O∙ vont l'architecture et le design ?

Jean-Pierre Le Dantec

“O∙ classer l'architecture ?”, se demandait Nietzsche qui vivait en un temps, heureux homme, o∙ il n'Θtait pas encore question de design. Le fait est que la chose est complexe. S'agit-il d'art, de technique, de pratique α vocation sociale ? En enr⌠lant sous sa banniΦre, au nom des standards dΘmocratiques et des sΘries industrielles, l'ordinaire du logement et les objets usuels, l'architecture a changΘ de statut, tandis que les crafts devenaient design. Et ces mutations ne furent qu'un dΘbut. Depuis le tournant post-moderne en effet, architecture et design se sont aussi transformΘs en mΘdias, voire en images publicitaires. Certains des architectes et designers les plus reprΘsentatifs de notre Θpoque ne disent-ils pas que l'essentiel de leur travail consiste α rendre leurs bΓtiments et leurs objets signifiants, c'est-α-dire expressifs d'un certain air du temps, de la culture et de la civilisation ?

Face α cette situation o∙ “le vrai est un moment du faux” (Debord), le mieux consiste, au moins dans un premier temps, α revisiter les classiques. C'est-α-dire, dans ce cas prΘcis, α revenir α Loos. L'auteur de Paroles dans le vide - dont une large part dispute de ces questions - n'est-il pas le type du parfait puritain moderne ou, plus prΘcisΘment, de l'artiste schizophrΦne tel que l'a inventΘ la premiΦre moitiΘ du XXe siΦcle, et qui a ΘtΘ frappΘ de plein fouet par l'Θmergence de ces contradictions ?

Rappelons-nous : chantre du progrΦs - un progrΦs qui, “des Papous aux AmΘricains”, lui semble aussi Θvident que nΘcessaire - Loos dΘplore avec nostalgie la disparition des “mΘtiers” et l'effacement de la tradition. Tout en dΘfendant Sch÷nberg et Kokoschka, il cΘlΦbre “le sport et le confort” raillΘs par Rimbaud, c'est-α-dire les valeurs de la bourgeoisie anglo-saxonne qui travaille, non pas α la relΦve de l'artisanat comme il le croit et le proclame avec quelque na∩vetΘ, mais α la liquidation de l'art - l'art tel que Loos le conτoit et le rΘvΦre en tout cas, l'art qui est pour lui “une divinitΘ de haut rang” - et pas seulement α la disparition des “arts” appliquΘs ou dΘcoratifs qu'il critique fΘrocement. Son rapport, du reste, α l'architecture et α ce qui prΘfigurait alors le design reflΦte cette ambigu∩tΘ.

Tout tient au fait que Loos est un digne reprΘsentant de la “tradition spΘculative de l'Art 1”, initiΘe contre Kant par les romantiques allemands, pour qui l'art n'est pas essentiellement une activitΘ destinΘe α plaire et α Θmouvoir mais le rΘvΘlateur de vΘritΘs transcendantes inaccessibles aux activitΘs ordinaires de la pensΘe. Voilα qui explique pourquoi notre Viennois horripilΘ par l'“arriΘration” de sa charmante Cacanie est rempli “de joie et de bonheur” lorsque l'interdiction de construction de sa premiΦre maison, prononcΘe par la police, fait de lui un crΘateur subversif de la trempe de Wedekind ou de Berg. “Quel architecte sur toute la surface du globe, s'Θcrie-t-il alors, s'est-il vu signifier noir sur blanc par la police qu'il est un artiste ?” Mais voilα aussi pourquoi, a contrario (apparemment), il ne cesse de rΘpΘter que la maison et les objets usuels ne sauraient Ωtre des œuvres d'art : “Oui, c'est ainsi. Il n'y a qu'une faible partie du travail de l'architecte qui soit du domaine des Beaux-Arts : le tombeau et le monument commΘmoratif. Tout le reste, tout ce qui est utile, tout ce qui rΘpond α un besoin doit Ωtre retranchΘ de l'art.”

