LA CHASSE À LA BALEINE DANS L'ARCTIQUE CANADIEN Daniel Francis Tuer une baleine a quelque chose de très pénible... et pourtant on ne peut sacrifier aux sentiments de compassion le but de l'aventure, la valeur du prix et la joie de la capture. -- Vieux capitaine de baleinier La chasse à la baleine était déjà une profession séculaire quand les premiers baleiniers se sont aventurés, dans les eaux de l'Arctique canadien obstruées par les glaces vers le début du XVIIIe siècle. Pendant des centaines d'années, les marins basques avaient traqué les mammifères géants dans le golfe de Gascogne et, au XVIIe siècle, les baleiniers de plusieurs nations européennes bravèrent la glace et les mers orageuses de l'Atlantique Nord pour chasser les baleines près des îles du Spitzberg et de Jan Mayen à la limite de la banquise polaire, mais les animaux de ces régions furent bientôt presque exterminés et les chasseurs durent chercher leur gibier plus loin vers l'ouest, vers l'Amérique. Finalement, en 1719, les premiers navires baleiniers européens contournèrent la pointe sud du Groenland et s'aventurèrent dans les eaux arctiques du détroit de Davis. Durant les premières années, les Hollandais dominèrent la «pêche» arctique, car c'est ainsi que les baleiniers appelaient leur métier. La Hollande était alors une des grandes nations com- merçantes de l'Europe et s'enorgueillissait de posséder une grande flotte et de nombreux marins habiles. Encouragés par une subvention de l'État, les propriétaires de navires de la Grande-Bretagne agrandirent, après 1750, leur flotte de baleiniers et, au début du siècle suivant, la région est de l'Arctique était pratiquement la chasse gardée de baleiniers d'Écosse et d'Angleterre. Les baleiniers quittaient l'Europe à destination du détroit de Davis vers les mois de février et de mars. Quelquefois, les navires se rendaient tout d'abord à la chasse au phoque sur la banquise de l'Atlantique Nord ou le long de la côte du Labrador. S'ils gagnaient directement les territoires de chasse à la baleine, ils effectuaient généralement la traversée à partir de l'Europe en suivant le 58e parallèle pour arriver bien au large de l'extrémité sud du Groenland, le cap Farewell, dont les parages étaient redoutés pour les amoncellements de glace à la dérive qui, souvent, l'entouraient. Comme c'était encore l'hiver, la température descendait bien au-dessous du point de congélation au cours des longues nuits passées en mer et l'embrun gelait le gréement et couvrait les ponts d'une couche de glace glissante. Les marins passaient fréquemment une bonne partie de la traversée à pelleter la neige accumulée sur les ponts et à déglacer les cordages. Lorsqu'ils approchaient de leur destination, la pointe nord de l'île Baffin, les navires baleiniers étaient forcés de suivre une route circulaire. Au début de la saison, en effet, les côtes de l'île Baffin étaient bloquées par des glaces entraînées au sud de l'archipel dans le détroit de Davis. Toutefois, près des côtes du Groenland, un courant chaud venant du sud ouvrait un corridor d'eaux libres jusqu'à la baie Melville au nord. Les baleiniers empruntaient d'habitude ce corridor, traversaient ensuite la baie Melville et se rendaient à l'île Baffin par le nord, essayant de parvenir à l'inlet Pond à la fin juin. La traversée de la baie Melville se révélait la partie la plus dangereuse de tout le voyage. Du côté de la terre, une couche de glace d'un seul tenant adhérait au fond de la baie, tandis que, du côté du large, des amoncellements de glace brisée changeaient imprévisiblement de direction avec le vent et le courant. Les navires avançaient lentement vers l'ouest en convoi par le passage étroit d'eau libre le long de la glace de rive. Quelquefois, l'équipage sautait sur les glaçons pour pousser le navire dans la trouée. Tant que le vent soufflait du nord, le passage était libre, mais quand il se mettait à souffler du sud, les glaces dérivaient vers les navires, les pressaient contre la banquise et les broyaient comme des coquilles d'oeufs. Chaque saison, des navires étaient perdus dans cette traversée périlleuse et la baie Melville méritait sa réputation de «chantier de