LA GARNISON DE L'ÎLE ROYALE (1713-1745) Margaret Fortier À l'issue de la guerre de la Succession d'Espagne (1702-1713), la France vaincue dut céder Terre-Neuve à la Grande-Bretagne; cet abandon menaçait de lui faire perdre le contrôle du Saint- Laurent, voie d'accès au Canada, sans compter celui de l'industrie lucrative de la pêche sur les grands bancs. Par conséquent, dans le but de contrebalancer l'hégémonie britannique à Terre-Neuve et en Acadie, la France établit la colonie de l'île Royale, qui comprenait l'île du Cap-Breton, rebaptisée île Royale, et l'île Saint-Jean, devenue depuis l'Île-du-Prince-Édouard. La colonie fut bientôt d'une énorme importance économique et stratégique pour la France, et pour les rivaux de cette dernière une source d'irritation. Louisbourg, capitale et forteresse de l'île Royale L'un des premiers problèmes qui se posèrent à l'île Royale fut le choix d'un site pour la capitale et les principales fortifications. Étant donné l'importance de la pêche, on devait se préoccuper avant tout de la qualité du port et de sa distance par rapport aux pêcheries. Bien qu'on fût unanime à dire que Havre-à-l'Anglais, rebaptisé Louisbourg en l'honneur du roi de France, possédait le meilleur port, cet emplacement fut d'abord rejeté parce qu'il était trop difficile de fortifier et de défendre le terrain avoisinant. Louisbourg offrait en outre peu de possibilités pour l'agriculture, avec son paysage de marais dominé par des collines rocheuses. Le siège du gouvernement fut donc établi à Port Dauphin. Les pêcheurs continuèrent toutefois d'utiliser le port de Louisbourg, dont la population fut bientôt la plus élevée. Les autorités françaises, devant la popularité de l'endroit, y transportèrent la capitale en dépit des inconvénients, et entreprirent en 1719 la construction des ouvrages de défense. On définit généralement une forteresse comme une place forte pourvue d'une garnison et d'une population civile. Louisbourg, à l'origine rien d'autre qu'un port réunissant divers postes de pêche, devint en vingt ans une forteresse, à mesure que s'élevèrent des murs massifs en maçonnerie entourant une ville de plus en plus importante et prospère, où se voyaient maisons, ateliers, auberges, cabarets, entrepôts, hôpital et couvent pour l'éducation des jeunes filles. Cependant, bien avant l'achèvement de ses fortifications, Louisbourg était administrée comme une place de guerre semblable à celles qui gardaient alors les côtes et les frontières de la France. Comme dans les autres colonies de la Nouvelle-France, l'autorité était principalement exercée par le gouverneur militaire. Les civils devaient se plier à certains règlements militaires restreignant le passage des portes de la ville et, surtout pendant la nuit, la circulation à l'intérieur même de l'enceinte. Les activités habituelles comme la relève de la garde ou la punition publique des soldats délinquants ponctuaient la vie quotidienne. De plus, les officiers et les hommes de la garnison étaient en contact avec la population civile à presque tous les échelons de la société. Composition de la garnison de l'île Royale Les troupes casernées à l'île Royale, comme dans toutes les colonies françaises de l'époque, appartenaient principalement aux compagnies franches de la Marine. En dépit du fait que leurs officiers détenaient parfois double statut, ce qui leur permettait de servir en mer comme à terre, les soldats des compagnies franches devaient servir à terre; on les regardait d'ailleurs comme l'infanterie de la Marine. Plusieurs changements furent apportés à la taille et à l'organisation de la garnison de l'île Royale au cours des années, mais en 1745 elle comptait huit compagnies des troupes de la Marine; chacune était composée de soixante-dix hommes, et commandée par un capitaine assisté d'un lieutenant et de deux enseignes. En 1722 vient s'ajouter aux troupes des compagnies franches un détachement de cinquante hommes du régiment de Karrer. Ce corps réunissait des mercenaires de diverses nationalités; au service du roi de France, il était commandé depuis Rochefort (France) par un colonel suisse, Franz Adam Karrer. Des détachements additionnels de ce régiment furent envoyés à l'île Royale en 1724 et en 1741; en 1745, il comptait dans la colonie cent cinquante hommes et officiers. Les seuls autres effectifs assurant la défense de l'île Royale avant 1745 étaient les trente membres de la compagnie des canonniers, constituée en 1743 pour le service de la