Les Inuit qui habitaient la côte échancrée de la mer du Labrador furent parmi les premiers peuples de langue esquimaude à être «découverts» par le monde extérieur. En bonne partie parce qu'ils subirent tôt les influences euro-canadiennes, la vie des Inuit du Labrador avait été déjà grandement modifiée longtemps avant l'essor de l'ethnographie, qui est la description scientifique des cultures humaines. La culture traditionnelle des Inuit de la mer du Labrador est donc loin d'être aussi bien connue aujourd'hui que celle des peuples apparentés de l'Arctique central canadien, par exemple les Esquimaux du cuivre et les Netsilik qui sont restés isolés jusqu'à une époque relativement récente. Afin de combler cette lacune et de redécouvrir beaucoup des aspects, oubliés depuis longtemps, de la culture inuit du Labrador, nous devons maintenant compter en grande partie sur les témoignages archéologiques et les documents d'archives.
Origines des Inuit du Labrador
Les ancêtres préhistoriques des Inuit d'aujourd'hui sont sans doute arrivés dans le nord du Labrador entre 1300 et 1450. Ils amenèrent avec eux un mode de vie propre que les archéologues appellent la culture thuléenne et qui semble s'être épanouie dans l'ouest de l'Arctique pendant trois ou quatre siècles, avant de s'étendre vers l'est dans le reste de l'Arctique canadien, puis au Groenland et au Labrador. Comme les Esquimaux de Thulé étaient des gens de la mer, habiles dans l'art de manier le kayak et l'oumiak, il leur aurait été assez facile de naviguer de l'île de Baffin au Labrador. Leur premier point d'atterrissage a peut-être été dans les îles tudjat (pierres de gué) situées près de Killinek, à la pointe nord-est du Labrador. Même s'il est impossible de connaître les circonstances exactes de leur première découverte du Labrador, on n'en peut pas moins conjecturer leur première impression.
Les monts Torngat, aux contours déchiquetés, qui se dressent au-dessus de !a côte nord-est du Labrador auraient semblé familiers aux nouveaux arrivants thuléens, habitués aux pics élevés de l'est de l'île de Baffin. En examinant de plus près le milieu naturel, ces immigrants auraient pu constater que la plupart des lichens, des mousses, des graminées et des plantes à fleurs, végétaux communs à tout l'Arctique, étaient aussi présents le long de la côte du Labrador. Toutefois, un élément du paysage radicalement différent du nord dépourvu d'arbres aurait été les forêts d'épinettes et de mélèzes recouvrant la majeure partie de l'intérieur du Labrador, mais ces forêts n'auraient pas été immédiatement visibles à la première vague d'immigrants, car la limite des arbres se situe à quelques centaines de kilomètres plus au sud.
Au Labrador, les chasseurs thuléens rencontrèrent les mêmes espèces animales que celles qui avaient servi à assurer leur subsistance comme celle de leurs ancêtres. Outre le morse aux défenses dangereuses, mais utiles, on comptait de nombreuses espèces de phoques: les gros phoques barbus, à la peau épaisse et résistante, ainsi que les phoques communs et annelés, plus petits. À la fin de l'automne, les phoques et les baleines du Groenland faisaient leur apparition, lors de leur migration vers le sud, immédiatement avant que les eaux côtières et celles des baies ne gèlent, formant une étroite lisière de glace côtière solide. À l'intérieur, des hardes de caribous parcouraient le haut plateau onduleux parsemé de lacs où foisonnaient la truite et l'omble.
Les ancêtres thuléens des Inuit d'aujourd'hui ne furent pas les premiers habitants du Labrador. Plusieurs milliers d'années avant leur arrivée, la côte fut occupée alternativement par les Amérindiens et les Paléo-Esquimaux. Les premiers humains que les Inuit rencontrèrent dans cette nouvelle contrée furent peut-être les derniers descendants d'une population paléo-esquimaude répandue autrefois dans tout l'est de l'Arctique et dans certaines régions de Terre-Neuve et que les archéologues appellent Dorsétiens. Il est possible que ces Dorsétiens furent les tunit qui occupent une place de premier plan dans les légendes inuit et que les Inuit du Labrador prétendent avoir finalement chassés après une période de conflits.
