LA MIGRATION D'ENFANTS BRITANNIQUES Joy Parr Il y a à peine cinquante ans, les familles canadiennes établies sur des fermes cultivaient la terre, élevaient des enfants, faisaient la récolte, l'élevage du bétail et des volailles, sans le secours du tracteur, de la trayeuse automatique, de la machine à laver, du réfrigérateur ou de la cuisinière électrique. Les travaux de ferme étaient pénibles et, concentrés en saison estivale, nécessitaient une importante main-d'oeuvre. Certaines familles étaient nombreuses et seuls le père, la mère et les enfants assuraient alors la bonne marche de la ferme. Quant aux familles moins grandes et celles où les enfants, devenus adultes, étaient partis vivre à la ville ou aux États-Unis, elles devaient recruter une main-d'oeuvre supplémentaire à l'extérieur. Dans l'Est du Canada, il devint difficile de trouver une telle main-d'oeuvre à partir de 1880. Les nouveaux immigrants s'établissaient, dès leur arrivée, dans l'Ouest, où il était plus facile de trouver des terres. Les salaires et le mode de vie urbains attiraient les jeunes gens; aussi quittaient-ils leurs régions rurales d'origine pour s'installer à la ville. Dans les provinces de l'Atlantique et au Québec, mais particulièrement dans le Sud de l'Ontario, on fit venir de Grande-Bretagne des enfants pour regarnir les rangs de la main-d'oeuvre rurale. Les enfants étaient accueillis dans des foyers canadiens et ils travaillaient aux côtés des membres de la famille comme ouvriers agricoles en apprentissage ou comme domestiques, un contrat bilatéral apportait des précisions quant aux soins, à l'éducation et au salaire qu'ils devaient recevoir. Entre 1868 et 1915, 77 000 garçons et filles britanniques vinrent au Canada, sur l'initiative d'agences d'immigration, et plusieurs autres milliers arrivèrent de 1920 à 1939. On les appelait, en anglais, les «Home Children», étant donné qu'ils étaient envoyés par des organismes ou «foyers», de placement britanniques établis dans diverses villes canadiennes, mais peut-être également parce qu'ils arrivaient de Grande-Bretagne, la mère patrie des Canadiens anglais. Leur histoire présente un intérêt car la triste situation de ces enfants paraît pratiquement invraisemblable aux observateurs d'aujourd'hui, et elle met en lumière la vie des enfants au XIXe siècle. Au cours du siècle qui sépara les guerres napoléoniennes de la Première Guerre mondiale, un nombre sans précédent d'Européens émigrèrent en Amérique du Nord. Certains étaient mus par le désespoir, après que la révolution industrielle ou les réformes agraires les eussent spolié de leurs moyens d'existence; les autres étaient attirés vers les terres plus riches d'outre mer, aux populations moins denses, par des rêves de fortune et de puissance. Presque toujours, les émigrants choisissaient eux-mêmes leur destination, payaient la traversée et s'installaient sur le nouveau continent sans avoir obtenu d'aide du gouvernement. Les «Home Children» faisaient toutefois exception à cette situation habituelle. Dix pour cent d'entre eux venaient de maisons de redressement britanniques et leur passage pour le Canada était défrayé par la Grande-Bretagne; des institutions philanthropiques anglaises et écossaises recueillaient des fonds auprès des particuliers afin de patronner les autres. C'est en 1826 que fut émise pour la première fois l'idée de subventionner l'émigration de jeunes gens, quand un juge d'instruction anglais déclara que la ville de Londres contenait «un trop grand nombre d'enfants» et qu'en conséquence le taux de délinquance juvénile augmentait. L'émigration serait une soupape par laquelle on pourrait se libérer, dans l'intérêt de l'ordre public, des tensions causées par l'explosion de la population. Une société en faveur de la suppression du vagabondage juvénile, la Children's Friend Society, envoya quelques jeunes gens dans le Haut Canada et au cap de Bonne Espérance au cours