LA TRANSFORMATION DE LA MAIN-D'OEUVRE DANS LES MARITIMES (1867-1925) D.A. Muise Introduction Les vestiges des établissements industriels jadis florissants et les innombrables mines et usines abandonnées démontrent à l'évidence que des douzaines de communautés de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick ont été profondément touchées par la transformation industrielle qui a suivi la Confédération. Seule l'Île-du-Prince-Édouard, géographiquement isolée et bien pourvue, a conservé son économie rurale fondée essentiellement sur l'agriculture et la pêche. De nombreuses communautés -- telles Amherst, New Glasgow, Sydney et Moncton -- ont abandonné leur subordination traditionnelle à la mer et aux terres, dans une virevolte qui s'est accompagnée de la transformation radicale de leur main-d'oeuvre. Au tournant du siècle, la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick comptaient une main-d'oeuvre industrielle équivalente à celle de nombreuses autres régions du pays. À cette nouvelle conjoncture, les travailleurs ont réagi de différentes façons. La période préindustrielle Les luttes entre l'Angleterre et la France pour la domination des pêcheries du nord-ouest de l'Atlantique ont déterminé la fondation des premiers centres urbains de la région. Vers l'an 1700, St John's (Terre-Neuve) devient le point de convergence de l'activité britannique. Après la réduction de ses revendications territoriales à Terre-Neuve, en exécution du traité d'Utrecht signé en 1713, la France érige la forteresse de Louisbourg sur l'île Royale (Cap Breton) pour protéger les intérêts qu'elle conserve dans la pêcherie la plus riche du monde. Un demi-siècle plus tard, plus précisément vers 1749, la rivalité persistante presse les Britanniques de fonder Halifax en réponse aux menaces exercées par Louisbourg. Choisies pour leurs emplacements stratégiques et développées pour soutenir les diverses revendications concernant les pêcheries et les territoires environnants les trois villes portuaires attirent les immigrants et deviennent des centres d'activité commerciale et politique. C'est dans ces ports actifs que les premières classes ouvrières urbaines ont émergé, créant une communauté hétérogène où s'entremêlaient spontanément et sans difficulté pêcheurs, marins, débardeurs, menuisiers, maçons fonctionnaires et nouveaux immigrants. Les activités quotidiennes de ces premiers travailleurs urbains nous sont inconnues, mais leurs fonctions ne le sont pas. Ils ont donné corps aux rêves d'un empire qui, durant le dix-huitième siècle a connu la grandeur et la décadence. La plupart d'entre eux étaient des travailleurs migrants, vendant leurs services au mieux offrant. En effet, les crises chroniques de main-d'oeuvre donnaient même aux ouvriers non qualifiés l'occasion de se déplacer librement en quête d'une vie meilleure. Ces travailleurs poursuivaient leurs rêves de liberté et de sécurité dans le Nouveau Monde, mais pour beaucoup d'entre eux, malgré des perspectives d'avenir et des salaires qui semblaient souvent meilleurs qu'en Europe, la vie dans les communautés portuaires agitées de la colonie était souvent menacée par les fluctuations saisonnières. Seuls les ouvriers aisés ou hautement qualifiés pouvaient aspirer à une vie réellement protégée contre le chômage périodique et la pauvreté. Après sa conquête du Canada en 1763 et, deux décennies plus tard, la perte de ses anciennes colonies d'Amérique, la Grande-Bretagne décida d'intégrer plus fortement les Maritimes dans l'économie impériale. Durant la plus grande partie du siècle suivant, les intérêts coloniaux devaient être subordonnés aux objectifs globaux de la politique impériale. Les habitants des Maritimes, à l'instar de tous les colons, étaient censés alimenter le système commercial de la mère-patrie et, le cas échéant, garantir la disponibilité des produits essentiels. Les produits agricoles, le bois de construction et le poisson étaient nécessaires pour soutenir la révolution industrielle de la Grande-Bretagne et satisfaire les besoins du pays durant ses guerres intermittentes avec la France. Pendant plusieurs décennies, après la guerre de l'Indépendance américaine, les producteurs des Maritimes étaient préoccupés par l'exportation du poisson, du bois et des produits agricoles de base vers les «îles du sucre» des Antilles dont les produits hautement estimés étaient autrement indisponibles en Europe. La plupart des colons arrivaient