Par ailleurs, les adlat, Amérindiens de langue algonquienne vivant dans la forêt, doivent avoir été moins familiers aux Thuléens que les Dorsétiens. Traditionnellement, les Inuit et les Amérindiens se craignaient et se méfiaient les uns des autres, et chaque ethnie a sans doute évité l'autre le plus possible. Les tensions entre Inuit et Amérindiens, dégénérant parfois en conflits, s'accrurent probablement au cours des premières années où ces deux groupes vinrent en contact avec un autre peuple étranger, les kablunat.
Premiers contacts avec les Européens
Il est impossible de préciser exactement à quelle date les Inuit du Labrador virent pour la première fois des Européens, gens qu'ils appelaient kablunat. Les premiers Européens qui atteignirent le Labrador furent sans doute des explorateurs scandinaves venus d'Islande et du Groenland et dont les sagas, qui datent des environs de l'an 1 000, décrivent des rencontres avec un peuple appelé Skraelings vivant dans un lieu appelé Markland. On se demande toujours si les «Skraelings» étaient des Amérindiens ou des Paléo-Esquimaux comme les Dorsétiens, mais il semble probable que les Inuit du Labrador, descendants des migrants thuléens, ne furent mis en contact avec des Européens que plusieurs siècles plus tard. Les premiers contacts entre les Européens et les Inuit historiques de cette région n'eurent probablement lieu qu'à la fin du XVe siècle lorsque Jean Cabot, entre autres, commença à explorer la côte, attirant des pêcheurs et des chasseurs de baleines dans les riches eaux du sud du Labrador.
Les premiers pêcheurs et chasseurs de baleines laissèrent rarement des témoignages écrits sur leurs premiers contacts avec les Autochtones du Labrador, et les documents qui sont parvenus jusqu'à nous sont parfois encore plus vagues que les traditions orales des premiers Vikings. Le compte rendu du voyage de John Davis, effectué en 1586, nous apprend, par exemple, que deux de ses hommes furent tués par des archers autochtones, près de l'inlet Hamilton, mais il ne donne pas suffisamment de détails pour nous permettre de savoir si les indigènes qualifiés d'«épouvantables scélérats» étaient des Inuit ou des Amérindiens.
Les textes rapportant des témoignages oculaires sur les Autochtones du Labrador restèrent vagues pendant la majeure partie du XVIIe siècle. Nous pouvons conjecturer que les indigènes «à nez plat», qui tuèrent, en 1606, deux membres du groupe d'exploration de John Knight furent probablement des Inuit, tout comme ceux qui échangèrent des peaux de phoque avec les explorateurs français -- Des Groseilliers et Radisson -- lorsqu'ils mirent pied à terre en 1683 lors de l'expédition qui les mena de Québec à la baie d'Hudson. Ces deux rencontres semblent avoir eu lieu dans la région Nain-Okak de la côte centrale.
Les Inuit sont décrits plus en détail dans le journal de Louis Jolliet qui, en 1694, explora la côte jusqu'à une région aussi septentrionale que celle de Nain. À cette époque, les Inuit du Labrador possédaient déjà de nombreux articles de fabrication européenne, dont des bateaux de bois munis de voiles et de grappins, des barils, des coffres de bord, des vis et des clous, des couteaux, du tissu et quelques vêtements. Jolliet, qui acheta des phoques et de l'huile de phoque à plusieurs groupes autochtones, présuma que les Inuit n'avaient pas de contacts commerciaux réguliers avec les Européens, et qu'ils troquaient leurs produits avec les navires de pêche qui abordaient à Terre- Neuve uniquement lorsque l'occasion se présentait.
L'essor des relations commerciales avec les étrangers
Le troc rudimentaire avec les navires européens se développa en 1714 lorsque cinq navires hollandais accostèrent dans la région d'Okak et troquèrent leurs produits avec les Autochtones contre des peaux de phoque. Dès 1733, les échanges commerciaux entre les Inuit du Labrador et les chasseurs de baleines européens étaient une tradition bien établie, certains navires hollandais faisant même un voyage spécial au Labrador à la fin de chacune de leurs expéditions de pêche à la baleine au Groenland.