des années 1830. La Shaftesbury Society patronna, tout au long des années 1850, l'émigration vers l'Australie et le Canada de groupes de garçons des «ragged schools» de Londres, oeuvres de bienfaisance faisant office d'écoles du soir pour les enfants qui travaillaient. Mais c'est au cours de la crise persistante du dernier quart du siècle que l'émigration devint la solution au surplus d'orphelins, d'enfants abandonnés, négligés ou délinquants qui erraient dans les villes britanniques. Jusqu'en 1930, la plupart des jeunes gens qui émigraient de la Grande-Bretagne sous le patronage d'une institution quelconque venaient au Canada. Par la suite, l'Australie devint leur principale destination. Il existe un parallèle entre l'origine, l'application et le déclin de la politique d'émigration juvénile comme solution au surplus d'enfants en Grande-Bretagne d'une part, et l'évolution des idées au sujet de la nature même de l'enfance d'autre part, idées qui ont beaucoup évolué au cours du dix-neuvième siècle. Les concepts entourant le monde de l'enfance sont changeants, car ce stade de la vie est défini sur le plan social plutôt que physique. Au cours des premiers mois suivant la naissance, la physiologie des enfants est différente de celle des adultes, la capacité de leur estomac à digérer les aliments n'est pas la même, non plus que leur faculté de focalisation visuelle. Quand ils perdent ces caractéristiques physiologiques, principalement lorsqu'ils sont sevrés et qu'ils ne dépendent plus seulement du lait pour se nourrir, c'est que le stade de la prime enfance est terminé, et l'attitude des adultes envers eux se modifie. La nature et la durée de ce premier stade de l'enfance ont toujours été les mêmes d'une époque à l'autre, car les soins et l'attention à apporter à ces enfants en bas âge sont déterminés fondamentalement par leurs besoins physiques. Par contre, l'enfance qui suit est essentiellement définie par la culture, et les concepts qui s'y rapportent varient selon l'endroit et l'époque. Qui sont les enfants et quelles sont les activités et les caractéristiques qui leur sont propres? Voilà autant d'idées qui varient suivant la conjoncture sociale et économique. Au XIXe siècle, on attribuait aux enfants des droits et des rôles différents selon que leurs parents étaient riches ou pauvres. L'évolution de l'attitude vis-à-vis de l'enfance entraîna d'autres changements sur le plan législatif qui eurent des répercussions sociales et économiques d'envergure. C'est au cours des années 1830 que furent envoyés au Canada les premiers enfants, après que le Parlement britannique eût voté des lois énergiques stipulant que les personnes âgées de moins de treize ans ne devaient pas travailler dans les usines aussi longtemps que les adultes ni être astreints à des tâches aussi dures, et que leur rôle de travailleurs industriels devait être défini différemment. Les propriétaires d'usines étaient moins enclins à embaucher des enfants s'ils ne pouvaient exiger d'eux une journée complète de travail dans tout secteur où le besoin s'en faisait sentir. Ce changement dans la conception des droits des enfants appartenant à la classe ouvrière pauvre ne fit qu'aggraver le problème des maisons de redressement et des oeuvres de bienfaisance qui ne suffisaient plus à la tâche; aussi, au cours des vingt années qui suivirent, les autorités britanniques allaient-elles envoyer par intermittence des garçons et des filles dans les colonies où il n'y avait aucune restriction quant à l'embauchage d'enfants comme ouvriers agricoles ou comme domestiques. Vers 1870, tandis que les premiers contingents de jeunes britanniques débarquaient au Canada chaque année, les directeurs d'orphelinats, de maisons de redressement et d'établissements du genre en Grande-Bretagne avaient commencé à s'interroger sur les caractères individuels de leurs pensionnaires et sur la valeur de leur travail. Jusqu'alors, on