démolition». Les marins s'attendaient au pire. Durant toute la traversée, ils gardaient près d'eux un baluchon d'effets personnels pour le cas où ils devraient quitter précipitamment le navire. Lorsque les navires étaient perdus dans la glace, l'équipage se réfugiait sur les glaçons jusqu'à ce qu'un autre baleinier vienne à leur rescousse. Après la traversée du «chantier de démolition», les baleiniers entraient dans le détroit de Lancaster. Les baleines y arrivaient au cours de la première semaine de juillet et alors, la période la plus intensive de la chasse à la baleine commençait. La saison était courte et, à la fin d'août, les navires sillonnaient la côte sud de l'île Baffin à l'affût des dernières baleines de la saison. En septembre ou en octobre, ils avaient terminé le tour complet du détroit de Davis et de la baie Baffin et mettaient le cap sur leur port d'attache. À de nombreuses occasions dans l'histoire de la chasse à la baleine dans l'Arctique, des navires furent cernés par les glaces et empêchés de quitter le détroit de Davis. Lorsque les glaces s'amoncelaient le long des côtes de l'île Baffin au lieu de descendre dans le détroit, le chemin du retour était bloqué. Les navires dérivaient impuissants vers le sud avec les glaces pendant plusieurs mois. Si le choc des glaçons ne les envoyait pas par le fond, les baleiniers se trouvaient en janvier quelque part au large du Labrador. Les équipages pouvaient être alors décimés par le scorbut, l'épuisement et le froid. Souvent, les baleiniers parvenaient au port avec seulement une demi-douzaine de marins assez forts pour effectuer les manoeuvres. Le gibier des chasseurs de l'Arctique était la baleine boréale. Chaque année, cet animal suit une route migratoire proche de celle empruntée par les navires qui le chassent. En mars, cette baleine nage tranquillement près de la banquise au large de la baie Frobisher et de la baie Cumberland, attendant que la glace se brise et libère le passage menant au détroit de Davis et à la côte ouest du Groenland. En juillet, les baleines ont traversé la baie Baffin jusqu'au détroit de Lancaster et se sont rendues dans les nombreuses baies et anses de l'île Baffin. Elles s'y nourrissent jusqu'à ce que la banquise les force à retraiter de nouveau vers le sud, en octobre. Bien que cela n'ait jamais été attesté, on présume qu'elles passent l'hiver dans les eaux froides près de la banquise. On chassait tout d'abord la baleine boréale pour l'huile que contient son épais manteau de graisse. On a tué des individus qui mesuraient jusqu'à 18 m de long et qui pesaient jusqu'à 72 000 kg. Un animal moyen donnait environ 100 barils d'huile. À l'origine, on employait l'huile de baleine pour faire du savon, comme agent nettoyant dans l'industrie textile de la laine et comme combustible pour les lampadaires. Au cours du XIXe siècle, cependant, l'huile végétale, moins dispendieuse, la houille et les produits pétroliers remplacèrent progressivement l'huile de baleine. Après 1860, la demande accusa une baisse dramatique, quoiqu'on l'employât encore pour le tannage du cuir et la production de lubrifiants, de peintures et de vernis. L'industrie de la chasse à la baleine survécut à l'effondrement du marché de l'huile parce que la demande s'accrut pour un second produit de la baleine, les fanons. La baleine boréale appartient au groupe des cétacés qui, au lieu de dents, possèdent de longues rangées de fanons, appelés communément baleines, pendant de leur mâchoire supérieure comme un rideau. Les fanons les plus longs mesurent plus de 4 m et un animal de bonnes dimensions peut en porter plus de 700. Ils sont faits d'une substance cornée d'aspect osseux mais, contrairement à l'os, ils sont flexibles lorsqu'ils sont chauffés et on peut leur donner différentes formes. Employés tout d'abord pour faire des baleines de corset, les fanons furent vite utilisés pour fabriquer une vaste gamme de produits tels que, fouets de cocher, cerceaux de jupes, parapluies, roues et ressorts de voitures, valises et cannes à pêche. Vers la fin du XIXe siècle, surtout à cause de la mode féminine, la valeur des fanons, qui était de 0,32$ (américains) la livre (0,45 kg) en 1850, grimpa en flèche pour atteindre le prix faramineux de 5,80$ la livre en 1905. Comme une baleine boréale avait en moyenne 1 500 livres (675 kg) «d'os» dans la gueule, l'huile et les fanons d'un seul animal pouvaient valoir au début des années 1900 jusqu'à 15 000$ ce qui suffisait en soi pour défrayer un voyage de chasse à la baleine. Bien entendu, la région arctique n'était pas le seul territoire de chasse à la baleine du monde. Les baleiniers américains et britanniques patrouillaient l'Atlantique Sud le long des côtes de l'Afrique et de l'Amérique du Sud à la recherche des puissants cachalots macrocéphales et, au XIXe siècle, les participants à cette «pêche méridionale» avaient contourné le cap Horn et exploitaient également les eaux du Pacifique Sud. L'huile tirée du cachalot macrocéphale valait généralement plus que l'huile de baleine ordinaire. De plus, l'animal méridional possédait, dans une cavité occipitale, une grande quantité de liquide cireux, appelé spermaceti. Refroidie, cette cire produisait des chandelles de qualité supérieure. En revanche, le cachalot macrocéphale était un cétacé à dents, dépourvu par conséquent des fanons si précieux des captures septentrionales. La chasse pratiquée dans le sud s'ajoutait à celle qui s'opérait dans l'Arctique et, par conséquent, ne s'y substituait pas. Tant qu'il y eut des baleines boréales à chasser, les baleiniers retournèrent dans le nord. Dès qu'un navire arrivait dans les zones de chasse de l'Arctique, une vigie grimpait au nid de pie. Lorsque retentissait le cri familier «on souffle là-bas», les marins sautaient dans leurs baleinières et se mettaient à sa poursuite. Un patron de baleinière commandait chaque embarcation; il se tenait à la poupe, manoeuvrant le long gouvernail et criant ses ordres à ses rameurs affairés. Il lui incombait de prévoir l'endroit où la baleine ferait surface et de placer l'embarcation de telle façon que, dans les brefs moments où l'animal serait visible, le harponneur pourrait l'atteindre. Lorsque le harpon, muni d'une corde épaisse, s'enfonçait dans le dos de la baleine, l'animal furieux frappait l'eau d'un battement convulsif de sa large queue et plongeait. Un cri retentissait «Elle plonge! Elle plonge!» pour avertir les marins des autres embarcations. Il leur fallait évaluer l'endroit où la baleine boréale blessée referait surface et être là pour la harponner à nouveau. Quand la baleine était très affaiblie par le sang qu'elle avait perdu et qu'elle ne pouvait pas aller plus loin, on enfonçait à multiples reprises une lance sans barbelure dans ses parties vitales pour lui percer le coeur ou lui couper une grosse veine. L'évent crachait un sang rouge vif et teignait la mer et les hommes, puis l'animal roulait sans vie dans l'eau. La chasse à la baleine était une occupation dangereuse, même sous les tropiques, mais la présence de glaces la rendait spécialement périlleuse dans l'Arctique. Lorsqu'une baleine boréale était harponnée, elle plongeait habituellement sous la glace la plus proche. Il fallait parfois couper la corde du harpon pour que la baleinière ne soit pas réduite en miettes. En d'autres circonstances, les marins montaient sur la glace avec des lignes, des lances et des harpons et continuaient la chasse à pied pour tuer l'animal lorsqu'il venait respirer dans un espace libre. Lorsque la baleine était tuée, on traînait la carcasse jusqu'au navire, on l'attachait au côté de celui-ci et on la dépouillait de sa couche de graisse. Cette opération se nomme le dépeçage. Les lardons volumineux et riches en huile étaient montés sur le pont où on les coupait en petits morceaux et on les plaçait ensuite dans des barils de bois et plus tard dans des réservoirs d'acier. L'immense tête de l'animal était séparée du reste du corps et on la montait aussi sur le pont pour extraire les fanons de la mâchoire. Par la suite, la masse sanguinolente d'os et de viscères coulait ou s'en allait à la dérive et servait de pâture aux autres animaux arctiques. Les premiers baleiniers avaient des cales assez grandes pour emmagasiner l'huile et les fanons de plus de vingt baleines, mais il fallait une saison exceptionnelle