«GARDER LA COLOMBIE-BRITANNIQUE POUR LES BLANCS»: SENTIMENT ANTI-ASIATIQUE DANS L'OUEST (1858-1949) Stephen M. Beckow Le conflit entre les cultures asiatique et européenne en Amérique de Nord ne découle pas d'une série d'incidents locaux, ni ne constitue une simple suite à l'histoire mondiale. Au contraire, il est le résultat important de nombreux événements humains significatifs du dix-neuvième siècle, soit le développement des communications transocéaniques rapides, la colonisation de l'ouest de l'Amérique du Nord, la crise due à la surpopulation asiatique et les invasions des puissances européennes en Asie. Par suite de ce concours de circonstances, des centaines d'émigrants asiatiques ont traversé le Pacifique, certains à destination du Canada. Nombre d'entre eux, pleins d'espoirs de succès n'y ont trouvé que conflits. Bien qu'en si peu de temps nous ne puissions que dessiner les grandes lignes de ces questions alors si vitales, il nous faut au moins évoquer les craintes et les frustrations qui caractérisent les mouvements des deux groupes en opposition. Quand les blancs de la Colombie-Britannique mentionnent l'existence d'un «problème oriental», ils réunissent dans cette expression un mélange d'émotions et de sentiments abstraits à divers degrés. Le «problème oriental» comprend les questions économiques aussi bien que culturelles; c'est un dilemme tant sur le plan personnel que sur le plan des relations humaines. Les blancs de l'époque sentent une menace à leur mode de vie et voient la fin de leur rêve de pureté et de domination anglo-saxonne dans la partie ouest de l'Amérique du Nord britannique. Ils désignent sous le terme d'«oriental» tous ceux qui viennent d'Asie, souvent même ceux qui sont originaires du Proche-Orient. Ils y incluent aussi les «Hindous», au troisième rang des groupes asiatiques importants. Mais ce sentiment de persécution dont souffrent les blancs de la Colombie-Britannique s'adresse surtout aux Chinois et aux Japonais, et ceci pour deux raisons. La première, c'est que les immigrants de l'Inde orientale, le groupe suivant par ordre d'importance, sont encore peu nombreux par rapport aux deux autres groupes. En 1908, année de la mise en vigueur de nouvelles lois limitant le flot de l'immigration entre l'Inde et le Canada, il n'y a qu'environ 5 000 Indiens de l'Est qui sont entrés au Canada, beaucoup ne faisant que passer, en route vers les États-Unis. En 1911, le nombre d'immigrants de l'Inde orientale tombe à 2 342, comparativement à 9 021 Japonais et 27 774 Chinois. L'autre raison, c'est que ces Indiens arrivent d'une colonie de l'Empire britannique; en tant que sujets britanniques, ils risquent de tomber facilement sous le coup de lois qui ne peuvent s'appliquer aux Chinois ou aux Japonais. En outre, comme peuple soumis, ils n'ont pas la même attitude raciale agressive que plusieurs blancs prêtent aux Japonais. C'est pourquoi, nous nous limitons à ne parler que des deux principaux groupes asiatiques qui préoccupent les habitants de la Colombie-Britannique au cours de la seconde moitié du dix-neuvième siècle et de la première moitié du vingtième. Comme le dit Stanford Lyman, la situation malheureuse dans leur pays et l'attrait des possibilités offertes à l'étranger durant la deuxième moitié du dix-neuvième siècle poussent un grand nombre de Chinois à quitter leur terre natale. Pour fuir les désastres naturels et un soulèvement politique dans les provinces de Kouangtong et de Foukien, des masses d'habitants se réfugient dans les villes côtières; là, ayant vent des découvertes d'or en Californie, en 1847, une partie d'entre eux payent 25$ ou 50$ pour la traversée vers San Francisco. De là, comme commerçants et prospecteurs ils gagnent les régions aurifères. Parmi eux se trouvent, en 1858, les premiers Chinois à destination de la Colombie-Britannique, colonie de la Couronne, attirés eux aussi par de nouvelles découvertes d'or du côté du fleuve Fraser. Après les ruées vers l'or en Colombie-Britannique, l'immigration chinoise diminue. Quand elle reprend, après 1881, les Chinois viennent, non plus comme prospecteurs et marchands libres mais comme journaliers à contrat, obligés de régler la dette résultant de la traversée en travaillant dans des équipes de construction du chemin de fer. Les premières maisons