La Langue des enfants
Jacques Roubaud ⌐
Avertissement
Parmi les contes de la MatiΦre de Bretagne qui rapportent
les aventures tragiques et vΘridiques du Royaume de Logres,
(capitale Camaalot), dont Arthur fut le roi et GueniΦvre la
reine, celles des chevaliers de la Table Ronde, Gauvain, neveu du
roi, Lancelot, amant de la reine, Yvain, ami du lion, Perceval,
Galaad, celles de Merlin, de Morgane la fΘe, de Viviane (une
autre fΘe), et bien d'autres (aventures, chevaliers et dames),
il en est un (un conte) qui se compose de dix-huit chapitres, et
c'est lui que nous transcrivons ici. Pour des raisons de
sΘcuritΘ (qui apparaεtront au lecteur quand il aura lu le
conte), l'ordre du rΘcit a ΘtΘ bouleversΘ et la vΘritable
numΘrotation des chapitres a ΘtΘ dissimulΘe. Cependant le
conte, avec bienveillance, a disposΘ dans dix-sept d'entre eux
des indications permettant de rΘtablir sa position originelle
(et son texte authentique). Certaines indications sont
transparentes ; d'autres moins. Il se peut que quelqu'une d'entre
elles soit fausse; mais dans ce cas, le conte le dit.
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chapitre 1
Les enfants du deuxiΦme sous-groupe ont eu le choix
de divers instruments de musique : pianofortes, virginals,
rebabs, bombardes,
fl√tes, violes, hautbois, violoncelles ou hΘlicons... Les
enfants du
troisiΦme groupe ont ΘtΘ initiΘs α l'emploi d'un instrument
inventΘ spΘcialement pour l'occasion par notre grand savant et
ami mr Grosseteste : il permet, au moyen de manipulations
alchimiques de la lumiΦre de conserver sur parchemin des
images bi-dimensionnelles d'une hallucinante verisimilitude de
tous les objets
et scΦnes du monde en ses espΦces naturelles. Les
enfants du quatriΦme et dernier groupe sont restΘs totalement
seuls. Des
observateurs et scribes exercΘs et assermentΘs ont notΘ tous
les faits et gestes, enregistrΘ tous les bruits grΓce aux
rouleaux de cire empruntΘs aux abeilles de l'Hymette (cette cire
de miel blond qui avait autrefois servi α recueillir le chant
des sirΦnes et aussi α protΘger les oreilles d'Ulysse de leur
sΘduction fatale) ; analysΘ toutes les fureurs, toutes les
pΘripΘties de la vie des 111 enfants (c'Θtaient les plus
nobles et les plus beaux de tous) annΘe par annΘe, mois sur
mois, jour sur jour, heure par heure, minute aprΦs minute; et
les plus grands artistes du royaume en ont conτu les synthΦses,
les organigrammes, en grandes peintures de sable mΘmorial.
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chapitre 2
Le roi, donc, Θtait satisfait de l'expΘrience; mais en
mΩme temps, comme la mort des autres enfants pesait sur sa
conscience; il se hΓta de l'oublier.
Or l'enfant maudit n'Θtait pas mort. Son nom, dit le conte,
Θtait Mordret. La fΘe Morgane, soeur d'Arthur, s'introduisit α
l'ultime moment dans la forteresse, sous le dΘguisement d'une
corneille passe-muraille ; et l'emporta sous ses ailes,
enveloppΘ d'une Θcharpe d'invisibilitΘ. Il Θchappa ainsi au
sort qui lui Θtait promis.
Elle l'emmena dans son εle, qui Θtait ancrΘe α l'Θpoque dans
un lac intΘrieur du cratΦre de Montgibel, un volcan qu'on
appelle aujourd'hui Etna.
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chapitre 3
Tel fut le protophyte de l'expirateur, dont nous allons
maintenant, grΓce α une dissection permettant aux mΘmoires de
la Communs Royaux de voir et entendre, surtout entendre, bien
s√r, sans Ωtre vus ni entendus, observer les rΘtamages.
Du grumeau des enfants-tΘmoins, le conte n'a rien α dire que de
trΦs normal, qui n'est pas affaire de conte. Il n'en dira donc
rien.
