LA POTERIE ET LA PORCELAINE DANS LES FOYERS CANADIENS À L'ÉPOQUE VICTORIENNE Elizabeth Collard Thomas Babington Macaulay, historien du XIXe siècle, affirmait qu'il fallait inspecter les tables et les étagères d'une nation pour faire revivre l'histoire. L'histoire doit saisir le quotidien. Dans ce contexte, la poterie et la porcelaine sont des documents historiques particulièrement précieux. Parce qu'ils faisaient partie du quotidien dans les foyers canadiens pendant le long règne de la reine Victoria, de 1837 à 1901, les objets en céramique éclairent les conditions sociales, culturelles et économiques de l'époque. Au début du XIXe siècle, il n'y avait certainement aucune pénurie de vaisselle en céramique pour certains Canadiens, mais de nombreuses familles n'en possédaient toujours qu'en quantités très limitées comme en témoigne Madame Nathan Taylor, citée dans une histoire d'un comté québécois de l'Estrie, Stanstead. En évoquant son enfance dans une cabane en rondins près de l'actuel village de Hatley, madame Taylor explique que la vaisselle de sa mère était jugée supérieure à celle des voisines parce que, dans les grandes occasions, sa mère pouvait rassembler «six tasses, six soucoupes et autant d'assiettes en faïence blanche». La famille utilisait d'ordinaire de la vaisselle en bois ou en étain. Madame Taylor décrivait la situation à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe. Emploi de plus en plus courant de la céramique Dans les années 1830, d'après Michael Gonder Scherck, auteur de Pen Pictures of Early Life in Upper Canada (publié en 1905, sous le pseudonyme «A. Canuck»), la plupart des gens de la campagne avaient «un service de vaisselle en faïence» . Même si les enfants de la ferme se servaient encore «de tasses et de soucoupes en étain» (Scherck parle d'étain, mais il s'agissait sans doute de métal anglais), la ménagère du début de l'époque victorienne, quelle que soit sa situation, trouvait normal de posséder de la vaisselle en terre cuite pour la table. À l'époque victorienne, grâce à l'amélioration des transports, il fut plus facile aux habitants des régions isolées de se procurer des articles fragiles comme les objets en poterie et en porcelaine. Toutefois, la réduction de prix des objets de terre cuite fut un facteur plus important encore dans la transition de la vaisselle en bois ou en métal à la vaisselle en faïence ou en porcelaine. Ce phénomène découlait de la production en série, dans le cadre de la révolution industrielle habilement exploitée par les potiers de l'époque. Les biens à prix abordables, bien sûr, se répandaient rapidement. Même sur les tables des pauvres gens, même dans les établissements les plus récents, la «vaisselle de faïence» (comme le souligne Scherck) faisait partie des articles ménagers courants. Il est révélateur qu'au début des années 1830, Joseph Pickering, dans ses conseils aux immigrants qui allaient coloniser le Haut-Canada, mentionne la poterie parmi les articles ménagers considérés comme essentiels. Ce détail corrobore les souvenirs de Scherck et révèle que les objets en céramique étaient alors plus répandus que lorsque les parents de madame Taylor et leurs voisins défrichaient la terre en Estrie dans les années 1790. Influence prépondérante Pendant tout le XIXe siècle, les faïences vendues au Canada, tant dans les nouveaux établissements que dans les villes déjà relativement anciennes de Halifax ou de Québec, provenaient surtout des poteries britanniques. Deux raisons, surtout, expliquent cet état de choses. En premier lieu, les colonies de l'Amérique du Nord britannique constituaient un marché protégé pour ces exportations. En second lieu, le Canada était tombé sous la domination britannique au moment où les potiers de Grande-Bretagne s'apprêtaient à s'emparer du marché mondial. À la fin du XVIIIe siècle, leur succès était si éclatant que l'érudit parisien Faujas de Saint-Fond