LES DÉBUTS DE L'INDUSTRIE PÉTROLIÈRE Marlynn Jolliffe, Charles 0. Fairbank fils et Brian Arnott Au milieu du XIXe siècle, la vague d'industrialisation rapide qui déferlait sur l'ouest de l'Europe et sur l'Amérique du Nord créait une demande sans précédent de lubrifiants pour les machines et de combustibles pour l'éclairage. Le produit qui répondait à ces deux grands besoins était le pétrole, et les structures de base de tous les futurs progrès de l'industrie pétrolière mondiale existaient dans le Canada d'avant la Confédération. Avant 1858, plusieurs hommes s'étaient intéressés aux «gisements de goudron» du canton d'Enniskillen, à 30 kilomètres environ au sud-est de la ville actuelle de Sarnia, mais c'est James Miller Williams (1818-1890) qui entreprit de raffiner la substance bitumineuse qui s'y trouvait et de vendre le produit de l'opération comme huile d'éclairage. En août 1858, cet ancien carrossier de Hamilton avait mis en exploitation le premier puits de pétrole commercial du monde, réussi à raffiner la matière brute, mis en marché le produit et, ce faisant, fondé l'une des plus importantes industries extractives du monde moderne. Explorateurs et arpenteurs Les Européens qui ouvrirent l'Amérique du Nord à la colonisation et au commerce notèrent la présence de pétrole à plusieurs endroits. Dès 1726, un missionnaire français avait constaté l'utilisation du pétrole chez les Amérindiens vivant au sud du lac Érié. Dans les années 1790, l'explorateur Alexander MacKenzie mentionnait que les Cris du nord de l'Alberta se servaient de bitume tiré des sables de l'Athabasca pour calfater leurs canots. Au cours d'un voyage le long de la rive nord du lac Érié en 1793, le colonel John Graves Simcoe remarqua la présence sur la rivière Thames d'une nappe de pétrole dont Mme Simcoe trouva l'odeur désagréable. Dans le cadre d'une étude topographique de l'Ouest canadien dans les années 1840, le géologue provincial, sir William Logan, demanda au chimiste qui faisait partie de son personnel, Thomas Sterry Hunt, de prélever des échantillons du sol en divers endroits pour les analyser. De l'échantillon tiré du marécage d'Enniskillen, Hunt disait que sa consistance «ressemble plus ou moins à la variété connue sous le nom de caoutchouc minéral. L'utilisation qu'on fait de cette matière en Angleterre et sur le continent pour la construction de routes, le calfatage de la coque des navires, la production de gaz d'éclairage, ce à quoi elle se prête à merveille, suffit pour qu'on attache une importance considérable aux dépôts qu'on en trouve dans ce pays...» Le rapport de Hunt incita Logan à envoyer son adjoint, Alexander Murray, étudier la situation. Ce dernier disait dans son rapport: «Selon les observations, la partie supérieure de l'argile était plus ou moins imprégnée de pétrole et de petites gouttelettes noires de la même substance étaient disséminées dans la masse jusqu'à une profondeur de quatre ou cinq pieds... On pouvait voir l'huile bitumeuse qui montait à la surface de l'eau dans le ruisseau Black...» La plupart des observateurs de l'époque portèrent peu d'intérêt aux découvertes des hommes de science. Les «sources de pétrole» que Hunt et Murray trouvèrent dans le sud-est de l'Ontario se trouvaient dans une région tout à fait inhabitable pour l'homme. Le canton d'Enniskillen, qui s'étendait sur 34 800 hectares, était complètement recouvert d'une épaisse forêt de chênes, de noyers, d'ormes et de frênes noirs. Il était traversé par deux ruisseaux appelés Bear et Black. Dans le sol, une couche imperméable d'argile bleue retenait l'eau, d'où le nom de «Black Swamp» donné à cette région. Au printemps et en été, ce marécage produisait des multitudes de moustiques qui propageaient le «paludisme» parmi les quelques colons qui l'habitaient. Les zones les plus malsaines de ce marécage étaient constituées de deux gisements de goudron, couvrant plusieurs hectares, où une substance bitumeuse recouvrait le sol à une profondeur variant de quelques centimètres à plus d'un mètre. Une route qui traversait cette région fut décrite comme «un banc de boue de 12 milles de long dans lequel les chevaux risquaient à tout moment de disparaître». Ceux qui s'y aventuraient devaient avoir de très bonnes raisons de le faire. C'était le cas de Charles Tripp. Production d'asphalte Tripp avait peut-être appris d'Alexander Murray