sans argent, avec juste ce qu'ils pouvaient transporter, et leur installation était souvent une dure épreuve. Le marché de l'emploi de la période préindustrielle était caractérisé par une chaîne complexe de rythmes saisonniers. Le bois était coupé durant l'hiver et transporté jusqu'aux terres inondées à la marée haute, zones dont les quais, durant les saisons de navigation, connaissaient une activité frénétique. Dans les régions rurales où les différents emplois saisonniers se complétaient l'un l'autre, un ouvrier chanceux pouvait espérer éponger ses dettes et exercer un certain contrôle sur son propre matériel agricole ou attirail de pêche. Vers le milieu du siècle la quasi-totalité des terres arables de la région était distribuée. Peu après, les fermes existantes devenant incapables d'absorber les seconde et troisième générations, des milliers d'ouvriers se virent forcés à trouver d'autres emplois dans les villes de la région. Toutefois, jusqu'à la dernière moitié du dix-neuvième siècle, la population restait en majorité rurale et orientée vers les produits de première nécessité. Dans les régions urbaines, les travailleurs devaient souvent faire face aux problèmes créés par la main-d'oeuvre excédentaire véhiculée par les vagues successives d'immigrants. Les ouvriers qualifiés assistaient à la dévaluation de leurs services, au fur et à mesure que le marché de l'emploi était envahi par des jeunes ouvriers venus des fermes environnantes et ayant pour tout bagage leur mobilité, leur adaptabilité et leur enthousiasme pour n'importe quelle forme d'emploi stable. La construction navale et le charbonnage, qui avaient commencé comme entreprises saisonnières pour une main-d'oeuvre tout-venant, ont peu à peu constitué leurs effectifs permanents et se sont imposés dans la région comme les premières industries de grande envergure. Cette tendance vers la constitution d'une main-d'oeuvre spécialisée et à plein temps devait s'observer, au cours de la seconde moitié du siècle, dans un grand nombre d'autres industries. Tant qu'elles étaient orientées vers la production des denrées essentielles destinées à des sociétés plus développées, les communautés coloniales demeuraient sensibles aux fluctuations de la demande de leurs produits. L'adjonction du bois, du charbon et des navires aux produits traditionnels de la pêche et de l'agriculture, a diversifié en quelque sorte leur économie sans pour autant modifier son cachet fondamental: une économie d'exportation. Les constructeurs de navires et armateurs réalisaient des profits considérables dans le transport des produits de base et dans l'approvisionnement des communautés coloniales en produits manufacturés. Par ailleurs, ils procuraient un gagne-pain aux milliers d'employés affectés à la construction et à l'exploitation de leurs navires. En fin de compte, leurs ressources financières jouèrent un rôle prédominant dans le passage des économies coloniales au niveau suivant de développement. Déterminés à créer des industries complémentaires, ils commencèrent à réinvestir leurs profits dans d'autres secteurs de l'économie de la région. Le service des intérêts de l'empire, objectif au demeurant satisfaisant, perdait tout son éclat aux yeux de ceux qui étaient mis au défi d'édifier une nouvelle nation. Les objectifs étaient plus ou moins déterminés dès le début, il n'empêche que les initiatives des industries manufacturières devaient finalement transformer la situation économique et politique de la région. La réaction de la main-d'oeuvre Les débuts du mouvement ouvrier dans les Maritimes ne sont pas suffisamment documentés. Des associations de travailleurs vaguement organisées ont apparu dès l'époque des guerres napoléoniennes, lorsque les gens du métier de la construction, notamment ceux qui travaillaient dans les fortifications de Halifax, bénéficièrent d'un salaire élevé durant une période d'essor stimulée par la guerre. Les débardeurs ont également réalisé un certain degré de solidarité, notamment à Saint John, où la nature saisonnière de l'exportation du bois renforçait annuellement, pendant de brèves périodes de temps, leur pouvoir de négociation. Les menuisiers de la construction navale, dans les grands centres urbains, s'organisaient occasionnellement pour résister à l'ingérence des travailleurs moins qualifiés, mais ils ne pouvaient tenir ferme que lorsque leurs services étaient fortement demandés. S'ils étaient intensément surpassés