La vie des enfants-animaux Θtait la plus vivante, la plus
heureuse qui se puisse imaginer. Les enfants s'Θtaient librement
choisis des parents adoptifs, et avaient ΘtΘ ΘlevΘs avec
leurs frΦres et soeurs bΩtes, dont ils avaient adoptΘ sans mal
les maniΦres, les habitudes, les points de vue, le langage.
Les enfants-loutres glissaient espiΦglement de toboggans de
rondins dans la riviΦre.
Les enfants-blaireaux vivaient retirΘs dans leurs
"setts" et ignoraient toute prΘsence humaine.
Les enfants-Θcureuils Θtaient pleins d'infinies noisettes et
curiositΘ. Sur les plus hautes branches des arbres, ils se
tenaient debout en Θquilibre dans leurs chemises, rayΘs.
Les enfants-hΘrissons buvaient du lait ou du champagne dans des
soucoupes ou des coupes.
Les enfants-ΘlΘphants Θtaient pleins d'infinie sagesse et
sagacitΘ.
Les enfants-canards s'en allaient l'un derriΦre l'autre α la
mare en discutant des choses de la pensΘe.
Les enfants-chats s'en allaient tout seuls et tous les chemins se
valaient pour eux.
Les enfants-saumons nageaient dans l'eau calme de la riviΦre
sous les noisetiers ; ils gobaient les noisettes que leur
jetaient les Θcureuils et devenaient de plus en plus sagaces.
Les enfants-renards se livraient α des manoeuvres subtiles. Ils
parcouraient les sentiers de forΩt sur leurs petits vΘlos,
s'engageaient dans des tournois de boxe franτaise (les renards
sont d'excellents boxeurs ; il est trΦs difficile de pΘnΘtrer
sous leur garde ; ils n'ont jamais les oreilles en chou-fleur).
Ils parlaient tous dans leurs langues animales respectives et les
comprenaient toutes. Mais aucun ne parlait en chien.
(attention : fausse indication)
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chapitre 4
Le conte rapporte en cette branche que le Roi Arthur
se trouvant fatiguΘ de la Chasse au
grand Cerf Blanc s'arrΩta pour se reposer au
bord d'une fontaine. C'Θtait une fontaine aux
eaux roides, liquoreuses, glacΘes, claires.
Il but dans ses mains puis se prit la tΩte avec, et
rΘflΘchit, mais il ne pensa α rien.
Comme il Θtait ainsi absorbΘ dans ses mains et dans ses
pensΘes, il entendit, venant par le sous-bois, un bruit
d'aboiements, un bruit de meute, comme de trente α quarante
chiens se pressant vers une proie. Il leva les yeux et vit devant
lui la BETE GLATISSANT. C'Θtait la bΩte la plus diverse, la
plus dissemblable, la plus irrΘguliΦre, la plus oblique du
monde. Elle n'Θtait pas grande, elle avait la tΩte, le cou et
les doux yeux de la brebis, des cuisses et pattes noires de
chien, le corps et le pelage du renard. Les voix que le Roi
entendaient Θtaient celles d'une meute de chiens glatissant α
l'intΘrieur de son ventre. La BΩte courut α la fontaine, y but
goul√ment et pendant qu'elle buvait, les aboiements des chiens
s'apaisaient. Mais ils reprirent de plus belle dΦs qu'elle eut
fini et elle s'enfuit prΘcipitamment dans la forΩt comme si
elle Θtait poursuivie par eux.
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chapitre 5
Tous les enfants du premier groupe, le groupe tΘmoin, ont
reτu une Θducation normale ; ils ont eu des nourrices, des
Θcuyers, des prΘcepteurs ; ils ont reτu des visites de leurs
familles, de leurs soeurs, de leurs cousines, ils ont jouΘ avec
les petits garτons et les petites filles des alentours. Bref,
ils ont menΘ une vie saine et confortable, aussi proche que
possible de celle qui aurait ΘtΘ la leur sans les circonstances
qui ont amenΘ la nΘcessitΘ de l'expΘrience dont nous venons
faire le bilan.
Les 444 enfants du second groupe, eux, ont ΘtΘ divisΘs en
quatre sous-groupes de 111 ΘlΘments chacun, sΘparΘs les uns
des autres ; mais surtout totalement isolΘs du monde extΘrieur.