l'existence du marécage d'Enniskillen, car tous deux habitaient Woodstock, qui se trouvait à proximité. Vers 1850, Tripp eut l'idée de produire de l'asphalte à partir des gisements de goudron d'Enniskillen et, deux ans plus tard, avec son frère Henry et d'autres investisseurs, il demanda au Conseil législatif du Haut-Canada la charte de la première compagnie pétrolière du monde. En 1854, cette charte fut finalement accordée à l'International Mining and Manufacturing Company pour «l'exploration de gisements d'asphalte, de sources de pétrole et de sel et la transformation de ces substances en vue des divers usages auxquels elles peuvent être adaptées et mises en marché». La société produisit effectivement, avec la matière bitumeuse qu'elle extrayait du sol, une certaine quantité de pétrole lampant, mais elle s'intéressa principalement à l'asphalte, pour laquelle elle reçut une mention honorable à l'Exposition universelle de Paris en 1855. Malgré ses premiers succès, l'International Mining and Manufacturing Company fut un échec. Les problèmes de transport se révélèrent insolubles; les chemins terrestres étaient presque impraticables et aucune voie ferrée ne reliait les gisements aux marchés éventuels de la région populeuse de Toronto-Hamilton. En outre, la société manquait sans doute de capitaux pour acheter de l'équipement de distillation. La distillation du bitume, en transformant celui-ci en pétrole utilisable, aurait diversifié la production et ouvert de nouveaux débouchés. Production de pétrole L'oeuvre de pionnier de Tripp fut reprise par James Miller Williams, un des actionnaires de la société. L'acquisition des installations de Tripp par Williams marqua le début d'une entreprise mieux organisée et intégrée en vue de transformer la matière bitumeuse brute en produits de commerce. Williams avait un sens aigu des affaires, et les circonstances lui étaient de plus en plus favorables. Le chemin de fer atteignit le sud-ouest de l'Ontario en 1855, au moment où, l'huile de baleine se faisant rare, le besoin d'une nouvelle source d'huile d'éclairage se faisait particulièrement sentir. Williams entrevoyait l'avenir du pétrole et apportait à l'entreprise qu'il venait d'acquérir à la fois son sens pratique et ses connaissances techniques. Tandis que Tripp s'était contenté de faire bouillir le bitume pour produire de l'asphalte, Williams en fit la distillation pour obtenir de l'huile d'éclairage. Tripp avait prélevé à la pelle et à la hache le bitume présent à la surface, mais Williams creusa le sol afin d'atteindre la profondeur où la matière liquide, plus facile à raffiner, était aussi plus abondante. Un récit de l'époque décrit son premier puits: «Le puits de Williams and Company est profond de 49 pieds (17,7 mètres), a une forme carrée de 7 pieds sur 9 (2 mètres sur 2,27) et est boisé de petits rondins; il n'atteint pas le roc, le pétrole s'élève jusqu'à 10 pieds (3 mètres) dans le puits, qui contient 13 724 gallons (51 930 litres) ou 343 barils de pétrole et qui est en exploitation depuis deux ans. La plus grande quantité extraite jusqu'à présent a été de 1 500 gallons (5 675 litres) ou 37 barils (à la pompe à main) en 10 heures, ce qui a fait baisser de 3 pieds le niveau du pétrole dans le puits». En 1859, Williams avait aussi foré un puits productif à travers la roche de fond et, en septembre de la même année, son huile d'éclairage raffinée était déjà bien établie sur le marché. La société mit sur pied une deuxième raffinerie à Hamilton en 1860. En cinq ans seulement, Williams avait créé le premier complexe intégré -- forage, extraction, raffinage et mise en marché -- de l'industrie du pétrole et jouissait d'un monopole absolu. Il n'avait pu, toutefois, arriver à son but que grâce aux découvertes technologiques antérieures. Il avait emprunté ses techniques de raffinage à l'industrie de l'huile de houille et ses méthodes de forage à celle des puits artésiens. Il était spécialement redevable à un médecin de la Nouvelle-Écosse du nom d'Abraham Gesner (1797-1864), qui avait mis au point un procédé de transformation, par raffinage, du charbon en pétrole lampant et en lubrifiants. En 1848, Gesner avait démontré que, en chauffant la matière bitumeuse extraite dans le comté d'Albert (Nouveau-Brunswick) à une température élevée dans une cornue fermée, on obtenait une huile à brûler