batterie de Louisbourg. La garnison comprenait donc six cents hommes environ et quatre-vingt-huit officiers, ce qui en faisait l'une des plus fortes qu'aient établies les Anglais ou les Français en Amérique du Nord. Les fortifications de Louisbourg Au moment où l'on dressait les plans des fortifications de Louisbourg, la réputation de la ville en tant que centre commercial et port de pêche était encore à faire. Si la France n'avait cherché qu'à protéger la population civile, de modestes ouvrages de défense auraient sans doute paru suffisants. Cependant, toute l'importance de la place venait de ce qu'elle témoignait de la puissance de la France, qui n'y investissait autant de temps et d'argent que pour signifier à ses rivaux qu'elle entendait bien défendre ses intérêts dans l'Atlantique Nord. La construction de défenses en maçonnerie à un emplacement comme celui de Louisbourg posait des problèmes énormes. Non seulement le terrain convenait mal à des fortifications de style européen, mais le climat froid et humide ne laissait pas une saison de travail assez longue pour que le mortier durcisse convenablement. Aussi, l'entretien et les réparations présentaient-ils déjà de sérieuses difficultés bien avant l'achèvement de la forteresse. Il fallait importer de France une grande partie des matériaux de construction, et les entrepreneurs et ingénieurs ne pouvaient compter sur une main-d'oeuvre locale. Comme solution à ce dernier problème, on décida d'avoir recours principalement aux soldats de la garnison. Les hommes n'avaient pas le choix de participer ou non aux travaux, qui pouvaient s'avérer difficiles et dangereux: tout soldat fort et en bonne santé était automatiquement affecté à la construction. Seuls ceux que l'on estimait trop âgés ou trop faibles étaient chargés de monter la garde ou d'exécuter d'autres tâches ordinairement associées à un poste militaire. Le ministre de la Marine, responsable de l'administration des colonies, ordonna de procéder au recrutement en tenant compte du besoin d'ouvriers. On recherchait surtout des hommes de métier, comme des maçons ou des charpentiers. En conséquence, la garnison de Louisbourg était partagée, entre 1720 et 1745, en deux groupes distincts: l'un qui travaillait aux fortifications et l'autre qui montait la garde. Bien que ce dernier fût appelé à s'accroître avec l'expansion des ouvrages de défense, qui amenait l'établissement de nouveaux corps de garde, les hommes les plus jeunes, les plus forts et les mieux portants travaillaient toujours à la construction. En France, des règlements stricts régissaient le salaire auquel avaient droit les soldats tenus de prendre part à des travaux de construction, mais tel n'était pas le cas à l'île Royale. Dans le but peut-être d'encourager les enrôlements, on permit aux hommes qui étaient disposés à s'embarquer pour Louisbourg de négocier leur salaire. N'ayant pas à craindre la concurrence, ceux-ci exigèrent une rémunération supérieure à la moyenne. À une occasion au moins, ils obtinrent de l'entrepreneur une paye quotidienne égale à leur solde mensuelle. Afin de dédommager les hommes obligés de monter la garde, et par conséquent empêchés de gagner ce supplément, on préleva pour le redistribuer parmi eux un certain pourcentage du salaire que recevait chaque soldat travaillant aux fortifications. De cette façon, la garnison entière put profiter financièrement de la construction des ouvrages de défense, des routes et des édifices gouvernementaux. Conditions d'enrôlement Le recrutement pour les compagnies franches casernées à l'île Royale fut mené exclusivement en France. On repoussait en effet les offres de services des habitants de la colonie, dans la crainte de retarder la croissance de la région. Bien que l'enrôlement pour les colonies s'effectuât le plus souvent à Paris, les hommes venaient de diverses parties de la France. Nul ne devait être engagé s'il n'avait 16 ans ou plus et ne mesurait au moins 5 pi 6 po (1,68 m), mais on ignorait souvent ces restrictions lorsque les volontaires étaient rares. Beaucoup toutefois furent attirés par l'octroi d'une prime, et la perspective d'obtenir abri, vêtements et repas réguliers amena les pauvres et les chômeurs. Quoique l'on acceptât, exceptionnellement, des engagements limités à une période de six ans, la plupart des recrues se retrouvèrent inscrites pour la vie. Il n'est donc pas étonnant que beaucoup de soldats aient servi à Louisbourg pendant trente ou quarante ans. Certains