pour que l'un d'entre eux ramène une charge pleine. La tactique employée pour traquer la baleine boréale varia peu au cours des années mais les techniques devinrent de plus en plus meurtrières. Une mise à mort rapide était beaucoup plus importante dans les eaux arctiques que dans les eaux tropicales, puisque la baleine pouvait atteindre la banquise et qu'alors ses chances de s'échapper augmentaient considérablement. Par conséquent, les baleiniers arctiques inventèrent des armes qui joignaient la ténacité du harpon à la puissance meurtrière de la lance. Vers les années 1850, on commença à se servir de la carabine pour tuer l'animal blessé et épuisé par la poursuite. Cette arme, qu'on appelait en anglais bomb gun ou rocket gun, ressemblait à un fusil à canon court et de fort calibre. Elle lançait un engin explosif muni d'une fusée à retardement qui détonait à l'intérieur de la baleine, en faisant éclater les viscères et causant souvent sa mort instantanément. Vers les années 1860, elle avait remplacé la lance dans l'arsenal des baleiniers. Pour limiter encore les possibilités de fuite, Svend Foyn, capitaine de baleinier norvégien, mit au point, en 1865, un canon lance-harpon. Monté sur un pivot à la proue du navire, ce canon lançait un harpon barbelé muni d'une charge explosive. Le canon lance-harpon était populaire auprès des baleiniers européens, mais les Américains préféraient le canon lance-dard mis au point dans les années 1880 par deux baleiniers de la Nouvelle-Angleterre. Ce dispositif alliait la précision du harpon à main et la puissance meurtrière de la «bombe» explosive. Quand le harponneur lançait le dard dans l'animal, l'explosif détonait par contact. Avec l'usage d'un tel arsenal meurtrier, la chasse à la baleine cessa d'être un combat et devint un simple massacre. Une nouvelle innovation technique qui prolongea la vie de l'industrie baleinière de plus d'un demi-siècle fut l'installation de moteur à vapeur à bord des baleiniers. La conversion de la voile à la vapeur ne fut jamais complète. Les navires continuaient à être gréés en barque et, dans la mesure du possible, les voiles étaient déployées pour économiser le combustible. Néanmoins la vitesse élevée, la puissance et la manoeuvrabilité assurées par les moteurs à vapeur permirent aux baleiniers de se rendre plus loin dans les régions encore inexploitées. Ils réduisaient aussi les dangers causés par les glaces et les tempêtes et augmentaient les chances qu'avait un navire parti au printemps pour l'Arctique de rentrer à son port a l'automne. Les premiers moteurs à vapeur auxiliaire furent installés sur les baleiniers au cours des années 1850 et, vers la fin des années 1860, presque tous les navires de la flotte britannique en étaient équipés. Au milieu du XIXe siècle, les baleiniers américains des ports de la Nouvelle-Angleterre en étaient venus à dominer l'industrie baleinière. Leurs parages favoris étaient situés le long des côtes de l'Afrique, de l'Amérique du Sud et du Japon, mais, lorsque la valeur de l'huile baissa, ils commencèrent à chasser les baleines à fanons plus profitables qui habitaient sous le climat froid de l'Arctique. L'activité des Américains, dans la région est de l'Arctique, était concentrée dans les environs de la baie d'Hudson, région encore inexploitée par les baleiniers européens. Les baleines boréales entrent apparemment chaque printemps dans la baie et se rassemblent à la limite de la banquise polaire, près de l'extrémité sud du détroit de Roes Welcome, passage étroit séparant le continent de l'île Southampton. Quand les glaces reculent vers le nord, les baleines suivent le détroit et contournent l'extrémité nord de l'île Southampton avant de retourner vers le sud vers le détroit d'Hudson au cours de l'automne. Les premiers Américains arrivèrent dans ces parages en 1860 et, au cours des cinquante années qui suivirent, il y eut presque toujours quelques navires qui croisaient dans le détroit. Retardés par les glaces dans le détroit d'Hudson, les baleiniers de la baie d'Hudson n'atteignaient pas leur destination avant le mois d'août. Étant arrivés plus tard, ils ne retournaient pas à leur port d'attache