en nombre par des travailleurs disposés à accepter des salaires plus bas, ou si la demande de navires passait par l'une de ses périodes cycliques de déclin, ils avaient plus de difficulté à avoir le dernier mot. Les premières organisations ouvrières recherchaient une certaine protection mutuelle contre les tribulations du chômage saisonnier, des accidents de travail et de la vieillesse. Associations bénévoles inspirées surtout par un sentiment de fraternité, elles tentaient rarement d'établir les conditions de travail aux termes d'une convention collective. Tels qu'ils étaient, les syndicats d'avant la Confédération luttaient contre des forces insurmontables. Les ouvriers pouvaient occasionnellement empêcher les réductions salariales arbitraires, en cessant spontanément le travail, mais ils n'avaient pas le droit de former des organisations permanentes ou efficaces, celles-ci étant bannies par une législation calquée sur la jurisprudence britannique. Les employeurs pouvaient faire appel à l'armée pour mettre la loi en vigueur, si jamais les ouvriers protestaient contre leur position de subordonnés, et les gouvernements, qui étaient dominés par les grands commerçants et les classes possédantes, répondaient promptement à ces appels. Dans une période pré-démocratique, les ouvriers ne pouvaient que se soumettre, bon gré mal gré, au despotisme et parfois à la force brutale de la loi. Leur unique solution de rechange, indépendamment de la rébellion, était de se tourner vers des horizons plus accueillants, souvent les États-Unis, où il était toujours plus facile de promettre un emploi que de le donner. La main-d'oeuvre des Maritimes est restée extraordinairement migrante durant tout le dix-neuvième siècle. Par ailleurs, extrêmement versatile, elle échappait au contrôle des employeurs aussi bien qu'au contrôle des organisateurs syndicaux qui tentaient d'en déterminer le nombre en vue d'une négociation collective efficace. Étant relativement peu nombreux et fort éparpillés, les travailleurs urbains, quelle que fût leur situation, eurent beaucoup de difficulté à s'organiser en une classe distincte. La disponibilité croissante des travailleurs provenant de la région et de l'étranger et l'introduction des technologies nouvelles ont concouru à donner plus d'ampleur à la domination patronale. Devant ce marché du travail, à la fois libre et capitaliste, les ouvriers qualifiés se trouvèrent forcés à défendre collectivement les droits limités dont ils jouissaient à l'intérieur du système. Dans les conflits de travail qui devaient se produire, les travailleurs des Maritimes adoptèrent, dans la plupart des cas, les mêmes stratégies que leurs collègues de Grande-Bretagne et d'Amérique du Nord, parce qu'ils étaient gagnés aux théories et aux pratiques qui, partout au monde, accompagnaient le processus de l'industrialisation qui a marqué le dernier tiers du dix-neuvième siècle. La grandeur et la décadence des industries des Maritimes L'expansion spectaculaire du commerce mondial vers le milieu du siècle a stimulé la production des matières premières, compensant ainsi les pertes résultant du relâchement graduel de la protection britannique des produits coloniaux. Entre-temps, «le gouvernement responsable» faisait naître de nouveaux espoirs économiques et sociaux, tandis que le chemin de fer annonçait l'imminence du changement des sociétés coloniales. L'échec des tentatives pour la construction coopérative d'un chemin de fer «intercolonial» n'a pas empêché chaque colonie de s'embarquer dans ses propres projets ferroviaires. Halifax et Saint John trouvent dans le chemin de fer le moyen de renforcer leur contrôle de leurs arrière-pays respectifs. En Nouvelle-Écosse, une ligne construite en 1858 relie d'abord Halifax à Truro et à Windsor puis, dix ans plus tard, à Pictou au nord et à Annapolis au sud. Durant la même période, le Nouveau-Brunswick construit des lignes entre Saint John et Shediac, Saint John et Fredericton et Saint Andrews et Woodstock. Entrant dans le jeu un peu plus tard, l'Île-du-Prince-Édouard construit au début des années 1870 une ligne couvrant toute la longueur de l'île. Avant même que le chemin de fer «intercolonial» ne soit enfin construit en 1876 par le nouveau gouvernement du Canada, des centaines de kilomètres de voies ferrées s'entrecroisent d'un bout à l'autre de la région. Le chemin de fer change définitivement les relations entre le gouvernement et l'économie. Les