d'entre eux, selon un gouverneur, étaient si âgés qu'ils avaient de la peine à mettre un pied devant l'autre. Les hommes qui s'étaient engagés à vie ne pouvaient quitter le service qu'une fois admissibles à l'une des deux libérations pour ancienneté accordées annuellement dans chaque compagnie, ou devenus invalides ou trop vieux pour remplir leurs fonctions. La plupart des vieux soldats ne demandaient pas leur renvoi à moins d'être tout à fait impotents, parce qu'alors seulement ils pouvaient espérer obtenir une pension. Pour beaucoup, le retour à la vie civile ne laissait pas d'autre source possible de revenu. Sans doute les autorités reconnaissaient-elles que les engagements à vie nuisaient au moral des troupes, mais elles n'étaient généralement guère disposées à consacrer temps et argent pour renvoyer chaque année en France un grand nombre d'hommes et pour recommencer toujours l'instruction de nouvelles recrues. La vie de garnison La journée du soldat, que celui-ci fût chargé de monter la garde ou de travailler aux fortifications, commençait avec le signal du réveil, à 4 heures en été et à 6 heures en hiver. Dans les établissements français qui n'avaient pas à réaliser d'importants programmes de construction, l'entraînement de la garnison pouvait se faire au début de la matinée, avant qu'on n'eût à exécuter d'autres tâches. À Louisbourg, cependant, les exercices furent interrompus en 1721, l'ingénieur s'étant plaint qu'ils amenaient un ralentissement des travaux. Bien qu'aucun document n'indique une reprise, l'entraînement recommença peut-être avec la montée de la tension entre la Grande-Bretagne et la France. L'arrêt de l'entraînement régulier signifiait toutefois que les fonctions d'un bon nombre de soldats n'auraient plus grand-chose à voir avec celles que l'on associe d'ordinaire à la vie militaire. De fait, un homme pouvait faire partie de la garnison de Louisbourg depuis vingt ans sans avoir jamais eu à tirer du mousquet, à moins d'être allé à la chasse. Il n'est donc pas étonnant qu'un nouveau gouverneur soit resté atterré, en 1739, devant l'aspect de la garnison qu'il passait en revue. Les gardes avaient été choisis pour leur mauvaise condition physique, qui les empêchait de prendre part aux durs travaux de construction, et les soldats employés comme ouvriers manquaient totalement d'allure militaire. Cette situation avait certainement de quoi alarmer l'ancien capitaine d'un bâtiment de guerre hautement discipliné. On ne chercha guère à améliorer les choses toutefois, la sécurité de la forteresse au cours des quelques années à venir exigeant que les fortifications soient achevées, ou même réparées en certains endroits. Il y avait cinq corps de garde à Louisbourg en 1744: trois aux portes de la ville et deux à l'intérieur de l'enceinte. Chacun de ces postes exigeait la présence de douze à vingt hommes, selon le nombre de sentinelles. La garde était relevée toutes les vingt-quatre heures, à 4 heures en été et à 5 heures en hiver. Chaque soldat de service devait rester en faction pendant six à huit heures au total. Les sentinelles étaient normalement relevées au bout de deux heures, mais lorsque le froid était extrême elles n'étaient postées que pour une heure à la fois. Le service de garde avait une grande importance, et la vigilance des sentinelles ne devait jamais se relâcher. En certaines circonstances, le seul fait de s'endormir ou même de s'asseoir pouvait amener une condamnation à mort. On trouvait au corps de garde d'épais manteaux pour se protéger des intempéries. Les désertions étaient rares en dépit du climat rigoureux et du travail rude, principalement parce que les hommes n'avaient nulle part où aller. Sans doute pouvait-on se réfugier quelque temps dans les forêts denses de l'île, mais Louisbourg était éloigné des autres centres. Lorsque sa tentative ne lui coûtait pas la vie, le déserteur retournait à la forteresse de lui-même, s'il n'y était ramené par une patrouille. La désertion entraînait la peine de mort devant un peloton d'exécution, mais le coupable bénéficiait parfois de la clémence de ses juges s'il pouvait démontrer qu'il avait eu un motif pressant de déserter. Avant-postes Les désertions étaient plus fréquentes et avaient de meilleures chances de réussir aux avant-postes occupés par des détachements, à Port-Toulouse et à Port-la-Joie (voir la diapositive n° 1). Comme ces deux postes étaient plus rapprochés des établissements britanniques de Canso et d'Annapolis