de commerce, comme la compagnie Kwong Lee de Victoria, organisent l'arrivée de groupes de terrassiers à contrat. Le premier convoi important d'ouvriers est l'oeuvre de l'entrepreneur principal de l'Ouest, Andrew Onderdonk, qui fait venir au Canada, entre 1881 et 1884, près de 16 000 terrassiers pour construire la section pacifique du Canadien Pacifique. La plupart des émigrants chinois quittent leur pays avec la ferme intention d'y revenir après avoir amassé un certain capital, et il semble que la moitié de ceux qui sont venus en Colombie-Britannique avant la Première Guerre mondiale soient effectivement retournés en Chine. À la même époque, la surpopulation et les bouleversements politiques au Japon dans les districts sud de Honsyu et nord de Kiou Siou poussent les fermiers sans terre et les pêcheurs pauvres à chercher fortune à l'étranger. Comme en Chine, les invasions des impérialistes occidentaux affaiblissent le régime central, mais, contrairement aux Mandchous, le shogunat de Tokugawa ne résiste pas aux premières agitations. La dynastie impériale des Meiji est rétablie en 1867, un de ses premiers rescrits élargit la politique d'émigration. Une foule de Japonais s'installent alors dans la colonie d'Hokkaïdo, puis en Chine continentale et en Russie asiatique, et enfin dans les îles Hawaii. Pendant les années qui précèdent 1898, date de l'annexion des Hawaii aux États-Unis, les îles servent de point de transition pour les émigrants japonais qui vont aux États-Unis et au Canada. C'est pour enrayer cette source d'immigration (ainsi que celle des colonies sino-britanniques), que le Canada adopte, en 1908, un règlement refusant l'admission de tout immigrant qui n'arrive pas directement de son pays d'origine, ce qui interrompt l'immigration en provenance de l'Inde orientale. Bien que les Japonais viennent pêcher dans les eaux canadiennes dès 1877, leur nombre s'accroît lentement, et n'atteint que 1 000 environ en 1896, mais après il se multiplie rapidement. En 1901 et en 1911, cinq et dix fois ce nombre respectivement, étaient entrés au Canada. L'installation du chemin de fer du Pacifique est achevée en 1885; elle a sans doute éliminé la nécessité d'employer des groupes importants de terrassiers chinois, mais elle n'a pas enrayé le besoin de manoeuvres asiatiques dans d'autres secteurs de l'économie. Les nouvelles mines à l'intérieur, développées regulare à cause du réseau de chemins de fer et de ses embranchements, après 1885, ainsi que les industries déjà établies comme les mines de charbon et les conserveries de saumon, réclament à cor et à cri de la main-d'oeuvre orientale à bon marché. À la même époque, un nombre croissant de manoeuvres blancs de l'Est du Canada, de l'Ouest des États-Unis et de l'Europe arrivent en Colombie-Britannique. Les hommes de l'Ouest américain, en particulier les mineurs, avaient déjà travaillé avec des Orientaux, ce qui les porte à réagir avec discrimination et violence. Au cours de la plus violente émeute dirigée en 1885, contre les Chinois, vingt-huit d'entre eux sont massacrés par des grévistes à Rock Springs (Wyoming), geste qui a poussé le gouvernement américain à offrir à la Chine un dédommagement de près de 277 000$. Cet incident et sa réplique beaucoup plus faible à Vancouver, deux ans plus tard, indiquent bien que les Orientaux étaient utilisés comme boucs émissaires dans la guerre entre ouvriers et patrons. Ceux qui favorisent l'immigration des Orientaux, selon les dires répétés des porte-paroles des ouvriers, sont ceux qui profitent d'eux en les embauchant, ou ceux qui s'en servent pour semer la division dans le mouvement ouvrier. Parmi ceux qui l'encouragent, on compte les riches et les puissants : premiers ministres, banquiers, armateurs, industriels, entrepreneurs, propriétaires de ranchs et fermiers. La composition de ce groupe à changé après la Première Guerre mondiale, mais jusque là c'est un groupe de pression puissant contre l'exclusion des Orientaux. Financiers et industriels surveillent l'expansion du mouvement ouvrier avec des craintes non dissimulées. Ils se servent des travailleurs non-syndiqués en Colombie-Britannique, y inclus les Orientaux, comme arme pour désunir les rangs des syndicats ouvriers. En embauchant des non-syndiqués pour remplacer les grévistes, les