LE PEUPLEMENT FRANCOPHONE DANS LES PRAIRIES DE L'OUEST (1870-1920) Robert Painchaud Trop souvent quand on pense au Canada français, on ne voit que la province de Québec. Cette image fait oublier la contribution d'environ un million de francophones qui habitent d'autres provinces, particulièrement l'Ontario, le Nouveau-Brunswick et les trois provinces des Prairies. Les francophones de l'Ouest du Canada, qui ne représentent aujourd'hui qu'une faible minorité de la population de cette région du pays, sont les descendants de Métis français installés dans les Prairies depuis le XVIIIe siècle, de Canadiens français qui ont émigré du Québec vers l'Ouest ou ont été rapatriés entre 1870 et 1920, ou d'immigrants francophones venus au Canada de la France, de la Belgique et de la Suisse après 1890. Leur présence atteste toutefois de l'existence du fait français dans toutes les régions du Canada. Dans les trois provinces des Prairies, l'importante population anglophone menace l'élément francophone d'assimilation linguistique et culturelle. Le recensement de 1971 démontre d'ailleurs, d'une part, qu'un nombre accru de personnes qui, à l'origine, parlaient français, ne comprennent désormais plus cette langue et, d'autre part, qu'il y en a de moins en moins qui parlent quotidiennement le français. Fait assez intéressant toutefois, davantage de personnes de descendance autre que française apprennent et utilisent le français. L'histoire des francophones dans l'Ouest canadien et leur situation actuelle soulèvent des questions intéressantes. Que serait le Canada si la proportion des francophones dans l'Ouest était plus élevée? Imaginez cette région du pays comptant 25 ou 30% de francophones au lieu du pourcentage inférieur à 10% enregistré dans chacune des trois provinces des Prairies. Comment le Canada aurait-il fait face au problème du bilinguisme si plus de Canadiens français s'étaient établis dans l'Ouest entre 1870 et 1920? Y aurait-il eu des partis et des mouvements séparatistes ou indépendantistes au Québec? Existerait-il moins de méfiance entre les Canadiens français et les Canadiens anglais? Le bilinguisme serait-il un fait accompli depuis plusieurs décennies? Ou est-ce qu'un plus grand nombre de Canadiens français aurait augmenté les problèmes linguistiques et culturels au Canada? Personne n'est évidemment en mesure de répondre à toutes ces questions hypothétiques. Elles font partie des «si» historiques. Mais sont-elles vraiment tellement vaines alors que tous les éléments nécessaires à la réalisation de ces hypothèses existaient? Il suffit de se rappeler qu'au cours du siècle écoulé entre la guerre de 1812 et la Grande Guerre, plus de 700,000 Québécois francophones ont quitté leur province pour s'établir ailleurs et tenter d'y faire fortune. Des milliers d'entre eux sont revenus au pays par la suite et se sont établis dans l'Ouest, mais la grande majorité a pris racine dans les États de la Nouvelle-Angleterre ou ailleurs aux États-unis, pour devenir graduellement une partie intégrante du «creuset des immigrants». Les interprétations Pourquoi ces Canadiens français ont-ils préféré un autre pays au leur? Pourquoi ont-ils choisi l'Ouest américain au lieu de l'Ouest canadien? Il y a diverses explications de la faible migration des Canadiens français vers l'Ouest du Canada. Selon Arthur I. Silver (CHR, vol. 50, numéro 1, 1969), lorsque le Manitoba s'est joint à la Confédération, les Québécois ne se seraient pas établis dans cette nouvelle province en aussi grand nombre que les Ontariens à cause de leur attitude négative et défaitiste à l'égard d'une région aussi éloignée de leur «patrie». En outre, leur «scepticisme à l'égard de la valeur matérielle des prairies» réflétait une mentalité conservatrice, saisissant contraste avec l'esprit «pionnier» des Ontariens. Ce manque d'audace de la part des Canadiens français remontait jusqu'à la Conquête, ou ils avaient probablement appris à «frener leurs ambitions». Le défaitisme et le découragement s'étaient infiltrés dans la société canadienne-française. Il est vrai que des rapports publiés dans la presse québécoise du XIXe siècle décrivant les colonies fondées à la Rivière-Rouge comme une région froide, stérile et déserte n'étaient guère favorables. Il y a lieu de croire que les descriptions d'inondations, de famine et de solitude dans ces régions lointaines ont fait peur aux Canadiens