Loos-architecte dΘsireux d'atteindre, par la construction d'Θdifices, la qualitΘ suprΩme d'artiste versus Loos-thΘoricien Θnonτant que l'architecture (et le design a fortiori), faute de rΘpondre comme l'œuvre d'art moderne α une commande que l'artiste s'adresse α lui-mΩme “en dehors de toute utilitΘ”, ne saurait revendiquer le statut d'art α part entiΦre : la contradiction est-elle aujourd'hui dΘpassΘe ? Oui, si l'on fait sienne l'affirmation selon laquelle l'art auquel croyaient Loos (et... Duchamp 2 d'autre maniΦre) est mort et enterrΘ, remplacΘ par ses simulacres marchands. Non, si l'on estime - ce qui est mon cas - que, par-delα le verbiage, l'argent, la confusion, les poses post-modernistes ou nΘo-avant-gardistes, le mensonge, l'escroquerie mΩme, des artistes vΘritables continuent α travailler, qui posent pour nous tous de vraies questions, c'est-α-dire des questions qui, α la fois, sont au cœur de notre temps et l'outrepassent. Dans ce cas en effet, la schizophrΘnie dΘcrite ci-dessus comme typiquement loosienne apparaεt toujours actuelle. Mieux (ou pire, comme on voudra) : plus br√lante encore aujourd'hui qu'au dΘbut du siΦcle. Deux raisons au moins s'imposent α nous.

En premier lieu, la crise que Loos dΘsignait en rΘcusant l'idΘe d'arts “dΘcoratifs” s'est considΘrablement aggravΘe. Ce qui le faisait se dresser contre cette notion impliquant l'ornement, c'Θtait qu'α travers elle se trouvait entΘrinΘe la destruction de l'unitΘ, organique jusque lα, entre art et artisanat, beautΘ et utilitΘ : dans la nouvelle configuration de production de l'architecture et des objets usuels qu'il sentait se dessiner, l'art se trouverait ravalΘ α la “qualitΘ” d'habillage esthΘtique, voire de maquillage, de meubles ou de bΓtiments qui ne seraient plus des œuvres mais des produits ; cependant que les savoir-faire, les rapports directs et matΘriels des crΘateurs α leurs ouvrages seraient vouΘs α s'appauvrir, sinon α disparaεtre. L'analyse Θtait clairvoyante. Pourtant, au regard de ce qui se passe aujourd'hui, les signes de dΘcadence que Loos vitupΘrait n'Θtaient encore que des broutilles ! ConfrontΘ α l'Θmiettement des techniques, des pratiques sociales, des valeurs esthΘtiques, l'architecte actuel, en effet, est soumis α des pressions mille fois plus contraignantes. Les logiques de financement et de production qui sont les rΦgles des dΘmocraties modernes soumises α la loi du MarchΘ ? Elles dΘpouillent l'architecte et le designer, par force ou par lΓchetΘ, de l'essentiel des missions qui devraient leur revenir. Faute de pouvoir prΘsenter, comme osaient encore le faire Wright ou Le Corbusier, un projet de vie global α travers leurs projets 3 ; faute de pouvoir (et mΩme de vouloir) maεtriser des technologies de pointe aujourd'hui parcellisΘes (concernant les nouveaux matΘriaux, en particulier) ; faute enfin de jouir d'une quelconque influence en matiΦre politique et industrielle, trop souvent ils se plient aux exigences - parfois ineptes - des programmateurs et de la maεtrise d'ouvrage et se contentent de vΩtir “esthΘtiquement” des organigrammes fonctionnels et de dessiner des dΘtails (de structures, d'isolation...) conτus par d'autres, rΘputΘs spΘcialistes. Et cet abandon de compΘtences, tant⌠t cynique, tant⌠t rΘvoltΘ, s'effectue avec d'autant plus de dΘsespoir ou de dΘsinvolture que l'architecte et le designer sont aux premiΦres loges pour mesurer le fossΘ qui, de nos jours, sΘpare la sophistication des techniques du bas niveau de qualification de la main d'œuvre. En ce domaine aussi, la mondialisation Θconomique joue α plein qui dΘtruit ici, exploite lα, pour le profit de quelques-uns et le plaisir stupide des masses.