faisait remarquer: ... de Paris à Petersbourg, d'Amsterdam au fond de la Suède, de Dunkerque à l'extrémité sud de la France, le voyageur est servi à chaque auberge dans de la vaisselle anglaise. L'Espagne, la Portugal et l'Italie en sont approvisionnés et des vaisseaux à destination des Indes orientales, des Antilles et de l'Amérique en sont chargés. C'est grâce à la faïence, et en particulier à la faïence couleur crème mise au point par le potier du Staffordshire, Josiah Wedgwood, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle et copiée par d'autres potiers, que les Britanniques s'étaient gagné la notoriété que mentionne Saint-Fond. Au début du XIXe siècle, leur nouvelle faïence feldspathique (l'ironstone china, faïence de grand feu, très dense, résistante et durable) et une nouvelle porcelaine du type connu maintenant sous le nom de porcelaine tendre anglaise (la bone china, moins capricieuse au four que les porcelaines anglaises antérieures) avaient encore consolidé leur position. Les potiers britanniques, de tradition plus récente que les potiers de l'Orient et de l'Europe continentale, étaient devenus à l'époque victorienne les maîtres incontestés de la production en série. Leurs produits étaient très en demande dans le monde entier. Dans les foyers canadiens, les familles en faisaient un usage quotidien. La vaisselle britannique conserva sa supériorité jusqu'à la fin du siècle, malgré le relâchement du protectionnisme amené par des lois commerciales britanniques plus libérales qui, à partir des années 1840, ouvrirent plus largement les colonies britanniques aux produits étrangers. Elle gardait sa part de marché grâce au volume des importations, à sa position déjà bien établie au Canada et aux méthodes de mise en marché dynamiques des potiers britanniques, dont certains avaient depuis longtemps des entrepôts ou des agents dans des villes comme Saint-Jean, Québec et Toronto. Même si les importateurs spécialisés en porcelaine courtisaient une clientèle raffinée en se vantant, comme Porter & Ronald de Winnipeg en 1886, de posséder un stock représentatif de la céramique du monde entier, le Canadien moyen resta dans l'ensemble fidèle à la vaisselle britannique tout au long du siècle. Le catalogue printemps-été 1889 de la maison Eaton offrait des faïences, des faïences feldspathiques et de la porcelaine anglaises. Les vaisselles étrangères n'étaient offertes qu'en porcelaine. Quant à la vaisselle fabriquée au Canada, à quelques exceptions près, elle servait seulement aux humbles fonctions de la cuisine et du garde-manger. La faïence La faïence était toujours plus en demande que la porcelaine, car elle était en général moins chère. Cette demande incitait les importateurs à en faire venir d'énormes quantités. Une publicité parue dans le Montreal Transcript (8 octobre 1844) offrait «10 000 pièces de faïence assorties, de toutes sortes». Ce lot comprenait vraisemblablement de la faïence de couleur crème - celle-là même qui avait permis aux potiers britanniques d'envahir les marchés d'Europe et d'Amérique au XVIIIe siècle. La faïence de couleur crème resta en vogue pendant tout le XIXe siècle; toutefois, une faïence plus blanche d'aspect caractérise mieux l'époque victorienne. Tout comme la faïence crème, cette faïence plus pâle (parfois appelée pearl ware) pouvait porter un décor peint à la main. À l'époque victorienne, toutefois, elle était le plus souvent peinte en style «paysan». D'exécution rapide et grossière, la publicité la mentionnait fréquemment comme «peinture commune»; elle était parfois simplement décorée d'un filet peint sur un rebord légèrement en relief (vaisselle à filet). Le décor de faïence le plus en vogue n'était toutefois pas peint, mais imprimé. L'impression sous glaçure était une méthode de décoration de la céramique par laquelle un modèle ou un dessin gravé sur une plaque de cuivre était reporté à l'aide