bien à l'organe sexuel masculin qu'au poinçon servant à perforer les partitions de plain-chant grégorien, se double aussi de considérations poétiques sur les enjeux mêmes de la construction narrative et de ses modulations en contrepoint, réflexion amorcée dès les premiers écrits de Coover, en particulier dans son recueil de nouvelles au titre programmatique Pricksongs and Descants 4. À la musique s'ajoutait déjà l'exploration de techniques de composition liées au cinéma, à la vidéo, au dessin animé, que l'on retrouve dans Lucky Pierre (montages, bandes sonores, gros plans, ralentis, interversions de bobines, enchaînements cruels du dessin animé) 5 et auxquelles viennent ici se combiner des références à la publicité et aux journaux. Il n'est pas étonnant dans ces conditions d'évoluer en plein fantasme à la découverte de l'écran de ses projections imaginaires. Ces quelques remarques suffiront sans doute à dire toute la complexité et la richesse d'une écriture lucide travaillée jusqu'en ses couches les plus profondes ainsi que tout le plaisir offert par la lecture des textes de Coover, mais aussi tous les regrets auxquels peuvent donner lieu une traduction.
Pour mieux laisser la parole à Coover, on aurait envie de citer dans son entier sa liste-poème dressée en réponse à la question : "Pourquoi écrivez-vous ?" ; en guise de consolation, en voici un échantillon :

Parce que, dans sa perversité, l'art fait assoner les dissonances.
[...]
Parce que, de tous les arts, seule la fiction peut défaire les mythes qui dévirilisent les hommes.
[...]
Parce que la fiction est la meilleure position, exotique et familière à la fois, pour enculer le monde.
[...]
Parce que la fiction, par ses blasphèmes, sanctifie la vie.
[...]
Et puis parce qu'au bout du compte, hélas, que faire d'autre ?

  Et maintenant, "une, deux, hop!", place à LuckyPierre.



NOTES

1. Robert Coover est né en 1932 dans l'Iowa ; il enseigne actuellement à Brown University.

2. À "La Séquence des titres" ici présentée, on ajoutera "Lucky Pierre and the Music Lesson", New American Review, n° 14, New York, Simon and Shuster, 1972, p. 202-212 ; "Lucky Pierre and the Cunt Auction", Antaeus, Spring-Summer 1974, p. 13-14 ; "Arrêts sur l'image", Europe, mai 1990, n° 733, traduit de l'américain par Marc Chénetier.

3. The Origin of the Brunists, New York, G. P. Putnam's Sons, 1966 ; London, Barker, 1967 ; The Universal Baseball Association, Inc., J. Henry Waugh, Prop, New York, Random House, 1968 ; Pricksongs and Descants, New York, E. P. Dutton and Co., 1969 ; London Cape, 1971 (La Flûte de Pan, Paris, Gallimard, 1974, trad. J. Autret) ; The Water Pourer, Bloomfield Hills, Mich., Bruccoli Inc., 1972 ; A Theological Position, New York, E. P. Dutton and Co., 1972 ; The Public Burning, New York, The Viking Press, 1977 (Le Bûcher de Times Square, Paris, Seuil, 1980, trad. D. Mauroc) ; A Political Fable, New York, Viking Press, 1980 ; Charlie in the House of Rue, Lincoln, Mass., Penmaen Press, 1980 ; Spanking the Maid, Bloomfield Hills, Mich. and Columbia, S. C., Bruccoli Clark, 1981 ; New York, Grove Press, 1982 (La Bonne et son Maître, Paris, Seuil, 1984, trad. D.  Roche) ; In Bed One Night and Other Brief Encounters, Providence, Burning Deck Press, 1983 (Au lit un soir, Pantin, Castor Astral, 1987, trad. C. Bensimon) ; Gerald's Party, New York, Simon and Schuster, 1986 (Gérald reçoit, Paris, Seuil, 1988, trad. B. Matthieussent) ; Aesop's Forest, Santa Barbara, Capra Press, 1986 (La Forêt d'Esope, Paris, L'Incertain, 1993, trad. G. Vaugeois) ; Whatever Happened to Gloomy Gus of the Chicago Bears, New York, Simon and Schuster, 1987 (Une Education en Illinois, Paris, Seuil, 1986, trad. R. Pépin) ; A Night at the Movies, New York, Simon and Schuster, 1987 (Demandez le programme!, Paris, Seuil, 1991, trad. C. Bensimon et M. Chénetier) ; Pinocchio in Venice, London, Heinemann Ltd, 1992 (Pinocchio à Venise, Paris, Seuil, 1996, trad. Sylvie Durastanti) ; John F. Wife, New York, Simon and Schuster, 1996.

4. Ces nouvelles furent écrites dès 1957, bien avant leur publication en 1969. Cf. Pierre-Yves Pétillon, Histoire de la Littérature Américaine, Notre demi-siècle 1939-1989, Paris, Fayard, 1992. On peut aussi consulter la revue Delta, Juin 1989, n° 28, entièrement consacrée à Coover.

5. Marc Chénetier, Au-delà du Soupçon. La nouvelle fiction américaine de 1960 à nos jours., Paris, Seuil, 1989, p. 249 : "L'emprunt au cinéma dicte l'arrangement formel et fournit les cadres de lecture. De façon interne au récit, il permet des improvisations comiques [par exemple] mélange des bobines qui intervient dans une oeuvre à laquelle Coover travaille depuis des années (Lucky Pierre) : espace et temps sont sujets à des manipulations que la linéarité coutumière du récit ne permettrait pas." Voir aussi "Robert Coover's Wonder Show", Cahiers de Fontenay, Déc. 1982, n° 28-29.
On trouvera la liste de réponses complète dans Delta, op. cit., pp. 18-19, trad. Marc Chénetier.