s'était contenté d'inculquer aux jeunes gens des principes moraux. À présent, les enseignants et les travailleurs sociaux soutenaient que les enfants, à l'instar des plantes, développent un caractère fort dans un milieu sain, et un caractère anémique dans un milieu déficient. Le milieu le plus sain croyait-on, était la famille rurale. Durant la première moitié du XIXe siècle, les jeunes pensionnaires des instituts britanniques avaient vécu dans de grandes casernes entourées de murs élevés ou ils était soumis à une discipline rigide, voyaient peu du monde extérieur et recevaient peu d'affection. Ils s'adaptaient en devenant impassibles, soumis et réservés. Les dirigeants de ces institutions craignaient que leurs pensionnaires ne deviennent ni de bons travailleurs, ni de bons parents, une fois rendus à l'âge adulte. Certaines institutions plus philanthropiques tentèrent d'améliorer l'ambiance dans laquelle vivaient leurs pensionnaires en remplaçant les baraques par des pavillons et les austères «matrones» par des surveillantes plus «maternelles». Cependant, il semblait de plus en plus que le milieu idéal pour les orphelins et les enfants abandonnés ou négligés était celui des foyers privés, où ils pouvaient être placés en pension ou en apprentissage. En Grande-Bretagne, il y avait plus d'enfants abandonnés que de foyers pouvant accueillir des pensionnaires ou des apprentis, mais, dans les fermes canadiennes, ces enfants étaient les bienvenus étant donné l'aide qu'ils apportaient. En outre, ils ne représentaient qu'un léger fardeau supplémentaire, car, comme le faisait remarquer un fermier à l'époque, «il est aussi facile de nourrir un enfant que de nourrir un poulet». Les agences qui se chargeaient de l'immigration des jeunes garçons et des jeunes filles britanniques ne s'attendaient pas à ce que leurs protégés soient adoptés par les couples canadiens, ni à ce qu'ils soient intégrés aux familles canadiennes au point d'en partager le patrimoine. Les jeunes Britanniques étaient, dans leur apparence, leur langage et leur comportement, si différents des enfants canadiens du même âge que les Canadiens pourraient difficilement les traiter comme les leurs; ils seraient, de préférence, considérés comme des membres de la maison, des pensionnaires et des apprentis, salariés plutôt que participants au patrimoine familial. Toutefois, les institutions britanniques espéraient que leurs jeunes, en tant que membres des foyers où ils étaient placés, recevraient plus d'attention individuelle, adopteraient de meilleures méthodes de travail et seraient mieux préparés à fonder plus tard leur propre famille. Le programme de placement de jeunes Britanniques en pension ou en apprentissage dans des foyers canadiens, tel qu'il fut mené durant la dernière partie du XIXe siècle, est analogue à la politique adoptée par le gouvernement ontarien à l'endroit des orphelins et des enfants abandonnés, depuis les premiers jours du Haut-Canada. Au sein de la colonie toutefois, les entants étaient placés en apprentissage dans des foyers plutôt que dans des institutions, non par parce que l'on considérait les premiers naturellement préférables aux secondes, mais bien parce que les fonds gouvernementaux étaient insuffisants et le nombre d'enfants dans le besoin trop peu élevé pour justifier la création de grands orphelinats. Agences d'émigration des enfants Les pionniers du mouvement d'émigration des jeunes au Canada furent deux femmes aux motifs et aux caractères fort différents. Maria Susan Rye, une féministe de Londres, s'était occupée de l'émigration de groupes de femmes vers l'Australie et la Nouvelle-Zélande au cours des années 1860, espérant leur trouver un travail utile et leur assurer un statut de femmes mariées et respectables, ce qu'elles ne pouvaient attendre de la mère patrie, où les possibilités de mariage étaient aussi minces que les possibilités d'emploi. En 1868, elle