de papiers spécialement apprêtés sur la pièce cuite mais non vernie. La pièce était ensuite vernissée et soumise à une dernière cuisson. Ce procédé avait été inventé au XVIIIe siècle, mais ne fut parfaitement au point qu'au siècle suivant. Cette méthode de décoration essentiellement mécanique eut sur l'industrie de la céramique une influence déterminante. L'amélioration constante du procédé d'impression amena une production accrue de vaisselle bon marché. À l'époque victorienne, les difficultés techniques que comportait l'impression sur céramique avaient été surmontées. Au tout début, seul le bleu de cobalt pouvait supporter la chaleur de la cuisson finale. Le potier de l'époque victorienne, contrairement à ses prédécesseurs, disposait d'une palette très riche et même l'impression polychrome devint possible. En 1842, une publicité parue dans la Montreal Gazette offrait aux Canadiens un «lot expérimental» de faïences à décor multicolore. L'impression monochrome de couleurs autres que le bleu était annoncée au Canada dès les années 1830. On trouve par exemple une publicité en ce sens en 1835 dans le Missiskoui Post de Stanbridge, dans le Bas-Canada. Les consommateurs de cette collectivité rurale pouvaient échanger des denrées agricoles contre les services à thé bruns, roses ou bleus vendus au magasin général d'A.L. Taylor. Comme on peut le constater, le troc était une façon courante de commercer et la vaisselle de tous les types était souvent payée en oeufs, en pemmican ou en peaux. E.L. Barber, qui annonçait en 1863 dans le premier journal de l'Ouest, le Nor'-Wester, acceptait en paiement de sa vaisselle des «peaux ... de la farine ou des pommes de terre, aussi bien que de l'argent». Selon toute évidence, la vaisselle imprimée plaisait autant à la clientèle raffinée qu'à celle dont le choix était dicté par le bas prix ou la possibilité du troc. Ces articles figuraient, par exemple, sur les tables de gens en vue comme Lady Dawson, épouse du principal de l'université McGill. La popularité de la faïence imprimée reposait solidement sur trois facteurs: un prix relativement bas grâce à la nature même du procédé, une variété à peu près infinie de modèles et une décoration résistante à l'usage grâce à la protection de la glaçure. L'attrait généralisé de la vaisselle imprimée victorienne fut évalué dans les années 1870 par William C. Prime, auteur américain populaire au Canada, qui déclarait que le procédé de l'impression sous glaçure avait atteint «une telle perfection» qu'on trouvait maintenant partout «à de très bas prix» des décors ravissants. Il ajoutait: «Celui qui ne peut trouver parmi les faïences bon marché offertes aujourd'hui un modèle qui réponde à ses goûts doit être vraiment difficile, car les couleurs et les décors disponibles peuvent satisfaire le client le plus exigeant.» Les marchands généraux, en ville et à la campagne, tenaient toujours de la poterie. On a retrouvé les livres d'un marchand de campagne, J.D. Laflamme, de West Winchester, en Ontario, qui non seulement révèlent que ses stocks diversifiés comprenaient de la faïence imprimée, mais font également mention des noms de certains modèles et donnent une idée des goûts victoriens. Au début des années 1880, Laflamme vendait des assiettes et des services à thé d'un modèle appelé «Bosphorus», achetés chez un grossiste montréalais à un dollar la douzaine d'assiettes. «Bosphorus» est représentatif de toute une classe de motifs imprimés victoriens. Il présente une vue idéalisée où seulement un minaret ou deux évoquent le détroit qui sépare la Turquie d'Europe et la Turquie d'Asie. Les victoriens se souciaient peu de précisions géographiques sur leur vaisselle, mais répondaient à l'attrait romantique des terres lointaines évoquées par un nom. Des motifs comme «Bosphorus» flattaient beaucoup le goût victorien pour le romantisme. Ce romantisme se mêlait toutefois, de façon un peu