subventions et les fonds budgétaires requis pour la construction et l'exploitation du réseau ferroviaire obligent les politiciens à se préoccuper de l'économie plus sérieusement que jamais. Cherchant le moyen de mettre fin à la situation précaire de la colonie -- notamment à cause du refus des États-Unis de proroger au-delà de 10 ans le terme du traité de Réciprocité de 1854 -- ils adoptent une stratégie de remplacement particulièrement ambitieuse. L'objectif essentiel poursuivi par les dirigeants des Maritimes durant les négociations de la Confédération était l'interdépendance économique des provinces et la promesse formelle de terminer le chemin de fer «intercolonial». La Confédération devait détourner l'économie des Maritimes de ses préoccupations traditionnelles centrées sur les activités portuaires et l'exportation des produits de première nécessité, pour l'orienter vers l'intérieur et plus particulièrement vers l'expansion du potentiel de l'industrie de transformation. De toute évidence, ce développement allait avoir des répercussions énormes sur la configuration de la population active des villes des Maritimes. En 1878-1879, le gouvernement récemment réélu de sir John A. Macdonald répond aux appels pour une nouvelle stratégie industrielle par sa «Politique nationale», un programme à trois volets prévoyant l'instauration de droits de douane protecteurs pour les produits manufacturés, la construction d'un réseau de chemin de fer transcontinental et local, et l'encouragement de l'immigration. Ce programme promettait de renforcer l'industrie dans d'autres communautés de l'Est, et les abondantes réserves de charbon de la Nouvelle-Écosse étaient jugées essentielles pour son succès. Espérant stabiliser le rendement de leurs investissements, les entrepreneurs des Maritimes réagissent avec enthousiasme et transfèrent leurs capitaux à de nouveaux secteurs industriels. Ces événements ont transformé rapidement l'économie de la région. Vers 1885, les Maritimes dont la population représentait moins de 20 pour cent de la population canadienne se flattaient d'avoir huit des vingt-trois filatures de coton, trois des cinq raffineries de sucre, deux des sept corderies, les deux seules aciéries et six des douze usines de laminage du Canada, sachant que cette nouvelle base industrielle était renforcée et diversifiée par toute une gamme de fabriques de lainages, de fils, de savon, de confiserie, de meubles et de machines agricoles. La production de ces secteurs a vite dépassé celle du secteur primaire, notamment en Nouvelle-Écosse où se concentrait le gros de l'industrie lourde. Parallèlement à cela, les anciennes routes côtières qui desservaient les communautés régionales étaient remplacées par un réseau ferroviaire mieux organisé. La région fut caractérisée par deux types de développement industriel, chacun étant déterminé par un ensemble distinct de paramètres géographiques. Le secteur de la métallurgie lourde et du charbonnage donna naissance à une chaîne d'entreprises industrielles le long d'un corridor couvrant le nord de la Nouvelle-Écosse et le sud du Nouveau-Brunswick. Le traitement, en vue de la réexportation, des matières premières importées -- notamment le coton et le sucre -- a déterminé l'émergence d'une seconde zone d'activité autour de Saint John et, plus au sud, autour des villes néo-écossaises, telles Halifax et Yarmouth. Ce dernier secteur tendait à s'intégrer au commerce traditionnel avec les Antilles et devait faire appel à la participation directe des entrepreneurs existants. Tablant sur l'expansion potentielle des marchés canadiens et étrangers, ces entreprises ne contribuaient que très peu au développement des ressources destinées à la consommation locale. À de rares exceptions près, elles ont toutes disparu avant le tournant du siècle, victimes d'une tendance à l'unification de la production et à la réalisation d'une capacité excédentaire. Durant les décennies correspondant au tournant du siècle, les limitations des marchés restrictifs nationaux ont intensifié la concurrence au sein du système commercial de l'Atlantique du Nord. Poursuivant incessamment l'amélioration des taux de rendement de leurs capitaux, les investisseurs canadiens se sont dirigés tout d'abord vers les grosses usines puis vers les grands centres industriels, tels que Montréal, Toronto et Hamilton, pour bénéficier des économies d'échelles et des avantages résultant de la position de ces