français. Silver affirme que ceux-ci étaient incapables d'un optimisme suffisant pour s'éloigner de leur patrie, le Québec, et s'adapter à la vie dans une région éloignée du Canada. Et finalement, Silver croit que les Canadiens français ont peut-être redouté l'Ouest à cause de la présence des protestants et des orangistes! L'interprétation de Silver soulève des questions encore sans réponses sur les Canadiens français. Serait-il possible qu'ils soient toujours restés un peuple frontalier? N'ont-ils pas ouvert en canots les voies vers l'Ouest? Leur présence dans le mid-ouest américain ne démontre t-elle pas que plusieurs étaient prêts à s'établir loin de leur patrie? Préféraient-ils les centres industriels de la Nouvelle-Angleterre aux régions agricoles de l'Ouest parce qu'ils ne se sentaient aucun penchant pour l'agriculture? A-t-on largement exagéré leur crainte de tout ce qui était anglais et protestant? Les historiens économistes présentent une autre opinion sur les modes de migration des Canadiens français.Albert Faucher et Gilles Paquet (Recherches sociographiques, vol. 3, sept.-déc. 1964) soutiennent, dans leur analyse finale, que les gens émigrent pour des raisons personnelles, dans l'espoir de trouver de meilleures conditions sociales et économiques. Il faut étudier la concentration de Canadiens français dans les centres industriels de la Nouvelle-Angleterre dans le contexte des modes de colonisation en Amérique du Nord. Au XIXe siècle, vu les conditions économiques au Québec, des centaines de milliers de Canadiens français ont refusé de se plier aux pressions exercées par le clergé et les politiciens pour les inciter à ne pas abandonner la terre, pas plus qu'ils n'ont accepté de répondre aux appels lancés pour la colonisation des «pays d'en haut», soit la région septentrionale du Québec. Des paroisses entières se sont vidées au fur et à mesure que des jeunes gens, vite rejoints d'ailleurs par d'autres membres de la famille, cherchent des emplois de bas niveau dans les tanneries du Maine, du Vermont ou du Massachusetts. D'autres partent vers l'ouest, au Kansas; en Iowa ou même en Californie. Les économistes affirment qu'il faudrait interpréter leur décision d'émigrer dans un milieu industriel, de toute évidence proche du Québec dans le cas des États de la Nouvelle-Angleterre, dans une optique économique et non pas en termes culturels. Si le Québec s'était industrialisé plus tôt, il est fort possible que les Canadiens français seraient restés dans leur province. Albert Faucher et Maurice Lamontagne («L'histoire du développement industriel au Québec,» dans La société canadienne-française de Marcel Rioux et d'Yves Martin, 1971) expliquent le retard de l'industrialisation du Québec par des facteurs d'ordre géographique qui ont favorisé le développement de l'Ontario avant celui du Québec. Inutile d'ajouter que la question d'industrialiser l'Ouest canadien ne s'est même pas posée. Le rôle de l'Église Quelles qu'aient été les répercussions de la colonisation, l'absence totale de celles-ci, ou les pressions d'ordre économique et géographique exercées sur les Canadiens français, l'Église catholique s'est tenue au premier rang des promoteurs de l'établissement des francophones dans l'Ouest et de la colonisation de cette région par ces derniers. Des autorités religieuses tels que les archevêques Taché (1854-1894) et Langevin (1895-1915) de Saint-Boniface ont défini les objectifs de la colonisation; ils ont recruté ecclésiastiques et séculiers chargés d'établir des colonies ou de fonder de nouvelles communautés, ont constamment intriqué à Ottawa pour faire nommer des agents gouvernementaux et ont personnellement incité leurs confrères du Québec, de France, de Belgique et des États-Unis à venir les appuyer. Les buts de la colonisation ont varié de temps à autre. Ainsi, au début des années 1870, Mgr Taché désire former un bloc de paroisses canadiennes-françaises autour des établissements métis qui existaient déjà. En 1871, il fonde un journal, Le Métis, suivi par la création, en 1874, de la Société de Colonisation du Manitoba. L'arrivée du premier groupe de colons au printemps de 1876, tous des Canadiens rapatriés des États de la Nouvelle-Angleterre, coïncide cependant avec l'exode des Métis vers les plaines de la Saskatchewan et les rives du lac Manitoba. L'Église modifie donc ses positions, soutenant que les Canadiens français