Théorie de l'écran
©
Raphaël Lellouche
Plan de l'article
1 - Qu'est-ce qu'un écran ?
a - Les supports d'information : storage et lisibilité
b - La dynamique de la visualisation sur les surfaces signalétiques
et opératoires
c - L'écran : surface-milieu amnésique
2 - Fondements de la logique de l'écran
a - La perception assistée
b - Le continuum des écrans
c - La définition de l'identité par l'interface :
les objets intelligents
d - Le multifenêtrage : simultanéité
et potentiel
e - Hypertexte, multimédia, hypermédia
f - Le réseau des objets : la loi d'enveloppement
des interfaces et les nouveaux branchements
g - La simulation
3 - Une typologie encore dualiste des écrans
a - La télévision
b - L'ordinateur
4 - Vers la guerre des écrans ?
5 - Au-delà de l'écran :
la réalité virtuelle
Bibliographie
Les écrans se multiplient, l'écran se généralise,
devient total. En quelques années, l'objet support d'écran
a envahi les espaces les plus inattendus sous les aspects les
plus divers : ordinateurs, minitels, écran-TV, moniteurs
de jeux vidéo, pagers, etc. Étrange objet
dont la face de devant est une surface singulière, une
surface libre dont l'aspect est continuellement changeant, une
surface animée, abstraite et magique, une surface amnésique
qui captive par une luminescence qu'on ne connaissait pas, si
différente de celle, archaïque, du luminaire traditionnel
diffusant à partir d'un centre. Émettant par plaque,
sa lumière électronique renouvelle en outre notre
expérience la plus enracinée relative aux surfaces.
Pourtant, la civilisation de l'écran ne surgit pas du néant ;
elle suppose une expérience cumulée de contraintes
organisant de longue date notre relation à des interfaces
à la fois informatives et opératoires. L'écran
généralisé paraît le creuset d'une
conjonction de médias auparavant séparés.
Que plusieurs médias soient aujourd'hui dotés d'écrans
implique-t-il qu'ils ne se distingueraient plus selon leur identité
propre ? Mais qu'est-ce qu'un écran, après
tout ? Est-on bien sûr de le savoir ? Que signifie
cette irruption des objets supports d'écrans dans notre
système des objets, dans notre écologie artificielle ?
1. Qu'est-ce qu'un écran ?
Soit une définition minimale : un écran,
c'est d'abord une surface sur laquelle on visualise des informations
qui peuvent se présenter sous des modes différents.
Il existe ainsi des écrans fonctionnant à l'image
(télévision), d'autres à textes (le vidéotexte
Minitel), et la culture télévisuelle n'est pas superposable
à celle du Minitel. Mais de quelle nature est cet écran
qu'ils possèdent néanmoins tous deux ? Définir
l'écran comme une surface, pour trivial et de peu d'intérêt
que cela puisse sembler, présente à tout le moins
l'intérêt de le rattacher à la famille des
supports traditionnels dont il est généalogiquement
issu. On ne peut comprendre l'écran sans le situer par
rapport à d'autres surfaces. Je vais distinguer trois types
de surfaces qui représentent les trois seuils généalogiques
de l'écran : le support fixe d'inscription, l'affichage
de l'état-machine et enfin l'écran amnésique.
a) Les supports d'information : storage et lisibilité
Premier moment : toutes nos interfaces sont d'abord des
surfaces. La surface, comme telle, est liée à l'écriture
(en un sens large). Dans l'histoire culturelle et technique de
l'humanité, une série d'instruments cognitifs s'apparentant
à l'écran est constituée par l'ensemble des
surfaces-supports d'image ou de texte, supports physiques à
la fois opaques et résistants (de la surface pariétale
des grottes préhistoriques au mur, et des incunables jusqu'à
la page et au livre) sur lesquels de l'information est inscrite.