Mais cela n'est pas tout. La crise entrevue par Loos ne s'est pas seulement approfondie ; elle a pris de nouveaux aspects. Notre monde spectaculaire n'impose-t-il pas aux architectes et aux designers les plus ambitieux un grand Θcart toujours plus pΘrilleux et plus impossible entre la nΘcessitΘ de se faire reconnaεtre comme artiste pour pouvoir accΘder α un certain type de commande, et la probitΘ de crΘateur dΘs-inter-essΘ (LΘvinas) qu'implique le fait d'offrir aux autres des lieux et des objets ? entre le tapage mΘdiatique sans lequel nul n'existe et la dΘposition de soi (LΘvinas une fois de plus) que suppose tout travail dΘsireux d'atteindre la hauteur α laquelle l'art prΘtend ?

Voilα, il me semble, le systΦme de raisons qui explique pourquoi les travaux de certains des plus remarquables architectes et designers - et spΘcialement de ceux qui persistent dans la voie, rebattue selon moi, d'un remake des avant-gardes - congΘdient dΘlibΘrΘment l'usage. Le siΦge se fait, au nom d'un nouveau (souvent synonyme de branchΘ) instrument de torture, de dΘstabilisation ou de dΘrision et la maison est dotΘe afin que ses habitants deviennent de vrais “acteurs d'architecture” ayant reniΘ leurs habitudes spatiales d'humains ordinaires : un mur de refend traversant le lit conjugal, un poteau rendant impossible l'installation d'une table dans la cuisine, un sΘjour sans ouverture et une chambre α coucher entiΦrement vitrΘe. Peter Eisenman du reste, l'auteur de la (trΦs belle) House VI dont certains aspects particuliΦrement provoquants viennent d'Ωtre ΘvoquΘs, n'hΘsite pas α dΘclarer que ses “architectures-textes” sont des flΦches suspendues en l'air entre un carquois prΘ-texte (le programme) et une cible post-texte (l'Θdifice destinΘ α Ωtre habitΘ) tout α fait secondaires, l'un comme l'autre, α ses yeux. Attitude pratique pour qui prΘtend α la qualitΘ d'architecte-artiste mais qu'on me permettra de tenir pour un tour de passe-passe digne d'un crΘateur α mi-chemin entre Woody Allen (pour l'humour et la sensibilitΘ) et Jacques Derrida (pour le sΘrieux thΘorique et la recherche de diffΘrence post-heideggerienne). Ne consiste-t-elle pas α nier le problΦme posΘ avec intransigeance par Loos, et la spΘcificitΘ de l'architecture du mΩme coup (sa destination, son rapport α la commande, son inscription sociale, sa matΘrialitΘ...), en faisant de celle-ci un art libre livrΘ aux fantaisies totalement arbitraires 4 de son crΘateur ?

C'est cette libertΘ complΦte, et mΩme un peu plus, que revendique un autre artiste-architecte de premier plan, Rem Koolhaas, lorsque, se souvenant de Salvador Dali, il pr⌠ne une mΘthode de travail dite de “parano∩a critique” : “Chaque fait - Θcrit-il dans New York Delire -, chaque observation sont apprΘhendΘs selon un mode de rΘflexion systΘmatique et 'compris' par le 'malade-sujet' de telle maniΦre qu'ils viennent absolument confirmer et renforcer sa thΦse, α savoir son dΘlire initial qui lui a servi de point de dΘpart [...] L'activitΘ parano∩aque-critique consiste α inventer des preuves pour des hypothΦses indΘmontrables et α les greffer sur le monde de la rΘalitΘ pour permettre α un fait 'faux' de prendre sa place illicite parmi les faits rΘels [...] L'architecture est inΘvitablement une forme de parano∩a critique”. Et ce postulat conduit le concepteur d'Euralille, fort logiquement (car un des traits du dΘlire parano∩aque, comme chacun sait, est sa rectitude logique absolue), α concevoir des machines architecturales de plus en plus Θnormes et solipsistes comme Lille-Grand-Palais au nom de deux hypothΦses Θvidemment absurdes au regard de ce qu'on pourrait nommer le minimum architectural et urbain 5 : XL (soit : super-big is beautiful) et Fuck context ! (autrement dit : j'en ai rien α foutre du site o∙ je bΓtis, de sa gΘographie, de son histoire, du dΘjα-lα, etc.).

