LES CANADIENNES ET LA SECONDE GUERRE MONDIALE Ruth Roach Pierson Les Canadiennes apportèrent une contribution importante et diversifiée à l'effort de guerre de leur pays au cours du deuxième conflit mondial. Elles servirent en effet comme militaires, comme ouvrières d'usines et comme bénévoles. Pour la première fois dans l'histoire canadienne, les trois branches des forces armées s'ouvrirent aux femmes qui n'étaient pas infirmières. Un nombre sans précédent de femmes abandonna les tâches domestiques pour occuper un emploi rémunéré dans les secteurs publics et privés, et l'organisation du travail bénévole prit une ampleur encore jamais vue. Au cours de la guerre, quelques femmes accédèrent même à des postes conférant des responsabilités et une influence considérables. Ces faits s'inscrivent dans le cadre de la guerre, qui fut une tragédie pour les femmes dont un frère, un père, un fils, un époux, un futur époux -- au total 40 000 Canadiens -- fut tué au combat. Beaucoup de femmes perdirent aussi des parents demeurés en Europe, victimes des tueries systématiques perpétrées par les Nazis au nom de leur credo racial et politique. Laissons cependant à la plume habile de l'autobiographe ou du romancier le soin d'exprimer les horreurs indicibles de la guerre et les moments de joie ou de désespoir. Nous nous proposons ici, en étudiant la participation des femmes à l'effort de guerre du Canada, de nous faire une idée d'ensemble de l'évolution que subirent la situation et l'image des femmes au sein de la société canadienne. La société modifia-t-elle ses attentes à l'égard des femmes? Les préjugés concernant le rôle et les capacités des femmes se trouvèrent-ils ébranlés? Au nom de quelle cause ou de quel principe apporta-t-on des changements? Pouvons-nous dire que la guerre émancipa les femmes ou leur donna un statut plus élevé, ou faut-il conclure plutôt que les conditions extrêmes de cette époque mirent en lumière et renforcèrent l'attachement de la société à une division traditionnelle du travail et à une hiérarchie de l'autorité fondée sur le sexe? La situation d'avant-guerre Au début de la guerre, en septembre 1939, l'économie canadienne n'était pas encore sortie de la crise économique. Sur une population de onze millions, le chômage frappait toujours environ 900 000 travailleurs, dont 20 pour 100 de femmes selon les estimations. Bien sûr, cette grave récession n'avait pas eu les mêmes effets pour tous. Les femmes des classes moyenne et supérieure qui pouvaient s'appuyer, directement ou par l'intermédiaire de leur père ou de leur mari, sur de bons investissements ou sur une profession stable, trouvaient là l'occasion de se procurer à prix réduits une diversité de produits et de services. De fait, beaucoup de ménagères, pour la première fois depuis leur mariage, pouvaient s'offrir une domestique, un aspirateur ou une nouvelle machine à laver électrique. Celles qui jusque-là avaient été habituées au confort, mais dont le père ou le mari se retrouvait sans le sou après le krach de 1929, tombèrent par contre dans la gêne. Il serait difficile de dire qui eut le plus à souffrir de la crise, des fermières vivant dans les Prairies dévastées par la sécheresse et les sauterelles, des femmes dont le père ou le mari, ayant perdu son emploi, était forcé de recourir à l'assistance publique, des veuves, des femmes chefs de familles monoparentales ou des femmes qui, devant subvenir à leurs propres besoins, ne pouvaient trouver d'emploi. L'accès à la Fonction publique et à de nombreux secteurs de l'industrie était implicitement fermé aux femmes mariées. Les enseignantes, les employées de bureau, les téléphonistes, les vendeuses, les infirmières et les ouvrières du textile et des conserveries avaient du mal à trouver du travail. Tous les domaines ouverts aux femmes étaient frappés d'un fort taux de chômage, sauf le service de maison. Les femmes qui avaient besoin d'argent allaient faire du ménage dans les maisons des plus fortunées, et les jeunes filles dont le père était chômeur se faisaient bonnes chez les familles aisées. La demande semblait inépuisable, mais dans le service de maison, comme dans les autres types d'emplois, c'étaient les employeurs, non les employés, qui fixaient les salaires et les conditions de travail. Sans doute valait-il mieux, en général, avoir un emploi que de n'en pas avoir, mais diverses