Leur fonction a toujours été de conserver, grâce
à la résistance et à la maniabilité
de leurs matériaux, la trace d'une information au-delà
du moment de son inscription, de sorte que son enregistrement
permette d'objectiver la mémoire humaine en la matérialisant
techniquement. Ces supports peuvent donc être définis
comme des artefacts techniques qui servent à différer
l'instant d'enregistrement ou d'énonciation afin d'assurer
le maintien et le transport de la trace dans le délai qui
sépare son émission de sa réception. En tant
que trace inscrite sur un support-surface d'enregistrement, l'écrit
offre l'avantage de libérer l'énonciateur de l'ici
et maintenant et rend possible la transmission du message in
absentia. Or les informations recueillies de cette manière
sont fixes, fixité qui est à la mesure de la résistance
et de la rigidité des matériaux-supports (pierre,
tissu, bois, papier) de leur inscription. Qu'il s'agisse d'une
surface est nécessité, d'une part, du fait de son
extension matérielle qui permet le stockage de l'information
(l'image est étendue et l'écriture est linéaire)
et, d'autre part, parce que c'est cette même extension qui
offre le champ nécessaire à son recueil, c'est-à-dire
à la lecture. Différé ainsi par l'écriture,
il faut cependant, pour que le message parvienne au destinataire,
que le support physique lui-même soit déplacé
et convoyé (c'est la fonction de la poste). Bref, tant
que la trace adhère au support physique sur lequel
elle est inscrite (qui est à la fois sa mémoire
et son champ de recueil), l'information est prisonnière
de son lieu d'inscription. Sa localisation physique est cruciale.
L'acte de lecture, inverse et symétrique de l'enregistrement,
est la forme cognitive et technique de l'accès à
une information mémorisée sur ces supports physiques
et il importe de ne pas le confondre avec la perception ordinaire.
L'acte de lire qui s'applique à des surfaces d'enregistrement
- papier, table d'opération, écran - n'est
pas un acte visuel naturel et non-qualifié. D'abord parce
qu'il se rapporte à des signes codés qui demandent
à être déchiffrés mais aussi parce
qu'il est surtout un acte de "voir sur", sur la surface
d'enregistrement sur laquelle ces signes sont apposés.
Conditionné par l'opacité de la surface et n'impliquant
aucune traversée, il doit être distingué d'autres
modalités du voir, telles que le "voir que",
le "voir à travers" ou le "voir dans",
comme par exemple lorsqu'on voit dans un appareil optique qui,
grâce à un viseur, capture et oriente le regard ("voir
dans" un microscope), ou bien "voir à travers"
une fenêtre, acte qui implique la neutralisation d'un filtre
(la vitre) qui doit être cognitivement transparent. Dans
ce dernier cas, la vitre est considérée plutôt
comme un milieu, défini par sa transparence cognitive,
par sa neutralité dans l'acte perceptif qui atteint un
objet en laissant le milieu à travers et par-delà
lequel il est atteint, indifférent et neutre (l'objet cognitif
est atteint par une traversée du milieu). Il y a ici des
pertinences phénoménologiques et technologiques
de modalité du regard. Parmi tous ces actes de vision qualifiés,
la spécificité du "voir sur" est de se
rapporter essentiellement, par balayage, à une surface.
D'autre part, le regard cadre la perception visuelle en éliminant
notamment la perception périphérique, très
importante dans l'écologie de la vision naturelle adaptée
aux environnements tridimensionnels et mobiles. Paroi des solides,
la surface peut être envisagée soit comme une partie
matérielle de l'objet physique dont elle est la couche
extérieure, soit comme une limite superficielle abstraite,
un champ. Ces deux aspects entrent en jeu dans la fixation, dans
le transport et dans le recueil de l'information inscrite.
b) La dynamique de la visualisation sur les surfaces signalétiques
et opératoires : commandes et affichage.
Second moment : tous les appareils techniques sont dotés
de surfaces signalétiques. Utilisées comme supports
d'enregistrement et de lecture, les informations portées
sur ces surfaces entrent en rapport avec l'utilisateur sous une
contrainte sensori-motrice, c'est-à-dire par des organes
sensoriels qui le relient à son système nerveux
(vision, toucher) et des extrémités motrices de
son corps qui lui permettent d'effectuer des opérations
(la main, les doigts). Un dispositif sélectionné
par l'évolution, le dispositif oeil-main, associe la lecture
à la manipulation. Cette contrainte définit l'ergonomie
de la relation aux objets techniques et l'adaptation des machines
à l'écologie humaine. Ainsi, nos écrans,
comme tout support d'information, s'ils sont avant tout des dispositifs
de visualisation, sont aussi équipés de modules
périphériques pour l'audition et pour la manipulation
(claviers, télécommandes, etc.). Un tel couplage
n'est pas vérifié partout puisqu'il y a des surfaces
exclusivement signalétiques et des surfaces exclusivement
opératoires.