satisfaisante. Il fut ainsi le premier à distiller un hydrocarbure pour obtenir du pétrole lampant ou, comme il l'appelait, du kérosène. Il n'est pas sûr que Gesner ait contribué directement au succès de Williams. Certes, Gesner connaissait le pétrole d'Enniskillen, car il en mentionne les caractéristiques particulières dans son Practical Treatise on Coal and Petroleum and Other Distilled Oils (1860). Il se peut fort bien que Williams, avec son sens aigu des affaires, ait consulté un expert de la trempe de Gesner et il semble que ce dernier ait pu avoir part à la mise sur pied de la plus ancienne raffinerie du monde sur les bords du ruisseau Black en 1857. Bien que l'industrie de l'huile de houille que Gesner a contribué à fonder ait été bientôt supplantée par celle du pétrole, c'est grâce à ses innovations technologiques que Williams put éviter de suivre la voie de l'asphalte et de la faillite comme son prédécesseur, Tripp. Avant l'apparition des conserves et de la réfrigération domestique moderne, le sel constituait le principal moyen de conserver les aliments et, au fur et à mesure que la demande croissait, on en produisait de plus en plus dans les puits d'extraction de saumure. Dans les années 1820, un puits creusé dans le sud des États-Unis produisit, au lieu de saumure, plus de 1 000 barils de pétrole par jour. Un autre puits d'extraction de saumure fut mis hors d'usage par une poche de gaz naturel dont le souffle projeta les outils de forage hors du puits. Au Canada, en 1855, un puits d'eau minérale avait été foré avec succès jusqu'à 150 mètres à St. Catharines. Les techniques de forage étaient donc très avancées et déjà adaptées à l'extraction du pétrole à l'époque où Williams entra en scène à Enniskillen. Au cours des 20 années qui suivirent, la technologie du forage évolua afin de répondre aux besoins particuliers de la recherche du pétrole brut. Pendant que Tripp et Williams étaient à l'oeuvre à Enniskillen, des événements de même nature se déroulaient en Pennsylvanie, où le «colonel» Edwin L. Drake mettait en exploitation, en août 1859, le premier puits de pétrole des États-Unis. Contrairement à l'entreprise de Williams, la découverte de Drake marqua le début d'une fièvre analogue à la ruée vers l'or de la Californie: d'innombrables puits furent forés et 74 puits productifs furent mis en exploitation en 15 mois. En moins d'un an, la production de l'industrie du pétrole des États-Unis dépassa celle du Canada et son avance s'accrut constamment par la suite. Expansion du forage à Oil Springs En 1862, James Miller Williams reçut deux médailles à l'Exposition internationale de Londres, l'une pour avoir été le premier à produire du pétrole brut, et l'autre pour avoir été le premier à le raffiner. Mais, plus que les honneurs rendus à Williams, l'année fut marquée par les événements dramatiques qui se produisirent à Enniskillen même, agglomération en pleine croissance de plus de 1 600 habitants, maintenant appelée Oil Springs. Par exemple, le nombre de puits augmentait d'une façon spectaculaire. La méthode classique employée pour foncer un puits à cette époque consistait à creuser et à boiser jusqu'à environ 15 mètres, profondeur à laquelle certains puits commençaient à produire du pétrole. Lorsqu'on n'en trouvait pas à ce niveau, il ne restait qu'à abandonner le puits ou à creuser le roc. Une des méthodes utilisées à cette époque était celle du forage à sonde consistant à faire monter et descendre, sous le poids des foreurs, une perche élastique appuyée sur un pivot. Aucun des événements qui transformèrent le marécage d'Enniskillen en chantier pétrolier ne fut aussi spectaculaire que le forage d'un certain puits par Hugh Nixon Shaw (1811-1864) en 1862. Shaw avait commencé à travailler à son puits à l'été 1861, avec 50 $ en poche et des droits sur un emplacement d'un acre (0,5 hectare). Travaillant seul, il creusa à travers 15 mètres d'argile, puis fora à travers 71 mètres de roc. Découragé et ayant épuisé ses possibilités de crédit, l'indomptable quinquagénaire poursuivit ses efforts jusqu'au début de la nouvelle année. Finalement, le 16 janvier 1862, jaillit du puits de Shaw un jet spectaculaire de pétrole brut. L'ère des grands puits à écoulement naturel commençait à Enniskillen avec le puits éruptif irrésistible de Shaw, qui déversait 2 000 barils par jour. En forant le roc plus