LA VIE AUX DÉBUTS DE LA CLASSE OUVRIÈRE DANS LES PRAIRIES Joe Cherwinski Même si on n'y voit qu'une seule région homogène, les trois provinces des Prairies -- le Manitoba, la Saskatchewan et l'Alberta -- montrent une très grande diversité géographique. Elles présentent des contrastes naturels, qu'il s'agisse des plaines, des montagnes, des forêts ou des déserts, et leur évolution historique a laissé d'immenses régions sauvages à peine peuplées en même temps qu'elle donnait naissance à des centres commerciaux pleins d'animation. Avant la Première Guerre mondiale, le caractère de la main-d'oeuvre différait aussi d'une province à l'autre. En 1911, par exemple, l'agriculture employait 64 pour cent des travailleurs en Saskatchewan et seulement 39 pour cent au Manitoba; en outre, tandis que la population de la Saskatchewan prenait un caractère de plus en plus rural, l'urbanisation du Manitoba s'accroissait. Les industries de fabrication employaient 8,4 pour cent des ouvriers au Manitoba, mais seulement 3,2 pour cent en Saskatchewan. Le rapport entre population rurale et population urbaine était stable en Alberta, province où l'exploitation forestière jouait par ailleurs un rôle important dans l'économie. Si l'on constate des différences importantes, il reste qu'on peut avancer certaines idées générales sur les Prairies et les ouvriers qui y vivaient. Lorsque le chemin de fer unissant le Canada central à l'Ouest fut parachevé, le blé était le principal produit agricole, celui qui rendit possible la colonisation et le développement continus de la région. Bien que le type d'expérience vécu par cette société de nouveaux arrivants dépendît dans une large mesure des saisons et des vicissitudes d'une économie fondée sur la monoculture, les Prairies offraient des perspectives virtuellement illimitées durant la période d'expansion économique qui dura, grosso modo, du milieu des années 1880 jusqu'à la Première Guerre mondiale. Durant l'été, lorsque les ouvriers accomplissaient de longues heures d'un travail fébrile, le manque de main-d'oeuvre devenait chronique dans tous les secteurs de l'économie des Prairies. On fit bien des efforts pour accroître la productivité grâce aux perfectionnements technologiques, mais l'immigration fut le moyen choisi en fin de compte pour satisfaire à la demande immédiate de travailleurs. Les gouvernements fédéral et provinciaux et les administrations locales recrutèrent des immigrants en présentant les Prairies comme un pays d'abondance. On axa la publicité sur la facilité d'obtenir des terres, des ressources et des emplois; les ouvriers et les ouvrières furent ainsi appâtés par ce qu'ils percevaient comme la chance d'améliorer leur sort. Ils vinrent de l'étranger avec la conviction que l'imagination, les sacrifices et un travail acharné les soustrairaient à la vie morne et à l'exploitation qu'ils avaient connues dans leur milieu d'origine. La mystique des Prairies canadiennes venait de sa nouveauté et de sa promesse de prospérité et de prestige. Ces immigrants introduisirent, dans la société qui commençait à naître dans les Prairies, les idées, les coutumes et la pratique acquises dans leur patrie. Si ces éléments avaient de nombreuses applications, ils n'en constituaient pas moins une source de confusion, de division, d'hostilité et de conflit. Lorsqu'il devint évident que seul un très petit nombre pouvait faire fortune rapidement, les autres cherchèrent consolation et appui dans leur propre communauté ethnique, tout en adaptant peu à peu leur bagage culturel aux circonstances nouvelles. L'une des réalités de la vie dans les Prairies était que l'économie fondée sur le blé imposait aux ouvriers un rythme saisonnier de sorte que, durant les hivers rigoureux, il y avait peu d'occasions de gagner de l'argent. Peu à peu, un nombre important de travailleurs en vinrent à se considérer comme formant une classe distincte de leurs employeurs. Ils s'aperçurent que d'autres se trouvaient dans la même situation, et cette prise de conscience eut une importance décisive dans l'émergence d'une classe ouvrière tout à fait particulière à l'Ouest canadien et qui, surtout après la Première Guerre mondiale, s'est manifestée comme une force à la fois sociale et politique. Les premiers ouvriers dans les Prairies L'exploitation commerciale des ressources naturelles et humaines commença dans les Prairies avec les activités de la Compagnie de la baie d'Hudson, dont le seul objectif était de faire avec profit le commerce des fourrures. Monopole d'origine