Un support d'information est un objet technique élémentaire
mais sa fonction constitue désormais l'une des composantes
ergonomiques essentielles de la plupart des machines avec lesquelles
nous entrons dans une relation qui suppose que nous parviennent
des informations sur l'état de la machine. Certains objets
techniques ne sont dotés que d'une surface signalétique
remplissant une fonction d'affichage (les cadrans d'horloges analogiques,
l'échelle et la colonne de mercure du thermomètre)
qui donnent des indications sur l'état interne de la machine
et servent ainsi à mesurer une grandeur. C'est évident
lorsqu'il s'agit d'instruments d'enregistrement et de mesure qui
doivent afficher la mesure qu'ils donnent à lire, cette
fonction consistant à rendre visible une grandeur qui,
elle-même, est de nature non visuelle. La colonne de mercure
transcrit dans l'ordre de la visibilité un phénomène
physique (la chaleur) qui, en soi, n'a rien à voir avec
le visible. En ce sens, le thermomètre est un instrument
de visualisation. Et l'opération de visualisation ainsi
définie dans le cadre de l'affichage signalétique,
opération qui n'était pas présente dans la
logique des surfaces-supports d'inscription traditionnels, est
une composante essentielle de la définition des écrans.
La visualisation est nécessairement une exposition en surface
(et une surface à lire), mais ce qui est visualisé
ainsi n'est que la traduction de ce qu'il représente. Ainsi,
avec la fonction d'affichage, une distance décisive s'est
introduite et s'est creusée au sein même de la surface.
(Dagognet considère le développement du phénomène
de visualisation comme le processus fondamental du progrès
de la science qui vise à amener à la surface du
visible les dimensions a-visibles du réel).
À l'autre extrémité du spectre, certains
objets techniques ne sont dotés que d'un tableau de bord
plus ou moins complexe selon le nombre des commandes qu'ils possèdent,
tandis que d'autres encore procèdent d'un couplage du tableau
de visualisation et du module de manipulation tactile, déjà
étroitement associés dans les machines mécaniques.
Dans le cas de certaines machines mécaniques, on manipulait
directement la table d'affichage des fonctions de l'objet. Ainsi
par exemple, sur le cadran des anciens combinés téléphoniques,
les chiffres disposés en cercle sous une plaque perforée
de trous à la dimension du doigt (le cadran) permettant
à la fois de lire ces chiffres et de composer le numéro
d'appel. De même, tous les objets techniques sont équipés
d'une zone d'opération dotée de boutons et de voyants
servant à activer ou désactiver certaines fonctions
(on/off) ou à en moduler d'autres lorsqu'elles sont
gradables, à signaler que ces fonctions sont activées
(voyants allumés) ou non (voyants éteints) ou encore
à afficher des informations sur l'état interne de
la machine. La fonction d'affichage de l'état interne de
la machine, qui peut se faire en mode analogique ou digital, est
évidemment plus ou moins riche selon le degré de
complexité de la machine elle-même. Il est analogique
lorsque le signal est l'image physique directe de la grandeur
dont il est le signe : l'aiguille qui se déplace autour
du cadran de l'horloge ou le niveau de mercure du thermomètre.
Il est digital lorsqu'il passe par un système de notation
arbitraire par rapport au phénomène physique qu'il
transcrit.
c) L'écran : surface-milieu amnésique
Troisième et vrai moment de l'écran : si
l'écran hérite à la fois des deux logiques
des supports d'inscription et de la visualisation, qui exigent
la surface (la lecture), il n'est pas une surface ordinaire. Ce
n'est pas seulement la paroi extérieure d'une machine affichant
l'état interne de cette machine (bien qu'elle soit aussi
cela à un premier degré physique). C'est une interface,
c'est-à-dire une surface permettant d'accéder à
quelque chose qui ne se trouve à proprement parler ni sur
cette surface, ni dans cette machine. On s'en sert plutôt
pour la transmission et la visualisation de messages de l'extérieur.
Alors que, dans le cas de l'instrument de mesure, la surface signalétique
est subordonnée à la machine, dans les machines
de communication, c'est la machine qui sert l'écran. Les
machines de communication affichent des messages dont la source
n'est pas interne. Il s'agit certes toujours d'une limite abstraite
utilisée comme champ et non d'une partie matérielle
de l'objet physique, mais qui se définit comme une membrane
dont chaque face capte un monde, des réseaux et des acteurs
pour les mettre en relation. L'écran transcende donc son
propre support matériel et la machine qui le porte.
Mais l'essentiel est que, comparés aux surfaces d'inscription
qui conservent les traces écrites, les dispositifs de visualisation
que sont les écrans rendent la communication indifférente
à la localisation matérielle du support dans lequel
sont stockées les informations. Le message n'adhère
plus à son support. Il peut être affiché sur
n'importe quel écran. C'est là le principe de l'écran :
il est interchangeable, substituable à un autre pour l'information
qu'il affiche. Le substrat de l'information s'est ainsi détaché
de la substance matérielle du support. Délocalisée,
l'information cesse d'être prisonnière d'un support
physique et elle est, à ce titre, déjà potentiellement
indifférente à toute fixation et, par conséquent,
au mode sémiotique qu'elle revêtira (image, texte,
etc.). L'écran, c'est d'abord cela : un support qui
permet d'afficher une information circulante. Il est un support
non pas mobile (une surface d'inscription est mobile), mais fluide.
