L'ÉCONOMIE CÉRÉALIÈRE DES PRAIRIES G.A. Friesen et Ian MacPherson Démographie L'agriculture était pratiquée en Amérique du Nord bien avant l'arrivée des Européens dans les Prairies. Dans les terres intérieures de l'Ouest, par exemple, le maïs des Saulteux et des Mandans était fort réputé dans les échanges entre tribus et permettait de se procurer des vêtements et d'autres biens produits par les bandes voisines. À l'époque où le commerce des fourrures dominait l'économie des terres intérieures de l'Ouest (1670-1870), ceux qui s'y adonnaient cultivaient des jardins pour compléter leurs régimes alimentaires limités, mais il s'agissait d'une agriculture de petite échelle qui, au mieux, permettait de subsister et se prêtait fort mal au progrès ou au développement. Les changements survenus dans les transports et les sciences, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, ont révolutionné l'agriculture des Prairies. Avec l'entrée en vigueur du service régulier du chemin de fer, entre 1878 et 1886, le blé des Prairies acquit une valeur concurrentielle sur les marchés continental et mondial. L'introduction de nouvelles variétés de grains, comme le blé Red Fife et le Marquis, a permis de développer de vastes terres nouvelles. Une meilleure connaissance de la culture des céréales sous un climat sec a permis à un plus grand nombre de fermiers de résister aux caprices du climat. Ces progrès ont largement favorisé la propagation du rêve de l'abondance rurale de l'Ouest: semer quelques boisseaux de graines au printemps, en récolter des milliers à l'automne et en obtenir un bon prix sur quelque marché international lointain. Ce rêve a fasciné des générations de cultivateurs. La première grande migration de producteurs de grains vers les prairies de l'Ouest a commencé au début des années 1870 et a pris fin dans les années 1890. Plus petite que les migrations ultérieures, elle fut dominée par des colons du sud de l'Ontario qui construisirent dans l'Ouest des répliques de localités ontariennes. Églises, banques, granges et maisons de ferme, semblables à celles de l'Est, furent construites dans les villages ruraux des Prairies et le long des routes. De même, les organisations rurales, les sociétés agricoles, les loges secrètes, les groupements féminins et les comités de bénévoles d'églises, transplantés de l'Ontario, sont devenus partie intégrante de la société des Prairies. Au cours des années 1890, la seconde grande migration, beaucoup plus importante que la première, transforma les Prairies. Les colons pénétrèrent dans les lieux retirés, loin des rivières et des premières voies de chemin de fer. Ils mirent deux générations à y parvenir. Il fallut construire des voies de chemin de fer secondaires, des routes et des villages et aménager des services: processus long, difficile et coûteux. Le pourcentage de succès était faible. Derrière l'image du fermier prospère qui avait réussi à développer ses terres, se cachaient des milliers d'histoires individuelles de dur labeur, d'années triomphantes, de saisons de désespoir et d'une adaptation rapide aux nouvelles conditions. Dans certains districts, la moitié de tous les colons ne réussirent pas à s'installer. Il y avait de nombreuses leçons à apprendre. Les climats et les sols des Prairies présentent d'immenses différences, qui exigent une étude soignée, une solide expérience et une adaptation technique. Mesuré en récoltes perdues, en travaux stériles et en fermes abandonnées, le coût de l'apprentissage était élevé. De 1920 à 1940, une infiltration constante de colons étendit graduellement vers l'ouest et le nord les limites du peuplement, mais cette troisième vague d'immigrants n'augmenta guère la surface totale cultivée. Les nouvelles terres, pour la plupart situées aux franges ouest et nord, remplacèrent simplement des fermes peu économiques, abandonnées par leurs propriétaires découragés. Depuis 1940, les régions rurales des Prairies connaissent une émigration constante. Une agriculture scientifique basée sur une technologie améliorée a rendu nécessaire l'agrandissement des fermes, dont la superficie est près de 400 hectares. Les machines ont remplacé les hommes, les chevaux de trait ont pratiquement disparu et la vie rurale s'est transformée. Les conséquences sont manifestes. De nombreuses maisons rurales construites dans les années 1920 sont maintenant inoccupées. De petits villages, autrefois animés, sont devenus des centres de retraite presque vides que la plupart des voyageurs et des habitants locaux délaissent pour aller magasiner dans les grandes villes. Un mode de vie, établi par un travail ardu au cours des 50 années précédentes, a été rapidement sapé par les