Ayant abandonnΘ le fantasme de la construction en sΘrie, qui fit fureur dans les annΘes cinquante et soixante, au profit de l'Θdifice unique, l'architecture, il est vrai, peut se payer parfois des luxes aussi Θbouriffants. Mais le design ? Le design qui, comme la mode vestimentaire, a toujours par principe le prΩt-α-porter pour horizon, y compris lorsqu'il pratique la haute couture, c'est-α-dire la piΦce unique et immettable par dΘfinition ?

Ici, deux ordres de raisons bien connues et apparentΘes doivent Ωtre invoquΘs α titre d'explication : le systΦme de la mode (qui s'applique aussi α l'architecture) et celui des objets. Le premier en effet, comme Barthes l'a montrΘ il y a bient⌠t trente ans, use de signes (relativement) “arbitraires” : au contraire des signes linguistiques soumis α une loi gΘnΘrale qui “limite Θtroitement le pouvoir des usagers du systΦme”, ne leur offrant qu'une libertΘ “combinatoire, non inventive”, le signe de Mode “naεt chaque annΘe, par dΘcret”, ΘlaborΘ “non par la masse des usagers [...], mais par une instance Θtroite qui est le fashion-group, ou mΩme peut-Ωtre, dans le cas de la Mode Θcrite, la rΘdaction du journal”. Et cette situation implique, chez tout designer ayant l'ambition d'Ωtre reconnu comme membre actif du groupe des dΘcideurs des formes α la mode, la nΘcessitΘ d'apposer - sinon d'imposer - sa griffe ; griffe imprΘvue autant qu'imprΘvisible, griffe arbitraire mais personnelle, griffe d'“artiste” en quelque sorte , au moins dans l'acception na∩ve du mot. Quant au systΦme des objets - objets de consommation comme objets Θlitistes - on sait depuis le premier Baudrillard (j'entends : le Baudrillard qui ne radotait pas encore, celui de la charniΦre des annΘes soixante et soixante-dix) qu'il est fondΘ prioritairement, non sur l'usage, mais sur des Θchelles de “distinction”. HiΘrarchie qui redouble et complΦte celle de la mode donc la stratΘgie publicitaire personnelle des designers. Et ce, d'autant plus fortement que, depuis l'Θpoque o∙ furent Θcrits le SystΦme de la mode et le SystΦme des objets, l'hΘdonisme individualiste s'est confortΘ chez les “Θlites” et que, chose tout α fait dΘcisive celle-lα, une “gΘnΘration pliΘe α ses lois” a ΘtΘ ΘlevΘe par la “domination spectaculaire 6 ”.

Alors ? Que conclure de cette analyse ici α peine esquissΘe ? Qu'il existe au fond deux Θcoles parmi les architectes et les designers contemporains (j'entends ceux qui comptent, ceux qui ne sont pas de simples affairistes). Deux courants contrastΘs qui, pour reprendre une opposition proposΘe autrefois par Julien Gracq 7 , expriment le sentiment du oui et le sentiment du non, la soumission sans Θtats d'Γme aux normes du “rΘel” et la critique de cet Θtat des choses. Avec cette prΘcision paradoxale : c'est aujourd'hui le premier qui s'exerce aux performances de style avant-gardiste quand le second n'a cure de ces rituels. Pourquoi ? Parce que le rΘel, aujourd'hui socialement dominant, n'est pas autre chose que le spectacle de la marchandise qui a depuis longtemps fait son miel de Warhol et de ses suiveurs.