centres à proximité des marchés importants. Au fur et à mesure que les capitaux étaient polarisés par un groupe de plus en plus restreint de géants industriels, les entreprises moins importantes et moins compétitives étaient chassées du marché. Ce phénomène devait drainer les capitaux du pays, au demeurant limités, vers le Canada central et priver les entreprises des Maritimes des capitaux dont elles disposaient. Juste au moment où son économie était intégrée à celle du Canada, la région des Maritimes commença à subir les effets de la désindustrialisation. La révolution industrielle des Maritimes, qui a fait tant de tapage, n'aura duré que l'espace d'un éclair. De toutes les industries, au demeurant nombreuses, qui pourraient servir à illustrer ce processus, il en est une qui, bien que relativement petite, se révèle particulièrement instructive. Vers les années 1880, la région de Trenton (Nouvelle-Écosse) comptait trois verreries où une main-d'oeuvre de 200 à 300 hommes et enfants produisait une large gamme d'articles destinés aux marchés régional et national. Comptant sur la protection promise par la Politique nationale, ces entreprises ont doté la région d'un ensemble de technologies et d'habiletés nouvelles qui lui permettaient de satisfaire largement ses besoins en matière d'articles en verre. Au cours des vingt années subséquentes, Diamond Glass de Montréal, alors la plus importante productrice de verre industriel du Canada, réussit à acquérir les trois compagnies locales. La prise en charge était agrémentée de promesses d'expansion et de modernisation, mais ces promesses n'ont pas empêché les trois usines de fermer leurs portes peu de temps après, victimes d'un processus d'unification qui devait priver la région de son autarcie non seulement par rapport aux produits en verre mais encore par rapport à la plupart des biens de consommation. Après avoir joui, tout au moins pendant une brève période de temps, d'une économie industrielle diversifiée, la région devenait tributaire des manufacturiers du Canada central, qui tendaient de plus en plus à ne lui assigner que les fonctions d'entreposage. Le centre de l'industrie du charbonnage et de la métallurgie lourde dans le nord de la Nouvelle-Écosse n'a pas été aussi gravement touché; néanmoins, au fur et à mesure que l'économie industrielle urbaine de la région se concentrait sur les villes du charbon et de l'acier de Cape Breton et Pictou-Cumberland, les compagnies concernées tombaient, elles aussi, sous la coupe des financiers de Montréal et de Toronto. À l'instar des produits primaires de la période commerciale antérieure, la production de charbon et d'acier était sensible aux fluctuations de la demande des marchés extérieurs. Les marchés stimulés par la construction du chemin de fer transcontinental et l'ouverture de l'Ouest canadien ont soutenu pendant un certain temps le fonctionnement des hauts fourneaux de Sydney et des usines de locomotives d'Amherst et de Moncton, mais cette situation n'était que provisoire, car sitôt que le projet toucha à sa fin, ces industries sont devenues aussi sensibles à la désindustrialisation que les industries des biens de consommation. Le déclin des secteurs de l'industrie lourde a été retardé pendant quelque temps par l'essor économique qui a accompagné la Première Guerre mondiale, mais la réduction substantielle des investissements, l'ancienneté du matériel d'exploitation et l'épuisement inexorable des réserves de charbon, tous ces facteurs ont agi de concert pour placer les industries du charbon et de l'acier de la Nouvelle-Écosse, jadis florissantes, en marge de l'économie canadienne. Rapide, décisive et fatale, cette dernière débâcle du potentiel industriel de la région, durant les années 1920, a eu sur la main-d'oeuvre locale des répercussions catastrophiques. La réaction de la main-d'oeuvre industrielle Avant la Confédération, les réactions de la main-d'oeuvre aux réductions salariales ou aux mauvaises conditions de travail tendaient à être fragmentées, même au sein du corps de métiers directement concerné. À de rares exceptions près, ces réactions n'ont jamais témoigné d'une solidarité réelle ou d'une organisation soutenue. Les ouvriers imprimeurs et les télégraphistes dans les grandes villes de la région constituaient une exception, mais il faut souligner que la nature de leur travail leur permettait de communiquer plus facilement entre eux, et les hautes qualifications