LA PRÉHISTOIRE DE TERRE-NEUVE ET DU LABRADOR James A. Tuck La reconstitution des faits qui se déroulèrent à Terre-Neuve et au Labrador avant l'apparition de documents écrits est une entreprise fort complexe. Ce n'est que depuis une vingtaine d'années que les archéologues commencent à comprendre la longue histoire des populations préhistoriques de la région. Les rares vestiges que l'on a tirés du sol, où ils sont parfois restes 9 000 ans ensevelis, laissent croire que l'histoire de ces populations, de ces modes de vie et de ces événements lointains, sur laquelle la lumière se fait peu à peu, pourrait bien être l'une des plus captivantes au Canada. Dans une large mesure, cet intérêt résulte de la géographie physique de Terre-Neuve et du Labrador, qui présente à la fois de véritables milieux arctiques et des régions plus tempérées, touchant à plus de 15 000 kilomètres de littoral. Des habitants que nous appellerions les Indiens et d'autres que l'on a baptisés les Esquimaux, mais aujourd'hui se font appeler Inuit, ont occupé la province à diverses époques, soit ensemble, soit séparément. Les archéologues sont spécialement intrigués par la façon dont ces populations de cultures différentes se sont adaptées au milieu, en particulier aux régions côtières, et par la nature des relations qu'elles ont eues l'une avec l'autre. La manière la plus simple de relater l'histoire des populations préhistoriques de la province est peut-être d'organiser l'information réunie par les archéologues en un certain nombre de «traditions». Ce terme désigne ici le mode de vie caractéristique d'un groupe ou de plusieurs groupes particuliers que l'on peut circonscrire dans l'espace et dont l'existence peut être attestée sur une assez longue période. Ainsi, les premiers habitants de Terre-Neuve et du Labrador ont été remplacés par un groupe indien appartenant à la tradition archaïque maritime, laquelle est probablement apparue il y a 7 500 ans pour disparaître 3 500 ans plus tard. La tradition paléo-esquimaude, qui remonte à environ 4 000 ans, s'est éteinte il y a moins d'un millénaire, et les cultures post-archaïques qui ont donné naissance à celles de la période historique ont commencé à se manifester il y a 3 000 ans. Enfin, la tradition des Esquimaux de Thulé ou du Labrador, toujours vivante, est vieille de 500 ans. Nous aborderons dans cet ouvrage les connaissances que nous possédons sur chacun de ces groupes, sur leur mode de vie, et ce que nous avons pu réunir sur leur histoire; mais passons en revue les ressources de la province. Ressources naturelles Les populations préhistoriques de Terre-Neuve et du Labrador subsistaient surtout grâce aux ressources du littoral. Au nord abondaient le phoque annelé et le phoque barbu; on rencontrait le phoque du Groenland sur toute la côte du Labrador; dans le sud de Terre-Neuve prédominaient le phoque commun et le phoque gris. Beaucoup de régions côtières devaient aussi être fréquentées par le morse. Les populations préhistoriques chassaient peut-être la baleine, le dauphin et le marsouin, et elles tiraient sans doute parti de la viande, de l'huile, des os et des fanons des baleines qui venaient s'échouer sur le rivage. Nous ne pouvons dire avec certitude dans quelle mesure les populations préhistoriques étaient capables d'exploiter diverses espèces de poisson, comme le saumon, le capelan et la morue, qui allaient former plus tard le pivot de l'économie de la province. Peut-être le saumon était-il pris au harpon dans les rivières et les étangs peu profonds, et l'on pouvait se contenter de ramasser le capelan lorsqu'il «roulait» sur les plages, en juin, pendant la saison du frai. Aucun indice ne permet encore de croire que les populations préhistoriques aient pratiqué la pêche à la ligne; la pêche aux poissons d'eau profonde, comme la morue, dépassait peut-être les possibilités des techniques anciennes. Les oiseaux de mer comme la marmette, le goéland, le fou de Bassan, le plongeon et le grand pingouin, espèce d'oiseau incapable de voler, aujourd'hui éteinte, fournissaient de la viande, des oeufs et des plumes. On se servait aussi de leurs os pour fabriquer des sifflets, des aiguilles et divers autres objets. Les mammifères terrestres le plus souvent chassés par les groupes préhistoriques de la région étaient le caribou et le castor. On savait également tirer