J'exagΦre ? je polΘmique ? Bien entendu ! Mais je prΘcise que ce qui me gΩne dans la dΘmarche des architectes et des designers qui congΘdient l'usage au prΘtexte de la libertΘ de l'art (des significations Θventuellement profondes, ironiques ou dΘroutantes qu'ils introduisent dans leurs bΓtiments ou leurs objets) n'est pas son caractΦre expΘrimental. Celui-ci peut s'avΘrer fΘcond en effet (l'histoire l'a montrΘ amplement) non seulement de faτon ponctuelle, c'est-α-dire comme chemin conduisant α une œuvre singuliΦre, mais α titre d'exemple servant de rΘfΘrence, moyennant quelques amΘnagements. Ce qui m'apparaεt grave, en revanche, c'est la confusion mentale que gΘnΦrent et qu'entretiennent dans le milieu commun de l'architecture et du design les performances qui prΘtendent jouer (tant⌠t de faτon rΘjouissante, tant⌠t avec un cynisme confondant) sur les deux registres en mΩme temps : celui de l'expΘrimentation purement esthΘtique et celui qui apporterait une rΘponse α la demande sociale alors qu'ils ne privilΘgient en fait que le premier. Ce brouillage des repΦres, en effet, a deux types de consΘquences Θgalement contestables α mes yeux. D'une part, en dΘpit des discours fumeux et souvent hΘro∩ques qui l'accompagnent, il entΘrine dans les faits le partage honteux auquel les logiques Θconomique et politique veulent rΘduire l'architecture et le design (soit, comme dit plus haut : aux techniciens “sΘrieux”, la conception ; aux “artistes”, la “libertΘ” d'habiller “esthΘtiquement” ce qui a ΘtΘ pensΘ en dehors d'eux) : c'est lα ce que dΘmontre avec beaucoup de finesse, de probitΘ et de pertinence la rΘcente analyse de deux jeunes architectes concernant deux bΓtiments parisiens, rΘputΘs rΘussis par la critique (ce qu'ils sont effectivement l'un et l'autre, esthΘtiquement parlant) 8 . D'autre part, la surenchΦre esthΘtisante que gΘnΦre cette confusion finit par polluer nos villes de bΓtiments scarabΘes, d'Θdifices bouteilles de parfum, de prismes “minimalistes” hors d'Θchelle et hors contexte, d'ailes d'avion et de soucoupes volantes abritant des programmes aussi futuristes qu'un lycΘe ou une fabrique de surgelΘs... Toutes ces aberrations rΘsultant du fait que des architectes moyens ou mΘdiocres, bluffΘs par les revues et bluffant α leur tour leurs commanditaires, veulent eux aussi “faire les artistes” c'est-α-dire, selon leur conception simplette de l'art, “Θtonner” et s'exprimer “personnellement”.

“Faire les artistes”, “Θtonner”, “s'exprimer personnellement”... Sans rejeter le moins du monde de telles ambitions, on me permettra de penser qu'il est infiniment plus essentiel et plus urgent - surtout en un temps o∙, en France, un retour de la contestation sociale et politique vient d'arracher le masque de la “prΘsente idΘologie de la dΘmocratie, c'est-α-dire la libertΘ dictatoriale du MarchΘ, tempΘrΘe par la reconnaissance des Droits de l'homme spectateur 9 ” - de ne pas oublier que l'espace public - celui, matΘriel, de la ville et des objets courants et celui, politique, de la citΘ - est l'horizon obligΘ de l'architecture et du design. Et que cette situation implique, de la part des artistes intervenant dans ces domaines, cette sorte d'humilitΘ - Θventuellement joyeuse, provoquante, sensuelle comme elle l'est chez le meilleur Pesce 10 - dΘcrite par T.S. Eliot : “La poΘsie n'est pas la bride lΓchΘe α l'Θmotion mais une faτon d'Θchapper α l'Θmotion ; ce n'est pas l'expression de la personnalitΘ mais une faτon d'Θchapper α la personnalitΘ”. Assertion qu'il complΘtait aussit⌠t d'une pirouette superbe : “Mais, bien entendu, seuls ceux qui ont de la personnalitΘ et des Θmotions, savent ce que signifie vouloir leur Θchapper” 11 .