La mésentente mutuelle et l'hostilité déclarée étaient courantes entre les nouveaux arrivants européens et les Inuit. L'engrenage de la violence marquée par des mesures de représailles et des tueries se développa dans la région du détroit de Belle-Isle où étaient concentrés les postes français et espagnols de séchage de poisson. Abandonnés au cours du long hiver, ces postes permettaient aux Inuit de faire facilement main basse sur des bateaux et du matériel, y compris des clous de fer qu'on pouvait aisément obtenir en mettant le feu aux cadres de séchage. Lorsqu'ils revenaient au Labrador, l'été suivant, les pêcheurs européens furieux se vengeaient sur tout Inuit qui leur tombait sous la main.
Les Français s'établirent en 1702 près de la rivière Saint-Paul dans la région du détroit de Belle-Isle en y construisant le Fort Pontchartrain, qui leur servit de poste pour la pêche, le piégeage et le troc. Les rapports annuels présentés par les deux premiers seigneurs du fort mentionnent régulièrement les excursions estivales des Inuit dans le détroit de Belle-Isle et dans le nord de Terre-Neuve où ils se rendaient jusqu'à un endroit aussi loin au sud que Port-aux-Choix. On signala aussi de fréquentes escarmouches au cours desquelles les Européens et leurs alliés amérindiens, tous armés, forcèrent des groupes d'Inuit non armés à s'éloigner des installations à terre.
Les Français en vinrent à dominer les échanges commerciaux effectués par navire durant la première moitié du XVIIIe siècle, et dès le milieu de ce siècle, un commerce régulier avec les navires français était solidement établi. Le principal produit fourni par les Inuit, à cette époque,était le fanon, longue lame cornée souple faisant office de crible dans la bouche de la baleine du Groenland, qui servait à fabriquer des brosses et des corsets et valait très cher sur le marché international. Les intermédiaires inuit, qui avaient déjà inventé un jargon pour commercer avec les pêcheurs français du sud du Labrador, apportaient de la côte nord la plupart des fanons qu'ils échangeaient à l'inlet Hamilton.
Les relations entre les Européens et les Inuit furent temporairement perturbées en 1763 lorsque le Labrador devint possession britannique et que les Français ne furent plus autorisés à rester sur la côte. Cette perturbation fut attribuée en partie à l'inexpérience des Britanniques et des Américains qui s'efforcèrent de reprendre le lucratif commerce des fanons de baleine. Afin de mettre un terme aux hostilités déclarées qui étaient de nouveau monnaie courante, le gouverneur de Terre-Neuve chercha à négocier une trêve avec les Inuit en 1765.
Même si le traité de 1765 n'élimina pas entièrement les mésententes et les tueries, il n'en fut pas moins bientôt suivi par la rapide expansion des établissements blancs le long de la côte du Labrador. Les colons européens étaient concentrés dans la région située au sud de l'inlet Hamilton, où ils recevaient fréquemment la visite d'Inuit itinérants dont les habitations permanentes se trouvaient beaucoup plus au nord. À cette époque, la population inuit de toute la côte était d'environ 1500 personnes.
Activités missionnaires
Les premiers non-autochtones qui s'établirent au nord de l'inlet Hamilton furent des missionnaires de la secte protestante des Frères moraves, dont les origines européennes remontent à 1457. À l'époque où ils établirent leur premier poste au Labrador, à Nain, en 1771, les Frères moraves étaient déjà actifs dans d'autres pays dont le Groenland. Leurs activités au Labrador s'accrûrent à la suite de la fondation d'Okak (1776), de Hopedale (1782), de Hebron (1830), de Zoar (1865), de Ramah (1871), de Makkovik (1895) et de Killinek (1904). Au cours du XXe siècle, les établissements permanents situés au nord de Nain furent graduellement abandonnés pour diverses raisons et de nos jours, seuls trois postes de la secte des Frères moraves, Nain, Hopedale et Makkovik, existent toujours sur la côte du Labrador. En 1957, la secte déménagea son administration centrale dans la nouvelle ville de Happy Valley où plusieurs familles d'Inuit s'étaient établis après la Seconde Guerre mondiale.