parti, du moins à l'occasion, de l'ours noir et des petits animaux à fourrure comme la loutre et la martre. Ces animaux fournissaient non seulement de la chair et des peaux, mais encore des os, de l'andouiller et de l'ivoire qui deviendraient des armes et des outils. Pour fabriquer ces derniers, on se servait également de bois et de pierre. Le bois, là où il y en avait, était probablement le matériau le plus employé. Au nord de la limite des arbres, on récupérait sans doute des bouts de bois flotté, chaque fois que l'occasion s'en présentait. Les pierres dures comme le quartz, le quartzite, le chert et l'ardoise étaient transformées en outils tranchants par éclatement et adoucissage. Certains types de pierres aux propriétés particulièrement utiles étaient l'objet d'un troc d'un bout à l'autre de la province: le chert des carrières de la baie Ramah dans le nord du Labrador, et les galets de Cow Head, sur la côte ouest, étaient employés dans plusieurs autres régions où l'on trouvait pourtant des matériaux locaux. La stéatite ne se trouve à l'état naturel que dans moins d'une douzaine d'endroits de la province, ce qui n'empêche qu'à certaines périodes cette pierre faisait l'objet d'un commerce sur tout le littoral. Premiers habitants (il y a 9 000 à 7 500 ans) Nous ne pouvons dire avec certitude à quelle époque les premiers hommes sont arrivés dans les terres qui sont aujourd'hui Terre-Neuve et le Labrador; nous ne savons pas non plus de quelle manière ni de quel endroit ils sont venus. Nous sommes à peu près sûrs, toutefois, que de petites bandes se déplaçant vers le nord-est, en suivant la côte nord du Saint-Laurent, étaient déjà établies il y a environ 9 000 ans dans l'extrémité sud du Labrador, le long du détroit de Belle-Isle. Comme leurs outils et leurs armes en pierre ont certaines ressemblances avec des objets du même genre en provenance de sites encore plus anciens de la Nouvelle-Angleterre et des Maritimes, nous croyons que ces bandes ont pu venir du sud. Leurs petits campements se trouvent aujourd'hui jusqu'à un kilomètre de la côte, et à plus de vingt-cinq mètres en moyenne au-dessus du niveau de la mer; néanmoins, ces premiers habitants pratiquaient sans doute la chasse côtière. Les géologues nous apprennent en effet que le littoral du Labrador n'a pas encore fini de sortir de la mer, où il s'est enfoncé jadis sous le poids des glaciers; en conséquence, certains endroits aujourd'hui assez éloignés du rivage étaient des plages il y a environ 10 000 ans. Les ressources du détroit de Belle-Isle se trouvaient donc littéralement à la porte des chasseurs, qui pouvaient se rendre directement de la mer aux campements dans leurs embarcations. Il reste bien peu de chose des objets perdus ou mis au rebut par ces anciennes populations. Encore plus infimes sont les vestiges de leurs habitations, bien que l'on découvre parfois des foyers en pierre et quelques pierres plus ou moins dispersées qui laissent croire que ces bandes vivaient dans des tentes en peau; celles-ci, dressées sur des supports que l'on taillait dans du bois de la région, étaient chauffées par un foyer central; les bords étaient maintenus au sol par des pierres. Il ne reste rien aujourd'hui qui puisse nous renseigner sur les traits physiques de ces populations, sur les types de nourriture qu'elles recherchaient ou qu'elles étaient en mesure de se procurer, ni sur leur culture du point de vue social ou intellectuel. Nous supposons que ces hommes chassaient les mêmes animaux -- oiseaux, mammifères marins et terrestres, poissons -- que leurs descendants, sur qui nous avons plus d'informations. Nous pensons qu'ils vivaient la plus grande partie de l'année près de la côte, répartis en petites bandes familiales. Sans doute s'étaient-ils déjà adaptés, sous certains aspects techniques et intellectuels, à la vie qu'ils devaient mener dans le sud du Labrador, mais nous ne pourrons en dire beaucoup là-dessus tant que nous n'aurons pas découvert de sites où des matières organiques se seront préservées. La tradition archaïque maritime (il y a 7 500 à 3 500 ans) Certains groupes continuèrent d'avancer lentement vers le nord, en suivant la côte du Labrador, pour atteindre il y a environ 5000 ans les baies Saglek et Ramah, bien au-delà de la limite des arbres. Les archéologues ont mené des fouilles à un certain nombre de