commissions d'enquête révélèrent que les femmes employées dans l'industrie du textile et les ateliers de couture étaient souvent l'objet d'une exploitation honteuse, se traduisant par des salaires très bas et de longues heures de travail à une cadence infernale. La guerre vint enfin offrir de nouvelles possibilités à celles qui avaient connu le désespoir du chômage ou l'épuisement nerveux d'un labeur mal rémunéré. Entre septembre 1939 et le milieu de 1941, l'industrie de guerre et le recrutement pour l'armée ranimèrent le marché du travail, qui se ressentait toujours de la crise économique. En juin 1941, le nombre des travailleurs s'était accru d'environ 100 000 par rapport au chiffre du recensement fédéral de 1931, mais cette augmentation «correspondait uniquement à l'amélioration générale de la situation de l'emploi». Ce n'est qu'a partir de ce moment que commença de se manifester une demande inhabituelle de main-d'oeuvre féminine à l'extérieur du foyer. Les femmes dans les forces armées Les forces armées furent les premières à percevoir la menace d'une pénurie de main-d'oeuvre. Dès le mois de juin 1940, le quartier général de la Défense nationale commença d'examiner la possibilité d'enrôler des femmes et de leur faire jouer un rôle de soutien afin de libérer le plus grand nombre d'hommes possible pour le service en campagne. Cette solution qu'envisageaient déjà les forces armées coïncidait avec le vif désir, chez des milliers de Canadiennes, de servir leur pays dans l'uniforme militaire. Ce sont les femmes de la Colombie-Britannique qui les premières témoignèrent cet empressement. Un service féminin de volontaires fut formé dans cette province en octobre 1938, sur le modèle du Women's Auxiliary Territorial Service de l'armée britannique. Les groupes paramilitaires féminins sans caractère officiel se multiplièrent après le déclenchement de la guerre; on estime qu'environ 6 700 femmes faisaient partie de ces organisations en 1941. Il s'agissait du Women's Transport Service Corps; des Women's Service Corps de la Colombie-Britannique, de l'Alberta et de la Nouvelle-Écosse; des Saskatchewan Auxiliary Territorials; du Women's Volunteer Reserve Corps of Montreal (dont les membres étaient surnommés les Canadian Beavers); du Corps de réserve national féminin; de la Réserve canadienne féminine, et enfin du Canadian Auxiliary Territorial Service of Ontario. Ces groupes présentèrent aux ministères de la Défense nationale et des Services nationaux de guerre demandes sur demandes de reconnaissance officielle. Finalement, le ministère de la Défense nationale décida de constituer son propre service féminin, et de n'utiliser les groupes paramilitaires que pour le recrutement. L'aviation fut la première force armée à ouvrir ses portes à d'autres femmes qu'aux infirmières. Le Service auxiliaire féminin de l'aviation canadienne (Canadian Women's Auxiliary Air Force) fut créé par un arrêté en conseil du 2 juillet 1941, et intégré à l'aviation dès le départ. Il prit en février 1942 le nom de Corps d'Aviation Royal Canadien (Section féminine). Cet exemple fut d'abord suivi par l'armée de terre; un arrêté en conseil du 13 août 1941 autorisait en effet la formation de la Division féminine de l'Armée Canadienne (Canadian Women's Army Corps, ou CWAC). qui ne fut toutefois intégré à l'armée active qu'en mars 1942. Enfin, le 31 juillet de la même année, fut constitué Le Corps féminin de la Marine Royale Canadienne (Women's Royal Canadian Naval Service, ou WRCNS). L'aviation et l'armée commencèrent à recruter des femmes à la fin de l'été et au début de l'automne de 1941. Pour la constitution des corps d'officiers de ces nouveaux services féminins, on donna la préférence à celles qui étaient déjà officiers des groupes paramilitaires non officiels. Ces organisations fournirent aussi beaucoup de recrues, attirées par la vie militaire et ses symboles. Une étude effectuée par l'armée en 1943 révéla que les femmes s'engageaient surtout par patriotisme. D'autres motifs jouaient également un rôle, comme le désir d'être près d'une amie ou de l'homme de sa vie, celui aussi d'échapper à l'isolement de la campagne ou à la vie de petite ville et de voir le monde. Il ne faut pas sous-estimer non plus les raisons d'ordre économique, pour celles qui cherchaient l'occasion d'apprendre un nouveau métier. L'aviation, l'armée et la marine employaient