employeurs intransigeants peuvent faire face aux périodes d'agitation ouvrière. Ces frictions provoquées par l'utilisation des travailleurs orientaux ne menacent pas seulement l'unité des syndicats, mais elles font aussi glisser la critique des patrons «anti-syndicalistes» vers les «briseurs de grèves» et les «coolies.» Les ouvriers se réjouissent des mesures qui privent les Asiatiques d'exercer les droits et les privilèges de la citoyenneté, et les patrons eux n'y trouvent à redire. Tous les droits civiques étant refusés aux employés asiatiques, les patrons n'ont plus aucun sentiment d'obligation quant aux conditions de travail et aux niveaux de salaires réservés à ces «étrangers.» Faute de jouir de ces droits, les ouvriers orientaux sont mis de plus en plus en plus à l'écart et perdent tout espoir de faire redresser leur situation par les politiciens en quête de votes. Mais le monde syndical s'inquiète non seulement de la diminution des niveaux de salaires, il craint aussi les répercussions générales de cette utilisation des travailleurs à contrat. Ainsi, les travailleurs prévoyaient une ère «d'esclavage industriel», si les patrons réussissaient à conserver le droit de faire venir, à contrat, des étrangers qui sont tenus de travailler dans de mauvaises conditions et à des salaires de misère. Les ouvriers blancs ne se soucient pas du sort des «coolies» sous un tel régime; si les ouvriers à contrat s'étaient contentés de postes dédaignés par les travailleurs blancs, il n'y aurait sans doute pas eu la moindre objection au travail à contrat en soi. Autrement dit, les blancs n'ont rien contre le fait que les Chinois mettent du poisson en caisse, transportent du charbon, lavent la vaisselle, soient cuisiniers ou buandiers, taches beaucoup trop «serviles» ou «déplaisantes» pour les blancs. Or, la main-d'oeuvre à contrat est importée pour occuper des postes que les ouvriers blancs convoitent. Rivaliser pour ces emplois dans un marché de travail libre équivaudrait à perdre tout ce que les ouvriers avaient réussi à obtenir au cours des derniers cent ans. Ce serait le retour à la «féodalité», la naissance d'un ordre nouveau dominé par les «barons brigands» de l'industrie. Les chefs syndicaux et les intellectuels de classe moyenne s'élèvent contre une telle évolution. Dès 1878, des groupements de travailleurs sont créés pour combattre l'immigration chinoise. La Workingman's Protective Association de Victoria annonce son intention d'obtenir «une protection mutuelle de la classe ouvrière de la Colombie-Britannique contre l'arrivée en masse de Chinois» et manifeste son désir «d'utiliser tous les moyens légitimes pour en supprimer l'immigration.» Les terribles émeutes de Vancouver en 1887 et en 1907 et la grève de Nanaimo en 1913 prouvent que les travailleurs de la Colombie-Britannique sont prêts à employer la force pour intimider les Orientaux, qui eux ne tiennent pas compte de leurs avertissements. Dans sa guerre contre l'immigration asiatique, le monde ouvrier est appuyé par deux autres groupes de Canadiens qui s'opposent ouvertement à la présence des Orientaux pour des raisons idéologiques plutôt qu'économiques; les deux groupes sont composés d'hommes d'affaires qui ne profitent pas du commerce ou de l'emploi des Orientaux, de politiciens, d'officiers de la milice, de fonctionnaires, de journalistes, de membres des professions libérales et du clergé. Le premier groupe craint la domination raciale; la Colombie-Britannique constitue à leurs yeux un avant-poste de l'Empire britannique dans le Pacifique, dont la composition anglo-saxonne est mise en danger par cette marée asiatique. Le second groupe s'inquiète du bien-être social, pour eux, la Colombie-Britannique représente un avant-poste de la chrétienté occidentale, dont les conditions de vie et les principes chrétiens sont menacés par «l'immoralité païenne.» Pendant que les travailleurs scrutent les échelles de salaires, les amis de la population anglo-saxonne étudient les tableaux d'immigration et les réformateurs religieux et sociaux dépouillent les statistiques concernant l'hygiène et le crime. Jonglant les faits fort savamment, les porte-paroles de ces deux groupes se convainquent bien que, comme l'a dit le jeune R.B. Bennett après l'émeute de Vancouver en 1907, «la Colombie-Britannique