Sans doute la principale préoccupation des premiers Frères moraves était-elle de propager le christianisme, mais il n'en reste pas moins que dès les débuts, ils s'intéressèrent à de nombreux aspects non religieux de la vie inuit. Pour les Inuit qui avaient besoin dès lors d'un vaste éventail de produits européens, un attrait particulièrement important du premier poste missionnaire était le magasin de traite. Même si les missionnaires espéraient qu'en ouvrant des comptoirs commerciaux dans le nord, les Inuit ne se sentiraient plus forcés de rendre régulièrement visite aux commerçants européens du sud du Labrador, ces voyages ne s'en poursuivirent pas moins pendant de nombreuses années. Même après 1784, date à laquelle les Frères moraves cédèrent finalement aux pressions des Inuit et acceptèrent de leur vendre des fusils et des munitions, le sud offrait beaucoup de produits attrayants comme le brandy que seuls les commerçants de cette région voulaient leur vendre. En 1925, les Frères moraves vendirent leurs commerces à la Compagnie de la baie d'Hudson qui fut plus tard remplacée par le gouvernement de Terre-Neuve. Celui-ci exploite les magasins de la plupart des localités du nord du Labrador.
Jusqu'au siècle actuel, l'Église morave fut sans aucun doute l'un des agents les plus puissants de changements culturels parmi les Inuit du Labrador. Heureusement, les premiers missionnaires de la secte nous ont laissé de minutieux comptes rendus de leur vie chez les Inuit sous forme de journaux et d'autres documents. Ces textes, écrits principalement en allemand et conservés dans les archives de la secte en Allemagne, en Angleterre et aux États-Unis, sont une mine de renseignements sur l'histoire et la culture traditionnelle des Inuit de la mer du Labrador.
Modes traditionnels de subsistance
D'après les renseignements contenus dans les journaux des missions du Labrador, il est possible de reconstituer le cycle annuel des activités économiques au cours de périodes déterminées. Nous décrirons ici un cycle annuel typique des années 1770, époque où on se servait du matériel de chasse et de pêche traditionnel pour toutes les activités de subsistance. Les Inuit n'achetèrent pas de fusils avant 1784.
La plupart des Inuit du Labrador passaient l'automne et la majeure partie de l'hiver dans des campements situés à l'embouchure des fjords ou dans certaines des îles du large les mieux protégées contre les intempéries. Ils y construisaient des maisons semi-souterraines en terre et en pierre dans lesquelles ils s'installaient vers le milieu d'octobre, deux mois environ avant que la bande côtière de la mer gèle et se transforme en glace solide. Les campements d'automne-hiver réunissaient en moyenne 36 personnes.
Montés à bord de kayaks, les hommes chassaient le gibier à portée, notamment le phoque du Groenland qui migrait vers le sud en novembre et en décembre. Long d'environ deux mètres, un harpon à tête détachable qu'on lançait à la main permettait de prendre l'animal. Une longue ligne en peau d'animal était attachée au centre de la tête du harpon. Sous l'effet de la tension, celle-ci tournoyait et s'enfonçait dans le corps de l'animal. À l'autre extrémité de la ligne, on trouvait un flotteur en peau de phoque et un poids servant à empêcher la fuite de la proie blessée, laquelle était habituellement achevée au moyen d'un coup de lance.
À cette époque de l'année, de nombreux chasseurs inuit du Labrador poursuivaient aussi les énormes baleines du Groenland, qui avaient quitté leurs aires d'alimentation estivales dans l'Extrême-Arctique pour migrer vers le sud. Le harpon utilisé pour la pêche à la baleine était deux fois plus long que celui réservé à la chasse au phoque et était muni d'un poids énorme et de deux ou trois flotteurs. On le lançait sur une baleine endormie à partir de la proue d'un oumiak, large embarcation ouverte mue à la pagaie par environ douze hommes. Parfois, les équipages de deux ou trois oumiaks réunissaient leurs efforts pour capturer une seule baleine, qui pouvait fournir à un campement de la nourriture et du combustible pour plusieurs mois.