Ils ont eu α leur disposition tous les soins, toutes les
nourritures et boissons indispensables α leur bien-Ωtre
physique, leurs maladies ont ΘtΘ soignΘes, avec succΦs je
dois le dire par les plus grands mΘdecins, aidΘs du climat
idyllique et salubre de ces contrΘes. Mais, et lα est
l'originalitΘ absolue et le sens profond de l'ExpΘrience, il
n'ont ΘtΘ α aucun moment soumis au moindre contact avec le
langage humain
Les enfants du premier sous-groupe ont partagΘ la vie
d'animaux, choisis parmi les plus sages et les plus subtils : hΘrissons,
ΘlΘphants, Θcureuil, loutres, blaireaux, renards, canards,
sauterelles (ou saumons)....
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chapitre 6
Nous ne n'avons presque rien recueilli des autres
interventions ; Johannis Claudius Milnerius aurait dit que le Cri
Θtait un cri d'amour impossible, d'amour d'une langue qui
n'existe pas. Pour Georges des Aquandbiens, c'Θtait le cri de
naissance du langage qui fait irruption α l'instant de la mort
de l'animal, quand l'ange de son Ωtre-mΩme prΘsent invisible
contre son museau, sa truffe, son groin, sa face, lui apparaεt
brusquement ; d'o∙ il semble rΘsulter que pour lui les enfants
du silence n'Θtaient pas humains et ne l'Θtaient devenus qu'en
mourant, Θtaient morts de l'Ωtre devenus ; mais nous offrons
cette interprΘtation sans aucune garantie.
Le roi Θcouta le Colloque avec la plus extrΩme attention. Il ne
dit rien. Quand tout fut fini, il remercia les savants, les plia
au secret, congΘdia les nourrices et les serviteurs, fit
enterrer les petits corps sous les orangers, raser le chΓteau
jusqu'aux fondations et rentra α Camaalot avec Girflet. Il ne
dit rien α Merlin puisque Merlin savait tout.
Le roi avait espΘrΘ ceci : parmi les enfants enfermΘs α
Amalfi se dissimulait l'enfant du diable, son fils de faute et
d'infamie. Il Θtait clair que dΦs que la langue adamique, la
langue de l'innocence, illuminerait ses compagnons, il serait
incapable, de nature, de la parler; il parlerait la langue de
Babel, la langue de la confusion. Il dirait "babariol,
babariol, babarian"; ou bien il dirait "RaphΦl mai
amΘche zabi almi" ; ou encore "ekina degul" ou
peut-Ωtre "cerdis zerom deronty toulpinye"; mais de
toutes faτons, quoiqu'il dise, il ne parlerait pas comme les
autres et ses paroles le trahiraient. (tiuh-xid ertipahc ua etius
aL)
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chapitre 7
Les enfants musiciens Θtaient assemblΘs en 2 fois 11
"consorts" Θgaux (le 111Φme jouait de
l'hΘlicon). Ils se comprenaient en jouant, jouaient en se
comprenant parfaitement. Les conversations musicales s'Θlevaient
jusqu'aux cieux, particuliΦrement bΘnins sous ces latitudes et
parvenaient jusqu'aux oreilles de Sainte-CΘcile qui les
Θcoutait malgrΘ elle, en dΘpit de sa grande dΘtestation de la
musique terrestre qui concurrence celle des anges et Θloigne de
Dieu.
Les enfants fothographes, ceux du troisiΦme sous-groupe,
communiquaient par la lumiΦre : ils s'Θchangeaient des images.
Ce qu'ils ne pouvaient se dire, ainsi, ils le montraient.
Ni les savants austΦres ni les auditeurs fervents du conte ne
furent et ne sont surpris : il est naturel que des enfants
ΘlevΘs en renards ou Θcureuils ou hΘrissons parlent renard ou
Θcureuil ou hΘrisson ; il est naturel que les enfants vivant de
musique s'expriment par la musique, que les enfants ΘlevΘs dans
la lumiΦre parlent lumiΦre. Il n'y a rien lα que de trΦs
naturel. Et c'est pourquoi, entre toutes les versions du conte
qui circulent, le conte ici a choisi la version courte. Il
n'a pas estimΘ nΘcessaire de raconter par le menu, comme le
fait le scribe de la "nova tavola ritonda", les emplois
du temps quotidiens de tous les enfants, leurs menus, leurs
aventures. Il y a dans la version longue et mΩme dans les
versions mixtes II, III et IV bis, une propension
dΘsastreuse α l'Θparpillement en dΘtails du plus Θvident
effet soporifique. Le conte dit ce qu'il faut et juste ce qu'il
faut.