campements qui furent occupés de façon continue par ces groupes, et ils ont réuni suffisamment d'informations pour nous permettre de reconstituer de façon assez complète le mode de vie de ces populations. Les hypothèses qui avaient été formulées au sujet de leurs activités de chasse se sont vues confirmées par la découverte, en 1974, sur la route de L'Anse-Amour, dans le sud du Labrador, d'un tumulus contenant le squelette d'un enfant indien, accompagné de divers objets en pierre, en os, en andouiller et en ivoire. Parmi les objets faits d'os de caribou, de morse ou d'oiseau se trouvait un harpon à tête détachable. Ainsi, il y a 7 500 ans, les habitants du sud du Labrador étaient déjà bien équipés pour exploiter les ressources de la côte. Les ornements exécutés sur leurs outils et leurs armes, les peintures au moyen desquelles ils décoraient leur équipement, et très vraisemblablement leur corps, enfin la présence d'un instrument de musique témoignent aussi de la richesse de cette culture maritime; une culture suffisamment bien adaptée à la vie sur la côte pour posséder les moyens intellectuels et économiques nécessaires à la création de cette sépulture complexe, peu ordinaire de l'Anse-Amour. La vie de cette population était si étroitement liée à la mer, même à cette époque ancienne, que le groupe représenté par le site de l'Anse-Amour appartient pour nous à la tradition archaïque maritime, qui a été décrite une première fois d'après les découvertes effectuées sur l'emplacement d'une autre sépulture. Le cimetière de Port-au-Choix, vieux de 3 500 ans et situé sur la côte ouest de Terre-Neuve, juste au sud du détroit de Belle-Isle, contenait une vaste collection, apparemment complète, d'outils, d'armes et d'objets divers à caractère décoratif ou magique en os, en andouiller et en ivoire. Les os s'étaient merveilleusement bien préservés, les corps ayant été ensevelis dans le sol de la plage rendu alcalin par une grande quantité de morceaux de coquillages. On a mis au jour en 1968 plus de cinquante tombes contenant une bonne centaine d'individus, ce qui a permis aux archéologues de donner une reconstitution remarquablement complète de la culture archaïque maritime. Sans doute les squelettes humains avaient-ils beaucoup à nous apprendre, mais les objets enterrés avec eux présentaient autant d'intérêt, sinon plus encore. La présence d'ossements de phoques, de baleines, de morses, d'ours polaires et de tout l'éventail, ou presque, des oiseaux de mer de Terre-Neuve, y compris l'espèce aujourd'hui disparue du grand pingouin, laisse croire que la vie des anciens habitants de Port-aux-Choix était aussi étroitement liée à la mer que celle de leurs ancêtres de la côte sud du Labrador. On a également mis au jour des armes en pierre et en os qui servaient à prendre non seulement les animaux marins, mais encore le gibier des plateaux. Certains petits animaux à fourrure comme la loutre et le vison étaient peut-être pris au piège. Le dépeçage se faisait probablement au moyen de couteaux en pierre taillée; on n'a pas trouvé d'exemples de ces outils à Port-aux-Choix, mais ils reviennent souvent à d'autres sites de la culture archaïque maritime, à Terre-Neuve comme au Labrador. Le fait que l'on a exhumé des armes et d'autres outils en os, en andouiller et en ivoire démontre que les habitants de Port-aux-Choix savaient fendre ces matériaux, les tailler au couteau et les polir afin de créer une variété d'objets utiles. Nous sommes aussi à peu près certains que le bois était une importante matière première, bien qu'on n'en ait encore trouvé à aucun site archaïque maritime. Nous sommes sûrs qu'on en faisait usage, car un grand nombre d'outils servant au travail du bois -- haches, herminettes et gouges en pierre -- ont été exhumés de ces sites; on a même trouvé à Port-aux-Choix des ciseaux et des couteaux de bonne facture, ayant pour pointe une incisive de castor polie. Ces outils servaient sans doute à travailler les espèces locales de bois dur et de bois mou pour fabriquer toutes sortes d'objets, depuis des embarcations, des supports de tentes et des manches d'armes et d'outils jusqu'à de délicats pendentifs, semblables aux ravissants bijoux en os et en andouiller qui se sont préservés. Ces objets montrent que les groupes de la culture archaïque maritime avaient su se doter des techniques nécessaires