Royal, en Nouvelle-Écosse (Acadie), ii arrivait souvent que des soldats désertent pour chercher refuge auprès de l'ennemi. Les conditions de vie sur l'île Saint-Jean étaient particulièrement mauvaises, ce qui rendait plus forte encore la tentation de déserter. En outre, les hommes envoyés aux avant-postes perdaient le supplément qu'ils auraient reçu s'ils avaient été employés à la construction de la forteresse. Dans le but de satisfaire les soldats et de réduire le nombre de désertions, le gouverneur de l'île Royale garantit à ses hommes que personne ne serait envoyé à un avant-poste pour plus d'un an. Le troisième et le plus petit de ces établissements était situé à Port-Dauphin, première capitale de la colonie. La garnison de Louisbourg fournissait aussi des troupes à la batterie Royale, située à environ 1,5 km de la forteresse, et à la batterie de l'Islet, dans le port (voir la diapositive n 2). Ces deux batteries devaient interdire l'accès du port aux vaisseaux ennemis. Avec les batteries côtières installées dans la forteresse même, elles disposaient d'une partie des pièces les plus puissantes pour la défense de Louisbourg. Le service de la batterie Royale était considéré comme un privilège par les officiers, et sans doute aussi par les hommes. Un système de rotation annuelle donnait à chaque compagnie l'occasion d'y séjourner. Chaque printemps, une compagnie entière, y compris les familles et le bétail des officiers, déménageait de la ville à la batterie. Comme il y avait d'ordinaire du travail à la batterie ou sur les routes avoisinantes, les soldats pouvaient continuer à grossir leur salaire. La batterie de l'Islet n'éveillait pas autant d'enthousiasme. Bien qu'elle ne fût qu'à une petite distance de la rive, les hommes qu'on y affectait devaient y demeurer jusqu'à la fin de leur tour de service. Comme la navigation était pratiquement au point mort pendant l'hiver, on n'estimait pas nécessaire d'y laisser un effectif complet. Par conséquent, il ne restait dans l'île qu'un ou deux soldats et un concierge depuis novembre jusqu'à avril ou mai, où ils étaient enfin relevés par un plus gros détachement. Les soldats du régiment de Karrer ne demandaient pas d'affectation aux avant-postes ni aux batteries. Préoccupés avant tout de s'enrichir, ils ne montaient la garde dans la forteresse que lorsqu'une maladie ou une blessure les empêchait de travailler aux fortifications. Certes, étant donné l'honneur qu'on attachait à ce poste, les officiers du régiment demandèrent d'être envoyés pour un an à la batterie Royale, mais leur requête fut repoussée car ils avaient déjà refusé d'aller à leur tour dans les postes moins enviables. La mutinerie et le siège Jusqu'à présent, notre examen de la garnison de l'île Royale a dépeint une existence qui, si loin fut-elle de l'idéal proposé par les normes modernes, offrait néanmoins quelque nourriture, un abri ainsi qu'une liberté et un salaire supérieurs à la moyenne de l'époque -- avantages dont beaucoup de soldats n'auraient pas profité en France en qualité de civils. En 1744, toutefois, la reprise du conflit avec la Grande-Bretagne apporta des changements substantiels dans la vie quotidienne de la garnison. Toutes les permissions et les libérations furent suspendues pour la durée de la guerre. En conséquence, plusieurs hommes du régiment de Karrer et quelques soldats français furent incapables de quitter la colonie après leur temps de service. On imagine aisément leur détresse à la perspective de passer encore un autre hiver misérable dans les confins d'un Louisbourg glacé, battu par les vents. L'hiver devint encore plus insupportable par suite d'une pénurie de bois de chauffage, et les hommes trouvèrent dans leurs rations des légumes pourris. L'agitation monta encore chez certains, le gouverneur ayant manqué à sa promesse de remettre une part du butin à chacun de ceux qui avaient participé, en mai 1744, à la prise du fortin défendant le poste de pêche des Britanniques à Canso. Il se manifestait en outre un mécontentement général devant les mesures prises pour préparer la garnison en vue d'une probable offensive britannique. Pour la première fois peut-être depuis la fondation de Louisbourg, presque toute la garnison vivait à la caserne dans l'observance des règlements. Les hommes n'avaient pas été autorisés à passer l'hiver à l'extérieur de la forteresse pour couper du bois, chasser et se faire un revenu supplémentaire, comme beaucoup en avaient l'habitude. De