les femmes dans les équipes au sol, derrière les bureaux et sur la côte, afin de libérer les hommes pour le combat. On le voit d'ailleurs aux devises des services féminins: «Nous servons pour que les hommes puissent voler»; «Nous servons pour que les hommes puissent combattre»; «Nous sommes les femmes qui servent les hommes qui servent les canons». Les fonctions offertes aux femmes qui s'engageaient dans l'armée étaient toutes auxiliaires. Leur nombre augmenta toutefois avec le temps. La Section féminine du CARC, qui comptait au début onze métiers de base, en réunissait cinquante en février 1943. Dans l'armée de terre, on finit par affecter quelques femmes au service en campagne avec des unités de la défense côtière, après les avoir entraînées, à compter de 1943, à servir auprès des régiments de défense antiaérienne, en qualité d'opératrices de cinéthéodolite (chargées de vérifier la précision des altitélémètres et des canons antiaériens), ainsi que de radiophonistes et de traceuses-téléphonistes dans les salles de contrôle de tir. La propagande de recrutement pouvait toutefois continuer d'assurer aux jeunes Canadiennes qu'elles ne seraient pas appelées à servir «sur la ligne de feu. Il n'est pas question que vous tiriez du fusil ou que vous lanciez des grenades». En mars 1945, les femmes engagées dans l'armée se trouvaient représentées dans cinquante-cinq groupes de métiers, en plus des affectations de service général ne donnant pas droit à la solde de spécialité; on comptait dans cette dernière catégorie les conductrices sans formation technique, les blanchisseuses, les aides-infirmières, les ordonnances, les aides de cantine, les serveuses et les commis d'administration. Même chez les femmes de métier, la grande majorité était affectée aux bureaux ou aux cuisines. En mars 1945, 70 pour 100 des femmes de métier de l'armée en poste en Amérique du Nord remplissaient des taches de commis (62,4 pour 100) ou de cuisinières (8 pour 100); nous atteignons près de 90 pour 100 (88,6) si nous ajoutons aux chiffres précédents les 6,9 pour 100 qui étaient magasiniers; 4,5 pour 100, standardistes; 2,7 pour 100, trieuses de lettres; 2,2 pour 100, aides-dentistes; et 1,9 pour 100, conductrices avec formation technique. Le reste des femmes de métier, soit 11,4 pour 100, se répartissait entre les quarante-six autres spécialités. La secrétaire en uniforme était le type même de la CWAC. Les deux autres forces armées présentaient dans l'ensemble la même situation. Du début à la fin de la guerre, on eut besoin surtout de commis de bureau et de cuisinières. La grande majorité des femmes engagées dans l'armée, l'aviation ou la marine se virent affectées à des fonctions qui leur étaient déjà traditionnellement réservées dans la vie civile, ou qui étaient un prolongement des soins maternels ou des travaux domestiques. Les femmes en uniforme ne recevaient pas la même solde que leurs homologues masculins. Lors de la formation des services féminins, la solde de base pour les femmes de tous grades fut fixée aux deux tiers de celle des hommes de même rang. La solde de spécialité suivait aussi une échelle sensiblement inférieure à celle qui s'appliquait aux hommes de même niveau dans un même groupe de métiers. Plus encore, les femmes ne recevaient pas d'allocations familiales. Ces inégalités suscitèrent à l'époque les protestations des femmes des forces armées, officiers et autres, et soulevèrent l'indignation du public. Ces inégalités étaient d'autant plus flagrantes que beaucoup de femmes exécutant un travail auparavant effectué par un homme s'étaient laissé dire que leur rende- ment était aussi bon, sinon meilleur, que celui de leur prédécesseur. En outre, même si les femmes acceptés dans l'armée, la marine et l'aviation n'étaient pas censées avoir d'enfants à charge, l'absence totale d'allocations familiales mécontentait «beaucoup de jeunes filles» qui jusque-là avaient «contribué au revenu familial». Le ministère de la Défense nationale, conscient que ces inégalités freinaient le recrutement chez les femmes, fut sensible à la critique. En juillet 1943, on rajusta la solde et les indemnités versées aux femmes. La solde de base atteignit 80 pour 100 de celle que recevaient les hommes de même grade, et la solde de spécialité fut portée à égalité. En outre, les femmes auraient droit désormais à des allocations pour les