devraient poursuivre des objectifs nationaux en veillant à exercer leur influence dans l'Ouest du Canada, étant donné qu'ils constituaient la première société européenne à s'y être établie. Le maintien du dualisme français et anglais devint l'objectif premier des chefs francophones. Les arguments de Mgr Taché en faveur d'une forte présence francophone dans l'Ouest seront repris par tous ses successeurs. Malgré plusieurs demandes, ils n'ont pourtant pas réussi à convaincre les autorités ecclésiastiques ou politiques du Québec, alors inquiètes en raison de l'abandon massif de paroisses entières pour les centres industriels de la Nouvelle-Angleterre. Elles soutiennent que les Canadiens français ne devraient pas quitter leur province et risquer de perdre leur majorité et leur influence au sein de la Confédération. La politique énoncée en 1871, dans une lettre du clergé québécois qui précise que ceux qui veulent absolument quitter le Québec devraient s'installer au Manitoba ou dans l'Ouest canadien plutôt qu'aux États-unis, n'a jamais été modifiée. Au cours des années vingt, les politiciens québécois ont continué de rappeler aux dirigeants ecclésiastiques de l'Ouest canadien le contenu de ce mandement, et ont insisté pour que les agents de colonisation ne cherchent pas à dépeupler le Québec au profit d'une autre région. L'immigration catholique et francophone Deux autres questions ont pourtant influencé les objectifs de l'Église dans l'Ouest: d'une part les problèmes d'ordre scolaire soulevés à la fin des années 1880 et d'autre part l'immigration de l'est de l'Europe après 1896. Afin de rétablir les écoles confessionnelles subventionnées par l'État, il fallait trouver un nombre suffisant de personnes pour que les politiciens soient impressionnés par la détermination des francophones catholiques à obtenir le droit de parler et d'enseigner leur langue. Sur ce point, l'arrivée des immigrants d'outre-mer les a quelque peu aidé, car bon nombre des arrivants étaient catholiques d'origine ruthénienne, polonaise ou allemande. Il est pourtant difficile d'unir ces groupes nationaux et culturels distincts en une force politique organisée. De plus, la présence de deux ou même de plusieurs groupes linguistiques dans une même collectivité pose un sérieux dilemme. La religion, facteur commun d'unification, devrait-elle avoir préséance sur des considérations de nationalités? L'admonition «qui perd sa langue perd sa foi» veut-elle dire que l'élément francophone n'aura pas de statut spécial et que tous les groupes deviendront de simples «ethnies»? Qui aura la priorité? L'Église pourrait-elle être une institution francophone? Prévoyait-elle comme but ultime un mélange des groupes catholiques? La réponse à ces questions était, du moins selon les autorités religieuses francophones, qu'en conservant leurs valeurs linguistiques et culturelles, la foi des diverses ethnies serait plus solide dans l'Ouest canadien. C'est pourquoi l'Église est portée à considérer la population francophone comme l'élément dirigeant dans la lutte pour maintenir et faire respecter les droits de la religion et des minorités. Elle reconnait par ailleurs la nécessité pour le clergé de maltriser deux langues ou plus et l'archevêque Langevin refuse des offres de services de prêtres et de diverses communautés religieuses qui ne pouvaient satisfaire aux exigences d'une société multilingue. Mgr Langevin et ses collègues ont recruté ou formé des prêtres et des religieuses capables de répondre aux besoins des éléments français, flamands, allemands, polonais et ruthéniens. Il va de soi que les missionnaires, eux, ont poursuivi leur oeuvre auprès des Indiens de l'Ouest dans le dialecte propre à chaque tribu. Les agents de colonisation Pour atteindre leurs objectifs, les dirigeants francophones de l'Ouest se sont adressés par l'intermédiaire de comités locaux aux gouvernements, aux sociétés de colonisation, aux missionnaires colonisateurs, aux journaux et aux organismes comme la Société Saint-Jean-Baptiste. Les collaborateurs les plus précieux ont probablement été les missionnaires colonisateurs qui ont fait venir des colons pour fonder de nouvelles paroisses ou pour étoffer celles qui existaient déjà. Des hommes tels que les abbés Fillion et Beaudry au Manitoba, les abbés Gravel et Lefloch en Saskatchewan ou le père Lacombe et l'abbé Morin en Alberta ont beaucoup voyagé à titre d'agents