profondément que personne ne l'avait fait, il avait atteint une formation de gravier poreux, imprégné d'huile et de gaz sous pression. La pression était si forte que le jet de pétrole montait à la hauteur de la cime des arbres. Les puits creusés précédemment à Oil Springs n'avaient capté que le pétrole suintant à la surface. Celui de Shaw, avec son flot de pétrole que rien ne pouvait arrêter, présentait un problème nouveau. Recourant à une technique conçue par les foreurs de puits artésiens, Shaw tenta de contenir le flot de pétrole sortant de son puits au moyen d'une garniture d'étanchéité, sorte de manchon de cuir d'un demi-mètre de longueur environ, rempli de graines de lin et fermement attaché aux extrémités supérieure et inférieure d'un tube. Lorsque la garniture était introduite dans le puits, les graines de lin se dilataient au contact du pétrole liquide et lui bloquaient le passage, le forçant ainsi à s'écouler par le tube. Shaw contrôla son puits en faisant descendre de force par le trou de 76 millimètres de diamètre un gros tube entouré d'une garniture remplie de graines de lin; il enveloppa d'un autre manchon un tube plus petit, qu'il introduisit dans le premier. À ce moment là, le pétrole continuait de jaillir du puits de Shaw au rythme de 500 barils par jour, soit environ un baril (132,5 litres) toutes les trois minutes. L'éruption était maintenant contenue, mais de grandes quantités de pétrole avaient été gaspillées. Un reporter du London Free Press écrivait trois semaines plus tard: «En tout, quelque 100 000 barils de pétrole ont été perdus avant que le puits ne puisse être contrôlé. J'ai mesuré la couche d'huile dans le ruisseau et constaté qu'elle atteignait en moyenne de 3 à 4 pouces». Le puits éruptif de Shaw n'était qu'un prélude à ce qui allait suivre -- d'autres puits à écoulement naturel et encore plus de gaspillage. Plus de 30 puits à écoulement naturel furent découverts l'année suivante à Oil Springs, tous situés dans une zone d'environ 1,5 kilomètre carré s'étendant de chaque côté de Black Creek. Dans la même période, le nombre de puits de tous types passa d'environ 300 à plus de 1 000. Au plus fort de cette période d'effervescence, les charretiers transportaient 500 chargements de pétrole par jour à travers le marécage d'Enniskillen, sur une distance de 19 kilomètres jusqu'au chemin de fer de Wyoming. Le village connut une explosion démographique, sa population passant à 3 000 habitants, et les affaires connurent une vague de prospérité. Les hôtels louaient leurs chambres à l'heure aux pétroliers épuisés. La grande rue d'Oil Springs fut revêtue sur une longueur de 2,5 kilomètres de planches de chêne blanc et brillamment illuminée avec des lampes à pétrole. Des coches faisaient quatre fois par jour le voyage jusqu'à Sarnia sur un chemin de 32 kilomètres couvert de planches. Le prix des terres monta en flèche (jusqu'à 80 000 $ le lot). Dans un tel contexte, les fortunes se constituaient et s'effondraient en l'espace d'une journée. À la fin de 1862, la production des puits d'Oil Springs atteignait 12 000 barils par jour. Les fuites provenant de puits non contrôlés inondaient parfois le bassin de Black Creek, le recouvrant d'une nappe d'un mètre de profondeur. À cette époque, chaque producteur raffinait généralement lui-même son pétrole sur place et il lui fallait faire des pieds et des mains pour ne pas être débordé par la production de son puits. Lorsque le temps était mauvais, le transport vers le chemin de fer devenait impossible et l'on manquait invariablement de barils. La vague de prospérité se poursuivit pendant toute une année, puis, en janvier 1863, elle se termina aussi soudainement et mystérieusement qu'elle avait commencé. L'un après l'autre, les grands puits à écoulement naturel se tarirent. Simultanément, le marché commençait à ressentir les effets d'une année de production incontrôlée. La surabondance de pétrole fit tomber les prix de 10 $ à 10 cents le baril. Oil Springs fut ébranlée par le choc. En 1865, toutefois, le prix du pétrole était remonté à 11 $ le baril, et le village, florissant, comptait 4 000 habitants. La production de pétrole avait aussi débuté à Bothwell, à 32 kilomètres environ au sud-est, et à Petrolia, à quelque 11 kilomètres au nord. À Oil Springs, on espérait toujours une nouvelle vague de prospérité, mais le rêve fut brisé à