changements apportés aux transports et aux techniques, depuis 1940. Les conditions de la production céréalière Bien que les producteurs de grains soient arrivés à des époques différentes, ils se sont tous heurtés à des conditions comparables, dont beaucoup demeurent inchangées. Le sol proprement dit s'étage sur trois niveaux: 200 m au-dessus du niveau de la mer pour le sud du Manitoba, 360 m pour le sud de l'Alberta. Les terres intérieures de l'Ouest se caractérisent par un terrain sans arbre dans les districts du sud, un mélange de platanes et de peupliers dans la zone des parcs et de denses forêts dans le nord. Dans les districts agricoles actuels, les sols sont assez semblables et, bien que rarement de première qualité, suffisamment riches pour produire de bonnes récoltes. Le climat se caractérise habituellement par au moins 100 jours sans gel, une température mensuelle estivale de 15° C et des précipitations de 25 à 50 cm dans la saison de croissance. Cependant, le fermier ne peut se fier à des moyennes. Les nuages de pluie du printemps peuvent se vider à 2 km à peine de sa ferme et, même si l'année semble conforme à la moyenne dans les relevés météorologiques du district, il peut se trouver en proie à une sécheresse qui rendra sa récolte bien maigre. Les variables de la nature (sol, précipitations, température et insectes) sont des problèmes que partagent tous les fermiers des Prairies. Comme les pêcheurs et d'autres joueurs, ils ont l'habitude des aléas. Les fermiers sont également tributaires de conditions créées par l'homme qui, en général, se ressemblent sur toute l'étendue des Prairies. Avant que le peuplement soit devenu important, le gouvernement fédéral avait décidé d'employer un système d'arpentage par lequel le sol était lotissé en sections. Aussi, à quelques rares exceptions près, la région entière est-elle divisée en sections d'un mille carré (260 hectares) qui renferment chacune quatre quarts de section de 160 acres (65 hectares). Voilà les unités de mesure d'une ferme de l'Ouest; durant le premier demisiècle de la colonisation des Prairies, de nombreux fermiers choisirent un quart de section qui leur était offert gratuitement et dont ils devinrent propriétaires de plein droit en réglant les redevances nécessaires et en vivant sur les lieux pendant trois ans. Pour les nombreuses personnes ayant acheté les terres aux compagnies de chemin de fer, aux sociétés foncières ou à des particuliers, le système de lotissement en grilles déterminait également la forme des fermes et la distance par rapport à leurs voisins. Les voies de chemin de fer étaient également indispensables à la vie dans la ferme. L'emplacement d'une ligne secondaire et d'une gare déterminait la distance à parcourir pour acheter des provisions, recueillir le courrier et vendre les grains (considérations importantes pour des familles dont les moyens de transport étaient des chevaux et des boeufs). En outre, les tarifs du transport par rail aidaient à déterminer le coût des marchandises dans les villes des Prairies. Ces tarifs, qui préoccupaient beaucoup moins nombre d'autres Canadiens, revêtaient une importance primordiale pour les producteurs de grains des Prairies. Tout comme les taux d'intérêt des banques, le coût de l'équipement et le prix des aliments, ils concernaient les fermiers de façon manifeste et démontrable et faisaient souvent l'objet de litiges politiques. Un autre produit de l'homme, dans le milieu agricole de la prairie était l'élévateur à grains, c'est-à-dire l'endroit où l'on vendait les récoltes. L'élévateur devint d'ailleurs un symbole de la région, sa forme allongée attirant artistes et photographes. Il déterminait aussi la prospérité des producteurs de grains. Les céréales y étaient pesées, réparties en catégories, entreposées et plus tard, chargées dans des wagons de chemin de fer. Au début du siècle, les élévateurs locaux n'étaient pas contrôlés par les gouvernements et nombre de fermiers estimaient qu'ils ne recevaient pas un juste prix. Ils soutenaient que la surveillance des appareils de pesage était inadéquate et les réductions (pour la teneur en graines de mauvaises herbes) trop élevées. Aussi, nombre d'entre eux se méfiaient du système existant de commercialisation des céréales et insistaient pour obtenir une réglementation gouvernementale. De plus, les fermiers des Prairies se préoccupaient du marché international. Les prix du blé à Chicago, à Buenos Aires, à Liverpool et à Winnipeg déterminaient si les producteurs de grains seraient en mesure de nourrir et d'habiller leurs familles. À leur consternation, ce prix était déterminé par le marché spéculatif des opérations à terme où régnait une