parents, les frères et les soeurs (mais non les maris) à charge. Ces nouvelles mesures ne supprimaient pas toutes les inégalités, mais elles allaient plus loin en ce sens que les régimes en vigueur dans l'industrie privée où l'écart des salaires et des avantages marginaux payés aux hommes et aux femmes était encore plus grand. Néanmoins, une enquête menée en 1944, révéla que les femmes des forces armées étaient toujours mécontentes que leur solde soit inférieure à celle des hommes qu'elles remplaçaient. Les officiers recruteurs se heurtaient toutefois à des obstacles plus sérieux. Il était manifeste, en effet, que des rumeurs mettant en doute la moralité des membres des services féminins décourageaient l'enrôlement. La Commission d'information en temps de guerre mena une étude sur cette «insidieuse campagne de diffamation» et en arriva à conclure que «la fréquence, la persistance et la grande diffusion» de ces rumeurs indiquaient l'existence d'un préjugé bien ancré à l'endroit des services féminins. La Commission donnait à l'imputation d'«immoralité» explication historique, faisant observer que le «point vulnérable de la femme» était la respectabilité de sa vie sexuelle, «cible que visent toujours ceux qui s'offusquent de toute étendue de ses prérogatives». Il appartenait traditionnellement aux hommes de porter l'uniforme, de marcher au pas, de se tenir au garde-à-vous et de faire le salut militaire. La femme qui adoptait un tel comportement semblait défier les conventions et «manquer de féminité», et dès lors il était aisé d'imaginer qu'elle aurait pu tout aussi bien rompre avec les préceptes de la morale. Les officiers responsables du recrutement et des relations publiques s'efforçaient de désamorcer les rumeurs en faisant valoir les aspects positifs de la vie des femmes dans les forces armées et en signalant que les jeunes recrues avaient l'approbation de leurs parents. Bravant l'opposition, qui se fit sentir jusqu'en 1945, près de 50 000 femmes habitant le Canada s'étaient engagées dans les services féminins avant leur dissolution, en 1946: 20 497 dans l'armée de terre, 16 221 dans le CARC, et 6 665 dans la Marine royale. Les services infirmiers des trois forces armées en réunissaient encore 4 439. L'ensemble de ces femmes représentait environ 2 pour 100 de la population féminine du Canada âgée de quinze à quarante-cinq ans. Certaines d'entre elles avaient été en poste à l'extérieur du Canada, à Terre-Neuve et aux États-Unis. L'occasion de servir outre-mer était réservée à celles qui se distinguaient par leur ancienneté et leurs états de service. «Le premier contingent du CARC (Section féminine) partit pour le Royaume-Uni en août 1942»; celui du CWAC, en novembre de la même année, et celui du WRCNS, à la fin de 1943 seulement. À compter de mai 1944, des groupes d'élite du CWAC furent envoyés en campagne sur le continent européen pour servir à l'arrière des forces canadiennes qui prenaient part à l'invasion de l'Italie, puis de la France et de l'Allemagne. Les femmes dans la main-d'oeuvre civile Les responsables de la production civile de guerre, en retard sur les militaires, ne s'intéressèrent à la possibilité d'employer une main-d'oeuvre féminine qu'à l'été de 1941. Le Comité d'enquête sur le recrutement de la main-d'oeuvre, créé alors par le gouvernement fédéral, estima que, «la plus grande partie de la réserve de main-d'oeuvre masculine» étant «épuisée», «l'entière mobilisation» des «importantes réserves de main-d'oeuvre féminine du pays» était «indispensable à la poursuite de l'effort de guerre». On tint compte de cette recommandation, et le gouvernement du Canada établit en mars 1942 le Service national sélectif (SNS), chargé de la mobilisation et de la répartition de la main-d'oeuvre canadienne. Le Premier ministre Mackenzie King, dans un discours qu'il prononça alors devant le Parlement, déclara que l'embauche des femmes était la «caractéristique la plus importante du programme». Le SNS fut doté deux mois plus tard d'une Division féminine, et l'on procéda en septembre à une inscription spéciale des femmes âgées de vingt à vingt-quatre ans. Ainsi fut lancée la première étape du recrutement actif de main-d'oeuvre féminine, qui visait les jeunes femmes célibataires ou mariées sans enfants. Le SNS organisa une campagne nationale de publicité afin de faire valoir le travail dans l'industrie