dont ils faisaient preuve les rendaient difficilement remplaçables du jour au lendemain. Les succès réalisés par les ouvriers imprimeurs et les télégraphistes de Halifax et de Saint John encouragèrent d'autres corps de métiers soucieux de protéger leurs domaines de spécialisation contre les intrus, mais les premières actions collectives étaient pour la plupart défensives et dérivaient du désir de maintenir un certain contrôle sur les processus de travail. Les réactions les plus violentes ont été provoquées par les décisions unilatérales concernant la modification des pratiques établies, notamment par l'introduction des innovations technologiques qui minimisaient la valeur des habiletés acquises pendant toute une vie. Ces initiatives étaient insuffisamment coordonnées et aboutissaient rarement à des négociations collectives pour la détermination des conditions d'emploi; il n'empêche qu'elles ont résolu certains problèmes concernant les ouvriers qualifiés et, malgré leurs conséquences limitées, ont contribué dans une certaine mesure à la conscientisation de la classe ouvrière des Maritimes. L'union massive des travailleurs n'a émergé dans la région qu'après l'instauration d'un régime de développement industriel systématique. Elle a pris naissance dans les mines de charbon, où les travailleurs, exposés aux mêmes dangers et appartenant au même milieu culturel, ont fait preuve d'une solidarité sans précédent. Entre la Confédération et la fin de la Première Guerre mondiale, le nombre de mineurs est passé d'environ 800 à plus de 12 000. Les Néo-Écossais étaient gagnés graduellement aux traditions des mineurs de fond originaires de la Grande-Bretagne et recrutés avant eux. Ces mineurs britanniques ont apporté avec eux des habitudes de travail séculaires, notamment la formule des sociétés bénévoles et coopératives, qui s'est développée en réponse à l'oppression exercée par les exploitants des mines de charbon. Les réductions salariales ou les décisions unilatérales modifiant les pratiques d'usage ont provoqué des conflits occasionnels, mais aucune organisation permanente n'a été établie avant 1878-1879, date de déclaration de la Politique nationale, pour exprimer les opinions des mineurs. L'expansion qui a suivi la Confédération s'est traduite également par la disparité des taux de salaire et la détérioration des conditions de sécurité à l'intérieur des mines. Durant la grande dépression des années 1870, les exploitants des mines se sont entendus pour réduire les salaires et ont tenté, par des intrigues de couloir, de rehausser les tarifs appliqués au commerce interprovincial. En 1879, lorsque les ouvriers de la mine Cumberland Coal Company de Springhill ont débrayé pour protester contre une autre réduction des salaires, un nouveau syndicat, la Provincial Workman's Association (PWA), est né, et dans l'espace d'un an tous les mineurs de la Nouvelle-Écosse, à de rares exceptions près, y ont adhéré. Les négociations collectives pour la détermination des taux de salaires dans l'ensemble de l'industrie n'ont jamais abouti; toujours est-il que la PWA a défendu non sans succès les droits des mineurs, au cours des quatre décennies suivantes, dans les milieux de l'industrie et du gouvernement. Robert Drummond, le premier «Grand secrétaire» de la PWA, se détermina à prendre le contre-pied d'une opinion courante selon laquelle les mineurs représentaient dans la main-d'oeuvre provinciale une coterie indisciplinée, un groupe de fauteurs de troubles. Dans le journal hebdomadaire de l'Association, The Trades Journal, il soutenait incessamment que la participation sérieuse des mineurs aux décisions touchant l'industrie, et plus particulièrement les décisions ayant trait à la sécurité et aux conditions de travail dans les mines, augmenterait la productivité et améliorerait le travail et la vie des mineurs. Entièrement fidèle à l'industrie et à la règle de droit, Drummond mena la PWA à des victoires éclatantes dans la législation relative à la sécurité des travailleurs et à l'indemnisation des accidents de travail. Malheureusement pour les mineurs, cette législation n'était jamais rigoureusement appliquée et bien de bonnes lois sont restées sans effet longtemps après leur promulgation. L'aptitude de la PWA à négocier des conventions exécutoires au nom de ses membres demeurait une question confuse et considérablement débattue. L'Association n'a jamais prétendu exercer une influence à l'échelle