changea leur destination pour le Canada et, en 1869, elle abandonna son travail pour la cause des jeunes femmes afin de concentrer ses efforts sur l'émigration des jeunes filles. Comptant parmi ses relations des personnages influents, Maria Susan Rye fit connaître publiquement la politique du gouvernement britannique concernant l'émigration des enfants, et elle lui gagna l'appui de politiciens canadiens éminents. Quant à Annie Macpherson, une quakeresse d'origine écossaise, elle commença à envoyer au Canada des enfants de son établissement, le London Home of Industry, en 1870. Membre bien connu du mouvement évangélique des chrétiens britanniques, elle voyait dans l'émigration au Canada la solution d'un problème à la fois religieux et social. Le passage des «repaires de l'iniquité» britanniques aux foyers ruraux du Canada, dont l'ambiance était à la modération et à la dévotion, serait salutaire pour les jeunes âmes et assurerait aux enfants la sauvegarde de leurs futurs moyens d'existence. Au cours des années 1870, beaucoup d'autres institutions évangéliques bien connues envoyèrent au Canada des jeunes, accompagnés par Mlle Macpherson ou par sa soeur, Louisa Birt, afin qu'ils soient placés par leurs agences canadiennes à Knowlton, au Québec, et à Belleville, Galt et Stratford, en Ontario. Par la suite, plusieurs des ces institutions, dont les Dr. Barnardo's Homes de l'est de Londres, les William Quarrier's Homes de Bridge of Weir, dans le Renfrewshire, les Leonard Shaw's Manchester Boys and Girls Refuges, les refuges J.W.C. Fegan des quartiers de Southwark et de Westminster, Miss Stirling d'Edimbourg et de Leith, et la Church of England Waifs and Strays Society, fondèrent leurs propres agences canadiennes. Vers 1890, les foyers du Dr Barnardo étaient devenus les plus actifs et les plus avant-gardistes au sein du mouvement; un tiers des enfants britanniques qui émigrèrent au Canada dans le cadre de programmes d'assistance, entre la naissance de la Confédération et la Première Guerre mondiale, étaient envoyés par cette seule institution. Deux autres organismes protestants, les Middlemore Homes de Birmingham et les National Children's Homes, patronnés par l'Église méthodiste d'Angleterre, créèrent des programmes d'émigration indépendants de ceux d'Annie Macpherson. Les organisations catholiques diocésaines en Angleterre oeuvraient dans le même sens; environ dix pour cent des enfants placés dans les foyers canadiens étaient catholiques. Les sociétés britanniques avaient des raisons majeures, tant sur le plan financier que religieux et social, pour établir des agences canadiennes. Les programmes d'émigration constituaient une mesure venant à la rescousse de leur situation financière. Le prix de la traversée équivalait environ au montant annuel de la pension dans un «foyer» anglais. Une fois placé dans la colonie, l'enfant coûtait très peu à l'institution. De plus, la proximité du Canada en faisait la destination la moins coûteuse, et donc la plus avantageuse, pour les émigrants. Chaque enfant qui s'embarquait pour la colonie laissait derrière lui un lit libre, ce qui permettait aux oeuvres de bienfaisance d'étendre leur secours à d'autres enfants sans avoir à agrandir leurs installations. La vie des jeunes immigrants La plupart des enfants qui débarquèrent au Canada entre 1869 et 1924 étaient nés en Grande-Bretagne, principalement à Londres, Liverpool, Manchester, Bristol et Glasgow. Ils se retrouvaient dans les institutions dotées de programmes d'émigration pour diverses raisons. Harry Gossage, qui avait été vendu à deux joueurs d'orgue de Barbarie par sa mère, à l'âge de onze ans, et abandonné plusieurs mois après dans un petit village de campagne, fut placé dans un orphelinat par un pasteur de l'endroit qui voulait lui éviter la maison de redressement. Harry fut envoyé au Québec parce que les autorités de l'orphelinat craignaient que sa mère ne vînt