britannique, elle domina ses concurrents dès le début du XIXe siècle; premier employeur de la région, elle embauchait tant les gens du pays que les immigrants. Dans ses postes disséminés sur tout le territoire de la terre de Rupert, des employés pour la plupart britanniques exécutaient toutes sortes de tâches liées au rassemblement, à l'emballage et au transport des fourrures. Plus nombreux encore, les simples ouvriers, dont certains venaient d'Europe et beaucoup des populations amérindiennes et métisses de la région, accomplissaient pour la compagnie des travaux ennuyeux et difficiles dans des conditions de vie spartiates. Ces hommes, faute de mieux, continuaient généralement de travailler pour la Compagnie de la baie d'Hudson jusqu'à la retraite. Cette société n'assumait aucune responsabilité concernant leur bien-être lorsqu'ils ne travaillaient plus pour elle. Les travailleurs du rail La création de la Confédération fut suivie d'une exploitation plus systématique des ressources des Prairies, grâce aux efforts considérables faits pour améliorer les communications entre le Centre et l'Ouest du Canada. La Politique nationale, avec l'importance qu'elle accordait à la colonisation de l'Ouest et aux transports, devint un des instruments de l'intégration de cette région. Entre 1880 et la Première Guerre mondiale, les chemins de fer employèrent un pourcentage assez considérable des travailleurs immigrés pour la construction de trois lignes transcontinentales et d'innombrables lignes secondaires. Pour l'immigrant, le travail pour les chemins de fer constituait souvent un premier emploi servant à recueillir des fonds pour une autre entreprise, le plus souvent l'établissement sur une concession. La construction des chemins de fer comportait des travaux divers allant des tâches les plus simples aux travaux de spécialistes tels que les arpenteurs et les ingénieurs. Les terrassiers immigrés fournissaient la force physique nécessaire pour les travaux pénibles, tandis que ceux qui parlaient anglais obtenaient généralement les meilleurs postes. Tous devaient travailler de longues heures et devaient supporter les variations climatiques extrêmes des Prairies. Les accidents étaient fréquents, surtout dans les montagnes où des hommes furent tués et blessés par les éboulements ou par le mauvais usage des explosifs. Les campements de travailleurs consistaient en tentes, en baraquements provisoires pourvus de couchettes ou en wagons couverts transformés en logement. On ne prêtait aucune attention aux plaintes concernant l'encombrement des locaux, la nourriture médiocre et les mauvaises conditions d'hygiène. Selon Thomas Shaughnessy, président de la Compagnie de chemin de fer du Pacifique canadien, «les hommes qui cherchent à travailler à la construction des chemins de fer sont, en règle générale, de ceux qui sont habitués à vivre à la dure. Ils savent, lorsqu'ils viennent travailler, qu'ils doivent s'accommoder des conditions de logement les plus primitives». Il était facile, dans les campements isolés des travailleurs, de mettre fin aux arrêts de travail par lesquels les hommes manifestaient leur mécontentement. Au besoin, la police intervenait pour que le programme de travail établi par les entreprises se poursuive comme prévu. Les conditions de vie pouvaient être mauvaises, le travail dur et dangereux, mais il n'en reste pas moins que les salaires versés aux travailleurs pour la construction du chemin de fer semblaient intéressants. Pourtant, déduction faite par les entreprises des frais de pension, de location de couvertures, de transport à destination et à partir du lieu de travail ainsi que des frais médicaux, il restait peu de chose aux travailleurs à la fin de la saison. Lorsque celle-ci se terminait au début de l'hiver, les hommes, licenciés, devaient chercher du travail ailleurs. L'entretien des chemins de fer était, par comparaison avec leur construction, une tâche moins dangereuse, mais on y employait aussi moins de gens. Là encore, les travailleurs devaient se débattre avec les traverses et les rails et déplacer à la pelle des tonnes et des tonnes de mètres cubes de ballast mais, d'habitude, ils étaient directement engagés par une compagnie de chemin de fer, plutôt que par un entrepreneur. Les conditions de vie étaient en général meilleures, car la plupart des ouvriers chargés de l'entretien pouvaient rentrer chez eux chaque soir. Pour des centaines d'employés des services et des ateliers, la gare ou la rotonde devint le centre de l'existence active. Les