paradoxale, d'une fierté tirée du progrès technique. Dans les années 1840, les potiers britanniques, exploitant le grand intérêt suscité par l'exploit de Samuel Cunard qui avait lancé sur l'Atlantique une flotte de quatre bateaux à aubes, imprimèrent sur la vaisselle de table et les récipients de toilette des images des bateaux et de leur intérieur. Après avoir traversé l'Atlantique à bord d'un bateau à vapeur de Cunard en 1842, Charles Dickens se plaignit du manque d'agrément de la traversée et déclara peu sûre la navigation à vapeur sur l'océan; il retourna en Grande-Bretagne à bord d'un voilier. Le grand public saluait toutefois en Cunard, né en Nouvelle-Écosse, «le meilleur ami ... du progrès dans toute l'histoire de la navigation maritime». Les faïences imprimées témoignent de la fierté victorienne devant les progrès des sciences appliquées. La vaisselle imprimée révèle toute la gamme des intérêts victoriens, de la fascination profonde exercée par le passé, reflétée dans le mobilier, les bijoux et les dessins des céramiques (motifs rococo et gothiques repris sur les services de vaisselle, par exemple), jusqu'au zèle ardent appliqué à repousser les frontières du savoir, illustré par les scènes arctiques figurant la recherche désespérée du Passage du Nord-Ouest. Même les modes éphémères de l'époque victorienne trouvèrent une expression en céramique. La «fièvre des fougères» (comme la décrivait un horticulteur du XIXe siècle) dont les victoriens furent frappés à divers degrés au cours de la période, inspira un nombre infini de motifs pour les articles de table et de toilette. Le japonisme du dernier quart du siècle entraîna les potiers britanniques dans le courant oriental. La faïence anglo-japonaise, imprimée d'oiseaux aux longues jambes et des inévitables éventails japonais, envahit toutes les boutiques de porcelaine du Canada. Le magasin de Laflamme ne faisait pas exception: en 1882, ses livres faisaient état d'un nécessaire de chambre du style japonais alors en vogue. À chaque saison, les importateurs promettaient à la clientèle de nouveaux motifs: «SERVICES À THÉ... en bleu pâle et brun ... divers motifs» annonçait Thomas Clerke dans le New Brunswick Courier (8 juillet 1848) de Saint-Jean. Dans une ère d'évolution constante, les motifs imprimés passaient à un rythme effréné. Parmi les quelques motifs produits pendant tout le XIXe siècle (et encore aujourd'hui), on trouvait «Willow» motif créé en Angleterre au XVIIIe siècle, à partir d'éléments chinois. Composé d'un saule familier, d'une maison de thé et d'un pont où se tiennent trois personnages, le motif «Willow» fut très populaire au Canada; il n'en faut pour preuve que la multitude de pièces ainsi décorées qui nous sont parvenues. Les victoriens vouaient à «Willow» un véritable culte. Longfellow l'a chanté en vers: The willow pattern that we knew In childhood, with its bridge of blue ... (Le saule de notre assiette d'enfant et son pont bleu...) Dans la publicité, «Willow» était dans une classe à part. Alors que les importateurs canadiens avaient tendance à regrouper tous les autres motifs imprimés sous la rubrique «vaisselle de luxe», ils mentionnaient «Willow» par son nom, même si, dès la deuxième moitié du siècle, ces pièces faisaient partie de la vaisselle dite commune (ou bon marché), d'une qualité à peine supérieure à celle des articles dits «peints ordinaires» ou «à filet» bon marché. Dans le Niagara Chronicle (26 décembre 1850), Alexander Christie annonçait de la vaisselle «Willow» et commune du Staffordshire imprimée en bleu et en brun. Lorsque l'on considère l'importance et la typologie de la céramique des foyers canadiens au XIXe siècle, il faut accorder une place particulière à la faïence imprimée, pour deux raisons majeures. D'abord, cette faïence fut très répandue pendant tout le siècle; le New Brunswick Courier annonçait «d'élégantes ... faïences imprimées» en 