En ce sens, il représente une nouvelle étape décisive
franchie par la communication lorsqu'elle s'est libérée
de l'adhérence physique au support. Sa fluidité,
sa liquéfaction remplacent la mobilité du support
physique traditionnel de l'écrit comme le papier. Alors
que la surface d'inscription de l'écrit, une fois franchi
le premier seuil consistant à différer la communication
en libérant l'énonciateur de l'hic et nunc
de l'énonciation, devait néanmoins elle-même
être déplacée pour parvenir à son destinataire
à moins que ce ne soit l'inverse ; la surface de l'écran,
elle, n'a pas à se déplacer. Elle constitue, comme
on le dit si bien, un poste qui permet de recevoir une information
libre de tout support. La logique de la surface comme poste récepteur
signifie que l'écran neutralise la matérialité
de la trace et permet l'économie de son déplacement.
Il est, en tant que tel, n'importe quelle surface d'affichage
pour une information, quelle qu'en soit la localisation, laquelle
devient ainsi indifférente et donc universelle.
L'indifférence à la localité, c'est l'ubiquité.
C'est pourquoi l'écran peut actualiser sur le même
espace de visualisation une collection infinie d'informations
pouvant se présenter indifféremment sous quelque
forme que ce soit. Car à la différence de la surface-support
d'inscription qui était d'un même tenant affichage
et mémoire, l'écran en tant que dispositif de visualisation
n'a pas de mémoire. Si le support fixe portant l'inscription
était lui-même mémoire du fait de sa solidarité
physique avec le support-conservateur, l'écran n'est plus
lui-même la mémoire. L'écran est libre et
amnésique. C'est pourquoi il libère une mémoire
virtuelle, infiniment supérieure à celle qu'incarnait
substantiellement le support fixe. La signification fondamentale
de l'écran est donc la mobilisation de l'information.
Le corollaire, du point de vue de l'accès, c'est que la
surface de l'écran, de la télévision ou de
l'ordinateur n'est ni opaque comme un support ni transparente
comme la vitre d'une fenêtre. Elle s'interpose sans faire
obstacle pour laisser transparaître des données.
En ce sens, regarder un écran est un acte qui ne se ramène
ni à un "voir sur" ni à un "voir
à travers" : c'est une forme particulière
et nouvelle de "voir dans". Aussi, bien qu'on y ait
toujours affaire à une surface, il s'agit avec l'écran
d'un type particulier de milieu qui, contrairement aux milieux
naturellement transparents, est un milieu technique (électronique).
En effet, cette surface qui, comme on l'a dit, n'est pas vraiment
la paroi d'un solide, ouvre sur un espace qui n'est pas matériel.
C'est en réalité une fenêtre ouverte sur un
espace informationnel. Ainsi, l'espace auquel donne accès
la surface de l'écran cathodique de la télé
n'est pas l'intérieur de la boîte du poste de télévision
considéré en tant que meuble, mais bien le réseau
hertzien, câble ou satellite, qui diffuse les programmes
et où l'information circule. L'écran est milieu
parce qu'il est libre par rapport à l'information qu'il
affiche. Or ce caractère fondamental appartient en propre
à une nouvelle catégorie d'objets, une nouvelle
espèce d'objets techniques ayant surgi dans notre environnement,
non pas seulement des machines dotées d'une surface d'affichage,
mais les machines supports d'écrans.
2. Fondements de la logique de l'écran
Nous avons parlé jusqu'ici de l'écran au
singulier car nous voulions saisir sa nature générale,
au-delà des différences entre médias. Mais
l'écran se conjugue au pluriel ; il prolifère,
s'immisce partout, envahit l'environnement technique. Qu'est-ce
qui fonde et organise sa généralisation ? J'insisterai
ici sur six facteurs : le développement de la perception
assistée, la constitution d'un nouveau continuum
sémio-cognitif, l'intelligence des objets, les effets de
la transparence cognitive de l'écran-milieu, l'hypermédia
et la logique de la simulation.
a) La perception assistée
La généralisation de la présence des
écrans dans notre vie quotidienne reflète le fait
massif que l'expérience de l'homme contemporain - et
son expérience visuelle en particulier - s'éprouve
de plus en plus par le truchement d'un appareillage technique.