le réclamer, ce qu'elle fit d'ailleurs quatre jours avant son départ. Le père de Sally et d'Alice Cooper abandonna leur mère qui chercha alors refuge, pour elle et sa famille, à la maison de redressement de Kenilworth, parce qu'elle ne pouvait subvenir aux besoins des siens avec son salaire de couturière. L'assistance fournie par la communauté était des plus minces et deux des enfants moururent. En proie à la crainte, la femme quitta l'établissement pour reprendre son travail de couturière. Elle constata de nouveau que son salaire était insuffisant et, pour réduire le nombre de bouches à nourrir, elle céda Sally et Alice à un «foyer». Après quelque temps, les dirigeants de l'établissement, submergés de demandes et optimistes quant aux perspectives qui s'offraient aux enfants dans les colonies, lui firent savoir que ses deux petites filles seraient envoyées au Canada. Elle protesta mais les autorités lui rappelèrent qu'elle avait consenti par écrit à l'émigration de ses deux enfants, lorsqu'elle les avait confiées au «foyer». À l'âge de neuf et de onze ans, les deux jeunes soeurs Cooper émigrèrent donc au Canada pour y être placées en apprentissage. La plupart des enfants qui émigrèrent au Canada n'étaient pas orphelins. Ils laissaient en Grande-Bretagne une famille, qui était incapable de subvenir à leurs besoins à une époque où il n'y avait ni assurance-chômage, ni assistance publique, ni pension de veuves. Certains enfants quittaient des foyers où ils avaient été souvent maltraités; certains étaient des enfants qu'on avait trouvés et dont on ne connut jamais les parents, et certains étaient envoyés au Canada parce que leurs parents étaient en prison, à l'hôpital ou à l'asile, ou encore se livraient à des activités ou avaient des relations que les agents d'émigration jugeaient immorales. Mais dans l'ensemble, les enfants qui émigraient au Canada y étaient forcés par la pauvreté de leurs familles alliée à celle des institutions philanthropiques qui tentaient d'aider les familles en détresse. On incitait les enfants à concevoir l'émigration comme un aventure. Les jeunes garçons qui avaient regardé passer les grands navires sur la Tamise et qui s'étaient délecté des récits d'outre-mer brûlaient du désir d'aller au Canada, mais les jeunes filles envisageaient souvent cette perspective avec plus d'agitation. Assurément, certains enfants avaient entendu des adultes qui craignaient que l'émigration ne s'avérât une triste aventure et une mesure disciplinaire; ces appréhensions se rencontraient souvent parmi la classe ouvrière. Mais les promesses des autorités surent convaincre les enfants. Aucun enfant ne s'embarqua pour le Canada sans y avoir d'abord consenti, soi-disant de son plein gré. Avant son départ, chaque enfant recevait de nouvelles chaussures, des vêtements d'été et d'hiver, ainsi qu'une bible. Tous ces articles étaient placés dans la traditionnelle malle en bois de l'émigrant, qui portait le nom du «futur» canadien, inscrit à la peinture. Les jeunes émigrants se rendaient d'abord en train jusqu'à Liverpool, où ils prenaient le bateau pour Halifax ou St-Jean si le Saint-Laurent était pris par les glaces, ou encore pour Québec si la saison s'y prêtait. Au port d'arrivée, des fonctionnaires du service canadien de l'immigration effectuaient un examen médical superficiel, après quoi les enfants montaient à bord de wagons spéciaux pour entreprendre la dernière étape de leur voyage qui les conduirait dans de nombreux foyers de placements répartis à travers l'Est du Canada. Ces foyers portaient bien leur nom; ils ne pouvaient accommoder que le personnel de bureau, les préposés à l'inspection et un petit nombre d'enfants. Les nouveaux arrivants étaient logés temporairement dans des baraques, en attendant d'être placés dans les foyers canadiens. Les fermiers et les maîtresses de maison qui écrivaient aux foyers de placement pour réclamer les services d'un