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chapitre 8
A ce moment, le Conte rencontre une difficile bifurcation.
Les chemins qui en partent s'entrecroisent, se chevauchent,
s'entresignent, tant obscure et disputΘe est la
"signifiance" de la bΩte, Θnorme et
"omineuse" son influence sur les ΘvΘnements futurs
que le Conte rapporte, comme c'est son devoir et sa vocation.
Cette branche que nous suivons est droite et plΘniΦre et elle
dit que Merlin apparut α deux reprises au Roi, d'abord sous les
traits d'un enfant sagace puis sous ceux d'un vieillard
sentencieux. Et Merlin, ayant endossΘ le vΩtement de l'age
raconta au Roi l'histoire du roi X, qui vΘcut il y a trΦs
longtemps :
"Le roi X", dit Merlin, (dit le conte), "avait une
fille trΦs belle qui aima d'amour fou son frΦre jumeau, lequel
Θtait si beau qu'il avait jurΘ α Dieu de conserver sa
virginitΘ. Il s'appelait Galahad et, parce qu'il ne voulut pas
faire parmi elle ce qu'elle dΘsirait qu'il fit elle s'en alla
trouver leur pΦre et prΘtendit que si elle Θtait enceinte
c'Θtait parce qu'il le lui avait fait. "Savez-vous",
dit-elle, "que mon frΦre Galahad m'a forcΘe ?" ; et
quand le roi X entendit ces paroles, il en fut comme fou et il
fit immΘdiatement enfermer son fils dans la tour et demanda α
sa fille quelle punition elle dΘsirait lui infliger. "Je
veux", dit-elle, "qu'on le jette α manger vivant α
des chiens qui auront je√nΘ sept jours". Avant de mourir,
Galahad maudit sa soeur en ces termes : "je meurs dΘvorΘ
par des chiens qui ont je√nΘ sept jours et cela par ta faute.
Dieu me vengera α la naissance de ton enfant"."
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chapitre 9
Le Roi Arthur Θtait arrivΘ en Amalfi, accompagnΘ de ses
experts, sous la prΘsidence de Sextine de Lorette, qui avait
autrefois conseillΘ son pΦre UtherPandragon. Outre Sextine, ils
Θtaient au nombre de neuf : Septime de Lorette, fils et
successeur de son pΦre, le PΦre Mersenne, Ru-Jin-Go
Gen-Tu-Shan, le sage nippon, Jacques de Hobbeson, Guglielmus
Occkamus, Johannis Claudius Milnerus, Richard Grosseteste,
Georges des Aquandbiens, Bernardus de Xaulin. Tous savants trΦs
profonds et respectΘs. Le Roi Arthur rassembla ses experts
autour d'une grande table dans la salle principale du chΓteau et
demanda α Sextine de Lorette de rappeler le but, officiel, de
l'expΘrience, ainsi que ses modalitΘs. (Ce n'Θtait pas, bien
s√r, le but secret du roi que nous connaissons grΓce au conte
qui vient de nous le rΘvΘler et dont seul Sextine de Lorette,
qui l'avait imaginΘ, partageait avec lui la lourde
responsabilitΘ).
"Je vous rappelle" dit Sextine, "le protocole de
cette expΘrience unique, inou∩e, et qui fera date dans les
annales de la science, tel que vous l'avez tous approuvΘ. Les
899 bΘbΘs (tous nobles et tous du sexe masculin) ont ΘtΘ,
dans un premier temps, sΘparΘs en deux groupes. Le premier, le
groupe tΘmoin, comptait 445 bΘbΘs, le second 444.
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chapitre 10
Jacques Hobesson pensait, lui, α ce qu'on rapporte, que les
cordes vocales enfantines avaient servi d'instrument α l'Ame du
Monde, α la langue du macrocosme qui exprime l'ordre universel.