atmosphère semblable à celle de la bourse. De nombreux fermiers auraient préféré que les ventes de céréales soient réglementées par un organisme gouvernemental, car ils craignaient que les grandes sociétés céréalières ne manipulent à leur avantage le marché des opérations à terme. Aussi, les exportations de céréales, tout comme les élévateurs, le chemin de fer et la réglementation sur les terres, influaient-elles sur la situation économique de tous les fermiers des Prairies. Tous ces fermiers engageaient un pari dont l'enjeu était l'amélioration de leur vie. Ils s'efforçaient de produire des récoltes dans des sols semblables et sous un même climat, ils étaient régis par les mêmes lois, soumis au même système de commercialisation et tributaires du même marché d'exportation mondial. Chacun travaillait généralement seul ou dans une petite entreprise, mais tous partageaient un même mode de vie. Ils cherchaient à introduire dans le système économique et dans leur société des adaptations propres à leur permettre de jouir de la sécurité matérielle et d'un mode de vie fructueux et satisfaisant. Victoires de la science et de la technique Les recherches scientifiques parrainées par les gouvernements, les universités et l'industrie, ont beaucoup aidé les fermiers. La phytotechnie se révèle très importante car elle permet de développer de nouvelles sortes de plantes qui croissent plus rapidement, résistent mieux aux maladies et aux insectes et augmentent sensiblement la production. Les pédologues enseignent aux fermiers comment cultiver tel ou tel sol, employer des engrais pour accroître la productivité et assortir les plantes aux types de sols. Les insecticides et les herbicides ont réduit les déprédations des insectes et des mauvaises herbes. De même, en élaborant une gamme impressionnante de machines, les ingénieurs ont allégé le labeur des fermiers, amélioré leur contrôle sur les cultures et leur ont donné une puissance, une vitesse et une efficacité qui étaient inimaginables il y a un siècle. En observant les procédés modernes, les vieux agriculteurs disent que la vie dans la ferme a diamétralement changé. Boeufs et chevaux ont cédé la place aux camions et tracteurs; d'anciennes variétés de plantes sont remplacées par des graines scientifiquement choisies et nettoyées avec soin; tableaux d'engrais et vaporisateurs chimiques suppléent à l'intuition et à la prière. Si de meilleures techniques de production peuvent résoudre le problème du bien-être matériel, les fermiers contemporains ont bénéficié d'une aide extraordinaire dans leurs tentatives pour faire croître deux pousses d'herbe là où il n'y en avait qu'une auparavant. Les campagnes en vue d'un «juste prix» L'augmentation du revenu agricole peut être, bien sûr, attribuable à une hausse du rendement, mais aussi à une réduction des coûts de production. Bien que les fermiers aient reçu, de divers milieux, une aide pour leur production, ils ont constaté qu'il leur fallait agir pour contrôler leurs autres coûts. Ainsi naquirent des mouvements agricoles tels que Grange, Patrons of Industry, les assemblées de producteurs de céréales, les coopératives, les accords de mise en commun des ressources et même des partis politiques agricoles. Leur but était d'améliorer les systèmes de commercialisation et de transport agricole, par une intervention du gouvernement ou d'une coopérative et ainsi, d'obtenir pour le fermier une plus grande part du prix de vente. Sur le marché local, où ils rencontraient les acheteurs de céréales à l'élévateur ou sur la voie de chemin de fer, les fermiers avaient espéré que la concurrence établirait un juste prix. Cet espoir s'étant révélé vain du fait que les propriétaires d'élévateurs s'entendaient entre eux pour fixer les prix quotidiens, les fermiers construisirent leurs propres élévateurs pour régulariser le commerce. Ainsi apparurent des chaînes d'élévateurs dont les propriétaires étaient des fermiers; la Grain Growers Grain Company, la Saskatchewan Co-operative Elevator Company et l'Alberta Farmers Co-operative Elevator Company. Toutes ces organisations débutèrent suivant les principes du mouvement coopératif international, bien que la Grain Growers Grain Company ait dû éliminer certaines de ses méthodes coopératives pour être admises à la Bourse des grains de Winnipeg. Les fermiers découvrirent bientôt que les coopératives ne présentaient qu'un faible avantage tant qu'ils ne contrôlaient pas une forte proportion du blé vendu à l'étranger. Ils apprirent cette leçon entre 1917 et 1920 lorsque, vu l'instabilité des marchés de l'heure, le gouvernement fédéral contrôlait toutes les exportations de blé et versait des prix bien supérieurs à ceux