doit rester un pays réservé aux blancs.» En préparant leur stratégie, les ennemis des Orientaux font face à deux obstacles. D'abord, ils ne parviennent pas à éclairer les Canadiens de l'Est «ignorants» de la «question orientale», ni à les y intéresser malgré leurs efforts «d'éducation de l'Est.» Cela vient en partie du fait que juste avant 1920, quand l'immigration a cessé, le pourcentage des Orientaux en Colombie-Britannique, est de sept à onze pour cent, alors qu'il n'est que d'une fraction de un pour cent dans les autres provinces. Cela tient aussi du fait que le reste du Canada s'inquiète davantage des répercussions que peut avoir l'arrivée des hommes «en peaux de moutons.» Quoi qu'il en soit, la Colombie-Britannique s'est retrouvée toute seule dans sa lutte contre les Orientaux. D'autre part, les blancs anti-asiatiques sont gênés par la répartition des pouvoirs entre le fédéral et la province. Selon les clauses de l'Acte de l'Amérique de Nord britannique, l'immigration, les affaires extérieures, l'industrie et le commerce relèvent désormais du gouvernement fédéral. Les tentatives provinciales d'interdire les nationaux chinois ou d'exercer la discrimination à leur sujet sont rejetées par le gouvernement conservateur de Macdonald, car selon lui, ces questions ne relèvent pas de la compétence juridique de la Colombie-Britannique. Plus tard, le gouvernement libéral de Laurier, surestimant les possibilités de commerce avec le Japon, annule les dispositions visant uniquement les nationaux japonais. Cette situation est une source continuelle de frustrations pour les blancs anti-orientaux de cette province de l'Ouest, qui trouvent alors des moyens détournés de légiférer contre les résidents chinois et japonais. Toutes les questions de titres de propriété et de droits civiques, de travaux publics provinciaux et municipaux, de terres de la Couronne et de permis relèvent de la législature provinciale. Il était facile de libeller les lois portant sur ces domaines de façon à ce qu'elles ne s'adressent qu'aux Chinois et aux Japonais. Le gouvernement fédéral annule les lois dont l'énoncé touche les nationaux japonais, par exemple; par ailleurs, il accepte comme valides les lois provinciales qui concernent les Japonais en général. Ce petit tour de passe-passe permet aux législateurs anti-orientaux d'entreprendre une campagne de restriction de l'activité économique à l'intérieur de la province. Ainsi les adversaires de l'émigration et de l'installation des Orientaux ont deux choix : chercher à faire cesser l'immigration en provenance des pays d'Asie, ou tenter de détruire les activités économiques des Orientaux dans la province. Avant 1885, les demandes d'exclusion des Asiatiques n'ont guère de succès parce que le gouvernement fédéral reste convaincu que l'importation de groupes imposants de terrassiers est essentielle à l'achèvement du chemin de fer du Canadien Pacifique. Mais en 1884, prévoyant la fin des travaux, le gouvernement fédéral accepte d'abord de faire enquête, puis d'imposer une capitation pour les immigrants d'Asie, à raison de 50$ en 1885, puis de 100$ en 1900 et de 500$ en 1903. Cette capitation ralentit l'immigration pendant quelque temps, puis ne semble plus du tout la gêner. En 1911, des centaines de Chinois sont de nouveau arrivés dans la province; les enquêteurs constatent que cet impôt sert à augmenter les salaires de ceux qui sont déjà sur place et leur permet de subventionner l'émigration d'amis et de parents. La Première Guerre mondiale ralentit à nouveau l'immigration, néanmoins, dès sa fin, les ouvriers et les soldats démobilisés s'unissent aux fermiers, aux pêcheurs et aux petits commerçants (auxquels les Orientaux font de plus en plus concurrence) pour exiger l'exclusion des Chinois. En 1923, le gouvernement fédéral répond à ces demandes par la promulgation d'une loi qui empêche l'entrée des immigrants chinois; seulement huit sont admis au Canada entre 1925 et 1940. Il est cependant plus difficile de bloquer l'immigration japonaise au Canada. D'une part, comme membre de l'Empire britannique, le Canada doit remplir certaines obligations en raison du traité anglo-japonais de 1902. D'autre part, le gouvernement Laurier espère encourager le commerce avec le Japon. La Grande-Bretagne s'oppose aux lois adverses