pour survivre à Terre-Neuve et au Labrador, mais les tombes de Port-aux-Choix attestent aussi qu'il existait, entre ces populations et leur milieu, des liens intellectuels et spirituels tout aussi solides. Dans presque chaque tombe avaient été déposés des griffes, des dents, des becs ou d'autres attributs des oiseaux et des animaux que chassaient les habitants de Port-aux-Choix. On y a également retrouvé de petites sculptures représentant une tête d'ours et divers oiseaux, qui servaient de pendentifs ou d'ornements pour la chevelure. On a exhumé enfin un certain nombre de cailloux blancs, de cristaux, de concrétions et divers autres objets qui semblent n'avoir eu aucune fonction utilitaire. Sans doute pourrait-il s'agir là de simples ornements, mais nous croyons que leur présence a un motif beaucoup plus profond. Il existe en effet, plus près de nous, des peuples qui vivent de chasse, de pêche et de cueillette, et dont les systèmes de croyances visent à assurer une abondance de nourriture, de peaux et d'autres matières premières, à doter les individus de certaines qualités, et enfin à dominer les aspects de l'existence humaine qu'ils ne peuvent gouverner directement. Ainsi, l'Indien de la tradition archaïque maritime qui possédait les dents, les griffes ou quelque autre objet symbolisant un phoque pouvait, par ce moyen, se trouver avantagé par rapport au phoque qu'il chassait. Peut-être le bec ou la patte d'un goéland ou d'un plongeon rendraient-ils leur propriétaire aussi bon pêcheur que ces oiseaux. Les pattes ou les dents d'un renard ou d'un ours auraient le pouvoir d'infuser au chasseur qui les porte la ruse de l'un ou la force de l'autre. Il n'est pas aussi facile d'expliquer la présence de cristaux, de cailloux et d'autres objets du même genre, mais nous croyons qu'ils n'ont pas été ensevelis par accident. Nous voyons donc que les Indiens de la tradition archaïque maritime avaient su adapter chaque aspect de leur mode de vie aux conditions de leur environnement. On sait qu'ils ont occupé à peu près toute la côte de l'île de Terre-Neuve, de même que le littoral du Labrador jusqu'à la baie Ramah, au nord. Pendant plus de 4 000 ans, soit à partir d'il y a 7 500 ans et jusqu'à il y a 3 500 ans environ, ces populations eurent la province à elles seules, et surent tirer parti de la richesse des forêts, des landes et de la mer. Il y a un peu moins de 4 000 ans survint un événement qui allait changer tout le cours de la préhistoire de Terre-Neuve et du Labrador. Il ne s'agit pas d'un phénomène naturel, bien que la détérioration du climat, vers cette époque, n'y ait peut-être pas été étrangère. Ce fut plutôt ce que nous appellerions un phénomène social: la partie septentrionale du Labrador vit arriver les premiers éléments d'un groupe qui se distinguait des Indiens de la tradition archaïque maritime par la race, la langue, la culture et l'histoire. La culture paléo-esquimaude (il y a 4 000 à 1 000 ans) Les ancêtres de ces nouveaux-venus étaient partis de l'Alaska, probablement à la suite du boeuf musqué et d'autres mammifères marins et terrestres; ils avaient avancé vers l'est, traversant les régions polaires, pour atteindre ce que nous appelons aujourd'hui l'extrême nord du Groenland. Au cours de cette expansion, il est très vraisemblable qu'ils fondèrent de petits établissements derrière eux; avec le temps, les habitants de ces villages se mirent à explorer dans toutes les directions. Certains de ces voyages les amenèrent vers le sud et, attirés par le gibier, ils finirent par se rendre au Labrador. Les archéologues appellent ces groupes les Paléo-Esquimaux, et désignent leur culture sous le nom de tradition arctique des petits outils. Cette appellation est basée, d'une part, sur l'origine de ces groupes et sur la place qu'ils occupent dans la préhistoire, et d'autre part sur le fait qu'ils fabriquaient des armes et des outils minuscules, en pierre finement taillée. Au physique, les Paléo-Esquimaux ressemblaient aux Inuit d'aujourd'hui: ils étaient trapus, ils avaient des traits semblables, et leurs cheveux étaient probablement noirs et plats. Peut-être même parlaient-ils une langue apparentée à celle des Inuit. Les premiers nomades qui parcoururent les régions polaires du Canada et du Groenland devaient sans doute se nourrir de boeuf musqué, de divers autres mammifères