enfant immigrant étaient priés de remplir un formulaire et d'y indiquer leur appartenance religieuse ainsi que le nombre de leurs enfants. On sollicitait également des références confidentielles auprès de leur pasteur, après quoi on pouvait procéder à la sélection. Il n'y avait normalement aucune entrevue, ni aucune inspection des foyers. On préférait placer tous les enfants dans un milieu rural. La plupart des garçons étaient envoyés dans des fermes pour y entreprendre leur apprentissage du travail agricole, mais les jeunes gens moins robustes entraient comme domestiques à l'emploi de personnes exerçant des professions libérales. Les jeunes filles étaient envoyées dans de petites villes ou encore dans des foyers ruraux pour y travailler elles aussi comme domestiques. Pour beaucoup de jeunes Britanniques, l'adaptation à la vie au sein d'une famille canadienne n'était pas chose facile; pas plus qu'il n'était facile pour les familles canadiennes d'accepter les curieuses façons de ces jeunes étrangers. La plupart d'entre eux souffraient du fait qu'ils étaient en apprentissage et non pas adoptés, et qu'ils étaient membres de la maisonnée plutôt que membres de la famille. Les signes de la tension ainsi créée étaient nombreux. Les jeunes britanniques placés en apprentissage changeaient souvent de foyer; la moyenne était de quatre pendant les cinq premières années passées au Canada. Entre 1888 et 1892, une petite fille eut onze foyers différents, de 9 à 13 ans. Beaucoup d'enfants étaient renvoyés par leurs «employeurs» parce qu'ils étaient trop petits, c'est-à-dire pas assez robustes ni assez expérimentés pour accomplir le travail qu'on attendait d'eux. À ce chapitre, les exigences des fermiers et des maîtresses de maison n'étaient pas excessives mais, semble-t-il, plutôt irréfléchies. Ils croyaient que les garçons et les filles britanniques seraient comme les enfants canadiens qu'ils connaissaient, et qu'ils auraient la même taille, la même résistance physique et les mêmes dispositions émotives. Or, les jeunes Britanniques affaiblis qui venaient à peine de débarquer au Canada étaient de taille plus petite et de force moindre que les enfants canadiens élevés à la campagne. Ils avaient été moins bien nourris et ils avaient grandi dans un entourage qui n'était pas aussi sain. En outre, ils étaient en proie à l'anxiété dans ce nouveau milieu qui leur était peu familier. Ce qui était cependant plus ennuyeux pour leurs maîtres et pour leurs maîtresses, c'est qu'ils ne connaissaient rien des travaux de la ferme et très peu du mode de vie des foyers ruraux. Les Canadiens pouvaient facilement se méprendre sur la situation difficile dans laquelle se trouvaient leurs jeunes apprentis et, confondant le manque d'expérience avec le manque d'intelligence, les renvoyer pour leur lourdeur ou leur stupidité. Il y avait également des raisons économiques aux fréquents changements de foyer. La contribution des garçons et des filles aux travaux de la ferme et à l'entretien ménager augmentait avec l'âge et l'expérience. Aussi, les représentants des agences britanniques, soucieux d'obtenir un traitement équitable pour leurs protégés, demandaient-ils régulièrement une augmentation de salaire en reconnaissance des capacités accrues de ceux-ci. Ces négociations pouvaient être pénibles pour le jeune immigrant, car les maîtres et les maîtresses de maison faisaient alors ressortir toutes les défaillances pour les opposer aux éléments justifiant une nouvelle entente salariale. Quand les négociations échouaient, les jeunes placés en apprentissage étaient retirés du foyer pour être envoyés dans un autre, d'un district différent. Ce transfert d'un foyer à l'autre rappelait douloureusement à l'enfant que les foyers canadiens faisaient une différence entre les domestiques et les membres de la famille. La situation particulière du jeune Britannique placé en apprentissage avait également une