aux nationaux japonais, car elles nuisent aux intérêts canadiens et impériaux. À la suite des émeutes de Vancouver en 1907, les restrictions se font sous forme d'un «engagement d'honneur» entre le Canada et le Japon, ce dernier restreignant volontairement l'émigration au Canada à 400 personnes par année. Mais au fur et à mesure de l'abandon, par les Japonais canadiens, des domaines des ressources naturelles et de la construction, pour rivaliser avec les blancs dans le commerce et l'agriculture, de nouvelles protestations poussent le gouvernement fédéral à renégocier cet engagement d'honneur. En 1928, les pouvoirs discrétionnaires dans le domaine de l'immigration sont transmis aux autorités consulaires canadiennes au Japon et le nombre des immigrants est abaissé à 150 par année. Le recensement de 1931, le premier après l'adoption de la Loi de 1923, dite Chinese Exclusion Act, démontre qu'il y a dix fois plus d'hommes dans la communauté chinoise que de femmes, ce qui porte plusieurs blancs à croire que la communauté chinoise au Canada disparaîtra éventuellement. Par ailleurs, par ce même recensement, le premier depuis la modification de l'engagement d'honneur de 1928, on constate, dans la communauté japonaise, une proportion de dix hommes pour sept femmes et un taux des naissances qui semble particulièrement élevé. Les blancs apprennent, par ces chiffres, que la communauté japonaise réussira non seulement à survivre, mais aussi à se multiplier. L'Empire japonais tient une place de plus en plus menaçante sur le plan mondial et nombreux sont les habitants de la Colombie-Britannique qui préconisent une politique d'action contre l'enclave japonais dans la province. Par contre, les inquiétudes au sujet de la communauté chinoise disparaissent puisqu'on la croit moribonde, mais aussi en raison d'une soudaine sympathie envers eux à cause de l'oppression de la Chine par le Japon. Alors que l'immigration orientale est presque terminée, les blancs anti-asiatiques mettent l'accent sur la deuxième stratégie : la suppression des libertés civiques et économiques. Tout en oeuvrant pour restreindre l'immigration, ces blancs proposent de refuser le droit de vote provincial aux résidents chinois et japonais. Le refus de ce droit entraîne automatiquement certaines incapacités légales. Les Orientaux n'ont ni le droit de se présenter aux élections, ni de siéger aux commissions scolaires, ni de faire partie de jurys. En plus des conséquences directes de la perte du droit de vote, les blancs hostiles aux Asiatiques inventent d'autres pénalisations. Cette émancipation devient une condition essentielle à l'admission à certaines professions comme le droit et la pharmacie. Une entente tacite exclut les Orientaux des postes dans l'enseignement, dans la fonction publique et dans un certain nombre d'autres domaines de travail; aucun Chinois ne peut travailler aux travaux publics. L'octroi d'un permis de coupe à la main est lié à cette émancipation. Une campagne ministérielle est lancée en vue de restreindre l'émission de permis de pêche «à d'autres que les sujets britanniques blancs et les Indiens du Canada.» Une mesure purement vexatoire est incorporée à la Loi de la Colombie-Britannique, de 1924, dite Factories Act. Sous l'empire de cette loi, les blanchisseries opérant à profit entrent dans la catégorie des «usines» et doivent se plier aux heures de travail maximum imposées. Cette loi touche directement les blanchisseries chinoises dont les employés sont généralement des membres de la famille et dont la réussite dépend des heures d'ouverture les soirs et les jours de congé. Ces propositions qui deviennent des règlements ou des lois n'ayant que peu de portée économique, mais beaucoup de répercussions sociales laissent bien apparaître leur but réel caché : la discrimination contre les Orientaux. Ainsi, la fermeture des écoles de la province aux enfants chinois en 1907, et l'interdiction d'accès à la maison provinciale aux Chinois âgés et pauvres en 1936, servent à exposer la nature essentiellement discriminatoire d'un grand nombre de dispositions «de réglementation», en apparence du moins. Les syndicats ouvriers appuient plusieurs de ces initiatives. De plus, certaines techniques employées par des groupements non-syndicaux ont pris leur source dans les