La pêche à la baleine prenait fin à la mi-décembre en raison du gel de la mer, et les phoques devaient être harponnés aux trous de respiration que ces animaux creusaient dans la nouvelle glace. Les Inuit capturaient de cette manière quelques phoques migrateurs du Groenland surpris le long de la côte par la formation soudaine de la glace, mais la grande majorité de leurs prises étaient des phoques barbus et annelés non migrateurs. La chasse aux phoques sur la glace nouvelle était extrêmement productive. Au cours des premières semaines suivant le gel, les phoques étaient si abondants qu'on pouvait souvent en mettre quelques-uns en réserve dans des caches. À cette époque de l'année, les hommes et les garçons pouvaient quitter leurs campements d'hiver pendant plusieurs jours en vue de trouver des endroits où la glace venait de se former.
Au fur et à mesure que la glace de mer s'épaississait et était recouverte d'une solide couche de neige, il devenait plus difficile de capturer des phoques aux trous de respiration. Après la mi-janvier, la chasse aux phoques se limitait essentiellement à de petites étendues d'eau libre près de forts courants et à la lisière des glaces, là où de nouvelles plaques s'étaient parfois formées à la suite de la rupture de la glace et du regel. Lorsque le temps s'y prêtait, on chassait les phoques qui se chauffaient au soleil en rampant vers eux sur la glace jusqu'à être à portée de harpon, méthode connue sous le nom de uuttuq, mot signifiant phoque paresseux. Dans les régions nordiques, les morses étaient importants du fait qu'ils arrivaient dans les eaux libres, au large de la lisière des glaces, en février et mars.
Alors que les mammifères marins fournissaient la plus grande partie de la nourriture et du combustible, de nombreuses autres sources alimentaires permettaient de varier le régime quotidien et servaient parfois en cas d'urgence. Par exemple, en janvier et février, les oiseaux marins comme le mergule nain, l'eider, le guillemot et le macareux se trouvaient en grand nombre à la lisière des glaces et près des étendues d'eau libre. En mars et avril, on découpait des trous dans la glace afin de pêcher la morue de roche à la dandinette, en eau salée, et l'omble arctique, à la lance, en eau douce. Pendant les durs hivers, la viande mise en réserve, y compris la chair de baleine, de phoque et de caribou ainsi que le poisson qu'on trouvait dans les caches, était la seule protection en cas de disette. Vers la fin de l'hiver, certains Inuit abandonnaient leurs maisons de terre afin de construire des iglous plus près de terrains de chasse et de lieux de pêche plus productifs.
Lorsque le soleil prenait de la force vers la fin d'avril, les Inuit abandonnaient leurs maisons de terre et leurs iglous et montaient des tentes. En mai et juin, la plupart des Autochtones allaient s'installer dans les îles où ils chassaient le phoque, le béluga et l'eider et ramassaient les oeufs de canard. On utilisait la plupart du temps un kayak pour aller chasser dans les étendues d'eau libre dont la superficie ne cessait d'augmenter. Les phoques du Groenland revenaient du sud et la nourriture était souvent si abondante qu'on pouvait à nouveau remplir les caches de pierres avec des provisions pour l'hiver suivant.
Lorsque la couche solide de glace craquait en juin, les familles habitant dans les campements éparpillés dans les îles au large se rendaient dans les campements d'été situés sur le pourtour des baies. Les phoques et les bélugas, qui réapparaissaient dans les baies à cette époque, continuaient d'être la principale source d'alimentation. Les Inuit chassaient aussi les oiseaux marins, l'ours noir, l'ours blanc et tout caribou égaré sur la côte. On se servait aussi bien de crochets que de foënes pour attraper l'omble arctique qui migrait des lacs d'eau douce de l'intérieur jusqu'à la mer. Par ailleurs, le saumon atlantique qui migrait en sens inverse était capturé au moyen des mêmes techniques le long de la partie sud de la côte.
Au début d'août, période où la peau du caribou qui allait servir à fabriquer des vêtements d'hiver et des fournitures de lit était au summum de sa beauté, la plupart des familles mettaient leurs oumiaks en lieu sûr à l'embouchure des fjords et des baies et entreprenaient à travers le plateau, avec tentes, kayaks et chiens, la longue marche vers l'intérieur qui leur permettrait d'intercepter les hardes de caribous migrateurs. Avant l'apparition du fusil, la technique de chasse la plus fructueuse consistait à faire entrer les caribous dans les lacs ou les rivières où on pouvait les atteindre au moyen de lances jetées à partir des kayaks. En octobre, lorsque les chasseurs retournaient à la côte pour préparer leurs habitations pour l'hiver, le cycle annuel des activités de subsistance était complet.