En ces rΘceptacles, elle avait d'un seul coup dΘversΘ toute
son histoire, toute l'histoire du monde, depuis son vagissement,
appelΘ Big-Bang, jusqu'α son terme ultime, celui de sa mort α
elle, car sa naissance et sa mort sont toujours, comme le passΘ
et le futur le sont, coprΘsents en elle. Car l'Ame du Monde sait
que l'ordre n'est qu'un Θtat transitoire de santΘ entre deux
dΘsordres, qui ne prΘsage rien de bon ; et que, du chaos
initial, elle doit, au dernier jour, retourner α
l'indiscernable, en cet instant, l'instant qu'il nous Θtait
donnΘ d'entendre en prΘfiguration, o∙ les instruments du ciel
se dΘsaccorderont. Le cri de mort des enfants, aurait dit
Jacques Hobesson, α ce qu'on rapporte, n'est que le palindrome
aphasique du Big-Bang. Le comprendre serait Θlucider l'Θnigme
des origines et de la fin de l'univers.
Les fragments (sans doute pour la plupart apocryphes) attribuΘs
α Ri-Jin-Go Gen-Tou-Shan sont peu comprΘhensibles ; il est
question de la grenouille qui, de l'air, pΘnΦtre la surface de
l'eau, de la lumiΦre qui est comme le bol de neige sur le rebord
de la fenΩtre ; il est question d'implosion, des limites du
monde de chacun qui sont les limites de son langage, de ce qui
est le cas, et autres choses semblables, que nous transmettons
ici sans y entendre goutte non par souci d'exhaustivitΘ mais
parce que nous savons d'expΘrience que les entendants du conte
sont gens de savoir et de perspicacitΘ et qu'ils en tireront
sans aucun doute plus grand profit que nous. Citons seulement un
de ces fragments, dont les lecteurs du conte dΘchiffreront sans
peine le sens :
Passez ! dΘpliez des panneaux de proses rapides !
qui se peut lire aussi :
Assez ! dΘliez des anneaux de roses raides !
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chapitre 11
Et le conte dit maintenant qu'il lui est suprΩmement
indiffΘrent de connaεtre le co√t des violes de gambe
importΘes d'Espagne vers Amalfi, de dΘcrire le fonctionnement
exact des crayons de lumiΦre ni l'origine prΘcise des sels
d'argent utilisΘs dans la fixation des images sur le parchemin.
Le conte rejette la tentation de la procrastination que certains
modernes nomment suspens. Touriner et tarpaner sur les
difficultΘs du conte, oui, procrastiner non ! Le conte va droit
au but et en vient donc sans plus attendre au moment dΘcisif.
Tous attendaient un signe du roi. Dans peu de temps, une minute
α peine, il allait donner l'ordre de lever les lourdes tentures
de pourpre cysemus qui dissimulaient l'immense baie vitrΘe qui
occupait l'un des c⌠tΘs de la salle o∙ se trouvaient
assemblΘs les 111 (et non 112) derniers enfants, ceux qui
composaient le groupe du silence. Et silencieux ils Θtaient
restΘs pendant les quatre annΘes de leur vie ; les quatre
annΘes moins la derniΦre minute, essentielle, o∙ tout allait
se dΘcider. Ils avaient vΘcu dans un Θtat de santΘ prospΦre,
en tout point semblables aux autres, jouant et pleurant, pissant
et bΓfrant, se caressant, se battant ou s'explorant comme font
tous les enfants ; et tout cela noblement, Θtant les plus beaux
et les plus nobles de ceux que le royaume de Logres avait en ce
temps-lα produits.
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chapitre 12
Le temps venu, elle accoucha de la BΩte Glatissant, qui est
dite glatissante α cause des chiens qui aboient en elle. Et
sachez qu'un grand tourment vous viendra du furet qui est dΘjα
conτu mais n'est pas encore nΘ. A cause de lui la guerre
ruinera votre royaume. Ceux qui s'aimaient se ha∩ront et ce sera
la fin des temps aventureux. Le temps venu, elle accoucha de la
BΩte Glatissant qui est dite glatissante α cause des chiens qui
aboient en elle. Et sachez qu'un grand tourment vous viendra du
furet qui est dΘjα conτu mais n'est pas encore nΘ. A cause de
lui, la guerre ruinera votre royaume. ceux qui s'aimaient se
ha∩ront et ce sera la fin des temps aventureux. Le temps venu,
elle accoucha de la BΩte Glatissant, qui est dite glatissante α
cause des chiens qui aboient en elle. Et sachez qu'un grand
tourment vous viendra du furet qui est dΘjα conτu mais n'est
pas encore nΘ. A cause de lui la guerre ruinera votre royaume.