préposés aux billets, bagagistes, employés des messageries et commis, qui vivaient habituellement près des voies ferrées, travaillaient soit dans de petites localités dotées d'une seule gare, soit dans d'importantes localités de limite divisionnaire, telles que Winnipeg ou Calgary. Dans les grands centres, les ouvriers des ateliers de réparation: chaudronniers, machinistes et charpentiers, faisaient partie des milliers d'ouvriers employés par les chemins de fer. Les membres du personnel roulant, et notamment les chauffeurs, les serre-freins et les chefs de train, améliorèrent leur situation grâce à la création de syndicats puissants, mais ce furent les mécaniciens qui, non sans suffisance, se considérèrent comme l'élite des travailleurs du rail. En raison des compétences requises et des responsabilités qu'entraînait leur travail, ils réussirent à obtenir de bons salaires et une certaine sécurité grâce à leur haut niveau d'organisation. Les ouvriers agricoles En dépit de leur importance pour l'économie, les ouvriers agricoles saisonniers étaient tenus, tout comme les terrassiers, pour un mal nécessaire. L'agriculture était la principale industrie de la région, mais pour les agriculteurs, la main-d'oeuvre agricole n'était qu'un autre facteur contribuant aux frais de production du blé. Étant donné que l'agriculture ne requérait une forte concentration de main-d'oeuvre qu'au printemps et à l'automne, les ouvriers agricoles embauchés à plein temps étaient relativement peu nombreux. Le recensement de 1911 ne comptait en moyenne qu'un seul journalier pour quatre propriétaires ou régisseurs d'exploitations agricoles dans les Prairies, et l'on ne sait du reste pas combien de ces ouvriers travaillaient à plein temps. Comme les immigrés concessionnaires d'exploitations agricoles (lots de terre de 160 acres, les «homesteads») comptaient sur leurs proches pour minimiser les frais, les agriculteurs anglophones bien établis qui possédaient de plus grandes étendues de terrain étaient à peu près les seuls à embaucher des ouvriers permanents. (Pour connaître le rôle des enfants dans le travail agricole, on consultera le volume 32 de l'Histoire du Canada en images, La migration d'enfants britanniques.) Le salaire touché par l'ouvrier agricole était rarement proportionné à sa compétence. Le travail du journalier, qui exigeait une connaissance des soins à donner au bétail et de la conduite non seulement des instruments attelés, mais aussi des nouveaux appareils fonctionnant à l'essence, l'obligeait à passer de longues heures dans un milieu isolé. L'ouvrier employé à plein temps dans une ferme n'endurait souvent son travail que le temps voulu pour perfectionner les techniques agricoles ou pour trouver un emploi plus satisfaisant. Les femmes des agriculteurs contribuèrent largement à l'exploitation agricole des Prairies sans obtenir de rémunération financière. En 1911, les femmes étaient encore moins nombreuses du tiers par rapport aux hommes et elle étaient donc très recherchées pour servir de compagnes et faire des enfants. Les jeunes agriculteurs reconnaissaient également qu'en laissant les femmes s'occuper du bétail et de la basse-cour, il devenait possible d'étendre le champ des activités agricoles. Les colons concessionnaires provenant du continent européen étaient reconnus pour leur opinion que les femmes pouvaient trimer aussi longtemps et aussi énergiquement que les hommes tout en assumant les travaux ménagers et en s'occupant des enfants. Les agriculteurs anglophones suffisamment bien établis embauchaient des domestiques ou des aides familiales pour libérer leurs femmes; mais la demande de ces employées était toujours supérieure à l'offre. C'est ainsi qu'au Manitoba, il y avait au moins deux postes vacants pour chacun des cinq mille domestiques recensés dans cette province en 1908. De concert avec divers groupes religieux, les gouvernements fédéral et provincial réagirent à cette demande par de vigoureuses campagnes de recrutement. Ces efforts concertés eurent pour effet d'attirer de nombreuses femmes dans les Prairies, mais tout comme les journaliers, elles étaient souvent rebutées par les maigres salaires (en 1914, les gages étaient de 15$ à 21$ par mois, pension comprise), par la solitude et l'ennui de la ferme. Comme la plupart venaient de villes britanniques, elles étaient attirées par les villes des Prairies qui leur offraient des heures de travail plus courtes, de meilleurs salaires, des logements plus confortables et une vie sociale plus