gouvernementaux ou de représentants de leurs évêques respectifs. Ils ont rédigé des brochures, donné des conférences, correspondu avec des familles et des groupes intéressés et dirigé ceux-ci vers des exploitations rurales dans l'Ouest. Parmi les autres colonisateurs connus, citons Dom Paul Benoît, moine français venu au Manitoba au début des années 1890 qui a fondé diverses communautés, entre autres Notre-Dame-de-Lourdes et Saint-Claude, ainsi que l'abbé Jean Gaire, prêtre français lui aussi, qui a fondé une vingtaine de colonies réparties entre Grande-Clairière et Wauchope, dans le sud du Manitoba et de la Saskatchewan entre 1887 et 1925. Des sociétés de colonisation, créées dans les trois provinces des Prairies, pour attirer les compatriotes francophones leur ont réservé des townships entiers ou ont tenté d'obtenir des tarifs réduits pour le transport de leur famille et de leurs biens. À leur tête, il y a souvent des professionnels et des hommes d'affaires désireux de s'assurer une clientèle. Parfois ils cherchent également à mettre des capitaux en commun pour racheter les terres abandonnées par des cultivateurs afin de les revendre à leurs compatriotes. Beaucoup de personnes voient ces activités et les slogans patriotiques et religieux qui les accompagnent comme l'un des éléments d'une «mission» destinée à établir des bases solides de groupes francophones catholiques dans l'Ouest. Les journaux sont des instruments de la propagande pour inciter des francophones à s'installer sur les terres dans l'Ouest. Le Métis (plus tard, Le Manitoba), du Manitoba et Le Patriote (Saskatchewan) et Le Courrier de l'Ouest (Alberta), entre autres, publient quantité d'éditoriaux, de lettres et de renseignements sur les conditions locales de la colonisation et de l'immigration. On invite même les abonnés à envoyer des articles à leurs parents et amis! Des membres de la Société Saint-Jean-Baptiste fournissent à ces hebdomadaires des détails sur les terres disponibles et les possibilités commerciales dans leurs localités respectives. Tous ces articles visent à démontrer les avantages de la colonisation dans l'Ouest. On ne sait cependant pas dans quelle mesure ils ont réellement contribué à attirer des colons. D'autres efforts de colonisation Les deux niveaux gouvernementaux, fédéral et provincial, s'intéressaient beaucoup au peuplement francophone dans les Prairies. Au début des années 1870, le gouvernement Mackenzie réserva des «townships» au Manitoba pour les Canadiens français rapatriés des États-Unis. Durant les 1880, les Conservateurs ont subventionné un journal, Le Colonisateur Canadien, qui était distribué au Québec et en Nouvelle-Angleterre. La nomination d'Hector Fabre au poste de Haut Commissaire canadien en France facilita d'avantage l'immigration francophone de l'Europe vers l'Ouest canadien. Des annonces à ce sujet apparaissent dans Paris-Canada, publié à compter de 1884. Après 1896, le gouvernement libéral envoie des représentants en Europe qui dans leurs discours en France et en Belgique font valoir l'Ouest canadien. En 1902, le gouvernement du Manitoba ouvre un bureau à Montréal et envoie des prêtres et des laïques dans les régions américaines où se trouvent le plus de Canadiens français afin de les convaincre à revenir au Canada. Les efforts de colonisation francophone ont eu d'autres promoteurs. Dès le début, le Canadien Pacifique accorde des laissez-passer aux agents colonisateurs et ses agents accompagnent les missionnaires-colonisateurs dans leurs voyages. Vers 1900, lorsque l'abbé J.A. Ouellette établit une colonie francophone dans le sud de l'Alberta, il bénéficie du concours du Canadien Pacifique. Au Québec, des associations telles La Société de Rapatriement de Montréal et La Société des Artisans Canadiens-Français accordaient un certain appui aux tentatives de colonisation dans l'Ouest. En Europe, la Société d'lmmigration Française et La Canadienne, ont essayé d'intéresser les capitalistes à investir dans les grandes concessions sur lesquelles les colons pourraient former des communautés indépendantes, pourvues de leurs propres institutions. Les rapports des journalistes, des riches aristocrates et des prêtres convaincus de l'avenir des colonies francophones dans l'Ouest, ont aussi beaucoup aidé l'impulsion colonisatrice. La colonisation et les modes d'immigration Le premier groupe francophone établi dans l'Ouest