La Culture "Beat" & la nouvelle
Amérique 1950-1965
Beat Generation,
CD-Rom et catalogue de l'exposition
Beat Culture & the New America 1950-1965 / Lisa
Phillips with contributions by Maurice Berger, Ray Carney,
Maria Damon [et al.], New York, The Whitney Museum of American
Art ; Paris, Flammarion, 1995.
The Beat Experience, CD-Rom Hybride 104733, New York,
Voyager,
1995 (Distributeur en France : Cle Music, 349 FF)
En un demi-siècle, c'est devenu une galaxie : la "galaxie
Beat". Le big bang qui lui a donné naissance
se serait produit vers 1944 à Manhattan avec la constitution
du noyau original : Kerouac, Ginsberg, Burroughs. Jack Kerouac
et sa gueule de bûcheron mélancolique : il a
vingt deux ans ; il vient d'être débarqué
de la marine pour "schizophrénie" ; il est
en train d'écrire un long roman autobiographique sur son
enfance à Lowell. Allen Ginsberg : presque adolescent
encore, plutôt gauche et timide, il est le fils d'immigrants
juifs russes socialistes de Newark. William Burroughs enfin :
"l'oncle Bill", le vieux (trente ans), petit-fils de
l'inventeur de la machine à calculer, ancien de Harvard
et explorateur chevronné de la "Frontière"
de la drogue. Le trio va écouter du jazz, la nuit, à
Harlem et se retrouve à l'aube blafarde parmi les clochards
de Times Square.
À l'automne 1946, tout s'accélère lorsqu'arrive
de l'Ouest Neal Cassady, "ange en bleu de chauffe" et
voyou speedé. Dans son sillage, Kerouac et Ginsberg partent,
l'été 47, pour la première de ces traversées
du continent que racontera Sur la route. En octobre 1955
a lieu, à la Six Gallery de Fillmore Street à San
Francisco, la fameuse soirée où Ginsberg psalmodie
la litanie hallucinée de son "hurlement" (Howl),
texte qui reste aujourd'hui encore l'hymne du mouvement :
"J'ai vu les meilleurs esprits de ma génération
détruits par la folie." Il en va de Howl comme
de l'Appel du 18 juin 1940. Peu de gens, sans doute,
à l'époque ont entendu cette confession d'un coeur
mis à nu mais, dans la légende, elle reste comme
un coup de cymbales dans le ciel morne des années cinquante.
En 1957, Sur la route paraît enfin. Le phénomène
Beat est lancé. En 1959, il fait la une de Life.
"Le poids des mots, le choc des photos". L'image qu'en
donne le grand magazine est assez folklorique : des zonards
crasseux, cheveux longs et nu-pieds, à la recherche d'extases
mystiques au fond de piaules cradingues : des beatniks comme
on disait alors, avant la béatification. L'Amérique
bien pensante découvre l'existence d'une Amérique
souterraine, underground qui, à partir de la révolte
de Berkeley en 1964, va apparaître à ciel ouvert.
Voilà du moins la légende telle qu'elle s'écrit :
elle sert de fil conducteur à l'exposition du Whitney Museum
of American Art de New York : La Culture Beat et la nouvelle
Amérique, 1950-1965, une exposition itinérante
qui a pris, elle aussi, le chemin de l'Ouest et se termine le
29 décembre au M. H. de Young Memorial Museum
de San Francisco.
Cette exposition s'inscrit dans la vogue que connaît, depuis
quelque temps, le mouvement Beat. À cette vogue, plusieurs
raisons, sans doute. La nostalgie de l'époque où
l'on pouvait partir "sur la route" : aujourd'hui,
il n'y a plus de route ; rien que des autoroutes bordées
de McDonald et de King Burger - une nostalgie semblable à
celle que la génération Beat éprouvait elle-même
pour les années trente. Le fait que Francis Ford Coppola
ait acheté les droits du roman de Kerouac et envisage de
le porter lui-même à l'écran. La culture hip
hop et le rap qui se cherchent des ancêtres dans les lectures
Beat sur accompagnement de jazz. Le climat politique américain
aussi : la montée de la droite fondamentaliste républicaine
donne à certains l'impression d'un retour à l'ordre
moral des années cinquante, à McCarthy et à
Hoover : Ginsberg ne réactualise qu'à peine
son discours de l'époque sur la rébellion face au
"complot". Enfin, le sens de l'image et le talent d'auto-promotion
dont le mouvement a toujours fait preuve dès ses débuts
et pas seulement aujourd'hui où Burroughs fait à
la télévision la publicité pour Nike.
Pour l'exposition, l'iconographie n'a pas manqué :
la "génération Beat" a passé son
temps à s'entre-photographier. On retrouve en particulier
les photos de nus qui firent scandale à l'époque :
Ginserg & Corso, en jumeaux, les mains sur le bas-ventre ;
Michael McClure, plein cadre, sans les mains cette fois.
Attraper au vol le quotidien dans ce qu'il a de banal, de fugace
était un précepte Beat, mis en oeuvre par Robert Frank
dont l'album, Les Américains (1959), ne trouva pas
d'éditeur à l'époque outre-atlantique (il
fut publié par Robert Delpire).