Ceux qui s'aimaient se ha∩ront et ce sera la fin des temps
aventureux. "Est-ce bien vrai ?" dit le roi. Et le
noble vieillard rΘpondit. "Je vous l'ai dit trois fois ; ce
que je vous dis trois fois est vrai". "S'il doit
apporter tant de malheur", dit Arthur, "ne vaudrait-il
pas mieux qu'il ne naisse point ?" "Il vaudrait mieux
qu'il soit mort que vivant" rΘpondit Merlin qui avait pris
l'apparence du noble vieillard mais Arthur n'Θtait point dupe.
"Puisque vous savez tant de choses vous devez savoir quand
il naεtra et de qui. Dites le moi et je le ferai prendre et
br√ler". "A dieu ne plaise", dit Merlin avec
horreur, "Innocente ou coupable, jamais crΘature ne recevra
de mal de moi, encore moins un enfant au berceau. S'il doit faire
mal, c'est dans le futur de sa vie mais il naεtra
innocent". "Si vous me le cachez, le royaume risque de
se perdre. Ha∩ssez-vous tellement la terre de Logres ?"
"Non, je suis son ami et le tien comme je l'ai ΘtΘ de ton
prΘdΘcesseur. La terre, certes, y gagnerait mais moi j'y
perdrais trop. Mon savoir de l'avenir ne peut rester innocent que
si je ne joue pas de lui pour agir sur le monde. Si j'agis comme
je ne vois pas dans les brumes du temps que je dois agir, je
perdrai mon honneur et, ce qui est pire, la certitude".
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chapitre 13
Il faut vous dire que le Roi Arthur n'avait jamais vraiment
envisagΘ d'Θgorger tous les bΘbΘs de son royaume qu'il avait
fait enfermer dans la Tour. Cela aurait constituΘ une trop grand
gaspillage de sa richesse principale, les futurs chevaliers :
"les chevaliers sont le capital le plus prΘcieux du royaume
de Logres", rΘpΘtait-il volontiers α son secrΘtaire,
Girflet, fils de Do. ConfrontΘ au refus de Merlin de lui
rΘvΘler le nom du dΘmon qui le menacerait un jour, il avait
rΘsolu de le dΘcouvrir lui-mΩme. Et c'est pourquoi, aprΦs
consultations des plus grands mΘdecins, nΘcromants, savants,
astrologues et logiciens de son Royaume, il avait fait de la Tour
le lieu d'une expΘrience aux protocoles des plus stricts, qui
devait, espΘrait-il, lui fournir, sans erreur possible, la
solution. La durΘe de cette expΘrience Θtait prΘvue de quatre
ans. Mais dΦs la fin de la premiΦre annΘe, au moment de son
mariage, il Θtait devenu apparent que les allΘes et venues
mystΘrieuses tout autour de la Tour et les bruits qui couraient
sur ce qui s'y passait troublaient les habitants du royaume ; un
prisonnier avait fait parvenir α l'extΘrieur une lettre
sibylline qui, dΘchiffrΘe, rΘvΘlait α quel Θtage Θtaient
enfermΘs les bΘbΘs ; et certains prΘparaient une expΘdition
pour les en dΘlivrer: "comme en un sac" avait-il
Θcrit, "un murmure ancrΘ en mon rΩve; une caverne s' ouvre
en mon crΓne, rumeur ou∩e,
cris venus a moi sous
un mur: mais ni au un, ni
au onze, ni au seize,
ni au...". C'est pourquoi le voyage
d'Amalfi avait ΘtΘ dΘcidΘ. Mais le roi n'avait nullement
renoncΘ α parvenir α ses fins. Dans ce pays enchanteur, tout
parfumΘ d'orangers, ainsi que de citronniers, comme le dit le
poΦte teuton "Kennst du das Land wo die Zitronen
blⁿhen", l'expΘrience se poursuivit de plus belle et
voilα qu'on allait enfin en connaεtre les rΘsultats.
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chapitre 14
La discussion qui suivit est connue dans le conte sous le nom
de Colloque d'Amalfi ; chaque savant, α son tour,
commenta et interprΘta pour le roi les donnΘes recueillies et
le sens de l'issue cruelle de l'expΘrience. Girflet consigna le
tout. Les Actes du Colloque furent copiΘs par les scribes en
quelques exemplaires qu'il fut interdit de divulguer. Le secret,
aujourd'hui encore, entoure les rΘvΘlations qu'ils enferment.