terrestres et d'oiseaux, mais les Paléo-Esquimaux mirent rapidement au point une technique efficace pour la chasse au phoque, au morse et aux autres mammifères marins. Cette évolution résulte peut-être de leur arrivée au Labrador, et plus particulièrement des contacts qu'ils durent avoir avec les Indiens de la tradition archaïque maritime qui s'y trouvaient déjà. Nous savons que ces derniers possédaient les moyens techniques nécessaires à la chasse aux animaux marins, et notamment le harpon à tête détachable, efficace pour le phoque et le morse. Les premiers Paléo-Esquimaux, pour leur part, se tiraient d'affaire avec une sorte de harpon à barbelures caractéristiques, sans doute moins efficace. Il est donc vraisemblable que les Paléo-Esquimaux virent leurs premiers harpons à tête détachable au Labrador, et que cette nouveauté se répandit rapidement d'un bout à l'autre de l'Arctique. En leur permettant de diversifier leur économie par l'addition de viande, de peau et d'ivoire de mammifères marins, le harpon à tête détachable peut fort bien avoir transformé leur façon de vivre. L'économie des Paléo-Esquimaux, qui réunissait désormais les mammifères marins, les oiseaux, les poissons et les animaux terrestres, se rapprochait étroitement de celle des populations de la culture archaïque maritime, ressemblance qui ne pouvait manquer de se refléter dans certains aspects du mode de vie de ces deux peuples. La tradition arctique des petits outils, à laquelle se rattachaient les premiers Paléo-Esquimaux, se caractérise par des pointes de flèches, des armatures distales bifaces de têtes de harpon, des grattoirs et des couteaux, tous faits de chert coloré finement taillé. Ces outils étaient employés de diverses manières, et certains d'entre eux, très particuliers, étaient spécialement façonnés pour travailler l'os et pour couper certaines matières. Le burin, petit outil en pierre taillée, aiguisé à une extrémité, était employé pour façonner l'os, l'andouiller et l'ivoire; on se servait de microlames minces et tranchantes pour tailler les peaux et le bois. Les matières organiques employées par les premiers Paléo-Esquimaux de Terre-Neuve et du Labrador se sont rarement préservées. Même si les sites de l'Arctique où les conditions sont plus favorables ne livrent qu'un très petit nombre d'armes et d'outils. En dépit de ce fait, les archéologues estiment que la vie des Paléo-Esquimaux, certes périlleuse par moments, devait être enrichie de mythes, de chansons, de plaisanteries et d'autres impondérables. Les premiers Paléo-Esquimaux occupèrent la province pendant une période allant d'un peu moins de 4 000 ans jusqu'à environ 2 200 ans avant aujourd'hui. Au cours de ces années, ils descendirent vers le sud, depuis le Labrador jusqu'à l'île de Terre-Neuve. Sur l'île, les archéologues ont retrouvé des outils et des armes minuscules en pierre taillée ressemblant à ceux du Labrador septentrional. Il y a 2 300 ou 2 400 ans, toutefois, leur nombre commença à diminuer, et l'on n'a encore exhumé aucun site de ces premiers Paléo-Esquimaux qui remonte à moins de 2 200 ans environ. Les indices dont nous disposons actuellement permettent de supposer que ces groupes s'éteignirent vers cette époque et furent remplacés par d'autres Paléo-Esquimaux, que les archéologues désignent sous le nom de Dorsétiens. On a mis au jour, dans l'extrême nord du Labrador, quelques sites dorsétiens qui recouvrent sur une certaine période ceux des premiers Paléo-Esquimaux; dans presque toute la province, cependant, ces deux cultures sont séparées par un intervalle de trois à quatre siècles. En outre, malgré une certaine parenté entre les objets façonnés par l'un et l'autre groupes, on observe.suffisamment de traits distinctifs pour penser que le passage du stade des premiers Paléo-Esquimaux à celui des Dorsétiens ne se fit probablement pas à Terre-Neuve ou au Labrador. Aucun indice ne nous permet encore de croire, toutefois, que cette évolution se soit effectuée ailleurs dans l'Arctique canadien. Au cours des trois ou quatre siècles qui suivirent leur apparition dans le Labrador septentrional, les Dorsétiens s'établirent rapidement dans toute la province, où ils finirent par se trouver plus nombreux et plus répandus que leurs prédécesseurs. À l'origine, les outils et les armes fabriqués par les Dorsétiens des diverses parties