incidence sur sa fréquentation scolaire. À l'époque, dans les régions rurales, la plupart des enfants n'allaient pas à l'école lorsqu'on avait besoin d'eux à la maison. Les garçons les plus âgés y allaient en hiver, alors qu'il n'y avait pas de travaux à faire dans les champs; les garçons et filles les plus jeunes étaient envoyés à l'école en été, pour ne pas nuire à la bonne marche des travaux; quant aux filles les plus âgées qui devaient s'occuper des jeunes et entretenir la maison pendant toute l'année, il leur était difficile de fréquenter l'école de façon régulière, quelle que soit la saison. Les jeunes immigrants devaient se soumettre à cet état de chose; de plus, comme ils avaient été embauchés pour se rendre utiles sur la ferme et dans la maison, il était peu probable qu'on leur accordât le «loisir» de fréquenter l'école plutôt qu'aux jeunes Canadiens qui travaillaient à leurs côtés. Nombre de ces enfants ne fréquentaient jamais plus l'école de façon régulière, une fois débarqués au Canada, ce qui constituait un handicap qui limitait leurs chances de réussite future. Durant leurs premières années au Canada, les jeunes placés en apprentissage étaient souvent seuls, en proie au vague à l'âme et à la nostalgie du pays natal, de la famille et de leurs amis, abattus par le caractère morne de la vie dans une ferme isolée (eux qui avaient connu la vie trépidante et colorée des villes britanniques), et suspects aux yeux des employeurs canadiens comme à ceux de leurs voisins, à cause de leurs origines obscures et de leur accent étranger. Il y avait toutefois des avantages à arriver au Canada durant l'enfance plutôt qu'à l'âge adulte. La nourriture y était moins chère et plus abondante, l'air et l'eau plus purs. La condition physique des enfants s'améliorait nettement après émigration. Ils devenaient plus grands et plus vigoureux, plus résistants aux maladies des poumons, de la peau et des yeux, véritables fléaux des bas-quartiers en Grande Bretagne. Une fois leur apprentissage terminé, ils étaient plus habitués aux méthodes de travail et aux coutumes de la société canadienne; il leur était donc plus facile de s'y intégrer en tant qu'adultes que cela ne l'était pour les immigrants britanniques qui étaient arrivés après eux, à un âge plus avancé. En outre, la nostalgie du pays s'était estompée, ils étaient maintenant entourés d'amis canadiens et avaient acquis un certain sens des possibilités qui leur étaient offertes au Canada. D'habitude, les hommes et les femmes qui avaient immigré au Canada dans leur enfance quittaient les régions rurales peu après avoir terminé leur apprentissage. À l'instar de beaucoup de jeunes Canadiens au tournant du siècle, ils quittaient les fermes isolées où ils avaient grandi pour chercher fortune et une vie plus passionnante dans les grandes villes canadiennes ou américaines. Ceux dont l'apprentissage avait été rude ou ceux qui avaient connu la solitude avaient perdu leur conception souvent romantique de la vie à la ferme. Certains partaient bien vers l'Ouest -- souvent par train, dans le cadre des voyages spéciaux organisés à l'époque des moissons -- pour tenter leur chance comme fermiers dans les Prairies. Peu d'entre eux cependant restaient sur leur terre bien longtemps, car les économies d'un apprenti n'étaient pas suffisantes pour lui permettre d'acheter tout l'équipement dont il avait besoin pour s'installer à son compte. Les jeunes immigrants possédaient rarement l'instruction ou l'argent nécessaires pour acquérir une formation professionnelle et embrasser une carrière d'infirmier, d'enseignant, de médecin ou de pasteur; peu d'entre eux possédaient même une scolarité suffisante pour leur permettre d'occuper un poste de «col blanc» comme celui d'employé de bureau. On les retrouvaient d'habitude dans des occupations reliées au secteur des services, au secteur manufacturier, ainsi que celui de l'exploitation des