On n'en connaεt que des bribes que se dΘchirent les
diffΘrentes branches du conte, souvent avec extravagance et
irresponsabilitΘ. Nous en donnerons les conclusions les plus
prudentes, vΘrifiΘes aux meilleures sources, avec la
circonspection qui s'impose, sur un sujet aussi grave, aussi
mystΘrieux.
Pour Septime de Lorette, qui s'exprima le premier, le cri ultime
des enfants contenait, sous une forme concentrΘe α l'extrΩme,
la Langue Adamique, comme il avait ΘtΘ prΘvu. Son
dΘchiffrement, mΩme partiel, prendrait des annΘes, des
siΦcles mΩme, serait difficile, impossible peut-Ωtre, sans
doute dangereux. Car la Langue Adamique contient le tout de
toutes choses, tous les objets, tous les animaux (par exemple les
thons qui sont blonds, longs, bons, cons, oblongs,
mognons ; ou les porcs (cochons) qui sont gros,
grognons, forts, prompts (grosso modo) ; mais aussi tous les
concepts, toutes les dΘsignations ; et elle contient donc les Noms
de Dieu qui sont par essence et nΘcessairement
imprononτables par les gorges humaines. Et les enfants en
Θtaient morts.
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chapitre 15
"Dans quelques instants", expliqua le PΦre
Mersenne α la demande de Sextine de Lorette, le doyen des
savants et le conseiller du roi en l'absence de Merlin,"dans
un instant, les enfants vont s'Θveiller au langage qui a m√ri
en eux pendant ces quatre annΘes. Et comme il n'ont pas ΘtΘ
soumis aux langues parfaitement imparfaites de leurs nourrices et
serviteurs, α celles un peu moins grossiΦres mais toujours
ΘloignΘes de la perfection de leurs parents, toutes langues
humaines, mΩme les langues celtes parlΘes dans le Royaume de
Logres Θtant, on le sait, imparfaites en cela que plusieurs, les
mots qui leur viendront tout d'un coup α la bouche seront ceux
d'avant la chute, d'avant Babel, ceux de la Langue Adamique que
nous recherchons et que cette expΘrience va remettre entre les
mains dignes seules de la recevoir, celles de notre grand roi
Arthur".
Et le rideau s'ouvrit.
Un silence extrΩme rΘgnait dans la salle. Et ce silence Θtait
redoublΘ d'une immense immobilitΘ. Partout, au hasard disposΘs
sur les dalles ou sur les coussins, sur les fauteuils les tables
ou les chaises, la bouche ouverte mais figΘe sur une
indΘchiffrable articulation, les traits sereins mais comme vides
de toute expression signifiante, les enfants, tous les enfants
gisaient,
morts.
(eczeiceiretsetrlteicpha)
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chapitre 16
RentrΘ au chΓteau, le Roi Arthur fit venir son secrΘtaire,
Girflet fils de Do, et lui ordonna de rassembler α Camaalot tous
les enfants mΓles qui naεtraient dans les familles nobles du
royaume pendant un an α compter de ce jour, de les installer
dans une tour sous la garde de leurs nourrices et de se tenir
prΩt.
Les intentions du roi, dit le conte, Θtaient, puisque Merlin ne
voulait pas lui rΘvΘler lequel de ces bΘbΘs Θtait son futur
ennemi, de les faire immoler tous sur l'autel de la raison
d'Θtat. Mais c'Θtait lα un mauvais mouvement
passager de ce bon roi. Le Conte, certes, dans sa branche
plΘniΦre, pressΘ par les Aventures principales du Conte qui
attendaient d'Ωtre racontΘes, ne pouvait dΘtourner trop
longtemps son attention sur cette piaillante troupe de 899
bΘbΘs. Le Roi Arthur Θpousa la belle GueniΦvre, l'archevΩque
de CantorbΘry, Monseigneur Bliobliheris bΘnit leur union
et le Conte en profita pour annoncer, par la bouche de
Merlin : "En signe d'allΘgresse pour son mariage, le
roi, dans sa trΦs grande clΘmence, Θpargnera les
nouveaux-nΘs du dernier printemps qu'il avait fait
emprisonner et qu'il avait l'intention de faire Θgorger en temps
utile pour Θcarter de sa tΩte un sinistre
prΘsage. Il transmutera la sentence de mort en exil.
