LA CAMPAGNE CANADIENNE EN FAVEUR DU SUFFRAGE FÉMININ Veronica Strong-Boag Le suffrage universel n'a jamais existé au Canada. Même aujourd'hui certaines catégories de citoyens, des directeurs généraux des élections aux déficients mentaux, ne peuvent pas voter. Au XIXe siècle, les pauvres et les non-propriétaires se voyaient ordinairement refuser le droit de vote dans les élections municipales, provinciales et fédérales. Ces classes défavorisées renfermaient des représentants des deux sexes, mais les femmes étaient exclues dès l'abord en raison même de leur sexe. Bien qu'il y ait eu ici et là certaines femmes autorisées à voter au début du siècle dernier, le droit de vote au niveau fédéral n'a été acquis pour toutes les femmes canadiennes qu'en 1918. L'admission au suffrage au niveau provincial n'a été généralisé qu'en 1940 quand le Québec, dernière place forte, eut cédé. La discrimination provenait du mythe selon lequel les intérêts civiques des femmes étaient représentés par des hommes de leur famille. Les adversaires du suffrage féminin, comme l'humoriste Stephen Leacock, l'écrivain Goldwin Smith et le politicien Henri Bourassa, ont soutenu que les activités politiques des femmes rendraient les mères insensibles, aggraveraient les relations matrimoniales et nuiraient à la bonne tenue des foyers. En définitive, on était sûr qu'après avoir perverti la vie familiale et encouragé la dépravation, le mouvement finirait par anéantir l'État lui-même. Selon cette optique catastrophique, la soi-disant incapacité de la femme à prendre les armes pour défendre son pays justifiait d'autant plus l'inégalité des droits. Ces anti-féministes au «antis», comme on les appelait communément, prétendaient que l'influence des femmes n'était jamais aussi salutaire et effective que lorsqu'elle s'exerçait par des voies personnelles et non publiques. La beauté, la spiritualité et la douceur féminines devaient êtres conservées dans les foyers pour contrebalancer les fortes tendances agressives, égoïstes et matérialistes de l'homme. Ces tendances dominaient le monde extérieur et contribuaient à sa puissance et à sa corruption. L'intrusion de la femme dans l'arène masculine entraînerait inévitablement la disparition des qualités féminines. En dépit de toutes ces prévisions désastreuses, les femmes du Canada de la fin du XIXe et du début du XXe siècle en vinrent lentement à considérer le vote comme un plus sûr moyen d'atteindre leurs objectifs individuels et collectifs. Et cette transformation ne s'est pas opérée seulement chez les femmes. Le traitement injuste de la femme, combiné à la révélation de problèmes sociaux plus généraux, ont convaincu les philanthropes et les partisans de l'égalité des sexes du besoin d'une contribution directe des femmes dans la politique. Les classes sociales et le mouvement Où qu'elle soit à travers le Dominion, la grande majorité des partisans, hommes et femmes, du suffrage universel, étaient des anglo-saxons protestants de race blanche appartenant à la classe moyenne. Leur dévouement à la cause de l'émancipation de la femme leur était dicté tant par leur classe et leurs intérêts ethniques que par leurs instincts progressistes. Selon plusieurs des partisans éminents, l'émancipation des femmes stabiliserait et assainirait un nouveau monde industriel urbain où la révolution sociale s'avérait être une éventualité pas trop réelle. D'autre part, le vote assurerait aux femmes de la classe moyenne une participation plus entière aux avantages de leur société. La plupart des féministes croyaient, tout comme n'importe quel homme d'affaires comblé, que le pouvoir de la classe moyenne au Canada, en grande partie britannique, s'expliquait et se justifiait par son sens de l'économie, son énergie et son intelligence. L'octroi du droit de vote à la femme reviendrait à lui permettre de jouir de ces vertus et de leurs fruits au même titre avec les hommes. Naturellement, les préjugés de classe inhérents à de telles vues n'attiraient pas particulièrement la classe ouvrière qui peinait de longues journées dans les usines du Dominion ou supportait tant bien que mal la petitesse d'existence des ghettos ethniques de la nation. Aucun propos sur la «solidarité féminine» n'aurait pu combler l'abîme qui séparait ces intérêts si divergents. Bien