intéressante. La très grande majorité des ouvriers agricoles étaient employés comme saisonniers ou à temps partiel. Certains travaux à court terme tels que le débroussaillement, le ramassage des pierres et l'installation des clôtures étaient mal payés, tandis que les travaux associés à la récolte étaient bien rémunérés. De nombreux travailleurs urbains en chômage saisonnier comptaient sur l'argent que procuraient les travaux de récolte pour passer l'hiver. Même la construction ferroviaire venait parfois près de s'interrompre lorsque les ouvriers laissaient leur travail en plan pour faire la moisson. L'embauche et la répartition de milliers de moissonneurs étaient d'une importance capitale pour le bien-être économique de la région tout entière. On parcourait les villes pour réunir la main-d'oeuvre disponible et les compagnies de chemin de fer organisaient des excursions spéciales à partir de l'Ontario, du Québec et des Maritimes pour répondre à la demande créée par les moissons. Le point culminant fut atteint en 1911, lorsque le «train de la moisson» emmena trente-trois mille ouvriers dans les Prairies. On allait chercher les moissonneurs jusqu'aux États-Unis et en Grande-Bretagne et en 1906, plus de quinze mille Britanniques vinrent offrir leurs services. L'argent exerçait un puissant attrait. Comme il fallait faire vite pour moissonner dans les Prairies, les agriculteurs offraient plusieurs fois le tarif usuel pour attirer des travailleurs robustes. Les qualités exigées étaient la force, l'endurance et suffisamment de bon sens pour éviter les ennuis. Les moissonneurs effectuaient un travail éreintant du lever au coucher du soleil, six jours par semaine, et se déplaçaient d'une ferme à l'autre suivant les besoins. Une fois que les gerbes étaient mises en meulettes et que le temps commençait à se gâter, de nombreux moissonneurs rentraient chez eux. Ceux qui restaient étaient attirés par les salaires encore plus élevés qu'on payait pour le travail plus spécialisé du battage qui devait être effectué sous la menace constante des premiers gels. Si le mauvais temps n'avait pas entraîné de longues périodes sans travail et si le battage n'avait pas été remis au printemps par suite d'un hiver précoce, la plupart des travailleurs rentraient chez eux au terme de la moisson, en octobre ou en novembre, satisfaits des revenus amassés. Les ouvriers de l'industrie du bois de construction Les hommes qui ne retournaient pas dans l'Est pour l'hiver ou qui n'allaient pas peupler les villes des Prairies se rendaient souvent travailler dans les chantiers d'abattage du nord. En 1908, à l'époque où une industrie de la construction vigoureuse édifiait des villes champignons, trois mille hommes produisirent, dans la seule région de Prince Albert en Saskatchewan, 177 000 mètres cubes (75 000 000 pieds-planche) de bois de construction. Étant donné le climat rigoureux du nord caractérisé par des températures oscillant des semaines durant entre -30 C et -40 C, l'exploitation forestière était une entreprise difficile et dangereuse. Gênés dans leurs mouvements pas des vêtements lourds, les bûcherons devaient abattre les arbres dans la neige profonde. Même si les journées de travail étaient plus courtes en hiver, la plupart des travailleurs attendaient avec impatience le retour du printemps et la fin de leur isolement. Certains saisonniers étaient sans doute familiarisés avec la vie des chantiers de travail, mais pour le novice, les baraquements construits par les sociétés d'exploitation forestière étaient d'un confort bien maigre. Non seulement ils offraient une mauvaise protection contre le froid, mais l'air de l'intérieur était chargé de relents de saleté, de fumée et de vêtements sales. Les mineurs Beaucoup d'ouvriers des Prairies cherchaient à travailler dans les mines en hiver, si bien que chaque printemps, les travailleurs quittaient en masse les villes minières dans un exode semblable mais moins considérable que celui des chantiers d'abattage. Des travailleurs migrants étaient employés dans les mines, mais la majorité des mineurs saisonniers semblent avoir été des concessionnaires d'exploitation rurale qui vivaient dans le voisinage de la mine. Trois mineurs de charbon sur quatre travaillaient sous terre dans un espace réduit sujet aux affaissements et aux explosions. Des garçons de dix à dix-sept ans étaient employés comme perriers, comme graisseurs, comme aiguilleurs de chariots à charbon et comme porteurs de pics. Compte tenu du fait que l'industrie connaissait des