1834; d'après l'Edmonton Bulletin, «d'élégantes faïences imprimées» à des prix «inégalés» étaient offertes en 1895. En second lieu, les pièces imprimées ont une valeur évidente comme témoins des goûts et des attitudes. Il n'est donc pas étonnant qu'une récente étude des tessons trouvés sur les sites de vingt établissements de la Compagnie de la Baie d'Hudson, dans des régions qui font maintenant partie du Manitoba, de la Saskatchewan, de l'Alberta et de la Colombie-Britannique, portent des motifs imprimés produits entre les années 1830 et le début du XXe siècle et présentant divers dessins, de la scène romantique au «Willow» familier, du rococo à la japonerie. La faïence feldspathique Des motifs imprimés figuraient sur la faïence ordinaire des services à vaisselle, ainsi que sur des poteries, cuites à températures plus élevées, appelées faïences feldspathiques. Cette faïence cuite à haute température était mise en marché sous divers noms, y compris stone china et white granite, mais l'expression faïence feldspathique s'est imposée comme terme générique. Inventée par les potiers anglais au début du XIXe siècle, la faïence feldspathique devint rapidement très populaire sur les marchés d'outre-mer, et notamment au Canada, grâce à sa durabilité et à son attrait égal pour les riches et les pauvres. Comme la faïence ordinaire, la faïence feldspathique était souvent imprimée sous glaçure; elle était parfois peinte, lustrée ou décorée à l'éponge. La faïence feldspathique la plus dispendieuse, très joliment peinte et dorée, faisait bonne figure sur les tables des grandes maisons. Thomas Molson de Montréal (fils du fondateur de la célèbre brasserie) paya 16 guinées en 1836 un service de vaisselle en faïence feldspathique peinte qu'il réservait, si l'on en croit son journal inédit, aux grandes occasions. Les pièces décorées à l'éponge, par ailleurs, faïence ordinaire ou robuste faïence feldspathique, étaient destinées à une clientèle moins raffinée. Le décor était estampé ou tamponné, en couleurs vives sous glaçure, mais le résultat était plus grossier que celui obtenu par impression. Lady Dawson, qui jugeait l'impression sous glaçure tout à fait convenable pour la résidence du principal de l'université McGill, n'aurait sans doute pas accepté de vaisselle décorée à l'éponge sur sa table de réception. La publicité révèle à quel marché étaient destinés les articles décorés à l'éponge.Dans la Montreal Gazette (1er juillet 1851), on annonçait par exemple 250 caisses de vaisselle, entre autres des bols, des assiettes, des tasses et des soucoupes décorés à l'éponge, «pour les magasins de campagne». Le décor à l'éponge était utilisé sur les bols et d'autres articles appelés «Portneuf» au Québec et souvent fabriqués en faïence feldspathique. La vaisselle dite «Portneuf» n'était pas,comme on l'a cru, fabriquée à Portneuf, près de Québec, mais provenait surtout de poteries britanniques et était importée par des marchands canadiens qui voulaient faire commerce dans les campagnes où les articles colorés étaient prisés. La faïence ordinaire destinée à la table était le plus souvent décorée en couleurs, d'une façon ou d'une autre, ne serait-ce que par un filet peint ou une feuille de thé lustrée. On en trouvait cependant aussi de grandes quantités sans aucun décor de couleur. Le décor, quand il y en avait un, se résumait souvent à un motif en relief (moulé). En 1899, la maison Eaton vendait ce type de faïence feldspathique anglaise au prix de détail de 65 cents la douzaine de tasses et de soucoupes. À une époque antérieure, les marchands indépendants de la rivière Rouge annonçaient ce type de vaisselle dans le Nor'-Wester comme «faïence blanche» en 1860 et J.P. Davis, vendeur aux enchères de Victoria, l'offrait en 1873 sous le nom de white granite. La faïence feldspathique blanche ou légèrement décorée, qui convenait par son bas prix et sa durabilité aux campagnes, était