ConfiΘs α leurs nourrices et placΘs dans un grand bol
nommΘ vaisseau, ils partiront pour le pays o∙ fleurit
l'oranger, Amalfi, en face de Sorrente". Du moins
c'est ce que nous dit le conte. En avanτant, seul,
sur sa voie de prose, le Conte rencontre,
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chapitre 17
presque α chaque pas, l'impossibilitΘ de se maintenir sur
une route unique, dirigΘe vers un seul but. A tout moment, il
Θprouve, parce qu'il raconte le vrai, et en vrai, en temps
rΘel, α quelqu'un, l'auditeur du conte, le besoin de donner des
explications, des indications sur ce qu'il sait et que vous ne
savez pas. Il se voit donc, il se verrait donc, dans la
nΘcessitΘ de s'arrΩter pour expliquer, pour accrocher au fil
tΘnu de la narration qu'il tisse en sa grande tapisserie,
quelque indispensable Θclaircissement. Il suffirait en principe
pour cela d'un changement de ton, indiquant une incise vocale
digressive qu'une fois achevΘe, reprenant avec dΘcision sa
route, il abandonnerait dans vos oreilles pour qu'elle y produise
ses effets. Mais il arrive souvent que l'ampleur considΘrable
des ΘvΘnements que devrait contenir cette incise rende
pour le conte extrΩmement pΘrilleuse son introduction, au
risque de vous perdre, ou de solliciter impoliment de vous une
attention excessive. Car le conte doit aller sa droite voie, et
ne dire que ce qu'il faut, quand il faut. Il en est ainsi dans
cette branche, dΘtachΘe de la branche principale, qui a oubliΘ
(momentanΘment certes mais oubliΘ quand mΩme) les inquiΘtudes
du roi sur cet Ωtre malfaisant annoncΘ par Merlin comme
consΘquence directe de sa Faute, pressΘ qu'il Θtait de conter
des Aventures infiniment plus glorieuses. Et c'est α cet oubli
ou omission que nous allons remΘdier en accompagnant la troupe
des bΘbΘs dans leur grand bol nautique, vers Amalfi. Trois
annΘes passΦrent, plus passagΦres que la rosΘe.
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chapitre 18
Le roi Arthur pΓlit. Une stupΘfaction extrΩme se peignit
sur le visage du pΦre Mersenne, de Sextine de Lorette et de son
fils Septime. Les autres savants restaient impassibles, le
sourcil froncΘ.
Entre le silence vivant et le silence mort, α l'ultime moment,
quand les rideaux achevaient de s'Θcarter, il y avait eu,
retransmis par les instruments de mesure dans la salle du
conseil, α la derniΦre seconde avant l'horreur de la
dΘcouverte, un cri.
Un cri terrible et bref, comme poussΘ d'une seule bouche α
l'unisson de 111 gosiers ; un cri que plus tard, bien plus tard
(aprΦs tant d'ΘvΘnements encore plus terribles au sein du
Royaume Aventureux) Girflet, fils de Do, dans ses MΘmoires (dont
le titre est : "SecrΘtaire du Roi") compara au Cri de
Merlin α l'instant de son "enserrement" par Viviane.
Il s'y exprima ainsi : "
|
d'
un
cri
bref
monta
effroi,
terreur
violente,
Θpouvante,
inquiΘtude
dΘvastation,
stupΘfaction
mΘlancoliques,
incomprΘhension,
|
sur le visage noble de ces savants".
Que signifiait, qu'exprimait, que rΘvΘlait ce cri ? Les
techniciens s'affairΦrent; les lampes des instruments de mesure,
d'analyse, de divination gΘomancique s'allumΦrent. Les sourcils
froncΘs des savants se froncΦrent encore plus sombrement. Le
roi les interrogeait du regard. Par chromatographie sur buvard
sonore de l'ultime seconde, la seconde du Cri, on
discerna, on sΘpara les contributions individuelles de chaque
bouche, de chaque enfant ; les machines α simulation de formes
rythmiques dites "synthΘtiseurs de Lou Sonn"se
surpassΦrent et l'on perτut enfin la complexitΘ Θtonnante
d'une polyphonie α 111 voix, chacune jouant sa partie sur une
basse qui n'Θtait en fait que la montΘe d'un continuum α la
Ligeti ; et toutes les voix semblaient au dernier instant
converger vers une figure insaisissable, frΘquence absente de
tous les spectres, rΘsistant α tous les calculs. Que
s'Θtait-il passΘ ?
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