fermetures répétées et que les mineurs couraient un risque élevé de contracter une anthracose, leur rémunération était modeste. Les salaires les plus élevés allaient aux mineurs contractuels qui étaient payés au prorata du charbon qu'ils extrayaient. Ces ouvriers étaient l'élite professionnelle des mines. Les trois quarts des mineurs des Prairies travaillaient en Alberta, notamment à Lethbridge, Drumheller, Edmonton et dans le Pas du Nid-de-Corbeau. En 1914, plus de huit mille mineurs produisirent dans cette province près de quatre millions de tonnes métriques de charbon destinées à alimenter les trains et à chauffer les habitations des Prairies. Bien que les mines fussent souvent situées dans les plus beaux endroits, le milieu dans lequel vivaient le mineur et sa famille était souvent aussi morne que son lieu de travail souterrain. Les villes minières offraient invariablement aux hommes mariés des maisons identiques, de petites dimensions, qui appartenaient à la compagnie, et des baraquements aux célibataires. De laides bâtisses utilitaires se pressaient autour du carreau dans un décor de déchets minéraux. Les mineurs étaient captifs du magasin de l'entreprise, cet établissement profiteur dont tous dépendaient vu qu'il n'y avait pas d'autre endroit où faire ses emplettes. Chose étonnante si l'on songe aux conditions de travail dangereuses et au décor repoussant, les collectivités minières des Prairies jouissaient d'une stabilité relative avant 1914. En regard des grèves nombreuses et prolongées qui frappèrent le secteur des mines de charbon en Colombie-Britannique et dans les Maritimes avant la Première Guerre mondiale, les manifestations publiques de mécontentement étaient rares dans les Prairies. L'expérience urbaine Les célibataires en particulier étaient attirés par les villes. Un agriculteur mécontent qui avait été incapable de retenir sa main-d'oeuvre se plaignait en ces termes : Les villes étaient illuminées; il y avait des gens, des spectacles de cinéma, des tavernes, des music-halls, des églises, de la vie et de la lumière électrique. La ville offrait du travail bien rémunéré; et l'horaire était régulier, c'est-à-dire tant d'heures de travail par jour, ni plus ni moins. Les soirs de la semaine et les dimanches étaient consacrés aux plaisirs et à la satisfaction égoïste des appétits. Dès 1911, 36 pour cent de la population des Prairies vivaient dans les villes qui fournissaient les biens et les services à la campagne environnante. Le principal centre urbain, Winnipeg, desservait la région toute entière, tandis que Saskatoon, Regina, Moose Jaw, Edmonton et Calgary répondaient aux besoins locaux. Pour les travailleurs migrants, la ville était un centre de recrutement pour le travail sur les chemins de fer, dans la forêt et sur la ferme, ainsi qu'un refuge social contre l'isolement rural. Mais si l'hiver sur la ferme pouvait être une période de repos pour le journalier célibataire, en ville, l'hiver pouvait être une période de chômage. Une existence aisée n'était pas garantie, et de nombreux citadins se retrouvaient également sans travail à cette époque de l'année. La concurrence était acharnée et les étrangers à l'endroit étaient accueillis par une vive hostilité. Si un travailleur migrant avait le malheur de ne pas trouver un emploi à court terme, il devait faire durer le plus longtemps possible les économies amassées au cours de l'été. Autrement, il ne lui restait que les options humiliantes de la soupe et de la prière dans un foyer de l'Armée du Salut ou de l'assistance municipale jusqu'au printemps. La langue et la compétence déterminaient non seulement la rémunération et la situation de l'ouvrier des Prairies, mais également s'il serait ou non réembauché à la reprise des travaux au printemps. Alors que la plupart des «étrangers» venaient pour exploiter la terre, bon nombre d'entre eux étaient d'abord obligés de gagner leur vie dans les chantiers d'abattage, dans la construction ferroviaire ou dans l'industrie. Lorsqu'ils allaient en ville pour chercher du travail, les non-anglophones avaient tendance à se regrouper, d'où vient que se formèrent dans la plupart des villes des Prairies des ghettos d'immigrants d'Europe orientale et centrale, dont le plus célèbre se trouvait dans la partie nord de Winnipeg. Ignorants des coutumes canadiennes, ces immigrants étaient à la merci des exploiteurs et des xénophobes. C'est pourquoi après 1913, lorsque l'économie commença à se détériorer, bon nombre furent chassés de leurs emplois. On en voulait