d'avant la guerre, à la grande joie des producteurs des Prairies. Toutefois, l'abolition des commissions gouvernementales coïncida avec l'effondrement des prix du blé, aussi les fermiers lancèrent-ils une autre campagne pour s'assurer la part du lion des exportations canadiennes et influer ainsi sur le prix international. Leur arme préférée, conçue aux États-Unis et en Australie, fut le syndicat du blé, dont les membres devaient vendre leurs céréales à une organisation d'exportation centrale et recevoir un prix annuel moyen fixé d'après la qualité des grains. Les syndicats fonctionnèrent bien vers la fin des années 1920 mais s'effondrèrent pendant la Crise, et le gouvernement fédéral dut encore intervenir pour aider la commercialisation. En 1943, l'organisme de commercialisation fédérale, la Commission canadienne du blé, devint l'unique responsable de toutes les ventes de blé des Prairies; elle l'est encore de nos jours. Plus tard, elle devint l'agent exclusif pour la vente d'autres céréales, dont la majeure partie de l'avoine et de l'orge. Aussi, depuis plus de 35 ans, le gouvernement fédéral est-il chargé de vendre une forte proportion de la production céréalière des Prairies. Les fermiers sont toujours à la merci des prix internationaux mais, à cause de la Commission, ils peuvent habituellement obtenir un bon prix pour les produits canadiens. Tout comme les coûts de commercialisation, les tarifs de transport des marchandises diminuent les recettes du fermier et sont donc observés de près par les dirigeants des Prairies. Comme le savent tous les enfants des écoles de l'Ouest, le coeur de ce débat est l'accord sur les tarifs de transport par le col Crowsnest qui, presque continuellement depuis 1897, fixe des tarifs maxima ou plafonds pour l'expédition des grains. Raisonnable à l'époque, l'accord fut imposé à la compagnie de chemins de fer Canadien Pacifique en échange d'une forte subvention fédérale à financer la construction d'une voie ferrée vers les gisements de charbon et de minerais de la région du col Crowsnest, dans le sud de l'Alberta et le sud-est de la Colombie-Britannique. Les coûts d'expédition ont augmenté dramatiquement au cours des 80 dernières années, mais ce n'est pas le cas pour les tarifs d'expédition autorisés, au grand désespoir de certains cadres des compagnies de chemins de fer. À cette objection, les fermiers répondent que les tarifs restent bas afin de subventionner les coûts de production agricole tout comme les voies de chemin de fer l'ont été par les contribuables au moment de leur construction, et tout comme le fabricant est subventionné par le consommateur qui est forcé d'acheter des biens protégés par des tarifs. Le débat est sans fin. Cependant, tout comme dans le cas de leurs luttes pour les prix régionaux et internationaux des céréales, la plupart des fermiers défendent le plafond sur les tarifs de transport, qu'ils jugent nécessaires pour leur permettre d'obtenir ce qu'ils décrivent comme un juste prix de leur labeur. Les producteurs de grains employaient des méthodes coopératives non seulement pour abaisser le coût de manutention mais aussi pour constituer une solution de rechange, plus économique et contrôlée localement, aux grandes entreprises et aux banques. Les coopératives d'élévateurs, par exemple, achetaient en vrac des approvisionnements agricoles comme les ficelles d'engerbage et les engrais, et les distribuaient aux membres au prix coûtant. Les cercles coopératifs d'achat, dont les buts étaient semblables, devinrent souvent des coopératives à part entière qui concurrençaient d'autres supermarchés. Les magasins à leur tour devinrent des grossistes en mesure d'acheter et même de fabriquer des produits en quantité. Au cours des années 1930, les producteurs de grains établirent, pour répondre à leurs besoins financiers, des coopératives de crédit qui se transformèrent à la longue pour constituer les grandes centrales de crédit des années 1970. De même, la recherche de solutions de rechange aux entreprises extérieures occasionna l'établissement de coopératives d'assurances et de raffinage du pétrole, ainsi que d'une fabrique de machines agricoles. Par de telles innovations, les fermiers acquirent un certain contrôle sur de nombreuses activités économiques, ce qui leur donna l'assurance de pouvoir obtenir la «juste rémunération de leur travail», qui auparavant n'avait cessé de se dérober. La protestation rurale Le mouvement coopératif n'était pas qu'une simple solution de rechange économique. Il est vrai que dans les Prairies, comme dans le mouvement international, les coopératives devaient permettre un contrôle démocratique sur les institutions économiques. Cependant, elles