que le mouvement en faveur du droit de vote se soit borné dans une grande mesure à ceux qui se situaient bien au-delà du seuil de pauvreté, jamais il n'a pu compter sur le soutien actif de la majorité des femmes de la classe moyenne. Confinées à leurs maisons citadines ou à leurs maisons de ferme, les femmes étaient souvent trop mal informées, indifférentes ou trop craintives pour se rallier. Consentir à faire ouvertement campagne pour les droits politiques était une décision intimidante dans une communauté conservatrice où l'écart de la norme ou le radicalisme, si discrets qu'ils fussent, étaient souvent frappés d'ostracisme social. Malgré ces handicaps, plusieurs facteurs jouaient en faveur de la cause du droit de vote. L'accroissement rapide de la population, surtout dans les années qui précédèrent immédiatement la Première Guerre mondiale, offrit de nouvelles occasions de se rencontrer et de collaborer. Les grands centres comme Halifax, Montréal, Toronto, Winnipeg et Vancouver avaient longtemps été les places fortes des organisations féminines, mais elles devenaient maintenant le foyer d'associations nationales ambitieuses. La stabilisation de l'établissement agricole, surtout dans l'Ouest, a aussi permis aux femmes de la campagne de se rassembler pour discuter de problèmes communs et prendre conscience de certaines questions. Un nouveau sentiment d'assurance et la prise de conscience de leur rôle dans la société allait souvent de pair avec l'envergure croissante des efforts conjoints des femmes. D'autre part, les progrès de la technologie et l'augmentation du niveau de vie libéraient de nombreuses femmes de la classe moyenne des plus grosses charges d'entretien du ménage et d'éducation des enfants. La diminution du taux de natalité constatée au Canada anglais à partir de 1870 libéra enfin les femmes des dangers et de l'esclavage de grossesses répétées. À une époque où l'on était convaincu que les tâches domestiques constituaient le rôle primordial et essentiel de la femme, il était indispensable à cette dernière d'avoir suffisamment de loisirs et d'argent pour participer à des activités extérieures au foyer. Arrière-plan de l'activisme féminin Les chances nouvelles de s'instruire avaient stimulé la conscience sociale de petits groupes de femmes privilégiées. Vers le milieu du XIXe siècle, les écoles secondaires publiques ouvraient leurs portes à des jeunes filles. Des établissements privés comme le Halifax Ladies' College, la Loretto Academy et le Wesleyan Female College contribuaient aussi à l'éducation des filles de familles riches. En 1870, les Ladies' Educational Associations de l'Université de Toronto et de l'Université McGill, et un groupe similaire à Queen's, organisèrent des cours qui n'étaient pas sanctionnées par un diplôme pour les femmes en quête d'une culture personnelle et d'un éveil social. Ces initiatives bénévoles préparèrent les universités conservatrices à l'enseignement mixte. En 1875, la première diplômée d'université fait son apparition à Mount Allison à Sackville, et les années qui suivirent furent témoin de l'acceptation longtemps différée de l'éducation mixte, l'époque de la Première Guerre mondiale, la majorité des établissements d'enseignement supérieur de la nation offraient aux étudiantes une certaine éducation, mais habituellement sans grand enthousiasme et en les défavorisant. Le désir d'avoir des chances égales, si fondamental dans la revendication de droits politiques, s'affermit quand des écoles professionnelles commencèrent à conférer des diplômes aux femmes en 1880. Les Écoles de médecine (Medical Colleges) de Kingston et de Toronto pour les femmes, fondées en 1883, formèrent des féministes aussi éminentes que les docteurs Hélène MacMurchy et Elizabeth Smith Shortt. En 1893, une femme obtient pour la première fois un diplôme d'une école dentaire, l'Ontario College of Dental Surgeons. Dans les années 1890, l'Ontario reçut des avocates et des avouées. Les barrières élevées par les partisans du monopole masculin dans le domaine de l'éducation et de l'emploi, commencèrent à céder dans toutes les provinces devant l'insistance des femmes, mais cette libération fut particulièrement lente dans les Maritimes et le Québec. L'accès à des emplois traditionnels masculins, cependant, était