de guerre auprès des jeunes femmes, et de vaincre «la réticence générale, chez les employeurs, à confier aux femmes les travaux ordinairement exécutés par les hommes». Le SNS obtint des directeurs de journaux et de revues des espaces gratuits pour des textes et des illustrations sur les femmes qui occupaient un emploi dans la production de guerre. Le réseau national de Radio-Canada diffusa en outre «une série de pièces écrites expressément pour le Service national sélectif» sur le même thème. Enfin, le SNS assura le transport et l'installation de travailleuses des régions rurales dans les centres de l'industrie de guerre, principalement en Ontario et au Québec. La campagne de recrutement porta ses fruits. On estime qu'au plus fort de la présence des femmes sur le marché du travail, à l'automne de 1944, la main-d'oeuvre rémunérée à plein temps au Canada comprenait de 1 080 000 à 1 200 000 femmes. Ces chiffres ne tiennent pas compte des employées à temps partiel ni des 800 000 femmes travaillant à la ferme, qui «faisaient pleinement leur part, avec ou sans rémunération personnelle, afin de maintenir un rythme normal de production». À l'automne de 1943, abstraction faite de l'agriculture, les femmes continuaient d'être employées surtout dans le secteur des services, où leur nombre atteignait environ 439 000; 373 000 travaillaient dans les industries de fabrication; 180 000, dans le commerce et la finance; 31 000, dans le transport et les communications, et 4 000 dans la construction. La présence des femmes dans l'industrie de guerre atteignit un sommet en octobre 1943: on estima alors que 261 000 femmes prenaient part à la production de guerre, soit directement soit indirectement. Dans le premier cas, les femmes travaillaient dans les usines où l'on fabriquait des fusils, des munitions et des chars, dans la construction navale ou dans la construction aéronautique. On leur confiait de préférence les tâches d'inspection (par exemple, la plupart des obus produits par l'industrie de guerre canadienne étaient examinés par des femmes) et les «travaux délicats». La sagesse populaire de l'époque tenait en effet que, lorsqu'il s'agissait d'assembler des valves ou de minuscules éléments de détonateurs, les femmes étaient «supérieures aux hommes, à cause de leurs doigts plus petits et plus sensibles, à cause également de leur capacité de s'astreindre à de longues heures d'un travail monotone, fatigant pour les yeux». Beaucoup de femmes quittaient l'emploi qu'elles avaient occupé jusque-là pour l'industrie de guerre, qui offrait de meilleurs salaires; on put ainsi assister, entre 1941 et 1944, à l'exode de quelque 50 000 femmes auparavant employées comme domestiques. Les industries du textile et du vêtement se plaignirent aussi au gouvernement de la fuite de travailleuses. La Commission des prix et du commerce en temps de guerre (Wartime Prices and Trade Board) réagit en déclarant que la production de certaines fabriques était essentielle à l'effort de guerre, et le SNS, en tenant en 1943 des campagnes de recrutement féminin pour les industries du textile et du vêtement, dans les centres qui étaient le plus affectés par la pénurie de main-d'oeuvre. Ces mesures redressèrent quelque peu la situation, mais le ministère du Travail savait fort bien que les longues heures et les mauvaises conditions de travail, associées à un salaire peu élevé, étaient cause des problèmes. Sans doute le gouvernement et certains syndicats défendaient-ils, pour la forme, le principe d'un salaire égal pour un travail égal, mais le salaire horaire moyen des femmes employées dans l'industrie en 1944 n'atteignait en général que les deux tiers de celui des hommes (47,9 cents, par comparaison à 71,2 cents). Au milieu de 1943, on constatait des pénuries de main-d'oeuvre dans bien des sphères du secteur des services qui avaient longtemps compté sur le travail des femmes. Ces domaines étaient délaissés non seulement pour les meilleurs salaires des industries de guerre, mais aussi pour l'enrôlement dans les forces armées. Les hôpitaux, les restaurants, les hôtels, les blanchisseries et les teintureries avaient beau appeler à l'aide, la «réserve de main-d'oeuvre féminine immédiatement disponible» s'était évaporée. À l'été de 1943, le SNS commença à offrir des emplois à temps partiel aux femmes mères de famille ou chargées de diverses responsabilités