aux Anglais nouvellement arrivés, reconnaissables à leur accent et à leurs vêtements, parce qu'ils étaient mieux reçus et qu'ils étaient généralement dans une meilleure position. Cependant, les immigrants non-anglophones devaient se rendre compte que la confiance qu'ils plaçaient dans leur propre communauté ethnique ne les mettait pas à l'abri des tribulations liées à l'établissement dans un nouveau pays. Les nouveaux venus étaient facilement exploités par les gens de même langue. Les embaucheurs sans scrupule et les escrocs les considéraient comme des proies faciles et de nombreux immigrants payaient des loyers exorbitants pour vivre dans des ghettos. Dans ces quartiers, le surpleuplement et les insuffisances des installations sanitaires favorisaient les maladies, les épidémies de variole survenues à Edmonton et à Winnipeg en 1904 en constituant les exemples les plus frappants. L'expansion urbaine qui précéda la Première Guerre mondiale permit la création de quarante cinq mille emplois en 1911. Employés comme briqueteurs, maçons, menuisiers, peintres, tapissiers, plombiers et chaudronniers, les ouvriers de la construction étaient généralement bien rémunérés vu la forte demande qui existait pour leurs services. Leur capacité salariale était cependant limitée par la nature saisonnière du travail. Phénomène symptomatique du boom, un grand nombre d'entreprises s'employèrent à répondre à une demande apparemment insatiable de matériaux de construction. C'est ainsi que les fabriques de châssis et de portes et les briqueteries occupaient toutes une demi-douzaine d'hommes ou davantage dans les services de la production et des ventes. Les usines de fabrication employaient trente mille hommes (c'est-à-dire, 5,4 pour cent de la main-d'oeuvre des Prairies) en 1911, mais comparée à celle du centre du Canada, la capacité de production des Prairies ne fut jamais très considérable. Winnipeg était la seule ville qui produisait des centaines d'articles -- allant des moteurs et des instruments de musique aux harnais et aux combinaisons de travail -- pour le marché des Prairies. D'autres centres des Prairies se spécialisaient dans le traitement des produits agricoles. Les tanneries, les abattoirs, les crémeries et les minoteries employaient des centaines de personnes lorsque leurs produits étaient en demande et que les agriculteurs pouvaient fournir les matières premières. Les femmes qui travaillaient dans les villes occupaient des postes semi-spécialisés et non spécialisés tels que commis de magasin, couturières, marchandes de modes, serveuses, caissières, blanchisseuses et aides de cuisine. Certaines étaient employées dans de petites fabriques produisant des denrées telles que vêtements, cigares et chocolats. En 1914, une femme d'âge mûr touchait entre 6,50$ et 12$ par semaine pour cinquante à soixante heures de travail. Les jeunes femmes de moins de vingt et un ans gagnaient moins d'argent du fait qu'elles étaient censées vivre chez leurs parents et les employées de restaurant touchaient un salaire amputé de la valeur des repas «gratuits» qu'elles prenaient au travail. Même les femmes qui exerçaient les professions les mieux rémunérées, par exemple dans l'enseignement, gagnaient beaucoup moins que l'ouvrier masculin moyen et seulement le tiers environ du salaire d'un ouvrier qualifié dans le secteur de la construction. Relativement peu nombreuses étaient celles qui avaient la chance de recevoir une formation d'infirmière et d'enseignante, et le nombre des emplois «propres», par exemple au service d'une compagnie de téléphone, était limité. Le salaire de la plupart des travailleurs était juste suffisant pour payer le logement, la nourriture de base et des vêtements modestes. Beaucoup de familles comptaient sur le produit de leur jardin potager ou sur la viande et les légumes fournis par des parents agriculteurs pour compléter ce qu'ils pouvaient acheter. Avec l'aide de la famille, des voisins, des amis, des associations religieuses et, au besoin, de l'assistance municipale, les travailleurs et leur famille s'arrangeaient de leur mieux. Toute personne valide de plus de quatorze ans était censée travailler; le chômage était considéré comme une honte. Sur le chantier, les ouvriers étaient tenus de travailler rapidement et sans trève, et les pauses étaient peu nombreuses. La journée de travail s'étendait de huit heures du matin à six heures du soir, à raison de cinq jours et demi ou six jours par semaine. Les périodes de repos étaient laissées à la discrétion de