exceptionnel. Dans la plupart des cas, les femmes nouvellement instruites assaillaient des professions distinctes, souvent nouvellement créées, au salaire et au prestige dérisoires. L'enseignement était une profession qui accueillait des candidates ambitieuses, souvent dans le besoin. Moins coûteuses que leurs rivaux, les femmes formèrent bientôt la majorité des enseignants de l'école élémentaire. La profession d'infirmière inspirée de la «révolution Nightingale» en Grande-Bretagne, surmonta sa réputation d'amoralité et d'inefficacité. À compter des années 1880, les hôpitaux, dans l'espoir d'acquérir des travailleuses zélées à bon compte, créèrent des écoles de formation pour attirer des recrues appartenant à la classe moyenne. Environ dix ans plus tard, l'enseignement ménager émergeait comme un domaine particulièrement adapté à l'idée qu'on se faisait couramment des qualités féminines, c'est-à-dire la pureté, l'altruisme, l'affection maternelle et l'ordre. Au début du siècle, le travail social et la bibliothéconomie devinrent, elles aussi, des professions féminines respectables. En 1914, les Canadiens se retrouvèrent, presque par mégarde, avec un important «vivier» de femmes instruites et de femmes professionnelles. Les immigrantes, plus particulièrement celles de Grande-Bretagne et des États-Unis, comprenaient aussi des diplômées d'écoles secondaires et professionnelles. Ni leur éducation, ni leur emploi ne mettaient les femmes et les hommes sur un pied d'égalité. Qu'elles soient nées au Canada ou à l'étranger, les femmes étaient en butte à la discrimination générale dans le domaine de l'éducation et de l'emploi. Presque sans exception, elles ne recevaient que la moitié ou les deux tiers du salaire masculin pour des compétences et un travail analogues. La conscience et la colère du groupe, si importante pour le mouvement des femmes, étaient entretenues par l'exploitation commune. Évidemment, toutes les femmes, lorsqu'elles appartenaient à la classe moyenne, n'entraient pas dans les rangs de la main-d'oeuvre salariée avec un diplôme d'université et d'école professionnelle. À partir des années 1890 au moins, toute une gamme d'écoles de secrétariat se mit à former des jeunes filles pleines d'ambition à des postes dans les affaires et la finance, préparant ainsi la voie à la formation des ghettos de l'emploi féminin chez les cols blancs. Des «gribouilleuses» comme la romancière Madge Macbeth affluèrent dans les revues d'information et les maisons d'édition. Leur participation réelle et potentielle n'était toutefois pas le seul changement dans la main-d'oeuvre salariée a intéresser les suffragettes de la classe moyenne. Un sens des responsabilités sociales, noblesse oblige, incita certaines femmes plus aisées à offrir leur sympathie et une aide concrète à leurs soeurs défavorisées de la classe ouvrière. Comme la Commission royale sur les relations du travail et du capital l'a dramatiquement révélé en 1889, plusieurs femmes avaient désespérément besoin d'aide dans leur lutte pour la plus élémentaire survie matérielle. Des conditions abominables dans les filatures de coton ou dans divers métiers exténuants sur le plan physique semblaient apporter la preuve patente que les législateurs et les électeurs n'étaient pas suffisamment sensibles à la souffrance des femmes. Les activistes de la classe moyenne étaient convaincues que le droit de vote leur permettrait de rectifier les plus mauvaises conditions de travail subies par les femmes et les enfants. En effet, le développement industriel urbain créa plusieurs des situations qui amenèrent les femmes attentives à tenter d'obtenir le droit de vote. Le malaise et la misère existaient depuis la fondation des villes nord-américaines; pourtant, ils avaient pris des proportions dramatiques au début du XXe siècle. Bien qu'il fut avantageux pour le produit national brut, le régime des usines poussait les femmes à se surmener, provoquait des conflits de classe et minait la santé publique. Les étrangers, souvent exploités comme main-d'oeuvre à bon marché et considérés dangereux pour la moralité, inquiétaient aussi ces citoyens qui étudiaient avec anxiété l'état de la nation. Avec l'arrivée notamment, de nombreux Européens de l'Est après 1900, s'engagèrent rapidement des campagnes de canadianisation