Les architectes et les designers du prochain siΦcle auront-ils le courage d'entendre ce langage de rigueur et de probitΘ ? Sauront-ils se colleter avec les techniques, les nouveaux matΘriaux, y compris les moches, les sales et les “immatΘriels” ? Auront-ils la force morale, individuelle et collective, de rΘsister aux sirΦnes enivrantes de l'hΘdonisme, du narcissisme, de l'hΘro∩sme, du mΘdiatique gΘnΘralisΘ pour mieux se soucier de l'autre, du commun, de l'espace qui accueille et qui relie ? Bref, seront-ils capables d'empoigner, de faτon critique, le rΘel tel qu'il est - c'est-α-dire faux, souvent, et laid et sauvage et cruel et chaotique - afin d'en faire sourdre, comme disait Apollinaire, “des feux nouveaux, des couleurs jamais vues” qui intΦgrent l'usage et l'hospitalitΘ ? Le salut de l'architecture est α ce prix : telle est ma conviction. Et j'ajoute que cette interrogation non dΘnuΘe d'inquiΘtude n'a que peu α voir avec la fameuse thΦse des annΘes 60 prophΘtisant “la mort de l'art”. Si l'art en gΘnΘral - sous la forme d'arts neufs Θventuellement - sait renaεtre Θternellement de ses cendres, il n'est pas Θvident que le premier d'entre eux, celui que Hegel plaτait doublement α l'origine de tous les autres, survive aux mutations du monde qui s'annoncent. Tributaire depuis toujours de forces politiques, Θconomiques, technologiques qui en furent longtemps des composantes positives mais qui sont en passe aujourd'hui de lui devenir hostiles et ΘtrangΦres, l'architecture vit un moment capital de son histoire. Ce n'est pas jouer les Cassandre que de s'interroger sur son avenir. Telle est la puissance destructrice d'un systΦme mondial - celui du spectacle marchand que nul, apparemment, ne contr⌠le plus - qu'il faudra lui opposer une somme de vertus aujourd'hui dΘprΘciΘes (dΘsintΘressement, probitΘ, courage, intransigeance, que sais-je encore ?) pour l'empΩcher de rΘduire α un simple emballage, conτu selon les rΦgles de la “communication”, le grand art qui nous a donnΘ Karnak, Angkor et le ParthΘnon ; Rome, Venise, Paris et New York ; la Robie House, Ronchamp, le Seagram building et le centre culturel de Wolsburg ; et, pour s'en tenir au Paris de ces derniΦres annΘes : l'Institut du Monde Arabe, la CitΘ de la Musique et le Stade CharlΘty.


NOTES

1. J'emprunte cette expression α l'ouvrage - dont je ne partage pas, tant s'en faut, cette sorte de positivisme qui l'imprΦgne - de Jean-Marie Schaeffer, L'Art de l'Γge moderne, sous-titrΘ L'EsthΘtique et la philosophie de l'art du XVIIIe siΦcle α nos jours (Paris, Gallimard, 1992), et qui est centrΘ autour de l'Θtude critique de cette tradition.

2. Lequel a expliquΘ α de nombreuses reprises que son abandon de la peinture venait du fait que, dans les conditions nouvelles crΘΘes par le marchΘ de l'“art” moderne, tout readymade pouvait tenir lieu d'œuvre pourvu qu'il soit instituΘ comme tel (c'est-α-dire signΘ par un artiste reconnu par la critique reconnue). Voir, par exemple, ses Entretiens, rΘcemment republiΘs (Marseille, AndrΘ Dimanche, 1994 ), avec Georges Charbonnier o∙, aprΦs avoir rappelΘ que l'art, pour lui, “n'est pas source de plaisir”, il dit : “j'ai simplement ΘtΘ arrΩtΘ par le fait que mon Θpoque ne rΘpondait plus α mes dΘsirs personnels”, expliquant plus loin que l'art, dΦs 1900 - date du dΘbut du succΦs matΘriel des peintres impressionnistes -, est devenu “un produit, comme les haricots”. Duchamp avait donc de l'art la mΩme conception que Loos : celle d'une voie d'accΦs α des vΘritΘs hors de portΘe de la science et de la philosophie, qu'il nommait pour sa part “ΘsotΘriques”.