à l'automne comme les baleiniers britanniques de la baie Baffin, mais passaient plutôt l'hiver dans le Nord, emprisonnés par les glaces dans quelque abri côtier éloigné. Leur hivernage préféré était l'île Marbre, située près de l'entrée de l'inlet Rankin, du côté ouest de la baie. Du côté sud de l'île, un excellent port offrait un abri aux vaisseaux et les protégeait des vents violents et des glaces à la dérive. Plus tard, lorsque les baleines commencèrent inévitablement à disparaître de la baie d'Hudson et que les baleiniers durent s'engager plus loin dans le détroit de Roes Welcome à leur poursuite, les navires allèrent s'abriter à d'autres ports d'hiver situés à Depot Island, au cap Fullerton et à Repulse Bay. Les baleiniers américains procédaient toujours de la même façon pour préparer leurs navires à hiverner dans l'Arctique. Près de chaque port, il y avait un bassin d'eau douce qui servait de source d'approvisionnement pour l'équipage. Lorsque ce bassin gelait, la glace était coupée en morceaux et transportée sur des traîneaux jusqu'aux navires où on les faisait fondre. Quand le port était gelé et les bateaux immobilisés dans les glaces, on recouvrait les ponts de toile ou de planches et le bateau tout entier était isolé d'une couche de neige de près de huit pieds d'épaisseur. À bord, dans le poste d'équipage, un poêle maintenait la température au niveau confortable de 16 C. La viande fraîche était essentielle à la santé des marins et c'étaient les Inuit de l'endroit qui la leur fournissaient. Ils se rassemblaient près des navires au cours de l'hiver, chassant le caribou et le phoque pour les étrangers au teint pâle et échangeant des fourrures et des peaux contre des armes et d'autres marchandises, spécialement des métaux. Les femmes fabriquaient les vêtements de peau portés par les baleiniers et les hommes étaient engagés comme hommes d'équipage pour les croisières estivales. On peut dire sans exagération que les baleiniers arctiques n'auraient pas survécu à de si nombreux hivers dans le Nord sans l'aide des Inuit. Le troisième et dernier parage de chasse à la baleine dans l'Arctique canadien était situé à l'extrémité ouest de l'archipel, dans la mer de Beaufort. Les baleiniers américains visitaient régulièrement le Pacifique Nord mais, avant 1848, ils n'avaient pas été au-delà de la mer de Béring. Cette année-là, un capitaine entreprenant traversa le détroit de Béring pour se rendre dans l'Arctique et découvrit un océan où pullulaient les baleines. Jusqu'en 1854, les navires s'étaient rendus de plus en plus loin chaque saison, mais cette année-là les premiers s'aventurèrent au-delà de Point Barrow, extrémité septentrionale du continent. Les baleiniers craignaient pourtant de pousser plus à l'est dans la mer de Beaufort, la «mer interdite», comme ils l'appelaient. Les eaux côtières de l'Alaska étaient peu profondes et parsemées de dangereux récifs et d'îles à fleur d'eau. La côte n'offrait pas d'abris sûrs et si la banquise se dirigeait vers le sud, elle pouvait pulvériser les navires sur la berge rocheuse. L'apparition des moteurs à vapeur rendit moins périlleuse la route vers l'est, cependant, et à l'été 1889 les baleiniers américains entraient dans la mer de Beaufort. Comme leurs compatriotes dans la baie d'Hudson, les baleiniers de l'Ouest passaient l'hiver dans le Nord pour entreprendre la chasse dès la fin du printemps. À deux occasions, des baleiniers passèrent six hivers d'affilée dans l'Arctique avant de finalement regagner leur port d'attache. La plupart des navires qui se rendaient dans la mer de Beaufort partaient du port de San Francisco, qui avait remplacé les ports de la Nouvelle-Angleterre comme principale base américaine de la chasse à la baleine dans l'Arctique. Cette ville portuaire offrait d'être assez près de l'Arctique et, vers le milieu des années 1860, elle fut reliée par un service ferroviaire transcontinental aux centres manufacturiers et commerciaux de l'Est. L'hivernage préféré était l'anse Pauline, sur l'île Herschel, petit coin de terre niché au nord de la côte du Yukon à environ 130 km à l'ouest du delta du Mackenzie. Un peu plus tard, les navires se