auxquelles des femmes «respectables» se joignirent. En outre, les femmes ne manquaient pas de remarquer que l'immoralité, la pauvreté et les problèmes de main-d'oeuvre étaient souvent associés à la consommation d'alcool. Les alcooliques firent l'objet d'attaques et furent qualifiés de menace directe à la vie de famille et donc aux femmes et aux enfants. Le pouvoir solidement établi des distillateurs et des brasseurs, comme la résistance obstinée de plusieurs immigrants à s'assimiler, justifiait pour les prohibitionnistes féminines la vigueur de leur action politique. En effet, l'abus de l'alcool était un problème social flagrant. Malheureusement, de nombreuses féministes avaient oublié de déterminer si l'alcoolisme était une cause ou un symptôme de la misère sociale. À la fin du XIXe siècle, hommes et femmes se tournèrent, de plus en plus nombreux, vers des systèmes coopératifs où il voyaient un espoir de salut contre les périls du progrès industriel urbain. Des associations masculines comme la Young Men's Christian Association et la Dominion Alliance for the Suppression of Traffic in Liquor, fournirent de puissants modèles aux femmes dotées d'un esprit réformateur. Des organisations bénévoles féminines ou mixtes constituèrent les pivots de la réforme -- ou mouvement «progressiste» -- d'avant la Première Guerre mondiale au Canada. En tant qu'élément de cette croisade constituée en grande partie de membres de la classe moyenne, les féministes partageaient l'optimisme enthousiaste des autres réformateurs. Elles aussi croyaient que le monde, ou du moins leur propre communauté, pourrait de leur vivant changer pour le mieux. Hommes et femmes trouvaient dans leur foi une source d'encouragement à l'action sociale. De fait, les Églises protestantes offrirent à de nombreuses femmes leurs premières chances de reconstruire la communauté. Encouragées par les prêtres qui prenaient souvent une part active aux tentatives de réforme, les femmes fondèrent des foyers pour mères célibataires, firent campagne pour la création de cliniques pour enfants et inspectèrent les usines locales. Les rumeurs selon lesquelles les femmes se livraient à des activités similaires aux États-Unis et en Grande-Bretagne justifièrent davantage encore les initiatives philanthropiques hors du foyer. Les intérêts manifestés par des activistes non Canadiennes comme Lady Ishbel Aberdeen, femme du Gouverneur général en poste de 1893 à 1898, et première présidente du Conseil national des femmes du Canada (NCWC), stimulèrent et rassurèrent les femmes canadiennes. Le débat mondial sur les mérites du féminisme fut également édifiant pour des Canadiennes comme Flora MacDonald Denison de Toronto et E.M. Murray de Halifax. Bien que la plupart des femmes aient critiqué l'extrémisme des suffragettes de Pankhurst en Grande-Bretagne et le radicalisme des féministes gauchisantes qui se manifestait partout, des tactiques et des analyses étaient régulièrement empruntées à l'étranger pour combattre au Canada le sexisme dans tous ses retranchements. Le Canada anglais a produit, tant de façon relative qu'absolue, un plus grand nombre d'activistes féminines que le Canada français. Un taux de natalité plus élevé et une classe moyenne plus restreinte, alliés à l'antagonisme de l'Église catholique, firent obstacle au développement du féminisme canadien-français. Les francophones ne bénéficièrent pas, dans la même mesure des progrès dans le domaine de l'enseignement supérieur. Ni l'Université Laval ni l'Université de Montréal ne conférèrent de diplômes aux étudiantes avant 1920, et peu d'écoles professionnelles accueillirent des femmes aspirant à une carrière. Parallèlement, un réseau puissant de communautés religieuses attirait de nombreuses femmes conscientes des problèmes sociaux qui, autrement, auraient pu consacrer leur énergie et leur volonté au mouvement féministe. Les contacts avec le mouvement féministe étranger, les immigrants et les conférenciers exposant des idées radicales, étaient en outre moins nombreux. La langue s'avéra être un autre obstacle. À la différence des femmes anglophones qui étaient fortement influencées par les mouvements féminins américains et britanniques, leurs homologues francophones ne pouvaient bénéficier de points de vue similaires. Au Canada, les