Vie sociale et religieuse
En plus de documenter les activités économiques, les archives des premières missions sont également une bonne source d'information sur la vie sociale et religieuse. La structure de la société inuit traditionnelle du Labrador s'appuyait surtout sur les liens entre les individus, principalement les liens de parenté. En l'absence de toute organisation politique ou tribale d'ensemble, il n'est pas surprenant de constater que les groupements par parents et familles constituaient des unités sociales primordiales.
Un bon exemple en était la famille étendue, qui comprenait normalement environ vingt personnes qui partageaient la même maison de terre en automne et en hiver. Pendant les autres saisons, les membres de la famille étendue voyageaient souvent dans la même embarcation et montaient leurs tentes les unes près des autres. Ce groupe pouvait comprendre un couple marié âgé ainsi que leurs fils et filles mariés et leurs familles, mais il pouvait aussi se composer de personnes ayant d'autres types de liens de famille et, à l'occasion, non apparentées.
Les unités familiales composant la famille étendue se limitaient rarement à la famille nucléaire composée du mari, de la femme et des enfants. On pouvait aussi y trouver la mère ou des soeurs veuves de l'un ou l'autre conjoint ou, comme c'était fréquemment le cas, d'autres femmes. La polygamie était une source de grand prestige chez les Inuit, et les hommes en vue pouvaient avoir deux ou même trois femmes. Comme les femmes nubiles étaient très demandées, elles se mariaient habituellement dès les premières années de leur adolescence.
Alors qu'il y avait habituellement une autorité forte au sein de la famille nucléaire et de la famille étendue, elle était carrément faible dans des campements comportant de nombreux ménages et encore plus faible au-delà du niveau du campement. Les activités exigeant un nombre de personnes supérieur à celui de la famille étendue étaient parfois supervisées par des conseillers temporaires qui étaient choisis pour leur sagesse et leurs capacités. Toutefois, ces chefs n'avaient pas l'autorité nécessaire pour imposer leur volonté aux autres et les conflits entre des factions opposées pouvaient occasionner une effusion de sang, ce qui arrivait souvent. Étant donné que le meurtre d'un Inuk devait être vengé par son plus proche parent, un assassinat déclenchait souvent une série interminable de vengeances réciproques.
On confiait la direction des affaires religieuses aux angekut (pluriel d'angekok), hommes et femmes influents qui contrôlaient les esprits pouvant amener le succès ou le désastre. En cas de famine, de tempête ou de maladie, les Inuit se tournaient vers les angekut pour chercher à savoir ce qu'on avait fait pour mettre les esprits en colère et ce qu'on pouvait faire pour les apaiser. De leur coté, les angekut s'adressaient à leurs propres esprits gardiens, invisibles aux autres Inuit et désignés sous le nom de tornait (pluriel de torngak), afin d'obtenir leurs conseils et leur aide.
Pendant les cérémonies chamanistes au cours desquelles les angekut cherchaient à influencer leurs esprits gardiens, tentes et maisons étaient plongées dans l'obscurité. Les cérémonies visant à obtenir de meilleures chasses ou à prédire et à contrôler le temps étaient offertes gratuitement à la collectivité, alors qu'on exigeait habituellement une forte récompense pour les tentatives de guérison d'un malade. Certains angekut prétendaient pouvoir blesser ou tuer leurs ennemis par la sorcellerie.
Une culture en pleine évolution
La culture des Inuit du Labrador a subi de nombreuses transformations au cours des deux derniers siècles. L'un des premiers changements touchant leur cycle annuel de subsistance survint lorsqu'ils commencèrent à chasser le caribou à l'intérieur des terres, à la fin de l'hiver et au début du printemps. Cela faisait suite à l'adoption du fusil à la fin des années 1780, innovation qui rendait beaucoup plus facile la chasse au caribou sur la toundra gelée. Au fur et à mesure que la nouvelle chasse au caribou d'hiver et de printemps gagnait en importance, elle remplaçait peu à peu la chasse traditionnelle de la fin de l'été.