de la province présentaient des ressemblances remarquables; à la longue, toutefois, l'éloignement relatif de certains groupes finit par produire des différences de facture. Dans une certaine mesure, ce phénomène peut être aussi attribuable au processus d'adaptation à des milieux particuliers. Par exemple, alors que les Dorsétiens de la côte du Labrador et du nord-ouest de Terre-Neuve continuaient de poursuivre les grands troupeaux de phoques du Groenland qui revenaient tous les printemps, ceux qui s'étaient établis dans l'est de Terre-Neuve et le long de la côte sud, où il n'y avait pas de phoques du Groenland, dépendaient davantage du phoque commun, et peut-être aussi du caribou et d'autres animaux terrestres. La distance qui séparait ces deux groupes est également apparente dans leurs objets façonnés. Ainsi, le groupe de l'Est se servait rarement de lampes ou de bols de stéatite, et employait sans aucun doute comme combustible, de préférence à la graisse de phoque, le bois, qu'il lui était facile de se procurer. Les pointes en pierre que ses membres fixaient au bout des harpons et de diverses autres armes étaient toujours triangulaires, mais, au lieu de les tailler, on les aiguisait par adoucissage. Ce sont là quelques-unes des différences qui permettent aux archéologues de distinguer l'un de l'autre ces deux groupes apparentés. Là où les conditions étaient favorables, certains Dorsétiens s'établissaient dans de gros villages qu'ils habitaient été comme hiver. À la Pointe Riche (Terre-Neuve), près de Port-aux-Choix, on peut voir plus de trente-cinq fosses rectangulaires, là où se trouvait jadis l'une de ces agglomérations. Chacune de ces fosses marque l'emplacement d'une ancienne maison semi-souterraine pourvue de murs de terre, de chevrons en bois et d'un toit de terre et de peau. Chaque maison avait son foyer central, mais on a aussi découvert des foyers extérieurs, d'où l'on peut déduire que ce village était un campement de base, habité toute l'année par une population sédentaire. Il est vraisemblable que, de temps à autre, de petits groupes partaient quelques jours en excursion de chasse, de pêche ou de cueillette. Le golfe du Saint-Laurent n'était toutefois qu'à quelques mètres, et ses richesses répondaient largement aux besoins des Dorsétiens. Il est possible que les croyances magiques et religieuses de ces gens du Dorset aient été semblables, pour certains traits fondamentaux, à celles des Indiens de l'archaïque maritime. Elles devaient sans aucun doute assurer une bonne chasse, de même que l'acquisition de qualités personnelles souhaitables. Leur existence est attestée par de petites sculptures représentant des phoques, des ours et d'autres animaux, parfois tellement stylisés qu'ils en sont à peine reconnaissables. C'est également de cette dimension religieuse que semblent témoigner quelques masques et autres objets du même genre, ayant peut-être appartenu à des chamans qui intercédaient entre les membres de leur groupe et le monde des esprits. Il y a environ 1 400 ans, les Dorsétiens commencèrent à diminuer en nombre, à peu près comme les premiers Paléo-Esquimaux, quelques siècles auparavant. Cette fois encore, les archéologues ignorent ce qui a pu se passer, mais ces deux extinctions ont peut-être eu les mêmes causes. Nous savons en tout cas que de petites populations survécurent quelques siècles dans l'est de Terre-Neuve et bien après l'an 1 000 apr. J.-C. dans le nord du Labrador. Peut-être l'environnement était-il plus stable dans ces régions, ce qui aurait facilité l'adaptation d'autres groupes. Ce n'est toutefois qu'en poussant les recherches que l'on fera la lumière sur cette question difficile de la préhistoire des Paléo-Esquimaux. Les Indiens post-archaïques (il y a 3 500 ans à la période historique) Sans doute n'est-il pas facile de se retrouver dans les cultures paléo-esquimaudes de Terre-Neuve et du Labrador, marquées par deux migrations suivies d'extinctions, mais l'histoire plus récente de la culture indienne de cette province n'est pas moins embrouillée. Il y a quelques années, les archéologues pensaient que les Indiens de la tradition archaïque maritime étaient entièrement disparus entre 3 800 et 3 200 ans environ avant aujourd'hui, pour être remplacés par les Paléo-Esquimaux, qui auraient à leur tour cédé la place à des Indiens arrivés plus