femmes du XIXe et du début du XXe siècle avaient de quoi stimuler leur énergie et leur colère. Toutefois, si le féminisme était une réaction collective, il était aussi intensément personnel et individuel. Le docteur Emily Stowe ne pardonna jamais à ceux qui tentèrent d'exclure les femmes des écoles de médecine canadiennes. Marie Gérin-Lajoie critiqua amèrement un système juridique qui traitait les femmes si injustement. Des femmes comme Nellie McClung et Helen Gregory MacGill étaient hantées par les effets tragiques des normes équivoques en matière de sexualité et de l'infériorité économique des femmes. À Halifax, Elza Ritchie, détentrice d'un doctorat de Cornell, se faisait sans cesse rappeler que les femmes étaient peu bienvenues dans les universités. Celles-ci devinrent vite des militantes acharnées et se sacrifièrent au mouvement féministe. L'apparition d'associations féminines nationales L'éventail des motifs auxquels répondait l'activisme féminin était comparable à la variété des efforts collectifs déployés par les femmes au Canada anglais. Bien que celles-ci se soient groupées, très tôt après la colonisation, pour mettre sur pied une foule de projets, les premiers organismes nationaux n'apparurent que dans les années 1870. Les groupes à affiliation religieuse comme les sociétés missionnaires, le Dominion Order of King's Daughters, la Girls' Friendly Society et la Young Women's Christian Association ont de bonne heure regroupé les féministes indécises ou conservatrices. Les organisations comme la Women's Christian Temperance Union (WCTU) et la Dominion Women's Enfranchisement Association attiraient celles qui se montraient plus sûres et plus déterminées dans leur critique de la société. Pendant de nombreuses années, la WCTU a été de toutes les entreprises féminines collectives, la plus encline à la polémique. Modelée, comme tant d'autres choses dans le Dominion, sur les initiatives américaines, c'est dans le port d'Owen Sound (Ontario) où sévissait l'alcoolisme qu'elle est sortie pour la première fois de l'ombre. Dès 1900, ses membres se comptaient par milliers. En tant que championne de l'antialcoolisme, la WCTU se consacrait a l'application concrète de la loi sur la prohibition. Ses demandes auprès du gouvernement pour le financement d'hôpitaux, l'amélioration des écoles et la réforme des prisons, faisaient partie d'un plan intégré de promotion sociale. Le piètre accueil que reçurent ses premiers appels pourtant fort modérés conduisit ses membres à embrasser la cause du rôle des femmes comme le seul moyen de rééduquer des gouvernements insensibles et corrompus. À partir des années 1890, la WCTU a été le défenseur le plus agressif et le plus pénétrant de l'égalité politique. Le premier club fondé au Canada avec le but exprès de gagner la cause du vote des femmes fit son apparition en 1876 sous le titre innocent de Toronto Women's Literary Club, fondé par le Dr. Emily Stowe. Ce n'est en 1885 qu'il eut le courage d'arborer ses vraies couleurs comme la Toronto Women's Suffrage Association, prédécesseur de la Dominion Women's Enfranchisement Association (DWEA). Cette première agitation ne se limitait pas au centre du pays. Vers la même époque, les femmes de la côte Ouest mettaient également au point leurs premières tactiques. Soucieuses de rassurer les conservatrices, ces suffragettes avant l'heure prétendaient que le droit de vote protégerait les femmes sans les priver de leur féminité. Une fois le droit de vote accordé aux femmes, le foyer et les vertus féminines qu'il incarne, si menacés par les changements urbano-industriels, seraient enfin en sécurité. La promesse, répétée par presque tout féministe au Canada comme ailleurs, que le vote des femmes serait profitable à l'ensemble de la communauté était dans la ligne de la croyance générale à l'immoralité des hommes et à la pureté des femmes. Au moins jusqu'au tournant du siècle, les femmes de la Colombie-Britannique ont été les plus actives dans la croisade du féminisme canadien. Ailleurs, l'agitation était plus longue à prendre forme. Avec la formation en 1893 de la fédération des organisations féminines du Dominion: le prudent et respectable Conseil national des femmes du Canada, le mouvement en faveur des droits politiques reçut un apport de sang nouveau. La