étaient également les bastions de la société rurale. En améliorant le niveau d'instruction de leurs membres, elles espéraient favoriser la vie culturelle de l'Ouest et la participation populaire à d'importantes décisions politiques. Aussi, le mouvement coopératif des producteurs de grains encouragea-t-il les établissements d'enseignement aux adultes, l'amélioration des écoles locales, la tempérance, le suffrage féminin et la réforme politique. Certains membres du mouvement allèrent plus loin et, dans leurs élans les plus idéalistes, rêvèrent d'établir un état coopératif. C'est en politique que se manifesta le plus fortement l'influence des fermiers. Par exemple, lorsqu'ils entamèrent leur campagne pour obtenir une réglementation fédérale du commerce des grains, ils convainquirent leurs députés de les appuyer et réussirent à faire voter le Manitoba Grain Act de 1900, qui réglementait la vente des grains au niveau des élévateurs locaux. Mais lorsqu'ils essayèrent d'abaisser les tarifs ou de faire construire une voie ferrée jusqu'à la baie d'Hudson, démarches qui nuiraient à de puissants intérêts financiers du centre du Canada, ils se heurtèrent à une ferme opposition au Parlement. Même dans les provinces des Prairies, où les hommes politiques prêtaient une oreille attentive aux porte-parole des agriculteurs, les fermiers conclurent qu'ils pouvaient améliorer les lois en formant leur propre gouvernement. Aussi, des partis agricoles s'organisèrent-ils dans les Prairies et à travers le pays, de 1919 à 1922, formant des gouvernements en Ontario, au Manitoba et en Alberta. Le parti progressiste (Progressive Party), qui représentait les agriculteurs, remporta un quart des sièges à la Chambre des communes fédérale en 1921. Bien que ces mouvements politiques aient fini par disparaître, les agriculteurs ont contribué à la formation de deux nouveaux partis dans les années 1930 - le Parti social démocratique (ancêtre du Nouveau Parti Démocratique) et le Crédit social - et depuis lors, s'expriment encore fermement dans les débats politiques. Les fermiers ont depuis longtemps reconnu et même exagéré l'importance des décisions gouvernementales et ont constamment essayé de faire prévaloir leurs points de vue. Lorsqu'ils ne s'attaquaient pas à de puissants intérêts implantés de longue date, ils arrivaient habituellement à leurs fins. Par contre, lorsqu'il s'agissait d'adversaires plus forts, comme dans le cas de la Commission du blé (à laquelle s'opposaient les vendeurs de grains privés) ou de la réglementation des tarifs de transport (que refusaient les compagnies de chemin de fer), ils ont eu moins de succès. Les Prairies: société en mutation L'intérêt manifesté par les producteurs de grains pour la sécurité économique était lié à leur souci d'une vie communautaire heureuse et productive. En 40 ans seulement, les citoyens, comme le gouvernement, se sont efforcés d'établir des villes, des entreprises et des établissements culturels pour plus d'un million de nouveaux immigrants. Par un coup du sort extraordinaire, à peine eut-on créé un vaste réseau de villages, d'écoles, d'églises et d'autres commodités sociales, que l'on dut entamer le processus douloureux de leur démantèlement. L'histoire de la société rurale des Prairies, comme celle de l'économie rurale, est ponctuée de changements rapides et parfois déconcertants. Le plus important facteur de la vie sociale agricole, au cours des premières années de peuplement, fut l'isolement de la famille. Les gens vivaient et travaillaient seuls; pendant plusieurs jours et parfois plusieurs semaines, ils ne voyaient aucun étranger. Une ferme, comme une île de la mer, pouvait se trouver à plusieurs kilomètres du premier voisin. Les exigences de la ferme, les rigueurs de l'hiver et les dispositions même d'une loi sur les concessions de terres agricoles (qui exigeaient à une certaine époque jusqu'à six mois de résidence quotidienne consécutive par année dans une section, durant trois ans) imposaient un régime sévère au colon et à sa famille. À la longue, les difficultés de la nouvelle vie s'aplanissaient. Une maison confortable remplaçait la cabane; des clôtures enfermaient les vaches, les chevaux et les porcs; les écoles locales fournissaient non seulement une instruction mais des amis, des compagnons de jeu et des interlocuteurs pour les enfants des fermiers. Ces réseaux de vie rurale, souvent centrés sur une école ou une église, se développèrent dans les Prairies au cours des dix ans suivant les premiers établissements dans un district. Ils complémentaient l'autre centre de la vie agricole, ville ou village, que seuls fréquentaient régulièrement les gens qui habitaient