Les groupes de Point Revenge habitaient de petits campements côtiers assez semblables à ceux des Indiens de la période intermédiaire, leurs prédécesseurs. On y retrouve des pointes de projectile à encoches très caractéristiques, des couteaux en pierre taillée et de petits grattoirs unguiformes. Fait curieux, presque tous ces outils et ces armes sont en chert de Ramah provenant du Labrador septentrional, bien que la plupart des campements des Indiens de la période récente, au Labrador, aient été situés au sud, loin des carrières de chert de Ramah. On se demande donc si les Indiens obtenaient ce matériau par voie d'échanges avec les Dorsétiens, ou s'ils se rendaient eux-mêmes aux carrières. Les groupes de Point Revenge exploitaient apparemment les mêmes ressources marines et terrestres que d'autres Indiens du Labrador l'avaient fait avant eux, mais il nous est encore impossible de déterminer dans quelles proportions. Nous ne savons pas non plus avec certitude ce qu'ils ont pu devenir. Plusieurs sites remontent à l'époque où les Basques et d'autres groupes exploraient le littoral du Labrador, et pourtant on n'y a découvert aucun objet d'origine européenne à Point Revenge. On a trouvé par ailleurs une armature de tente en bois, effondrée, ressemblant aux structures que construisaient les Montagnais de l'époque historique, ce qui a amené certains auteurs à supposer que le complexe de Point Revenge pouvait représenter la culture montagnaise de la période préhistorique. Pour notre part, nous retenons plutôt l'hypothèse que les groupes de Point Revenge descendaient des Indiens de la période intermédiaire, et qu'ils disparurent de la côte du Labrador juste après l'arrivée des premiers Européens, dans les années 1 500. La situation dans l'île de Terre-Neuve n'est pas moins difficile à démêler, quoique les dernières recherches aient accru largement notre connaissance de la période récente. Comme nous l'avons indiqué plus haut, les archéologues distinguent deux complexes. Le premier, celui de Beaches, rappelle le complexe de Point Revenge, plus ancien, auquel il peut être apparenté. La pierre locale remplace ici le chert de Ramah, mais les pointes de projectile, les couteaux et les grattoirs sont de forme semblable. On est également fondé à croire que les groupes de Beaches s'étaient adaptés à la vie sur la côte, car on a retrouvé très peu de leurs campements dans l'intérieur de l'île de Terre-Neuve. On n'a pas encore daté ce complexe au moyen du carbone 14, mais les archéologues sont d'avis qu'il remonte au début de la période récente et qu'il peut être apparenté à celui de Little Passage, moins ancien. Cette dernière culture, connue depuis quelques années seulement, comprend d'une part une diversité de petites pointes de projectile à soie crantée, peut-être des pointes de flèche ou des armatures terminales de harpon, et d'autre part des couteaux et des grattoirs qui ne présentent pas de grandes différences avec ceux du complexe de Beaches. Les sites et les objets façonnés du complexe de Little Passage sont situés le long des baies de Notre-Dame, de Bonavista et de la Trinité, ainsi que sur la côte sud de Terre-Neuve. On est donc fondé à croire que les groupes qui y ont vécu exploitaient les ressources aussi bien marines que terrestres, à l'instar des autres Indiens qui les avaient précédés. Cette fois encore, cependant, nous devons nous contenter, pour essayer de reconstituer leur culture, de quelques bouts d'os jetés après les repas: aucun objet façonné en matière organique n'a subsisté. Nous n'avons non plus aucun indice qui nous permette de dire ce que ces groupes sont devenus, même si nous sommes tentés de voir en eux les ancêtres des Béothuks qui ont habité Terre-Neuve à l'époque historique. Les Béothuks (d'une époque indéterminée à 1829) La présente étude porte principalement sur la période préhistorique, mais nous croyons qu'il convient néanmoins de parler des Béothuks de Terre-Neuve, même si les archéologues n'ont encore trouvé aucun site béothuk antérieur à l'établissement des Européens. Tous les renseignements que nous avons sur eux sont postérieurs à l'exploration et à la colonisation par les Européens. Il est possible que le terme Peaux-Rouges vienne de la coutume qu'avaient les Béothuks de se peindre le corps avec de l'ocre rouge. Comme ils furent parmi les premiers Indiens que les Européens aperçurent au Canada, leur pratique peut fort bien être à l'origine de l'application de ce terme à tous les autochtones du Nouveau Monde. L'ocre rouge est employée depuis fort longtemps à Terre-Neuve, et le fait que l'on a continué de s'en servir à l'époque historique est peut-être le signe qu'il faut établir un lien entre les Béothuks et les Indiens de la tradition