également appréciée, pour les mêmes raisons, des établissements publics et des hôtels. L'asile d'aliénés de Québec, des hôtels comme le Donegana à Montréal et des navires comme ceux des compagnies Allan, Beaver et Cunard jugeaient tous commode d'employer la faïence feldspathique anglaise. La faïence feldspathique était si populaire au Canada à l'époque victorienne qu'il n'est pas étonnant que la seule poterie canadienne à s'être sérieusement appliquée au XIXe siècle à produire de la faïence blanche pour la table l'ait choisie. Les potiers canadiens souffraient de la supériorité générale des potiers européens, sur les plans financier et technique, comme du volume considérable de leurs exportations. Ce n'est qu'à Saint-Jean au Québec qu'on tenta véritablement de concurrencer la vaisselle importée. En 1873, la St. Johns Stone Chinaware Company fut créée pour produire des articles de table et de toilette en faïence feldspathique. Les principaux bailleurs de fonds de ce projet ambitieux étaient Duncan et Edward Macdonald, connus dans la région comme «les princes commerçants de St. Johns». La compagnie fut en difficulté presque dès le départ et elle fut sauvée par Edward Macdonald. Il l'acheta en totalité et la suivit de si près qu'il refusait, selon la rumeur, de prendre un seul jour de congé. Peu de temps après, en 1878, le News de Saint-Jean rapportait que la compagnie employait 120 potiers, dont plus de la moitié venaient du Staffordshire. En 1885, le nombre de travailleurs atteignait près de 400; la St. Johns Stone Chinaware Company était considérée comme la plus importante poterie au Canada. Edward Macdonald mourut en 1889. En 1893, un incendie désastreux rasa la poterie. À la fin du siècle, le neveu de Macdonald vendit l'affaire à un groupe de céramistes de France et moins de deux ans plus tard, la poterie fermait définitivement ses portes. La faïence feldspathique de Saint-Jean ne menaça jamais les importations très commercialisées, mais la compagnie s'était taillé un marché, surtout dans les campagnes. Hiram Boomhour, fermier de Clarenceville (à une trentaine de kilomètres de Saint-Jean) est bien représentatif de la clientèle de ce genre de produits. Son fils relate dans ses souvenirs qu'il acheta un service en épaisse faïence de Saint-Jean en 1880 ou 1881. À la même époque, J.D. Laflamme tenait la faïence feldspathique de Saint-Jean à son magasin de campagne en Ontario. D'après les factures du grossiste de Montréal, nous savons que Laflamme payait cette faïence 85 cents la douzaine de tasses, sans doute avec soucoupes, et huit dollars la douzaine de brocs et de cuvettes. La porcelaine La faïence - couleur crème, pearl ware et faïence feldspathique - composa toujours la plus forte proportion d'objets en céramique dans les foyers canadiens. La porcelaine se répandit toutefois de plus en plus, en partie parce que l'on offrait une plus grande diversité d'articles. Jusqu'à 1825 environ, les potiers britanniques, principaux fournisseurs du marché canadien, avaient en grande partie laissé la vaisselle de table aux faïenciers. Par conséquent, lorsque les fonctionnaires, les officiers en garnison, les riches marchands et d'autres gens en vue utilisaient de la vaisselle de fabrication britannique, ils prenaient probablement le thé dans des tasses de porcelaine, mais les repas dans des assiettes de faïence. L'amélioration progressive des techniques de fabrication de la porcelaine réduisit les prix de revient des grandes pièces de vaisselle, et les potiers entreprirent de les fabriquer. À partir des années 1830, la publicité canadienne fait de plus en plus souvent ention de services de vaisselle en porcelaine, en plus de services à thé, importés d'Angleterre. En 1837, l'importateur montréalais Thomas McAdam annonçait des services de vaisselle anglaise en porcelaine, en pearl ware et en faïence feldspathique. À cette époque, la porcelaine