domestiques. Une campagne lancée alors par le gouvernement fédéral encourageait les femmes qui avaient travaillé à la Fonction publique avant leur mariage à reprendre un emploi temporaire, à temps partiel ou à temps plein, pour combler le manque de main-d'oeuvre dans les ministères responsables de la conduite de la guerre. Les jeunes femmes célibataires avaient été les premières visées par le SNS; cependant, les femmes mariées sans enfants et les mères de famille en quête d'un emploi, y compris les mères de jeunes enfants, profitèrent aussi dès le départ des nouvelles possibilités offertes par la guerre. On découvrit en septembre 1942 que beaucoup de mères de famille travaillant dans les usines de guerre de Montréal avaient déclaré à leur employeur qu'elles étaient célibataires parce qu'elles craignaient de ne pas obtenir d'emploi autrement. À l'aube de la troisième année de guerre, le public ontarien, en particulier dans la région de Toronto, réclama du gouvernement, avec une insistance croissante, des services de garderie et de surveillance après l'école. On parlait de bébés enfermés dans des voitures en stationnement pendant que la mère ou les deux parents étaient au travail, et on s'inquiétait des enfants laissés seuls à la maison; certains voyaient même un lien entre le travail des mères et la délinquance juvénile. Garderies financées par l'État Conscient du fait que le pays avait de plus en plus besoin du travail rémunéré des femmes mères de jeunes enfants, le gouvernement du Canada prit des mesures afin de leur offrir un service de garderie pour la durée de la guerre. Un arrêté en conseil du 20 juillet 1942 autorisait le gouvernement fédéral à contribuer de moitié à l'établissement, dans les provinces intéressées, d'un service de garderie destiné à recevoir les enfants dont la mère travaillait dans l'industrie de guerre. Seules les deux provinces les plus industrialisées profitèrent des avantages que présentait l'Entente fédérale provinciale sur les garderies de guerre; l'Ontario donna officiellement son accord le 29 juillet 1942, et le Québec, le 3 du mois suivant. L'Alberta signa à son tour cette entente le 31 août 1943, sans toutefois y donner suite. Là où il fut appliqué, le programme mit du temps à prendre son essor et n'eut jamais qu'une faible étendue. Les garderies crées en vertu de cette entente commencèrent d'ouvrir en Ontario en janvier 1943, au Québec deux mois plus tard. L'accord prévoyait aussi la protection, pendant la journée, des enfants d'âge scolaire: surveillance au cours des vacances, repas chaud le midi et surveillance en dehors des heures de classe pendant l'année scolaire. On allait en outre confier les bébés et les enfants de moins de deux ans à des particuliers. En septembre 1945, l'Ontario comptait en vertu de ce programme 28 garderies recevant environ 900 enfants, et 44 organisations scolaires s'occupant de quelque 2 500 jeunes élèves. À la même époque, le Québec ne comptait que 5 garderies créées spécialement pour la guerre, toutes à Montréal; on n'y recevait en moyenne que de 115 à 120 enfants. Comme le programme voulait répondre à un besoin suscité par la guerre, les motifs qui avaient donné lieu à sa création s'évanouirent au retour de la paix. Le gouvernement du Québec mit brusquement fin à l'entente le 15 octobre 1945, malgré les protestations des organismes d'aide sociale, des sociétés catholiques de bienfaisance, des associations d'enseignantes protestantes et des mères au travail. Les garderies continuèrent à vivoter quelques mois encore en Ontario, tandis que les gouvernements fédéral et provincial et les administrations municipales cherchaient à s'en renvoyer la responsabilité. Le gouvernement fédéral retira finalement sa contribution le 30 juin 1946. Bénévolat et travail non rémunéré des femmes La contribution des Canadiennes à l'effort de guerre prit surtout la forme du travail non rémunéré à la maison et de ce qu'on appelle le bénévolat. Le travail non rémunéré des femmes au foyer était aussi essentiel à l'entretien de la plupart des familles pendant la guerre que pendant la paix, sinon davantage. La mobilisation quasi totale de la société canadienne pour la poursuite de la guerre exigeait la coopération des femmes en tant que consommatrices, cuisinières, couturières et administratrices du budget familial. En qualité de ménagères, les femmes