à moins de cinq ou six kilomètres de là. La vie en ville fut d'abord une simple extension de la vie dans la ferme et bon nombre des habitants étaient simplement des fermiers dont les champs s'étendaient juste au-delà des dernières rues. Cependant les petites villes acquirent graduellement une vie propre, tout à fait différente de celle des fermes familiales et beaucoup plus rapprochée de celle des grands centres urbains des Prairies. La petite ville existait toutefois pour servir le fermier, aussi les relations entre les deux sociétés étaient-elles habituellement cordiales. Presque toutes les petites villes sont nées parce qu'elles étaient situées le long d'une voie de chemin de fer à une distance appropriée (10 à 20 km) de la localité précédente. La distance qui les séparait était apparemment déterminée par la commodité et l'économie des transports par chariots à chevaux dans le district environnant. La gare et les élévateurs situés le long des voies constituaient le centre des affaires car la rue principale (c'est-à-dire la plus grande artère de communication) était soit parallèle, soit perpendiculaire à la voie ferrée. La rue des affaires était généralement très large (jusqu'à 25 m car, prétendait-on, il fallait accueillir les chariots à chevaux par temps humides) et se caractérisait par des bâtiments à un étage, souvent en bois, dont les hautes façades rectangulaires étaient destinées à donner une impression de stabilité et de prospérité. Aussi impermanente et utilitaire qu'elle ait pu paraître, la petite ville acquit graduellement un sens d'autonomie et de communauté. Ses habitants participaient plus régulièrement aux clubs et aux sports, apprenaient plus rapidement les nouvelles du monde et obtenaient des commodités (comme le téléphone et des appareils électriques) avant leurs concitoyens ruraux. Même si la production et la vente des grains leur fournissaient une raison d'être commune, petites villes et fermes appartenaient à des mondes différents. L'écart qui les séparait diminua après 1940 par suite des grands changements apportés à l'agriculture et à l'ensemble de la société. Les commodités de la vie citadine, l'électricité, l'eau courante et la télévision sont à la portée de nombreux agriculteurs; l'automobile raccourcit les distances qu'il fallait auparavant franchir à cheval et permet d'atteindre facilement les voisins et les villes lointaines. La modification la plus frappante de la société rurale est la diminution rapide de sa population. Les machines modernes réduisent les besoins en main-d'oeuvre agricole et, de nos jours, biens moins de travailleurs et de fermes (dont la superficie est beaucoup plus grande) occupent les Prairies. La population des provinces des Prairies continue à augmenter, mais la proportion habitant des fermes et se livrant à des activités agricoles diminue. De nombreuses petites villes des Prairies ont également vu baisser leur population, ce qui ne veut pas dire qu'elles sont vouées à la disparition. Quelques-unes croîtront et prospéreront à mesure que la société des Prairies s'adapte à des changements radicaux. Le commerce des grains: industrie de base Le grain des Prairies a joué un rôle essentiel dans l'expansion canadienne. Il a contribué à peupler une vaste région et fut au moins partiellement à l'origine de la prospérité économique du début du XXe siècle ainsi que de la crise économique des années 1930. Dans cette région, même de nos jours, le sort des grains influe sur le sort de chacun. La production et les prix des principales céréales et graines oléagineuses ont des répercussions non seulement sur les fermiers, mais aussi sur les compagnies de chemins de fer, les agents d'assurances et les vendeurs d'outils. Comme pour les autres industries de base, la production des grains est déterminante non seulement pour l'économie mais pour l'organisation sociale et le comportement politique. Par exemple, le réseau des villages et les mouvements de protestation agricole sont directement influencés par la production de grains. Comme on pouvait s'y attendre, la prépondérance écrasante des grains a fait naître des craintes à l'égard d'une spécialisation excessive. Malgré les progrès de la science et de grands travaux d'irrigation, la région a trop souvent eu à offrir de maux occasionnés par la faiblesse des récoltes ou l'insuffisance des prix. En fait, l'histoire contemporaine de l'Ouest, dominée par les débats sur l'exploitation du pétrole, de la potasse, de l'uranium et de l'énergie hydro-électrique, peut être considérée comme une lutte pour la diversification économique afin de libérer la région de l'incertitude que présente une économie fondée sur la monoculture.