rendirent un peu plus loin à l'est pour hiverner aux îles Baillie, à l'extrémité du cap Bathurst. À chaque endroit, les Inuit des environs se rassemblaient autour des navires, vivant dans leurs iglous et chassant le caribou dans les montagnes à l'intérieur de la côte arctique. Les hivernages devinrent instantanément des villes-frontières et les voyageurs qui les avaient visitées rapportaient des incidents d'ivrognerie, de violence et d'anarchie. On apportait des boissons alcoolisées de San Francisco et on les échangeait aux Inuit contre leurs fourrures et leurs femmes. Les maladies vénériennes se répandirent et les bagarres d'ivrognes étaient fréquentes. On comptait rarement moins de deux à trois meurtres chaque année. Les marins étaient mal payés et beaucoup n'avaient jamais été en mer auparavant. Le froid, l'ennui, l'isolement forçé en amenaient plusieurs à déserter leur navire et à fuir vers les postes de traite des fourrures à l'intérieur des terres. Au cours de la ruée vers l'or du Klondike, des douzaines des membres d'équipage partirent pour Dawson et les terrains aurifères, mais ces tentatives étaient rarement fructueuses et les hommes étaient poursuivis et ramenés à moitié gelés, chanceux d'avoir survécu. Les conditions étaient plus stables dans l'est de l'Arctique. Dans la région de l'île Baffin et du détroit de Davis, les baleiniers n'hivernaient habituellement pas, de sorte que les contacts entre les marins et les Inuit étaient courts. Dans la baie d'Hudson, les navires américains, pour une raison inconnue, n'apportaient pas de boissons alcoolisées, de sorte que l'influence démoralisatrice et violente du commerce de l'alcool ne se faisait pas sentir. Néanmoins, partout dans le Nord, les baleiniers apportèrent la mort et la perturbation aux Inuit. Les Autochtones n'étaient pas immunisés contre certaines maladies et nombre d'entre eux moururent à la suite d'épidémies de rougeole, de typhus et de scarlatine véhiculées dans le Nord par les marins. Dans l'île Southampton, un petit groupe d'Autochtones appelés Saglermiut furent complètement anéantis par la maladie apportée sur leur île par un baleinier de passage. Dans l'ouest de l'Arctique, la population inuit tomba de 2 500 à 250 âmes à l'époque de la chasse à la baleine. L'arrivée soudaine de nombreux baleiniers imposa aussi un lourd tribut aux ressources de l'Arctique. Il leur fallait des quantités énormes de viande et bientôt, au moins sur la côte de Beaufort, le caribou commença à disparaître. Lorsque la viande et le cuir se firent plus rares, les Inuit durent compter sur la nourriture et les vêtements qu'ils achetaient aux baleiniers. De nombreux Autochtones furent engagés par ceux-ci pour chasser le gibier ou pour manoeuvrer les baleinières. De plus en plus, la vie économique des habitants du Nord fut centrée sur l'activité des baleiniers étrangers et leur cycle saisonnier traditionnel de chasse et de pêche de subsistance fut remplacé par un nouveau type qui comprenait des périodes d'emploi rémunéré. Il s'établit une relation d'interdépendance entre les baleiniers et les Autochtones. Le marin comptait quelquefois sur les Inuit pour lui fournir de la nourriture et des vêtements et en d'autres occasions, les Inuit dépendaient de l'homme blanc, dont ils obtenaient des emplois, des marchandises de traite et des denrées alimentaires. Lorsque les incidents scandaleux d'ivrognerie et de débauche qui avaient courus à l'île Herschel furent connus au sud, la société missionnaire de l'Église anglicane dépêcha en 1893 le révérend Isaac Stringer pour fonder une mission dans l'île. De même, la société envoya le révérend E. J. Peck aux stations baleinières de la baie Cumberland dans l'île Baffin. Stringer essaya d'abord de mettre fin au traffic des boissons alcoolisées, avec des résultats mitigés. Ensuite, avec le même dévouement résolu, il essaya de remplacer la religion des Autochtones par le christianisme. Les missionnaires étaient des hommes braves et bien intentionnés qui croyaient que les Inuit avaient besoin d'être protégés contre les ravages des baleiniers, mais leur intolérance face aux croyances des Autochtones sapa encore davantage la culture