contribuèrent à l'effort de guerre en respectant les restrictions imposées par le rationnement, en évitant le gaspillage et en recueillant, pour la production de guerre, les objets et les restes que normalement elles auraient jetés. Après 1942, les ménagères des villes en particulier durent apprendre à cuisiner avec des quantités limitées de presque toutes les denrées, depuis le lait jusqu'à la mélasse. Afin d'accroître la production alimentaire du Canada, elles cultivèrent des jardins potagers et firent des conserves. Beaucoup sans doute avaient dû s'exercer à économiser pendant la crise économique, mais celles qui avaient vécu plus à l'aise apprirent pour la première fois à reprendre de vieux vêtements afin d'en faire de nouveaux pour toute la famille, et à réduire leurs dépenses devant les limites de production qui frappaient à peu près tous les articles d'usage courant, depuis les balais jusqu'aux voitures d'enfant. Les ménagères recueillirent la vieille huile et les restes de graisse pour l'industrie des munitions, et économisèrent sou par sou pour acheter des timbres de guerre. Une affiche les incitait par exemple à récupérer bouts de métal, vieux chiffons, papier, os, verre et caoutchouc. Il fallait quelqu'un pour réunir les objets récupérables et les contributions aux bons de la Victoire, pour distribuer les cartes de rationnement et diffuser les renseignements sur la façon de réaliser les économies domestiques indispensables à l'effort de guerre. Presque tout ce travail était accompli bénévolement, au niveau local, par des femmes qui visitaient le voisinage. De fait, ces bénévoles qui travaillaient également à la maison ou à l'extérieur supportaient un vaste réseau de services et d'activités de guerre. Le ministère des Services nationaux de guerre créa une Division des services bénévoles féminins (SBF; en anglais, Women's Voluntary Services Division), à l'automne de 1941, pour coordonner ces efforts. Alors que le bureau d'Ottawa donnait directives, conseils et information, la marche du programme était assurée principalement par les centres de SBF établis dans quarante-quatre villes canadiennes, de Sydney (Nouvelle-Écosse) à Victoria, et par les organismes féminins des régions rurales. Les femmes n'avaient cependant pas attendu, pour apporter leur contribution à l'effort de guerre, que le gouvernement fédéral adopte des mesures en ce sens. Elles-mêmes en avaient pris l'initiative. Au lendemain de la déclaration de guerre, les associations féminines de toutes sortes cherchèrent des moyens de se rendre utiles à leur pays, et de nouveaux organismes virent le jour à cette fin précise. L'essentiel du travail bénévole de guerre fut ainsi accompli par des millions de Canadiennes oeuvrant au sein de milliers de sociétés et de clubs dont l'action était concertée par les centres locaux de SBF et par les organismes féminins, lesquels recevaient leurs directives du bureau d'Ottawa. Quinze des centres de SBF situés dans les villes formèrent des équipes de quartier pour les campagnes et les collectes de porte à porte, la hiérarchie des responsabilités allant des chefs de quartier aux chefs de section et aux chefs de zone, puis à la directrice des équipes de quartier, au bureau d'Ottawa. Par ailleurs, la présidente de la Commission des services de guerre des Instituts féminins du Canada parlait en ces termes du travail accompli en temps de guerre par les Canadiennes des régions rurales: À la ferme, elles ont travaillé plus fort que jamais. Elles ont conduit les tracteurs, fait les foins, fait les récoltes, cultivé de magnifiques jardins et augmenté la production d'oeufs et de volaille de tout le Canada. Elles n'en ont pas moins trouvé le temps de produire des tonnes de confitures à expédier outre-mer, ainsi que des vêtements pour les réfugiés et des milliers d'articles pour la Croix-Rouge. De 1943 à 1945, les Instituts féminins du Canada rassemblèrent «plus d'un demi-million de dollars en espèces» et confectionnèrent «à peu près le même nombre de vêtements...pour la Croix-Rouge et divers autres organismes». Après la guerre, les organismes féminins et les centres de SBF formèrent des comités chargés d'accueillir les soldats qui revenaient au foyer, et d'aider les épouses qu'ils ramenaient parfois de l'étranger à s'acclimater à leur nouveau pays. Page 1 de 2 (Cliquez "suite" pour aller à la deuxième partie)