archaïque maritime. Malheureusement, tous les indices dont nous disposons sur les origines des Béothuks sont à peu près aussi vagues que celui-là. Malgré les recherches obstinées des archéologues, on n'a encore retrouvé aucun site contenant à la fois des objets de facture autochtone et des pièces d'origine européenne. Il nous est donc impossible d'établir avec certitude qui sont les ancêtres des Béothuks de l'époque historique. Nous sommes portés à croire que certaines cultures des Indiens de l'époque récente, en particulier celles de la côte nord-est et de la côte sud, ont pu être à l'origine de la tradition des Béothuks, mais seules des recherches plus poussées, avec un peu de chance, apporteront une réponse à cette question. Les archéologues ont fait des fouilles à quelques sites béothuks de la période historique, et nous possédons quelques écrits du début du XVIIe siècle, puis de la fin du XVIIIe siècle jusqu'au début du XIXe, qui nous aident à comprendre la culture des Béothuks. Selon ces témoignages, deux choses semblent assez claires. Premièrement, il s'est produit certains changements profonds dans la culture béothuque entre l'époque des premiers contacts avec les Européens et le XIXe siècle; deuxièmement, les Béothuks n'étaient pas, du moins de leur propre choix, «le mystérieux peuple de l'intérieur de Terre-Neuve». Nous croyons que, à l'époque préhistorique et au temps des tout premiers contacts avec les Européens, les Béothuks passaient la plus grande partie de l'année sur la côte, où leur mode de subsistance était très semblable à celui des Indiens de l'archaïque maritime. S'ils passaient quelque temps chaque année à l'intérieur des terres (et rien ne le prouve), c'était sans doute pour de brèves périodes, pendant la migration du caribou. Il est tout à fait possible qu'ils aient vécu toute l'année sur la côte, et que seuls de petits groupes de chasseurs aient quitté le village pour aller intercepter le caribou. Ainsi, en novembre 1612, John Guy visita un campement béothuk de la baie de la Trinité où il remarqua, entre autres choses, «douze sabots de wapitis fraîchement tués». Nous avons donc au moins quelques indices qui portent à croire à une longue occupation de la côte, peut-être même durant une bonne partie de la saison de la chasse au caribou. En outre, presque tous les sites béothuks de l'intérieur, le long de la rivière des Exploits, remontent aux XVIIIe et XIXe siècles. Il y a peu de sites plus récents. Après que les Européens se furent établis le long des côtes de Terre-Neuve, la population béothuque diminua rapidement, jusqu'à se trouver réduite à quelques bandes confinées aux environs de la rivière des Exploits. La plupart des descriptions de la culture béothuque sont fondées sur l'observation de ces groupes déplacés. Certains changements attribuables à l'arrivée des Européens, comme l'acquisition du fer, furent rapidement acceptés par les Béothuks, auxquels ils s'avérèrent d'ailleurs profitables; d'autres, toutefois, leur furent nettement néfastes. Les Européens s'établirent en des endroits du littoral de Terre-Neuve où ils pouvaient facilement pêcher, chasser le phoque, se procurer de l'eau douce et se protéger des intempéries -- toutes choses dont les Béothuks avaient besoin pour survivre. En leur ôtant l'accès aux ressources côtières, que ces populations autochtones exploitaient peut-être depuis des millénaires, les Européens scellèrent sans aucun doute le destin des Béothuks dès le début de la période historique. Il est difficile, sinon impossible, de se contenter des maigres ressources de l'intérieur de Terre-Neuve pour subsister; à ce régime, les Béothuks survécurent moins de deux cents ans. D'autres facteurs, comme les maladies européennes qui ont décimé tant de peuples du Nouveau Monde, jouaient aussi contre eux. Nous savons que beaucoup de Béothuks moururent de tuberculose. Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, au moment où l'on fit plusieurs tentatives en vue de les soustraire à l'extinction, les Béothuks n'intéressaient nullement les Européens. On faisait très peu de troc avec eux, et on fit peu d'efforts pour les christianiser. Les efforts visant à les sauver échouèrent en partie à cause des facteurs que nous venons d'exposer, et en partie à cause des hostilités sur lesquelles on a écrit un certain nombre de livres et d'articles depuis une vingtaine d'années. La dernière Béothuque dont l'existence nous soit connue, Shanawdithit, mourut en 1829. La tradition thuléenne et les Esquimaux du Labrador (il y a 500 ans à l'époque actuelle) Les derniers groupes préhistoriques qui émigrèrent au Labrador étaient une race arctique dont les descendants peuplent toujours la côte. Ils descendirent du nord, comme avant