n'était pas vraiment bon marché. Certains des services de vaisselle vendus par McAdam coûtaient 60 livres, prix considérable si l'on songe qu'une servante habitant chez l'employeur gagnait à peu près 12 livres par année selon des chiffres de la Montreal Gazette en 1831. Ces articles dispendieux furent néanmoins de plus en plus courants sur le marché à l'époque victorienne, et ils trouvaient toujours preneurs. L'époque était opulente. La porcelaine abondamment dorée et peinte avec soin flattait le même goût victorien qui préférait les pierres de couleur aux diamants, remplissait les salons de meubles sculptés avec extravagance et encourageait les architectes à dessiner des façades imposantes. Le service à dessert peint à la main comptait parmi les services de porcelaine les plus luxueux. Un service de ce type fut acheté vers 1885 par Richard White, président de la Gazette, que sa situation à Montréal obligeait à recevoir fréquemment à dîner. Ce service à dessert, en porcelaine tendre anglaise, est aussi caractéristique de l'époque que White est représentatif des nombreux propriétaires de services semblables. Le plat de service était massif, les bords abondamment ornés, et chacune des 24 assiettes était minutieusement peinte d'une scène différente. La diversité accrue des articles faciles à obtenir et le nombre de plus en plus élevé de personnes qui en avaient les moyens expliquent en partie la généralisation de l'emploi de la porcelaine à l'époque victorienne; la principale raison reste toutefois la baisse des prix. Parallèlement à la porcelaine coûteuse, destinée à faire impression, on trouvait aussi une porcelaine qui, même si tous ne pouvaient se l'offrir, était quand même abordable pour un bon nombre de ceux qui n'auraient pas cru pouvoir en posséder à l'époque où «un service de faïence» pour emprunter l'expression de Scherck, était tout ce dont la ménagère rurale avait besoin. En 1889, la maison Eaton vendait des services à thé en porcelaine, importés d'Angleterre, d'une sobriété reconnue, pour 2,60$. Ces services de 40 pièces coûtaient moins cher que 3½ livres de certains des thés annoncés dans le même catalogue en 1899. Vers le milieu du XIXe siècle, on vit aussi apparaître sur le marché canadien de la porcelaine étrangère bon marché. La porcelaine française bon marché fit son apparition dans certains hôtels (comme le St. Lawrence Hall à Montréal) avant 1870 et fut annoncée dans le Daily Times de Winnipeg en 1881, ainsi que dans le Daily Herald de Calgary en 1895. Les bibelots Les articles de table et de toilette étaient des objets de première nécessité, mais les bibelots faisaient les délices de l'époque victorienne. Des ornements «pour meubler un coin et flatter l'oeil», selon une réclame du Saturday Night de Toronto en 1878, avaient une place de choix dans la maison, qu'elle soit manoir ou cabane en rondins. Robert de Roquebrune, dans la description du salon du manoir de Saint-Ours, dont sa mère avait fait la décoration en 1874, mentionne les bibelots de porcelaine qui ornaient les étagères. Catharine Parr Traill, dans son Canadian Settler's Guide (1855), avait fait remarquer que même une cabane en rondins se devait de posséder son rayon de «petits bibelots». Les plus populaires de tous les bibelots étaient ceux en parian, porcelaine créée dans le Staffordshire au cours des années 1840. Au départ, le parian était employé pour la reproduction de sculptures à une échelle et à un prix convenant à ceux qui ne pouvaient s'offrir l'original en marbre. En effet, le parian imite très bien cette matière. Même les gens aisés furent séduits par cette porcelaine. Sir William Macdonald, le magnat montréalais du tabac, décora d'objets de parian la maison qu'il destinait à sa mère et à sa soeur. Rosemount, demeure mise à la disposition du prince de Galles au cours de sa visite à Montréal pour l'inauguration du pont Victoria, en 1860, en