l'employeur, pour qui la paresse était un vice aussi grave que l'impiété. Pour éviter les accidents en milieu de travail, les employés devaient être habiles et alertes, car l'hygiène et la sécurité industrielles étaient mal réglementées. Le principe de l'indemnisation ne fut introduit qu'après la Première Guerre mondiale et les malheurs personnels tels que les blessures ou les maladies prolongées pouvaient avoir des effets désastreux du point de vue financier. Dans une telle situation, les enfants les plus âgés pouvaient être obligés d'abandonner l'école de bonne heure pour gagner leur vie. Au moins les Prairies étaient-elles exemptées des fumées et de la saleté des régions industrielles plus anciennes, ainsi que des maladies et des problèmes sociaux qui s'y rattachent. Les trois gouvernements provinciaux avaient beau réclamer à grands cris le développement de leur secteur industriel pour affranchir leur population de la sujétion saisonnière à l'agriculture, la région des Prairies n'accueillit qu'un petit nombre d'usines. Dans l'espoir d'améliorer son sort, le travailleur typique des Prairies faisait la navette entre la ferme et l'usine de la ville. Il était facile de prendre la route plus prometteuse de la ferme pour échapper aux frustrations de la vie urbaine lorsque le front pionnier et la ferme se trouvaient à deux pas de votre porte. Après plusieurs années de grande mobilité, la plupart se rendirent compte qu'ils ne pourraient jamais réaliser une amélioration appréciable de leur condition sociale et économique et finirent par s'établir à la campagne ou à la ville. Le développement d'une conscience de classe chez les ouvriers À l'exception de Winnipeg, les agglomérations des Prairies étaient petites et le peu d'importance des villes et le faible peuplement des campagnes constituaient un double obstacle pour les travailleurs désireux de se définir des objectifs communs. Ce n'était là qu'un des obstacles au développement d'un esprit de cohésion chez la classe ouvrière. Le caractère du milieu naturel des Prairies et la nature du peuplement créèrent presque autant de tensions parmi les travailleurs eux-mêmes qu'entre les classes sociales. Les nouveaux venus avaient de la difficulté à communiquer entre eux en raison du nombre de langues différentes qu'ils parlaient, et dans certains secteurs il fut donc presque impossible d'unir les ouvriers et d'en faire une force grandissante grâce à la syndicalisation. De plus, les immigrants originaires de l'Europe continentale étaient tellement désireux d'avoir un emploi qu'ils étaient prêts à accepter un niveau de vie inférieur à celui des travailleurs qui vivaient depuis plus longtemps dans les Prairies. Les ouvriers agricoles saisonniers ne s'intéressaient que médiocrement à leur travail, sinon même à la région où ils s'installaient, et certains travailleurs, notamment les immigrants de fraîche date, se raccrochaient à la croyance qu'un brillant avenir s'offrait à eux dans les Prairies. Par conséquent, il était difficile de les regrouper. De plus, le rôle joué par chacun dans la société était plus interchangeable qu'en Europe, car il arrivait que même des propriétaires soient obligés de travailler périodiquement pour le compte d'autres personnes afin d'amasser les fonds qui leur étaient nécessaires. De plus, les distinctions respectées ailleurs s'estompaient avec l'arrivée de nombreux immigrants appartenant au même niveau socio-économique; de plus, on jugeait les gens davantage sur leur mérite que sur leur provenance familiale, tendance qui déroutait ceux qui étaient habitués à un système de classes plus structuré. Malgré ce facteur d'homogénéisation, le contraste entre le niveau de la vie des ouvriers et celui de leurs employeurs devint plus manifeste au fur et à mesure que les villes des Prairies perdaient leur allure pionnière et prirent un air de stabilité et de permanence. Les commerçants aisés se firent construire des résidences confortables dans des rues écartées, bordées d'arbres et jouissant des belles vues de la localité. Ils faisaient partie des clubs de golf, de loisirs, de polo et d'hommes d'affaires, où ils organisaient les affaires de tous en fonction de leurs propres intérêts. Ils appartenaient surtout aux Églises anglicane, méthodiste et presbytérienne, voyaient leurs noms apparaître dans la rubrique mondaine des journaux et accumulaient des objets matériels, automobiles et maisons d'été, qui correspondaient à leur statut social. Page 1 de 2 (Cliquez "suite" pour aller à la deuxième partie)