méthodes établies par les syndicats: l'idée d'interdire l'accès à un métier donné, par exemple, a pour origine l'établissement de professions fermées. En outre, quand les fermiers en 1921, songent à étamper les produits orientaux, ils suivent l'exemple de l'étiquette syndicale utilisée dès 1871 par les fabricants de cigares de San Francisco pour faire la distinction entre leurs produits et ceux des Orientaux. Les syndicats réussissent à faire exclure les Asiatiques des chantiers provinciaux et municipaux et des travaux miniers souterrains les mieux payés. En 1907, ils réussissent aussi à interdire l'importation de travailleurs à contrat. En 1925, ils font voter une loi sur le salaire minimum, qui réduit le nombre d'Asiatiques à salaires inférieurs dans les industries d'extraction. Certaines mesures suggérées par les syndicats ne deviennent pas des lois, entre autres, celles qui visent les hommes qui portent les cheveux serrés en queue, qui expédient les restes des morts dans un autre pays, qui portent des hottes ou qui parlent une langue autre qu'européenne. D'autres initiatives du monde ouvrier deviennent lois seulement quand les réformateurs de classe moyenne ont pris position à leur sujet. William Lyon Mackenzie King qui, en tant que sous-ministre du Travail, préside l'enquête sur les émeutes de Vancouver en 1907, puis celle sur l'entrée illégale d'immigrants asiatiques, revient de Vancouver bien décidé à limiter l'immigration orientale et à briser le trafic d'opium. Ces deux sujets sont, dans l'esprit de King, étroitement liés et dans la lutte qu'il mène plus tard, avec le juge d'Edmonton Emily Murphy («Janey Canuck»), contre les trafiquants d'opium, il dépeint les Chinois comme destructeurs de la santé et du bien-être des Canadiens. Nous devons les premières lois canadiennes sur les narcotiques aux efforts de ces deux personnes et c'est presque uniquement la communauté chinoise qui en subit les effets. Ceux qui participent au débat dénoncent la tendance anti-orientale de ce genre de dispositions et font remarquer le peu de répercussion du commerce de l'opium sur le Canada occidental, en comparaison de l'impact beaucoup plus profond des spécialités pharmaceutiques et des médicaments. Des milliers de gens, disent-ils, emploient librement et sans danger des médicaments à base d'opium. Le résultat net de la réglementation des stupéfiants n'était pas tant limiter la possibilité, pour un grand nombre de Chinois, de gagner leur vie (but de tant d'initiatives syndicales), que de dépeindre la communauté chinoise comme une délinquante sociale. D'après le mouvement ouvrier, son succès à réduire l'efficacité de la concurrence générale des Asiatiques vers 1930 et à les exclure totalement de certains métiers a modifié la situation entre les travailleurs blancs et asiatiques. Les syndicats changent de tactique au cours de cette décennie et encouragent l'affranchissement des Orientaux et les inscrivent dans les syndicats ouvriers. En 1931, le Trades and Labour Congress accepte l'affiliation des Japonais à la Camp and Mill Workers Union et en 1935, la Co-operative Commonwealth Federation (CCF), voix politique du monde ouvrier, réclame le droit de vote pour les Asiatiques. pour expliquer aux ouvriers la raison derrière cette nouvelle stratégie, un candidat de la CCF leur pose la question suivante : «Préférez-vous un Asiatique ayant droit de vote et qui devra par conséquent atteindre le même standard de vie que vous ou un Asiatique sans droit de vote dont on peut se servir pour nuire à vos syndicats et à vos conditions de travail.» Les organisations ouvrières modifient leur stratégie et diminuent l'intensité de leur campagne économique; par contre, la campagne sociale des groupements non ouvriers redouble d'ardeur et bénéficie de nombreux appuis. Au cours des années vingt, d'autres mouvements se joignent à la Asiatic Exclusion League (la force derrière les émeutes de Vancouver en 1907) et fomentent la révolte contre les Orientaux. Les Native Sons of British Columbia, la White Canada Association, et le Ku Klux Klan défraient souvent la manchette, non seulement dans la province, mais partout au Canada. Les Canadiens de l'Est voient l'agitation de la Colombie-Britannique comme un curieux phénomène, mais les journalistes et les polémistes