jamais par un concours de circonstances peu commun en 1866. La guerre de Sécession américaine étant terminée, les champs de Pennsylvanie, remis en exploitation, répondaient à la demande sur le marché américain. Fuyant les raids des Fenians et la menace d'une guerre entre la Grande-Bretagne et les États-Unis, les pétroliers américains regagnèrent leur pays. Enfin, un certain nombre de très bons puits ayant été découverts à Petrolia, l'attention des foreurs se porta rapidement sur les nouveaux champs. La population d'Oil Springs tomba à 300 habitants presque du jour au lendemain. La fin d'Oil Springs fut peut-être prématurée, mais son heure de gloire eut des conséquences durables. Shaw et les autres foreurs, producteurs et raffineurs de l'époque accrurent considérablement la productivité d'une industrie qui en était à ses premiers pas. Le kérosène était devenu un produit domestique courant en Ontario en 1863. L'avenir de l'industrie du pétrole était manifestement assuré. Fondation et croissance de Petrolia L'étape suivante de l'évolution eut lieu à 11 kilomètres au nord d'Oil Springs, dans le bassin de Bear Creek, où il y avait environ 20 puits en 1865. À l'est des puits se trouvaient quelques maisons en rondins, mais, moins d'un an plus tard, ce hameau était devenu officiellement le village de Petrolia, avec neuf hôtels et une population de plus de 2 300 habitants. L'intérêt pour le champ de Petrolia s'accrut rapidement en 1866, après que le capitaine Bernard King, de St. Catharines, directeur de la North Eastern Oil Company, eut découvert un puits à écoulement naturel sur la butte située à l'ouest de l'ancien chantier de forage. Le puits King, qui donnait au début 2 000 barils par jour, produisit en moyenne 265 barils par jour pendant plus de 40 ans. Les puits de la région de Petrolia étaient plus profonds que ceux d'Oil Springs, certains atteignant jusqu'à 150 mètres. Leur forage coûtait cher et il fallait des moyens financiers plus importants aux foreurs de Petrolia qu'à ceux d'Oil Springs. Il ne semble pas cependant que le risque de creuser un puits sec ait été aussi élevé à Petrolia. Le puits de King indiquait la présence d'un nouveau champ lucratif que d'autres foreurs ne tardèrent pas à confirmer. Les champs découverts à Petrolia offraient beaucoup plus de garanties que ceux d'Oil Springs, étaient dix fois plus vastes (environ 50 kilomètres carrés) et, en tout, 6 000 puits y furent forés. Tandis qu'Oil Springs avait été le berceau de l'industrie, Petrolia allait être le lieu où les différents systèmes de forage, d'extraction, de transport, de raffinage et de mise en marché seraient finalement mis au point pour former la base d'une industrie efficace. L'un des hommes qui jouèrent un grand rôle dans cette période de consolidation fut John Henry Faibank (1831-1914). Ce pionnier, qui était allé à Oil Springs en 1861, fut à l'origine de l'adoption du «système de câble à secousses» pour pomper l'huile des puits lorsque la pression était insuffisante pour la faire monter à la surface. Ce système permettait d'exploiter 100 puits ou plus avec une seule machine à vapeur et faisait du pompage une technique efficace et économique qui prolongeait sensiblement l'existence productive d'un champ pétrolier. La production de pétrole augmenta si rapidement à Petrolia en 1866 qu'un groupe de producteurs, sous la conduite de Fairbank, avait recueilli une somme de 50 000 $ pour construire un embranchement de huit kilomètres de long relié à la ligne principale du Great Western Railway, plus au nord. Il existait dès lors un lien sûr avec les grands marchés urbains. L'embranchement ferroviaire n'était toutefois que la dernière pièce d'un système intégré de transport du pétrole, du puits au marché. Les barils que Hugh Nixon Shaw avait remplis directement à son puits en 1862 avaient été remplacés par de grands réservoirs en bois à la tête du puits. Ces réservoirs étaient reliés par des tubes à la pompe placée dans le puits. Cette dernière aspirait le pétrole dans le sol et le refoulait directement dans le réservoir. Lorsque le réservoir était plein, un camion-citerne à chevaux emportait le pétrole brut jusqu'à la station de recette de la raffinerie. En 1865, il était devenu possible, grâce à l'arrivée des wagons-citernes, de transporter par chemin de fer le pétrole brut et raffiné vers les marchés