plus, les fortifications étant quasi achevées, on prévoyait peu de travaux de construction pour 1745. Les soldats étaient donc bien près de perdre leur second salaire, et de devoir se contenter de leur maigre solde. Ainsi, la garnison de l'île Royale se voyait retirer d'un coup les privilèges que depuis longtemps elle regardait comme son dû. Avec le début de la saison froide et les revers essuyés par la France dans la guerre navale et la guerre de course, la colonie se sentit de plus en plus isolée, et l'arrivée des approvisionnements d'outre-mer ralentit considérablement. Le mécontentement se répandit, et deux jours après Noël il éclata. Les soldats du régiment de Karrer, violant la devise de leur corps, Fidelitate et honore terra et mari, se soulevèrent contre les officiers de la garnison. Peu après, les troupes françaises prêtèrent leur concours à ce crime militaire, le plus grave de tous. Malgré le rétablissement d'une paix inquiète au bout de plusieurs jours, aucune confiance n'existait plus entre les officiers et leurs hommes, et leurs relations allaient être désormais teintées de méfiance. Le 11 mai, les sentinelles aperçurent la flotte d'invasion venue de Nouvelle-Angleterre sous le commandement du colon William Pepperell. À Pointe Plate, soit à 5 km de la forteresse en descendant vers la côte, l'ennemi ne rencontra qu'une faible résistance et, au coucher du soleil, quelque deux mille hommes avaient débarqué dans l'île Royale. En France, le ministre de la Marine était d'avis que, la nouvelle du mauvais moral de la garnison et de son soulèvement étant parvenue en Nouvelle-Angleterre, on avait cru là-bas au succès possible d'une attaque. Bien que les troupes françaises et les hommes du régiment de Karrer combattirent vaillamment pendant les sept semaines de siège qui acquit la forteresse aux Britanniques, les autorités militaires de la France n'allaient pas oublier la mutinerie, d'autant plus que deux hommes du régiment de Karrer, qui avait été le premier à se révolter, étaient passés à l'ennemi avec des détails sur les difficultés que connaissait la ville assiégée. En acceptant les conditions de la reddition, les Britanniques s'engageaient à ramener la garnison vaincue en France, où la justice militaire dans toute sa rigueur attendait les chefs de la mutinerie. Au total, sept hommes moururent pour leur participation; deux autres furent condamnés à ramer leur vie durant sur les galères françaises en Méditerranée, et le dernier échappa à l'exécution en s'évadant. Dans la crainte de représailles encore plus étendues, plus de cent soldats des troupes de la Marine s'enfuirent en 1745-1746 de Rochefort, où ils étaient casernés depuis leur retour en France. La fin de Louisbourg Rendue à la France aux termes du traité d'Aix-la-Chapelle (1748), la forteresse fut reprise par les Britanniques au cours de la guerre de Sept Ans. Dans l'intervalle, l'un des ingénieurs français les plus remarquables avait dirigé la réparation et l'amélioration des ouvrages de défense, et le nombre des compagnies franches de la Marine (composées chacune de cinquante hommes à l'époque) était passé de huit à vingt-quatre; il s'y était joint des troupes de l'infanterie régulière. Ces mesures s'avérèrent toutefois insuffisantes, car en 1758 un nouveau siège remit la colonie aux Britanniques. Deux ans plus tard, le Secrétariat d'État britannique ordonna le démantèlement de la forteresse, symbole de l'ambition coloniale de la France. Cette lutte finale pour la prise de Louisbourg a certainement retardé l'avance des Britanniques sur le Saint-Laurent, et fait différer d'un an l'assaut contre Québec; toutefois, la grande forteresse avait déjà mérité une place prédominante dans les premières pages de l'histoire canadienne: son port était le troisième en Amérique du Nord pour le volume d'activités, après Boston et Philadelphie, et servait d'immense entrepôt pour le commerce avec les Antilles; en tant qu'établissement de pêche, il apportait à l'économie française une contribution supérieure à celle du commerce des fourrures au Canada; enfin, la société de Louisbourg était l'une des plus raffinées du Nouveau Monde: c'est elle en effet qui recevait la première les nouvelles et les modes les plus récentes d'Europe. Nous pouvons donc nous féliciter d'être en mesure d'admirer aujourd'hui, grâce aux travaux de reconstruction, une partie de la forteresse et de la ville qui furent jadis le fier bastion de la France, gardien de l'Atlantique Nord.