ressources. Le «dossier» des jeunes Britanniques ayant immigré du Canada est admirable: de toute évidence, ils n'étaient ni paresseux, ni débiles, ni criminels. Leur émigration au Canada ne leur a pas souvent apporté richesse ni gloire, mais elle leur a quand même assuré, dans une certaine mesure, une prospérité et une sécurité qu'ils n'auraient pu trouver durant cette période agitée en Grande-Bretagne De plus, les possibilités offertes à leurs enfants, nés au Canada, s'en trouvèrent considérablement accrues. Au cours des années qui suivirent la Première Guerre mondiale, les concepts entourant l'enfance évoluèrent de nouveau, ce qui allait se refléter, en Grande-Bretagne comme au Canada, dans les politiques visant l'émigration ou l'immigration d'enfants. Au Canada, un nombre croissant de travailleurs sociaux soutenaient que les agences d'émigration britanniques ne répondaient pas aux nouvelles normes de protection des enfants, tant dans leurs services de placement que dans leur rôle de tuteurs. Ces personnes prônaient la sélection des jeunes candidats à l'émigration selon des critères de santé physique et mentale, ainsi que la sélection des foyers selon les besoins individuels de chaque enfant. Faisant valoir la vulnérabilité des jeunes placés dans des foyers étrangers, ils réclamaient des règlements plus stricts pour les protéger de l'exploitation et des mauvais traitements. De même, en Grande Bretagne, se formaient de nouveaux concepts de l'enfance et des normes de protection raisonnables à leur égard. Les travailleurs avaient accepté d'aller défendre leur nation pendant la guerre. À leur retour, ils exigeaient, par la voix de leurs syndicats et par celle du parti travailliste, que la nation s'occupe de tous ses citoyens avec la même équanimité que celle dont elle avait fait preuve pour l'appel aux armes. Ils revendiquaient pour les enfants de la classe ouvrière le droit de grandir dans leur propre famille et de bénéficier d'une période d'exemption de travail de quatorze ans afin de se préparer (à l'école et au sein de leur famille) à leur vie future, droits dont les enfants de la classe moyenne jouissaient depuis longtemps. Aucun enfant, pensaient-ils, ne devait être enlevé aux siens pour être envoyé ensuite outre-mer, à moins qu'il n'eût atteint l'âge de quitter l'école et qu'il n'eût acquis une maturité suffisante pour comprendre les conséquences de son consentement à émigrer. En 1925, sur la recommandation du gouvernement britannique, les autorités canadienne responsables du programme d'immigration décrétèrent que les enfants âgés de moins de quatorze ans ne seraient plus admis. On fit bien quelques exceptions à ce règlement au cours des années 1930, mais dans l'ensemble, à partir de 1924, les agences d'émigration ne recrutèrent plus que des adolescents ayant quitté l'école pour les envoyer au Canada y trouver leurs premiers emplois. Ni les Canadiens, ni les Britanniques ne voulaient tolérer plus longtemps une politique selon laquelle les enfants, quelle que fut la classe sociale dont ils étaient issus, devaient travailler pour assurer leur subsistance, même dans un milieu aussi sain que la ferme agricole. En résumé, le mouvement d'émigration destiné à faire passer au Canada un surplus de jeunes Britanniques commença dans les années 1830, en même temps que l'on reconnaissait la différence entre le travail de l'enfant et celui de l'adulte. Après 1870, le mouvement entra dans une phase d'expansion sous la pression des institutions philanthropiques qui cherchaient à placer leurs protégés dans des milieux familiaux. Il prit fin lorsque les représentants de la classe ouvrière en Grande-Bretagne, forts de l'appui des travailleurs sociaux canadiens, exigèrent et obtinrent pour leurs fils et leurs filles la reconnaissance intégrale des droits de l'enfant, c'est-à-dire le droit à la nourriture, le droit au gîte et le droit à l'éducation dans son pays natal.