du Canada après 1870 s'est installé sur les rives de la rivière Rouge au sud de Winnipeg et de Saint-Boniface, dans deux townships fournis par le gouvernement fédéral. Les familles rapatriées qui arrivent au Manitoba après 1875 sont pour la plupart très pauvres. Un ralentissement économique dans les États de la Nouvelle-Angleterre, l'accord de subventions pour le transport des colons et la distribution gratuite de terres dans les Prairies, encouragent quelques centaines de familles à venir s'établir dans les nouvelles paroisses de Letellier, Sainte-Agathe et Saint-Pierre-Jolys. L'essor économique du Manitoba entre 1879 et 1882 attire des familles et entrepreneurs prospères qui viennent directement du Québec. Cette petite bourgeoisie inspire de l'optimisme à l'élite francophone, dont les espoirs s'effondrent cependant après l'inévitable dépression de 1882, alors que la plupart d'entre eux retournent dans l'Est du Canada, jurant de ne jamais plus investir au Manitoba, répandant des histoires peu flatteuses sur l'Ouest canadien et provoquant un débat enflammé entre la presse francophone du Manitoba et celle du Québec. Cette lutte ne sert pas à grand-chose parce que, d'une part, le sort des francophones, groupe minoritaire, au Manitoba du moins, était déjà réglé et que, d'autre part, les années 1880 étaient en fait, pour les Prairies, des années de disette. Les gelées étaient précoces et les récoltes maigres. Le nombre d'immigrants ontariens s'amenuisait aussi. La rébellion du Nord-Ouest et l'achèvement des travaux de construction du Canadien Pacifique engendrent de l'agitation, mais aucun de ces deux événements n'influe profondément sur la migration des francophones dans la région. Aux États-Unis toutefois, des agents fonciers déploient des efforts pour détourner les colons de l'Ouest canadien en le décrivant comme un «pays sauvage», peu sûr pour les familles des colons. Vers 1885, des dirigeants francophones comme l'archevêque Taché et Thomas-Alfred Bernier, éminent catholique de la communauté francophone du Manitoba, cherchent du renfort en Europe. Des délégations d'hommes d'affaires et d'aristocrates européens visitent l'Ouest canadien après 1885. Par conséquent, des collectivités de francophones s'installent hors de la vallée de la rivière Rouge. C'est là le début de ce qui sera plus tard qualifié de plan concerté pour établir un chapelet de paroisses allant vers l'Ouest jusqu'aux Rocheuses. Les nouvelles colonies sont essentiellement composées d'immigrants belges et français. Des agriculteurs quittent les «vieux pays» à cause des gouvernements anticléricaux. De riches familles confient leurs fils, encore peu murs, à des prêtres et à des familles établies espérant que cette vie rude formera leur caractère. Ces jeunes ne reçoivent pas d'argent avant d'avoir fait leurs preuves; ce n'est qu'à ce moment-là qu'ils ont le droit de posséder une exploitation rurale ou d'acheter une propriété quelconque. Dans d'autres cas, des groupes d'aristocrates se forment et tentent de créer des sociétés qui respectent les hiérarchies sociales et excluent les indésirables. On en trouve des exemples à Fannystelle (Manitoba), à Saint-Hubert, mieux connu sous le nom de La Rollandrie (Saskatchewan) et à Trochu (Alberta). Les ranchs, les fermes laitières et les autres établissement agricoles fondés par ces Européens francophones élargissent considérablement la diversité de la population francophone en termes d'apport culturel et commercial. L'immigration massive d'Européens de l'Est dans l'Ouest canadien après 1896 exerce des pressions sur la population francophone. Les efforts déployés par l'abbé Gaire pour établir une série de colonies rapprochées sont contrecarrés par le nombre écrasant d'immigrants non francophones. Après 1905, l'abbé Louis-Philippe Gravel a affermi la position de ses compatriotes en fondant diverses communautés aux environs de Gravelbourg. Entre temps, d'autres agents de colonisation dirigent de nouveaux colons vers les alentours de Prince-Albert tandis que dans le nord de l'Alberta, l'abbé J.