Le Choix des mots de Clément Rosset


Paris, Éditions de Minuit, 1995, 156 p ;  68 FF


Dans le mouvement d'une brillante réponse à l'un de ses admirateurs qui reprochait au philosophe de s'abaisser jusqu'à écrire des livres, quand la clarté et la pertinence de sa pensée et de son expression orale suffiraient amplement, selon cet admirateur, à assurer le succès de ses thèses sans qu'il soit nécessaire de leur donner une forme écrite, Rosset arrive à une formule simple : "L'écriture n'est pas (non plus) la manifestation de la pensée. En réalité, elle est la pensée elle-même. [...] Il n'y a de pensée qu'à partir du moment où celle-ci se formule, c'est-à-dire se constitue par la réalité des mots."
L'un des aspects les plus remarquables, à mes yeux, des livres de Rosset (et de celui-ci en particulier) tient à la concision, la clarté, le bonheur et "l'économie" singulière de l'expression qui soutiennent l'exposition et le développement de ses thèmes de prédilection : l'illusion, la joie de vivre ou encore, dans le cas de ce livre, l'heureuse indiscernabilité de l'être et de l'apparence dans la mentalité espagnole.
Goût de la concision qui est plus encore affaire de philosophie que de style (sauf à élever la question du style au rang où la situait Flaubert quand il écrit : "le style est à lui seul une manière absolue de voir les choses") et qui conduit notre auteur à risquer dans son livre une nouvelle formulation de la fameuse phrase de Boileau ("Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement") plus juste encore, philosophiquement écrivant, à ses yeux : "Ce qui se conçoit est ce qui s'énonce", ou encore : "Concevoir et énoncer sont une seule et même chose".
Mais si c'est là le coeur de ce livre et son centre de gravité, plus étonnant encore nous paraît être l'effet qui en résulte sur le lecteur lui-même, du moins sur le lecteur singulier que je suis ; effet inversement proportionnel à "l'économie des moyens" que sa pensée mobilise apparemment. Car cette philosophie de la condensation nous paraît être infiniment profitable au lecteur qui s'en régale, au point que l'on pourrait élargir l'idée de Calvino qui voyait venir, dans l'ordre de la littérature, "le temps du lecteur" dans le domaine philosophique et à la manière dont Rosset pratique cette discipline dans ses livres. D'abord parce que Clément Rosset y est lui-même un lecteur et un lecteur qui, loin d'opposer les références philosophiques aux références littéraires, se plaît au contraire à les mêler, à les intégrer les unes aux autres.
Cette assimilation réciproque d'un corpus de références philosophiques et de références littéraires, outre qu'elle contribue à relativiser des oppositions tenaces, est aussi ce par quoi Rosset est véritablement l'auteur de ses lectures et, pourrait-on ajouter, seulement cet auteur-là. Ou, plus précisément, un auteur qui serait tel parce qu'il limiterait volontairement l'exercice de sa pensée à la pratique et à la mise en perspective de ses lectures, pourtant situées sur des plans différents, en dehors de toute velléité d'en rajouter, au titre de la subjectivité ou de la personnalité du philosophe. Il en va de la pratique de la philosophie chez Rosset comme de la peinture aux yeux de Vermeer dont, dit justement Rosset dans un autre livre (Le Réel et son Double, Paris, Gallimard, 1993), toute subjectivité, toute personnalité du peintre semble s'être retirée, "l'anecdotique ayant chassé l'anecdotique", pour s'en tenir à la surface des choses.
Ensuite, - mais ceci s'explique en cela - parce que, sous l'effet de ce luxe de références jamais superfétatoires, se produit une étrange alchimie, un curieux équilibre entre deux veines ou deux traditions opposées de l'exercice de l'écriture que Calvino a parfaitement identifiées, à propos de Balzac, dans ses Leçons Américaines, Aide-mémoire pour le Troisième Millénaire : soit la volonté d'épuiser, au risque de s'y perdre, la totalité des figures du monde, en couvrant de signes ce monde, dans une sorte de all-over généralisé, comme l'est "la comédie humaine". Soit, chez le même Balzac, la solution inverse, celle qui consiste à rassembler, à concentrer en une seule figure ce fameux chef d'oeuvre inconnu du peintre Frenhofer, cette même totalité fuyante et inépuisable.
Chez Rosset, les deux méthodes coexistent sans s'annuler. De par la rigoureuse économie de moyens et l'extrême retenue de sa pensée qui n'aspire qu'au mot juste dans lequel celle-ci se tient, ni plus ni moins, Rosset est du côté de Frenhofer qui, comme l'architecte Adolph Loos, entend dire le plus avec le moins. Mais, de par la multitude des textes qu'il laisse sourdre à la surface étale des mots qu'il choisit, il nous plonge au coeur des doutes qu'il n'entend pas lever quant aux modestes chances que nous aurions de savoir si nous sommes faits d'autre chose que de l'étoffe des rêves. Il en dit toujours plus que ce qu'il prétendait ; il laisse entendre ce qui se tient au-delà de l'apparence brève de son texte et que celui-ci ne pourra jamais saisir et qui n'est riche pourtant que de cette seule apparence : "Tout comme Dieu (le créateur) a fait seulement ce qu'il a voulu et ce qui lui semblait bon, la seule différence qui est, il est vrai, de taille dans tous les sens du mot, est que le résultat de son faire quasi-magique consiste en quelque chose qui ne sera jamais qu'une oeuvrette par comparaison avec la création du monde. Cependant, cette différence d'échelle est telle qu'il me semble plus raisonnable, quant à moi, d'interpréter le plaisir de la création moins comme l'effet d'une totale puissance, qui indentifierait ponctuellement l'homme à Dieu, que comme celui, non moins gratifiant d'ailleurs, d'une infinie liberté."
C'est cette infinie liberté qui résonne à n'en plus finir aux oreilles du lecteur de Clément Rosset quand il referme ses livres. La méthode de Clément Rosset est à l'image de ce "gentilhomme espagnol qui ordonne de faire graver sur sa pierre tombale, à la suite de l'intitulé de ses principaux titres de gloire, encombré des redondances habituelles en forme de y et de de, objets d'amusement pour l'étranger (Romero de Romero y Romero), cette indication finale et caractéristique : y nada  = et rien".
Mais ce "rien" est lui-même riche de tout l'effet qu'il produit. Clément Rosset pratique la philosophie comme Edgar Poe concevait la nouvelle : comme un exercice bref et concis qui devait culminer dans l'accomplissement d'une forme quasi-abstraite, dans un rien dont l'écho retentit infiniment et à la lettre dans l'esprit du lecteur.

Norbert Hillaire