était également ornée. Les annonces publicitaires pour les bustes et les statuettes de parian traduisent l'admiration non dissimulée des Canadiens de l'époque victorienne pour la grandeur humaine et révèlent leurs héros et leurs héroïnes: Wellington et Napoléon se vendaient à Toronto en 1856, Florence Nightingale à Winnipeg en 1867 et Ned Hanlan (Canadien, champion du monde d'aviron) à Saint-Jean en 1882. Le parian de bonne qualité n'était pas bon marché, mais certains des objets décoratifs les moins chers qu'on trouvait à l'époque victorienne étaient en fait en porcelaine. Pour un dollar, on pouvait acheter quatre ou cinq petites figurines de porcelaine non émaillée et de médiocre qualité, importées d'Europe. Un portier un peu âgé travaillant dans une salle d'encans à Montréal se souvient d'avoir dépensé, à l'âge de 11 ans, son premier salaire pour «un petit bout de biscuit, un bibelot». C'était pour sa mère, «parce qu'elle n'était pas riche mais qu'elle mourait d'envie d'avoir un bibelot». Il y avait englouti les 25 cents qu'il avait gagnés. Les maisons des riches regorgeaient de figurines et de groupes en parian de prix, de vases Worcester, de grès Doulton dans le plus pur style esthétique des années 1880 et de «poteries de salon». Ceux qui manquaient de moyens achetaient des figurines de terre cuite bon marché, qui représentaient souvent des membres de la famille royale, les petits pots souvenir les plus abordables ou, au moins, une tasse et une soucoupe de fantaisie, à usage plus décoratif qu'utilitaire. Objets utilitaires Outre les bibelots, il existait d'autres objets qui n'avaient pas leur place sur une table ou sur une étagère, mais qui étaient indispensables au foyer de l'époque victorienne. Il s'agissait des poteries et des grès grossiers et de couleur foncée: jattes de terre cuite pour le lait, pots à beurre en grès salé, bocaux, etc., qu'un journal de Kingston de 1867 désignait par ces termes: «Des cruches de grès ... et autres objets du même genre». C'est un type de céramique domestique que les potiers canadiens pratiquaient surtout. Bon nombre d'entre eux travaillaient modestement. Certains étaient fermiers en même temps que potiers, comme Jean-Baptiste Dion, qui n'était aidé que de trois ouvriers dans son atelier de l'Ancienne-Lorette, près de Québec, en 1859. C'est en Ontario que les potiers étaient les plus nombreux; les réclames et les listes de prix annoncent, en 1876, des assiettes à tarte à 20 cents l'unité et, dans les années 1880, «des CRUCHES de toutes sortes à partir de deux cents seulement». Les potiers canadiens fabriquaient également des bassins hygiéniques, des vases de nuit, des crachoirs, des barattes et des cache-pot. Même en ce qui concernait la fabrication des articles les plus répandus utilisés pour la cuisine et la conservation des aliments, les potiers canadiens, et en particulier ceux qui vivaient près des ports, devaient faire face à la concurrence des potiers européens expérimentés. Le New-Brunswick Courier du 12 mai 1849 illustre de façon frappante cette concurrence: un potier travaillant en banlieue de Saint-Jean annonçait ses jattes à lait et ses pots à beurre; ailleurs dans le même journal, un importateur faisait savoir qu'il venait de recevoir «100 CAISSES» de ces mêmes objets en provenance d'Angleterre et ajoutait qu'il attendait 5 000 articles supplémentaires par le bateau suivant. En 1862, l'un des potiers du Staffordshire travaillant à l'usine de poterie d'Elmsdale, près de Halifax, déclarait à un journaliste du Morning Sun que l'argile de la région utilisée pour faire les bocaux et les pots était aussi bonne que celle qu'il avait coutume de façonner en Angleterre. Pourtant, au cours de ce même été, l'un des grands importateurs de Halifax faisait de la réclame pour ses «solides bocaux et pots à beurre en provenance d'Angleterre». Page 1 de 2 (Cliquez "suite" pour aller à la deuxième partie)