DWEA (devenue plus tard la Canadian Suffrage Association) s'acquît une audience plus vaste et un auditoire plus favorable grâce à son affiliation au Conseil dès la première heure. En dépit de la neutralité officielle de l'association nationale sur la question controversée du suffrage, les conseils locaux de femmes dans toutes les villes du pays informèrent celles qui n'avaient auparavant que peu ou pas du tout de rapports avec la campagne. À la même époque, l'échec des demandes de réforme présentées par le Conseil national accrut le nombre des femmes qui avaient conscience de leur impuissance et se rendaient compte des résultats positifs que pouvait donner le vote. L'apparition de sociétés en faveur de l'émancipation des Femmes comme la Manitoba Equal Franchise Association (1894), la St. John Enfranchisement Association (1894), la Political Equality League de Victoria (1910) et la Winnipeg Political Equality League (1912), reflétait l'idée qui commençait à se généraliser que seul le vote des femmes garantirait une amélioration sociale. En 1910, le Conseil national toujours conservateur mais déjà puissant, adopta officiellement un programme en faveur du vote, montrant ainsi que l'admission des femmes au droit de vote était généralement reconnue comme le but d'une réforme utile et digne de respect. À cette date, c'est dans l'Ouest que la cause du vote des femmes trouvait l'auditoire le plus sympathisant. Dans maintes régions des prairies, la vie de pionnier et de fermier dont hommes et femmes partageaient les difficultés, impliquait que les hommes acceptaient presque unanimement le droit de la femme à une égalité totale. C'est dans les provinces des prairies que trouvèrent asile des féministes aussi déclarées que Violet McNaughton de la Saskatchewan Women Grain Growers, Francis Beynon du Grain Growers' Guide et Nellie McClung des Political Equality Leagues de Winnipeg et d'Edmonton. Ces femmes, encouragées par un milieu volontiers favorable à toutes sortes de réformes, donnèrent à la cause du suffrage féminin une force et un dynamisme nouveaux. Parmi ces réformes, il faut citer les gouvernements de fermiers, la nationalisation des services d'utilité publique, les allocations de la femme au foyer et la législation des usines. Dans le climat plus conservateur et moins agité des Maritimes, les femmes avides de réformes comme Anna Leonowens, l'auteur de The English Governess at the Siamese Court (1890) et membre du Local Council of Women de Halifax, étaient plus isolées. Les féministes du Québec, comme Marie Gérin-Lajoie, fondatrice de la Fédération Nationale St-Jean-Baptiste (la principale organisation de femmes canadiennes-françaises, fondée en 1907) récoltaient encore moins d'encouragements pour leur activité politique. Il n'était pas pour les gens de l'Est, cet ardent optimisme qui animait les partisans du droit de vote des femmes dans les prairies. La campagne en marche Tandis que le nombre de leurs partisans variait considérablement, les agitateurs en faveur du droit de vote pour les femmes pratiquaient des méthodes semblables dans tout le pays. Les pétitions adressées aux conseils municipaux et aux parlements provinciaux et fédéral étaient monnaie courante. À partir des années 1880, de nombreux projets de loi apparurent dans presque toute assemblée mais ne connurent aucun succès. Quelques parlementaires courageux comme Alan Studholme, membre indépendant pour Hamilton East au Parlement de l'Ontario entre 1906 et 1919, se fit le champion obstiné de la cause des femmes. Des conférences publiques, au cours desquelles des féministes telles que Susan B. Anthony des États-Unis, Emmeline Pankhurst de Grande-Bretagne et Nellie McClung présentaient d'éloquents arguments, avaient également lieu sous l'égide des organisations en faveur du vote des femmes. Défilés et lettres étaient aussi des méthodes couramment employées pour faire pression sur les administrations récalcitrantes. Les refus de payer les impôts et les essais de participation au vote étaient des formes courantes de protestation individuelle. Le Parlement fantoche de 1914 tenu à Winnipeg par la Ligue en faveur de l'égalité politique de cette ville compte parmi les réussites de la campagne visant à s'attirer la sympathie du public. C'est là que les partisans du vote