C'est Robert Frank également qui co-dirige (en 1959)
le seul film vraiment Beat au sens strict : Pull My Daisy
("Enlève-moi ma paquerette" - de l'argot
de stripteaseuse), avec Kerouac, Ginsberg, Corso... et Delphine Seyrig,
étudiante à l'époque à l'Actor's Studio.
De là, on passe à des films dans la "mouvance"
Beat comme le loufoque Alleluia les Collines (1960) et,
de là, au cinéma underground au sens large :
Scorpio Rising de Kenneth Anger, Shadows,
le premier film de Cassavetes, etc. Mais comme les Beats ont beaucoup
aimé Marlon Brando (et sa manière de marmonner)
ainsi que James Dean (et sa démarche un peu voûtée,
un peu en-dedans), eux aussi sont adoubés Beats honoraires,
pour ainsi dire.
Sur cet exemple du cinéma, on voit la stratégie
de l'exposition. Elle consiste à montrer comment le cercle
Beat en recoupe d'autres dont on peut penser, à part soi,
que leur rôle dans l'innovation a été en fait
plus important : la renaissance de San Francisco (Robert Duncan,
Kenneth Rexroth), l'avant-garde expérimentale de Black
Mountain College (Cage, Rauschenberg, etc.), l'École de
New York (O'Hara et ses amis peintres, dont Larry Rivers).
Ainsi, la "culture beat" les annexe. Le grand Jackson Pollock
ni par ses racines (le Wyoming, l'art indien, Picasso, etc.) ni
par sa trajectoire ne doit rien aux Beats mais, au nom de "l'oeuvre
ouverte" et de la spontanéité dynamique du
geste pictural, lui aussi est coopté : son Number 27
et la peinture disons "naïve" de Kerouac se retrouvent
ainsi accrochés au même mur. Quant au jazz, le cas
est encore plus flagrant. Sur la route, on s'en souvient,
est un roman non seulement de la transhumance, mais du be-bop.
Il se passe, dit Kerouac, dans la phase de transition qui se situe
entre Ornithology de Charlie Parker (1946) et le début
de Miles Davis (Milestones, 1947). En fait, la "culture
beat", mouvement essentiellement masculin et blanc - avec
un aspect "garçons de la bande" hérité
du western, connotation homo-érotique comprise - est
en partie née d'une rêverie romanesque sur le monde
"nègre", la "bohème" de l'époque
imitant l'argot des musiciens noirs ou leur manière de
"marcher dans l'ombre". Ici, par un retournement copernicien,
c'est le soleil noir de Bird qui est presque satellisé.
De proche en proche - c'est toute l'ambiguité du "&"
du titre - l'exposition tend moins à montrer la place
de la culture Beat dans la "nouvelle Amérique"
qu'à prouver que cette "nouvelle Amérique",
ce sont les Beats qui l'ont engendrée. Que le mouvement
Beat a été l'épicentre du séisme qui
a ébranlé, à partir de 1964, le paysage
social américain. On a le droit d'avoir quelques doutes
sur l'authenticité de cette généalogie que
retrace Ginsberg dans sa présentation. De penser que L'Attrape-Coeurs
a, mine de rien, peut-être été plus subversif.
Ou, pour s'en tenir à 1955, on peut penser que Rock
around the Clock a plus fait pour la mutation des temps que
le très traditionnel Howl.
L'exposition du Whitney Museum est en cela (mais peut-être
le sont-elles toutes ?) une exposition performative :
qui projette et en grande partie invente le phénomène
qu'elle est censée décrire. En cela, le coup de
projecteur est efficace et l'opération réussie.
The Beat Experience
En conjonction avec l'exposition, Voyager (www.voyagerco.com)
publie un CD-Rom : The Beat Experience. Dans la "piaule"
Beat, on peut, en cliquant sur le projecteur de cinéma,
voir des extraits des films expérimentaux de l'époque ;
sur le vieux tourne-disque, les airs du temps ; sur le lit,
de goyesques copulations (un autocollant sur la couverture avertit
que le disque contient du matériel "sexuellement explicite").
Clic sur la seringue qui traîne par terre : un encart
s'affiche, qui dit "Dead End" : cul-de-sac mortel.
Clic sur la télé : le journal parle d'Eisenhower
et du péril nucléaire. Sur le mur d'une galerie
de Greenwich Village ou de North Beach, clic : un "mural"
de Pollock. On prend la route. Le paysage défile dans le
pare-brise. On clique sur la carte routière et on voit
se dérouler les paysages, de New York à San Francisco.
Et on entend les voix : le ululement de Ginsberg sur fond
de photos des toits nocturnes de Manhattan ; Burroughs déclamant
de sa voix monocorde : "Des millions d'images, voilà
ce que je mange". Tout une ambiance. Et ludique en diable.
D'ailleurs, même la Toile (le Web) est Beat. Elle ne fait,
après tout, que réaliser enfin la vieille utopie
que leur ancêtre Walt Whitman, le premier "cyberpunk",
esquissait en son temps, à propos du chemin de fer :
"Ô, mon âme, ne vois-tu pas le dessein de Dieu
dès l'origine ? Que la terre entière soit encerclée,
connectée par réseau ?" [en V.O. "connected
by network"). Un hourra donc pour les Beats, sans qui on
n'aurait eu ni Palo Alto ni Seattle ? Ni Internet, ni
Microsoft ?
Pierre-Yves Pétillon