3. Ce qui Θtait une prΘrogative exorbitante, il est vrai ! En tΘmoignent tous les projets dΘmiurgiques qu'ils nous ont imposΘs et plus encore, ceux auxquels nous avons, par chance, ΘchappΘ.

4. L'adverbe totalement s'impose car l'architecture est bien Θvidemment inscrite dans le systΦme de la mode (voir plus loin).

5. Soit ce que chacun est en droit d'exiger au minimum, en terme d'usage et d'amΘnitΘ urbaine, d'un Θdifice quelconque, aussi... quelconque (ou brillant) soit-il.

6. Voir Guy Debord qui, dans Commentaires sur la sociΘtΘ du spectacle (Paris, Gallimard, 1992), Θcrit : “Le changement qui a le plus d'importance, dans tout ce qui s'est passΘ depuis vingt ans, rΘside dans la continuitΘ mΩme du spectacle. Cette importance ne tient pas au perfectionnement de son instrumentation mΘdiatique qui avait dΘjα auparavant atteint un stade de dΘveloppement trΦs avancΘ : c'est tout simplement que la domination spectaculaire ait pu Θlever une gΘnΘration pliΘe α ses lois. Les conditions extraordinairement neuves dans lesquelles cette gΘnΘration, dans l'ensemble, a effectivement vΘcu, constituent un rΘsumΘ exact et suffisant de tout ce que dΘsormais le spectacle empΩche ; et aussi de tout ce qu'il permet”. Le constat me paraεt juste, malheureusement.

7. Dans “Pourquoi la littΘrature respire mal”, texte publiΘ dans PrΘfΘrences (Paris, JosΘ Corti, 1961), Gracq oppose en effet le poΦte de l'acquiescement, du “oui presque vorace α la crΘation prise dans sa totalitΘ” qu'est α ses yeux Claudel α l'Θcrivain du refus et de la rΘvolte qu'incarne Sartre.

8. Je fais allusion α l'article, publiΘ par le premier numΘro de la revue Le Visiteur (Paris, SociΘtΘ franτaise des architectes, 1995), intitulΘ “La Mauvaise fortune de deux bΓtiments remarquables”. SignΘ par Philippe Freiman et Bruno Murawiec, ce texte montre comment, dans l'H⌠tel industriel Berlier de Dominique Perrault de mΩme que dans la CitΘ technique et administrative de Michel Kagan, la performance esthΘtique (la seule α Ωtre prise en compte par la critique actuelle) prend le pas sur les exigences programmatiques. Et les auteurs de conclure : “Faire de l'architecte un artiste, c'est donc lui demander beaucoup et peu α la fois. Peu parce qu'on l'affranchit ainsi d'une part de ses prΘrogatives. Beaucoup parce qu'on attend de lui une rΘponse hΘro∩que α des programmes utilitaires. RΘduite α sa seule dimension plastique, l'architecture devient alors sculpture et n'assume plus qu'accidentellement les missions qui relΦvent de sa responsabilitΘ propre. Ces constatations appellent une rΘflexion Θthique. Sur l'architecture comme art social et sur l'architecture comme activitΘ sociale dans le champ esthΘtique”. On ne saurait mieux dire, α mon avis.

9. Guy Debord (encore lui !), Commentaires sur la sociΘtΘ du spectacle, op. cit.

10. J'entends celui qui invente des formes, recherche et innove sans cesse en matiΦre de matΘriaux, et sait lΓcher la bride α son imagination spatiale sans se laisser aller α faire usage de signes iconiques (de “canards”, disait Venturi) parfois du genre m'as-tu vu et pris au premier degrΘ.

11. Dans “La Tradition et le talent”, essai de 1917 qui figure dans ses Essais choisis, Paris, Le Seuil, 1950.