extérieurs. En outre, au milieu des années 1800, une modification proprement canadienne fut apportée aux méthodes de forage. On découvrit qu'un trépan relié à la perche à ressort par une série de tiges en frêne noir permettait de creuser le roc avec plus d'efficacité qu'un trépan suspendu à un câble, car ces tiges rigides permettaient de mieux suivre le progrès du trépan à travers le roc. Après 1874, les foreurs canadiens employés pour ouvrir des champs pétroliers dans le monde entier firent connaître ce système modifié sous le nom de «derrick canadien». Outre la technique de forage classique, les sociétés adoptèrent une technique américaine consistant à faire éclater le roc avec une charge de nitroglycérine. Celle-ci était descendue dans le puits, puis on la faisait exploser, désagrégeant ainsi le roc autour du puits et amenant l'huile qui s'y trouvait à s'amasser dans la cavité. À un moment donné, il y eut de si grandes quantités de cet explosif à Petrolia que le conseil municipal adopta un règlement pour interdire son transport dans la ville. Plusieurs fabriques de nitroglycérine étaient situées à l'extrémité nord de la ville et, comme il fallait s'y attendre, toutes finirent par exploser. La concentration d'installations de production et de raffinage du pétrole était à l'origine d'autres risques et inconvénients à Petrolia. Au fur et à mesure que la ville grandissait, la population devait faire face à d'autres problèmes: la pollution industrielle était très forte, l'environnement marécageux se traduisait par un approvisionnement en eau insuffisant et un problème d'évacuation des eaux usées, et on souffrait d'une pénurie de services culturels et sociaux. Mais le plus grand danger était l'incendie. Au cours de l'été 1867, un incendie éclata à l'une des installations de forage dans le champ de Petrolia et s'étendit rapidement à un réservoir en bois. En peu de temps, le réservoir en flammes s'effondra, projetant à travers le champ de l'huile enflammée qui mit le feu à d'autres réservoirs. Le sinistre fit rage pendant plus de deux semaines sur une superficie de huit hectares, carbonisant le sol jusqu'à une profondeur de 0,6 mètre. À la suite de cette expérience, un système de grands réservoirs souterrains (d'une capacité de 8 000 barils) fut mis au point et les citoyens de Petrolia se dotèrent de deux services d'incendie. La croissance du champ pétrolier de Petrolia se traduisit aussi par des changements dans l'organisation des opérations de raffinage. À Oil Springs, presque tous les producteurs avaient leur propre «alambic» (still), mais à Petrolia le raffinage devint un secteur spécialisé de l'industrie. L'adoption des tôles d'acier à chaudière permit de construire des contenants beaucoup plus gros que les précédents, fabriqués en fonte. En 1868, on utilisait des fours à distillation en forme de cylindres horizontaux d'une capacité de 250 barils. faits de tôle à chaudière. Le «Big Still» de la Carbon Oil Company contenait 2 500 barils, soit la moitié de la capacité de toutes les autres raffineries du Canada réunies. Il produisit de vastes quantités de kérosène pendant un an avant d'exploser à la fin des années 1860. Un récit de l'époque décrit le four à distillation d'un producteur : Son four à distillation ressemblait à deux chaudières à sucre placées l'une sur l'autre et formant ensemble un globe en fer au sommet duquel était ajusté un serpentin. Les vapeurs montaient dans ce tuyau par un fin dispositif en fer puis passaient par un treillis métallique en laiton qui était censé, selon son inventeur, retenir une grande partie des impuretés. Partant de ce tuyau en fer qui reliait le four à distillation au serpentin, un autre petit tuyau en fer traversait le toit et évacuait les benzols à l'air libre. Le reste de la vapeur se condensait dans le serpentin, d'où elle était amenée dans un réservoir collecteur. Par cette méthode, on extrayait 50% de l'huile pour l'éclairage, et le reste était perdu. L'inefficacité de ce système de raffinage fut un trait caractéristique de l'industrie pendant toute la période de 1855 à 1875, où de vastes quantités de pétrole brut furent gaspillées. Au fur et à mesure que cette période initiale de développement arrivait à sa fin, on s'efforça d'en arriver à une certaine stabilisation et les efforts de l'industrie, orientés jusque-là vers la production et le