récemment. Les recherches effectuées au cours des dix dernières années laissent croire, cependant, que le tableau serait plus complexe. Pour simplifier quelque peu, divisons les cultures des Indiens post-archaïques en deux périodes: la période intermédiaire (il y a 3 500 - 2 000 ans) et la période récente (à partir d'il y a 2 000 ans et jusqu'à la colonisation européenne). Les Indiens de la période intermédiaire (il y a 3 500 à 2 000 ans) Les Indiens de la période intermédiaire, qui s'étendit sur 1500 ans, occupèrent une grande partie de la côte du Labrador, au centre et au sud. Ils employaient parfois de la pierre en provenance du Labrador septentrional pour fabriquer leurs armes et leurs outils, mais on n'a retrouvé dans cette région aucun de leurs campements. De même, bien que l'on ait découvert dans l'île de Terre-Neuve quelques objets façonnés ressemblant à ceux qu'ils ont laissés au Labrador, il reste qu'au moment où nous écrivons ces lignes, en 1982, les archéologues n'y ont encore retrouvé aucun de leurs établissements. Les Indiens de la période intermédiaire étaient donc probablement aussi peu nombreux à Terre-Neuve qu'au Labrador septentrional. Les sites qui ont été fouillés, dans le centre et le sud du Labrador, se trouvent généralement à faible altitude. Ils furent maintes fois occupés par les groupes indiens de la période intermédiaire; ceux-ci laissèrent de grands foyers de galets, peut-être construits au milieu de tentes en peaux; on n'a toutefois retrouvé aucune trace de leurs habitations. Ces foyers étaient en tout cas le centre de l'activité domestique, car on a découvert autour d'eux des éclats de pierre rejetés lors de la fabrication de divers outils, voire même certains de ces outils, apparemment perdus ou mis au rebut. Cette fois encore, seuls les objets en pierre se sont préservés. Au nombre de ces derniers, les plus caractéristiques sont des pointes de projectile munies d'encoches latérales permettant de les fixer à une hampe, mais on a aussi réuni des couteaux et des grattoirs en pierre taillée, de même que des éclats de pierre allongés qui servaient probablement à couper certaines matières. Certains gisements ont aussi livré de minuscules éclats de pierre aiguisés en pointes de flèche. Il est difficile de préciser l'origine de ces groupes, mais on peut supposer qu'ils descendaient des anciennes populations de la tradition archaïque maritime qui avaient habité la partie méridionale du Labrador. Le peu que nous savons de leur mode de vie paraît semblable à celui de ces premiers groupes; il semble toutefois que la technique très avancée de l'ardoise polie leur ait été inconnue; par ailleurs, faute d'avoir retrouvé des objets façonnés en os, en andouiller ou en ivoire, nous ignorons à peu près tout des traits pouvant les rattacher à leurs prédécesseurs. Tout ce que nous croyons savoir à l'heure actuelle, c'est que les Indiens de la période intermédiaire étaient dispersés par petites bandes dans les parties centrale et méridionale de la côte du Labrador, et qu'ils constituent un lien, bien ténu cependant, entre d'une part les Indiens de l'archaïque maritime qui les avaient précédés, et d'autre part les groupes qui apparurent il y a moins de 2000 ans. Les Indiens de la période récente (à partir d'il y a 2 000 ans et jusqu'à la colonisation européenne) La préhistoire des Indiens de Terre-Neuve et du Labrador est un peu mieux connue pour les deux derniers millénaires jusqu'à la période des contacts que pour les 1 500 années précédentes, bien qu'elle soulève toujours un certain nombre de questions. Au Labrador, un ensemble de sites remontant à cette période ont livré des objets façonnés de facture semblable; on appelle cette collection le complexe de Point Revenge, du nom du premier site où ce type de pièces a été découvert. Dans l'île de Terre-Neuve, les archéologues ont identifié deux complexes: celui de Beaches et celui de Little Passage. On ne sait rien de certain sur l'origine des groupes qui ont fabriqué ces objets, mais on a supposé qu'ils étaient venus de l'ouest ou qu'ils descendaient des Indiens de la période intermédiaire. Dans chacun des cas, l'archéologue ne dispose que d'outils en pierre pour essayer de reconstituer l'histoire de ces populations, ce qui est extrêmement difficile. Page 1 de 2 (Cliquez "suite" pour aller à la deuxième partie)