Dans les premières décennies du XIXe siècle, la pêche à la baleine n'avait plus beaucoup d'importance et l'on chassait les phoques avec des fusils et des filets. Les innovations techniques postérieures, ainsi que l'essor et le déclin du piégeage commercial et de la pêche à la morue, l'expansion récente des pêcheries de saumons et d'ombles arctiques, et l'accroissement des importations de produits alimentaires, tout cela a eu des conséquences encore plus spectaculaires, qui se font sentir dans l'économie actuelle. Toutefois, le gibier a encore beaucoup d'importance comme source alimentaire, et les Inuit du Labrador éprouvent toujours de la satisfaction après une bonne prise.
Beaucoup des croyances et pratiques religieuses traditionnelles des Inuit du Labrador ont été modifiées ou abandonnées par suite des efforts constants des premiers missionnaires moraves. Parmi les traditions moraves adoptées par les Inuit du Labrador sont les festivals particuliers à l'intention de différents groupes fondés sur l'âge et le sexe, appelés «choeurs», dans lesquels se répartit chaque congrégation. La passion pour la musique religieuse en est une autre. La plupart des choeurs, des fanfares et des orchestres à cordes des Inuit dans les missions actuelles ont leur origine dans la première partie du siècle dernier.
Après le premier baptême survenu à Nain en 1775, les missionnaires poursuivirent leur oeuvre de conversion jusqu'en 1935, année où les derniers Inuit non chrétiens devinrent membres de nom de la congrégation morave d'Hebron. À cette époque, les Inuit des autres missions pratiquaient déjà depuis plusieurs générations leur forme de protestantisme morave. Le premier des Inuit du Labrador à être ordonné ministre, Phillipus Hunter, est actuellement à la tête de l'Église morave de Nain, aujourd'hui le village le plus au nord de toute la région côtière du Labrador.
Le mouvement de la population, des établissements traditionnels d'hiver vers les villages de mission moraves, annonçait les changements à venir non seulement en matière religieuse, mais aussi dans l'organisation sociale. L'une des conséquences fut la diminution de l'importance attachée à la famille étendue, coïncidant avec l'adoption de la maison unifamiliale au cours du XIXe siècle. Toutefois, de nouvelles associations furent créées, qui contribuèrent à donner une certaine cohésion aux villages de mission, regroupant souvent plusieurs centaines d'habitants. L'une des plus anciennes associations politiques est le conseil d'administration, établi par les missionnaires dans les postes moraves. Le conseil d'administration comprend plusieurs «anciens», c'est-à-dire des hommes élus pour trois ans par la population de la localité. Aujourd'hui, beaucoup d'affaires locales sont du ressort de conseils locaux élus, qui se composent non seulement d'Inuit, mais aussi de gens issus de croisements entre des Inuit et des pêcheurs-commerçants européens, que l'on appelle «settlers» («colons») au Labrador.
Il existe aussi un nombre croissant d'organisations qui, par leur champ d'action et leur composition, dépassent les cadres de la localité. L'une d'entre elles est la Labrador Inuit Association, créée en 1973 et affiliée à l'organisation nationale appelée Inuit Tapirisat (fraternité esquimaude). La Labrador Inuit Association, dont le siège est à Nain, s'efforce de défendre les intérêts de tous les Inuit vivant dans la province de Terre-Neuve et du Labrador pour ce qui concerne la langue, l'éducation, les règles de la chasse et la représentation politique.
En dépit de toutes les modifications déjà survenues dans leur mode de vie et des pressions actuelles en vue de nouvelles transformations, les Inuit du Labrador n'en ont pas moins conservé leur langue et un fort sentiment d'identité culturelle. Dans une publication récente de la Labrador Inuit Association, Our Footprints Are Everywhere, un habitant de Nain exprimait ses espoirs dans l'avenir en ces termes:
Nous ne devons pas perdre ce qui nous caractérise en tant qu'Inuit -- parce que nous sommes Inuit! Le mieux, ce serait que nos enfants soient constamment en situation d'assimiler notre langue et notre mode de vie. Nous sommes de vrais Inuit et nos ancêtres étaient de vrais Inuit... Cela ne doit pas disparaître.