anti-orientaux affirment le sérieux de leurs opinions. Des politiciens municipaux et provinciaux leur emboîtent le pas et expriment l'inquiétude sociale en termes plus familiers et demandent des sanctions contre les Orientaux. Mais la nouvelle situation de la Colombie- Britannique des années vingt et trente pousse les chefs de ces mouvements anti-asiatiques non-ouvriers à demander la révocation des permis accordés aux commerçants orientaux et la déportation de tous les résidents d'origine asiatique. Le président d'un comité de la législature provinciale refuse de tolérer ce genre de demande et compare les actions des politiciens locaux à celles d'Hitler. Il se dissocie de la lutte contre les Orientaux. La composition du conseil d'un des organismes anti-asiatiques reflète bien le caractère nouveau de l'opposition aux Orientaux. Au début des années trente, le conseil de la White Canada Association comptait un représentant de la Retailers Association, de la Cloverdale Farmers Association et de la Fisherman Protective Association, ainsi qu'un ingénieur agronome et un courtier en propriétés immobilières rurales. Sans l'intervention d'une guerre réelle, qui a totalement transformé la bataille livrée par ces organismes, celle-ci serait probablement restée une simple guerre de mots. L'entrée en guerre du Japon (Seconde Guerre mondiale) annoncée par le bombardement de Pearl Harbor et confirmée sur le plan domestique par la capture de la garnison canadienne à Hong Kong, rend le sentiment d'hostilité envers les Japonais non seulement légitime, mais lui confère une auréole de patriotisme. Les racistes blancs, les ennemis économiques et les politiciens raniment le sentiment anti-japonais en prenant pour cible les Canadiens d'origine japonaise. Bien que la communauté nipponne compte sur le gouvernement fédéral pour maintenir l'ordre et administrer la justice de façon impartiale, le gouvernement de William Lyon Mackenzie King néglige le bien-être de la communauté japonaise. L'administration King ordonne le retrait de tous les nationaux japonais et canadiens d'origine japonaise des régions côtières de la Colombie-Britannique. Ces familles perdent, au cours de cette déportation, tout ce qu'elles ont économisé ou construit. Le situation des Canadiens d'origine japonaise est différente de celle des Italiens et Allemands d'origine, puisque aucune distinction n'est faite entre les personnes nées à l'étranger et celles nées au Canada. Même si, après la guerre, il y a une révolution totale des attitudes qui élimine entièrement la discrimination contre les Canadiens d'origine orientale, hommes et femmes, la communauté japonaise ne reçoit, malgré les sévères malheurs subis, qu'une compensation minime pour ses pertes. Un premier ministre canadien, Lester Pearson, admet l'injustice du traitement qui leur est infligé, cependant, le problème n'a jamais été réglé de façon satisfaisante. La publicité faite aux atrocités des Nazis, la création des Nations Unies et l'adoption d'une charte des Droits de l'homme témoignent d'un changement d'attitude. La citoyenneté et les droits de franchise, jusque là refusés, sont accordés aux Chinois en 1947 et aux Japonais en 1949. L'immigration en provenance de l'Asie reprend selon des critères de compétence plutôt que de race. Sur un plan plus vaste cependant, les immigrants européens sont encore privilégiés par rapport aux Asiatiques, et les Canadiens d'ascendance orientale constatent toujours une discrimination latente et officieuse. Aucun événement n'a probablement eu une importance symbolique plus grande que l'élection du premier Canadien d'origine orientale à la Chambre des communes. Aux élections de 1957, Douglas Jung, Canadien d'origine chinoise, défait le ministre de la Défense et conserve son siège aux élections de l'année suivante. Titulaire d'un diplôme de la faculté de droit de l'Université de Colombie-Britannique, il exerce une profession jusque là fermée aux hommes et aux femmes de la même origine ethnique. Douglas Jung est un des nombreux Canadiens d'origine chinoise ou japonaise qui apportent quelque chose à la vie professionnelle, commerciale, ouvrière, sportive et récréative du Canada et qui trouvent des carrières rémunératrices dans des domaines dont les Orientaux étaient exclus pendant plusieurs générations.