de toute l'industrie; elle préférait plutôt traiter les problèmes de chaque mine ou localité au fur et à mesure qu'ils se posaient. Tant qu'ils approuvaient l'opinion du patronat, selon laquelle les mineurs étaient, par définition, des producteurs quasi indépendants, Drummond et son successeur James Moffatt devaient accepter les coupes sombres faites dans les salaires durant les périodes de crise. Ainsi la portée des négociations collectives concernant les salaires ou les autres conditions d'emploi est restée réduite jusqu'au jour où les leaders ont défini les relations en des termes plus agressifs. Étant donné que le secteur du charbonnage frayait les voies à l'industrialisation et à la syndicalisation dans les Maritimes, son évolution était surveillée de près par le reste de la communauté ouvrière de la région. Les tendances fondamentales des négociations collectives étaient normalement mises en avant par les mineurs avant d'être plus généralement adoptées. Pour réduire les coûts, les conglomérats canadiens, qui sont parvenus à dominer l'industrie du charbonnage de la Nouvelle-Écosse à partir de 1900, ont procédé à la mécanisation et à l'électrification des installations de fond. Cette mesure a fait perdre aux mineurs une grande partie du contrôle qu'ils exerçaient auparavant. La production croissante du charbon entre les années 1900 et 1914 augmentait occasionnellement les revenus des mineurs qualifiés mais cela n'a pas empêché la disparition graduelle de la protection législative et du pouvoir de négociation, que la PWA avait obtenus au prix de longs efforts. Les mineurs partisans de mesures plus radicales ont demandé une participation plus efficace que celle qui était offerte par la PWA. Tirant parti d'une conjoncture caractérisée par la demande de l'économie de temps de guerre et par l'intervention des dirigeants de la main-d'oeuvre du Canada central, ils ont réussi en 1918-1919, après un long et dur combat, à remplacer la PWA par la United Mine Workers of America (UMWA). Ces mineurs ont ouvert la voie à l'instauration d'un mouvement ouvrier radical dans la région. J.B. McLachlan, secrétaire permanent de l'UMWA, exhortait tous les travailleurs des Maritimes à définir leur position dans l'économie régionale selon des normes associées plus directement à leur classe sociale. Avec d'autres dirigeants de la main-d'oeuvre régionale, il tenta de sensibiliser le public à la condition servile des travailleurs sous le régime capitaliste existant. L'adoption des concepts socialistes marqua l'émergence d'un mouvement nouveau, propre à supporter puissamment les intérêts des travailleurs de la région. Malgré l'échec de leurs tentatives réitérées pour se faire repré- senter aux paliers provincial ou national avant la Première Guerre mondiale, ces nouveaux socialistes ont réussi à se faire entendre par les travailleurs. Fait encore plus important, ils ont offert à ces derniers un substitut du consensus capitaliste concernant la structure de l'économie et la place qu'ils y occupaient. Les conflits de travail, endémiques dans les mines depuis le tournant du siècle, ont proliféré au cours de la décennie qui a suivi la fin de la Première Guerre mondiale, lorsqu'une dépression généralisée imposa des mesures réductrices sur tous les plans. Dans beaucoup de secteurs, les travailleurs réclamaient le droit de choisir des représentants pour les négociations collectives. Les ouvriers hautement qualifiés ont utilisé l'organisation syndicale du travail pour répondre aux tentatives du patronat visant à neutraliser le rôle central qu'ils jouaient dans le processus de production. Au fur et à mesure que les contrats exécutoires entre les travailleurs industriels et leurs employeurs prenaient une valeur normative dans les différentes régions de l'Amérique du Nord, la tendance vers les négociations collectives gagnait des dimensions nouvelles dans les Maritimes. Les mineurs de l'industrie du charbonnage auraient pu redéfinir plus rapidement et plus clairement les relations entre le patronat et la main-d'oeuvre, mais dans l'ensemble de la région, les travailleurs menaient campagne pour exercer plus de contrôle sur leurs salaires et leurs conditions de travail. Malheureusement, cette prise de conscience ne s'est matérialisée qu'à l'époque où leur pouvoir de négociation tombait très bas sous l'action de la désindustrialisation. Conclusion Page 1 de 2 (Cliquez "suite" pour aller à la deuxième partie)