-A. Ouellette voit à l'expansion de Saint-Albert, base des Métis fondée par le père Albert Lacombe, en 1861. Des tentatives de rapatriement contribuent à la création de nouvelles paroisses, mais en revanche la migration des agriculteurs francomanitobains vers les deux autres provinces des Prairies devient pratique courante. Cet exode alarme tellement les autorités francophones du Manitoba qu'en 1910, face au déclin rapide de la population des «anciennes paroisses» établies le long de la rivière Rouge et de la rivière Seine, elles envisagent des mesures pour endiguer le flot d'émigration. Les dirigeants craignent que leur groupe passe après leurs homologues de la Saskatchewan et de l'Alberta et ils redoutent les conséquences malheureuses que ce déclin de la population pourrait avoir sur leur statut de groupe minoritaire. Des appels au patriotisme n'apportent pas non plus de solution à ces départs. Les fils de cultivateurs ne veulent pas exploiter des fermes dans d'autres régions de la province ou, sont incapables d'obtenir des terres dans les paroisses où ils sont nés, ce qui les amène donc à partir vers l'Ouest. La Grande Guerre n'enraye pas les efforts de colonisation des francophones. Ils considèrent que cet événement leur offre un moyen de compenser leurs pertes puisque l'immigration européenne diminue. Malheureusement, de nombreux Français et Belges retournés dans leur patrie ne survivent pas à la guerre, tandis que beaucoup de Canadiens français croient que la crise de la conscription au Canada ne fait qu'empirer le manque d'attrait de l'Ouest canadien comme une région hospitalière. L'urbanisation et l'industrialisation accélérées contribuent à garder les gens au Québec. Des coopératives destinées aux francophones, créées juste avant la déclaration de la guerre, ne réussissent pas non plus à promouvoir les avantages de la colonisation et de l'agriculture dans l'Ouest en cette période inflationniste. Au cours de la deuxième décennie du XXe siècle, les subventions gouvernementales pour les programmes de colonisation et de rapatriement sont très difficiles à obtenir. Le rôle du bureau des missionnaires-colonisateurs, à Montréal, disparaît petit à petit. L'ultime effort pour consolider la position des colonies francophones éparpillées, en rachetant les agglomérations de Mennonites qui les séparaient dans certaines régions de la Saskatchewan et du Manitoba, n'a donné que peu de résultats. C'est le dernier effort de colonisation francophone dans l'Ouest. Le problème de la survie Dans son ouvrage Group Settlement. Ethnic Communities in Western Canada (Toronto, Macmillan, 1936), C.A. Dawson affirme que des groupes étrangers ont cherché, par une colonisation en bloc, un moyen d'assurer leur survie, à titre «d'îlots culturels». Les chemins de fer, soutient-il, ont constitué l'un des agents d'assimilation de ces minorités au sein d'une collectivité plus vaste. Le professeur Dawson aurait pu ajouter d'autres facteurs d'assimilation, notamment, les écoles, la radio et la télévision et les pressions générales exercées par une société en évolution. Pour lutter contre ces tentatives d'assimilation, les groupes francophones ont eu recours à bien des instruments utilisés aussi par d'autres minorités: les journaux, la langue, la religion et toute une gamme d'établissements culturels et politiques. Ainsi, il existe aujourd'hui dans les provinces des Prairies des hebdomadaires francophones, des stations radiophoniques, des chaînes de télévision, des troupes de théâtre, des collèges (Saint-Boniface, Gravelbourg et Saint-Jean à Edmonton) et de nombreux autres organismes ayant pour but de promouvoir et d'accroître le fait français dans l'Ouest canadien. En réponse à ce nouvel état d'esprit, qui découle en partie des revendications formulées par les Québécois pendant les années 1960 et 1970, les gouvernements ont offert leur aide pour assurer la survie de l'élément francophone hors des frontières du Québec. Certains prétendent que les pressions en faveur d'un Québec indépendant se feront plus fortes, à moins que des groupes francophones puissent survivre ailleurs que dans une seule province. Les minorités francophones hors du Québec seraient dont des «pions» importants sur l'échiquier opposant les fédéralistes aux forces nationalistes du Québec. La vague francophone qui a déferlé sur l'Ouest canadien au cours de l'ère de colonisation allant de 1870 à 1920 aurait pu modifier le cours des relations entre les deux groupes fondateurs du Canada et, à plus forte raison, entre les diverses ethnies du pays. Que cette influence ne se soit pas manifestée fait maintenant partie de l'histoire, mais il n'y a pas lieu de douter de la portée ou du manque de portée de ce mouvement.