eux les Paléo-Esquimaux, et trouvèrent probablement une terre d'où les humains étaient absents, mais où le gibier foisonnait. Ces groupes étaient toutefois différents de leurs prédécesseurs paléo-esquimaux, car ils arrivèrent au Labrador dans de grandes embarcations en peaux qu'ils appelaient des oumiaks, et aussi dans des kayaks, plus mobiles et beaucoup plus légers; ils amenaient avec eux des chiens et des traîneaux. Contrairement aux Paléo-Esquimaux, ils chassaient régulièrement le bélouga, tout en continuant de prendre des mammifères et des oiseaux marins, des poissons et des mammifères terrestres. À une certaine époque, peut-être vers le milieu du XVIIe siècle ces groupes, qui avaient vécu jusque-là dans des villages composés de petites maisons ovales, commencèrent à construire des habitations de plus en plus grandes. Au milieu du XVIIIe siècle, ils vivaient par maisonnées de plusieurs familles dans de grands bâtiments rectangulaires dont certains mesuraient quinze mètres sur neuf. Ce changement correspond à une légère détérioration du climat et à l'arrivée des Européens sur la côte du labrador; on a d'ailleurs pensé qu'il fallait l'attribuer à ces deux phénomènes. Certains sont d'avis que le climat et les chasseurs européens ont pu contribuer tous deux à décimer les baleines, ne laissant aux Inuit, pour survivre, que les phoques et le petit gibier. Il serait alors devenu impérieux de partager, ce qui aurait été beaucoup plus facile dans des maisons multifamiliales. Une autre hypothèse veut que ces grandes maisons se soient construites autour de «grands hommes» qui auraient acquis du prestige par suite d'un commerce fructueux avec les Européens. La vérité se situe peut-être à mi-chemin. Quoi qu'il en soit, la présence des Européens ne fut pas aussi néfaste aux Inuit du Labrador qu'aux Béothuks. Certes, les Inuit adoptèrent tout aussi volontiers certains produits des techniques européennes; toutefois, grâce peut-être à leur isolement géographique, leur mode de vie ne se trouva pas immédiatement menacé. L'influence européenne se fit cependant sentir de plus en plus au cours du XVIIIe siècle, et atteignit un point culminant, à la fin de ce siècle, avec l'établissement de comptoirs et de missions moraves à plusieurs endroits du Labrador septentrional. Les Inuit dépendirent de plus en plus des Européens pour des articles comme les balles, la poudre, même certaines denrées, et les grandes habitations communes furent remplacées par de petites maisons unifamiliales, que l'on estimait mieux convenir aux Européens. Les établissements traditionnels finirent par être abandonnés au profit de campements à proximité des missions, où il était plus facile de se procurer des marchandises. Malgré le déclin que subit l'influence des Moraves, ce mode d'établissement subsiste toujours. Les inuit du Labrador sont néanmoins parvenus à conserver une bonne partie de leur patrimoine, et ce en dépit des motoneiges, des fusils et de la télévision. Le renouveau culturel des dernières années permet de croire que beaucoup d'éléments de la culture traditionnelle se préserveront pour de nombreuses générations à venir. Résumé Nous voyons que les 9 000 ans d'histoire humaine de Terre-Neuve et du Labrador ressemblent à bien des égards à un gigantesque puzzle dont il manquerait de nombreuses pièces. Une chose est sûre: il s'est produit plusieurs migrations, y compris celle d'un premier groupe indien il y a environ 9 000 ans, et plusieurs vagues plus récentes de Paléo-Esquimaux et d'Inuit. Il se peut que les descendants des premiers Indiens se soient si bien adaptés à la côte de l'Atlantique qu'ils y aient vécu du début à la fin des périodes archaïquemaritime,intermédiaire et récente, jusqu'à l'arrivée des Européens. Il semble par ailleurs que les Paléo-Esquimaux soient venus s'y installer à deux époques, la première fois il y a 4 000 ans et la seconde il y a 2 000 ans. Ils s'établirent chaque fois en diverses parties de la province, où ils prospérèrent quelque temps avant de disparaître. Les archéologues s'interrogent toujours sur les causes de ces extinctions. En dépit de ces questions demeurées sans réponse, ou peut-être à cause d'elles, la préhistoire de Terre-Neuve et du Labrador est l'une des plus fascinantes au Canada. Les contacts entre Indiens et Esquimaux, l'existence de ces peuples à la frontière de la terre et de la mer, l'influence de la mer sur l'évolution de leur culture et d'autres sujets encore occupent actuellement l'attention des archéologues. Nous nous attendons à recueillir au cours des dix prochaines années d'importantes nouvelles informations qui, nous l'espérons, viendront ajouter à nos connaissances. Page 2 de 2 (Cliquez "suite" pour aller à la première partie)