de ce peuple. La présence de tant de baleiniers étrangers dans les eaux canadiennes incita finalement les autorités politiques d'Ottawa à affirmer la souveraineté canadienne sur tout l'archipel de l'Arctique. Le Canada possédait officiellement les îles du Nord depuis que la Grande-Bretagne lui avait cédé ses prétentions en 1880, mais le gouvernement n'y avait pas d'établissement et, en 1900, certains commençaient à craindre que les États-Unis projettent d'annexer la région sous prétexte de l'activité des baleiniers américains. C'est ainsi que le premier ministre, sir Wilfrid Laurier, envoya des agents de la Police montée du Nord-Ouest pour «assumer paisiblement l'autorité dans toutes les directions». Les deux premiers détachements policiers furent établis en 1903, l'un à l'île Herschel et l'autre à Fullerton Harbour dans le nord-ouest de la baie d'Hudson. Les gendarmes devaient maintenir la loi et l'ordre, percevoir les droits de douane sur les biens importés et réglementer le commerce des boissons alcoolisées. Cependant, quand ils arrivèrent, la chasse à la baleine était à son déclin et les pires excès étaient choses du passé. Comme l'écrivait un agent de l'île Herschel : «On m'a dit que j'étais en retard de six ans.» Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, comme le nombre des baleines boréales diminuait, les marchands britanniques et américains établirent des stations baleinières le long des côtes de l'île Baffin et du détroit d'Hudson et dans le coin nord-ouest de la baie d'Hudson. Les exploitations basées sur la terre ferme présentaient certains avantages par rapport aux navires baleiniers de haute mer: les stations n'étaient jamais détruites par les glaces, il leur fallait moins d'hommes puisqu'on avait surtout recours à la main-d'oeuvre autochtone et, comme les baleiniers commerçaient avec les Inuit en plus de chasser la baleine, ils pouvaient réaliser un bénéfice même si leurs prises annuelles étaient faibles. Les Canadiens ne participèrent pas à l'industrie baleinière dans l'Arctique. C'était une entreprise pleine de risques, dans laquelle il fallait investir beaucoup de capitaux pour construire et équiper les navires qui risquaient fort d'être détruits par les glaces. Les entrepreneurs canadiens trouvaient que le jeu n'en valait pas la chandelle. De toute façon, vers la fin du XIXe siècle, c'est-à-dire à une époque où les hommes d'affaires canadiens auraient pu s'intéresser à cette industrie, il devenait apparent qu'il y avait de moins en moins de baleines dans l'Arctique. Les Canadiens entreprirent toutefois de chasser la baleine sur les côtes de l'Atlantique et du Pacifique. Lorsque la Première Guerre mondiale éclata, la chasse à la baleine avait pratiquement cessé dans l'Arctique canadien. Les animaux eux-mêmes étaient devenus rares. La demande pour les fanons de baleine fléchit dramatiquement avec la mise au point de produits de substitution, notamment les ressorts d'acier et les matières plastiques, et le prix tomba à une fraction de ce qu'il avait été à la fin du siècle. Les voyages de chasse à la baleine poussés de plus en plus loin dans l'archipel coûtaient de plus en plus cher et il fallait par conséquent faire des prises plus nombreuses et non pas des prises sommaires. Comme les navires continuaient à se perdre dans les glaces, les investisseurs transférèrent leurs fonds dans des affaires moins risquées. Pour toutes ces raisons, les baleiniers quittèrent le Nord ou s'abandonnèrent exclusivement au commerce avec les Inuit. Ailleurs dans le monde, la chasse à la baleine continua jusqu'à nos jours, mais dans l'Arctique, elle était terminée. Les baleiniers étrangers eurent une influence considérable sur l'histoire du Nord canadien. Ils épuisèrent une ressource naturelle à tel point que la baleine boréale fut déclarée espèce menacée d'extinction. En de nombreux endroits, ils furent les premiers hommes blancs à entrer en contact avec les Inuit et leur arrivée marque le début des échanges culturels entre les deux peuples. De plus, leur activité poussa le gouvernement fédéral à étendre son autorité au Nord et à proclamer incontestablement l'Arctique territoire canadien.