raffinage, se tournèrent vers la mise en marché. Un des éléments de cette évolution fut la fondation de la première banque de Petrolia. La circulation des capitaux à la banque Vaughn and Fairbank atteignit en 1869, sa première année d'exercice, 1 500 000 $. En 1871, dans une tentative pour mettre un frein aux fluctuations de la production et des prix, les producteurs de Petrolia ouvrirent leur première bourse des pétroles dans le parc Victoria et, en 1884, la transférèrent à la «petite banque rouge» Vaughn and Fairbank, où elle servit de comptoir central pour l'achat et la vente de pétrole. À certains égards, l'importance de Petrolia se manifesta davantage par les hommes qu'elle produisit que par son pétrole. A partir de 1874 et jusqu'après la Première Guerre mondiale, des foreurs canadiens partirent de Petrolia pour exploiter des champs pétroliers dans 40 pays, y compris dans ces pays du Proche-Orient dont le rôle est si important sur la scène internationale aujourd'hui. Peu de ces «foreurs étrangers» parvinrent eux-mêmes à la richesse et à la célébrité, à l'exception de William H. McGarvey (1844-1914), qui fonda et dirigea la plus importante société pétrolière d'Europe jusqu'à son effondrement au début de la Grande Guerre. Le dernier chapitre de l'histoire des débuts de l'industrie pétrolière au Canada commence avec la création en 1880 de la Compagnie Impériale à London (Ontario). En 1883, la société avait transporté sa tonnellerie à Petrolia, où elle produisait plus de 30 000 barils par année. Lorsque, la même année, la raffinerie Impériale de London fut touchée par la foudre et incendiée, la société décida d'agrandir et de concentrer ses raffineries à Petrolia sous la direction de l'un des hommes d'affaires les plus avisés de l'Impériale (et de Petrolia), Jacob Lew Englehart (1847-1921). Englehart avait construit avec succès sa propre raffinerie sur l'emplacement du «Big Still» de la Carbon Oil Company au début des années 1870. À la suite de la fusion de son entreprise avec l'Impériale, cette société domina l'industrie du raffinage à Petrolia, où désormais se trouvaient concentrées toutes les installations de raffinage de l'Impériale, qui couvraient 20 hectares. D'une capacité de raffinage de 2 000 barils, elles pouvaient contenir 100 000 barils de pétrole brut. Avant longtemps, l'Impériale avait mis sur pied un réseau national de distribution et de vente, et ses perspectives d'avenir étaient excellentes. Propriété étrangère Depuis la découverte de Drake en Pennsylvanie en 1859, les progrès de l'industrie pétrolière américaine avaient devancé de beaucoup ceux de l'industrie canadienne. En 1889, la Standard Oil Company de John D. Rockfeller s'intéressait de près au marché canadien. Les Canadiens, toutefois, rejetèrent les offres d'achat de l'Impériale par Rockfeller. Déterminée à prendre pied au Canada, la Standard Oil commença à acheter de petites sociétés canadiennes et à les développer grâce à des capitaux apparemment illimités. En 1895, l'Impériale avait besoin d'argent pour se réorganiser et se doter d'un outillage neuf afin de faire face à la concurrence de plus en plus vive des sociétés financées par les Américains. Elle fut incapable de réunir les fonds nécessaires et, le 1er juillet 1898, «il fut convenu que la Standard Oil Company fournirait les capitaux nécessaires à l'expansion des installations au Canada en échange d'une participation majoritaire dans la Compagnie Impériale». Peu de temps après, toutes les filiales de la Standard Oil au Canada fusionnaient avec l'Impériale. Comme le mentionnait avec à propos le Sarnia Observer: «Cela englobe pratiquement toutes les installations pétrolières et donne à la Standard la mainmise complète sur l'industrie pétrolière canadienne». Au moment de cette acquisition, les chefs de file de l'industrie ne prévoyaient pas l'expansion qui était sur le point de se produire dans le secteur pétrolier. Ils croyaient qu'une raffinerie d'une capacité de 1 000 barils par jour répondrait à la demande prévue. Mais, cette même année 1898, se produisit un événement qui marqua le début d'une transformation radicale de l'industrie pétrolière et, en même temps, de la physionomie de tout le pays: l'arrivée au Canada de la première automobile. L'industrie du pétrole, après des débuts modestes, allait devenir un secteur essentiel de l'économie canadienne.