des femmes ridiculisèrent les opposants en renversant les arguments habituels. Des hommes présentaient humblement une pétition devant une assemblée composée uniquement de femmes en vue d'obtenir le droit de vote, tandis que des oratrices comme Nellie McClung et Lillian Beynon Thomas leur criaient un refus arrogant et comique. La sympathie du public que cela engendra poussa les activistes de Vancouver et d'ailleurs à recourir à de semblables méthodes. La réforme et les efforts philanthropiques des clubs féminins en général mirent en vedette les capacités des femmes et servirent à la cause féminine. En dépit de tous leurs sacrifices, les partisans du vote des femmes au Canada ne remportèrent que de maigres victoires avant 1914. Il est vrai qu'il y eut des moments d'optimisme. Dans certaines régions, les femmes obtinrent le droit de vote dans les élections scolaires ou municipales et celui de se présenter comme candidates dans les mêmes assemblées. Il y eut un moment au début des années 1880 où le Premier ministre John A. Macdonald semblait prêt à accorder le droit de vote aux veuves et aux célibataires dans un projet de loi visant à uniformiser la politique électorale du Dominion. La tendance dominante, cependant, comme cela fut le cas pour le retrait des initiatives de Macdonald, était de rejeter toute proposition dans ce sens. Des premiers ministres comme le conservateur Sir James Whitney de l'Ontario et Sir Rodmond Roblin du Manitoba incarnaient le type du législateur qui, de façon systématique, tournait en dérision les pétitions et les projets de loi en faveur du vote des femmes et s'y opposaient. Le renvoi en 1898 du pouvoir de détermination des droits de vote aux provinces par Sir Wilfrid Laurier entrava les efforts dans ce sens. Au lieu de pouvoir faire front contre un gouvernement central unique, les mouvements en faveur de vote devaient mener simultanément la lutte sur plusieurs fronts provinciaux. Ce n'est qu'en 1917 qu'Ottawa dut faire machine arrière en donnant le droit de vote sur le plan fédéral à certaines catégories de femmes, sans tenir compte de leur statut provincial. Les partisans du vote des femmes ne réussissaient pas non plus toujours à gagner à leur cause les autres femmes. L'Île-du-Prince-Édouard, par exemple, n'a jamais mis sur pied une société officielle en faveur du droit de vote. Chaque année apportait de nouvelles déceptions, le problème de l'apathie et du découragement se posait partout, même là où la confiance semblait régner. Il était à peine surprenant, surtout au sein d'une population composée en majorité de migrants, que l'existence d'organisations en faveur du vote ne soit pas assurée. Les niveaux d'activité dépendaient beaucoup de la présence continue de personnalités très engagées. Notons parmi celles-ci la journaliste Mrs. E.M. Murray à Halifax, le Professeur Carrie Derick et Madame Marie Gérin-Lajoie à Montréal, Margaret Patterson à Toronto, la journaliste Lillian Beynon Thomas à Winnipeg, la femme de lettres Emily Murphy à Edmonton et Mrs. Helen Gregory MacGill à Vancouver. Par leur dynamisme, ces personnalités soutinrent le moral et les espoirs des militantes alors que les perspectives de victoire semblaient s'estomper. Alors que le Canada entrait dans le XXe siècle, la progression constante du nombre de femmes instruites et exerçant une profession donna au mouvement une stabilité et des ressources croissantes. L'engagement de telles personnalités dans toutes sortes de réformes sociales leur acquit aussi la sympathie et le soutien des hommes qui partageaient les mêmes vues. Dès août 1914, les partis politiques qui espéraient tirer profit des idées progressistes tenaient de plus en plus compte des femmes. Les libéraux de l'opposition au Manitoba étaient le seul grand parti à soutenir un programme en faveur de vote féminin, toutefois, les hommes de l'opposition et du gouvernement dans tout le pays avaient abandonné une partie de leurs préjugés et exprimaient même personnellement leur soutien à la cause féminine. Persévérantes et inlassables, spécialement à l'ouest de l'Outaouais, les campagnes avaient agi sur de nombreux législateurs, auxquels il ne restait plus que le dernier pas à faire avant la conversion définitive. Page 1 de 2 (Cliquez "suite" pour aller à la deuxième partie)