Le champ de sa perception ne se borne plus, en effet, à
la perception naturelle directe mais au-delà de celle-ci,
il s'étend à la perception assistée à
l'aide d'une multitude d'appareils de visualisation. Les écrans
proprement dits (télé, ordinateurs, etc.) ne constituent
en fait qu'une partie du système de cette perception artificielle
puisqu'elle inclut aussi bien tout ce que l'on peut voir à
travers des appareils optiques tels que lunettes, télescopes,
microscopes, nouvelles imageries de toutes sortes (satellitaires,
médicales, etc.), ainsi que les images prises à
l'aide d'appareils d'enregistrement optiques : photos, caméras,
etc. Cette technicisation de la vision (qu'on nommera désormais
"visualisation") modifie profondément les couches
antérieures, naturelles ou non, de notre vision, ainsi
que, de proche en proche, toute la sphère de nos expériences.
La pointe ultime de cet appareillage artificiel et technique de
la vision va jusqu'à une vision qui fait l'économie
de l'être humain : la vision artificielle. De plus,
la perception n'est pas seule assistée car désormais
les technologies de perception et d'action se sont tellement intégrées
que l'on peut affirmer que toute la sphère de la réalité
dans laquelle l'homme vit est médiatisée par l'appareillage
technique et se dote d'auxiliaires de visualisation sur écrans :
le préfixe "télé" ne s'accole plus
seulement aux radicaux désignant la perception (télévision,
téléphone) mais également à ceux de
l'action: télé-achat, télé-travail,
télé-conférence, télé-sexe,
etc. Bref, nous sommes entrés dans l'ère de la télé-expérience
du monde. L'environnement global de l'expérience - perception
et action - peut être ainsi caractérisé
par sa médiatisation technique car le monde contemporain
n'est pas seulement reflété par le
système technique mais médiatisé par
lui ; il y baigne comme dans un nouveau milieu d'existence
et de propagation, dans un nouvel éther. Par sa multiplication
comme auxiliaire de la télé-expérience générale,
l'écran est donc de plus en plus, au-delà de ses
fonctions dédiées, le support-milieu d'un nouveau
rapport global au monde. Il apparaît ainsi que l'irruption
et la généralisation des écrans signale que
l'humanité est entrée dans une nouvelle écologie
cognitive et environnementale de son univers artificiel.
b) Le continuum des écrans
Un tel diagnostic confère à la généralisation
de l'écran (solidaire de tout le système technique,
scientifique et sémiotique qui l'accompagne) une signification
anthropologique comparable à la révolution des médias
qui a affecté la culture lorsqu'elle est passée
par exemple de l'oralité à l'écriture (Goody, 1979),
puis à l'écriture alphabétique (Havelock)
ou à l'imprimerie (E. Eisenstein, 1991).
À chaque fois qu'un nouveau média ou une nouvelle
technologie de la pensée est apparu, il a intégré
et resémiotisé le média antérieur
(la langue fut resémiotisée dans l'écriture)
en créant une nouvelle interface cognitive et un nouveau
type d'expérience. Mais il n'a pas entièrement supprimé
les médias précédents ; il a plutôt
établi avec eux une relation originale de stratification,
se superposant à eux tout en les modifiant eux-mêmes
profondément. Par sa capacité à retranscrire
et à intégrer tous les médias antérieurs,
le dernier média parvenait à une forme de domination
lorsqu'il devenait le milieu général à travers
lequel tous les autres s'exprimaient. En ce sens, il constituait
un nouveau continuum marquant toute la culture qu'il dominait.
Il en est ainsi de l'imprimé au XVIe siècle
qui a déterminé la civilisation de l'imprimé
car, à ce média hégémonique se subordonnaient
toutes les autres facettes de la culture, de la science aux loisirs.
Le continuum de l'imprimé permettait d'unifier dans
leur forme sémiotique générale des choses
aussi différentes que l'étiquette, le livre, l'affiche,
etc. de telle sorte qu'il se manifestait comme tel par son caractère
multi-fonctionnel.
Selon Chambat et Ehrenberg (1988), ce qui caractérise la
mutation contemporaine n'est pas tant le passage de l'écrit
à l'image (thème idéologique), que le passage
d'une culture de l'imprimé à une culture de l'écran
qui, tous deux, véhiculent à la fois des images
et des textes. Contre le préjugé qui oppose l'image
à l'écrit, ils proposent d'être attentif à
la généralisation des écrans qui forment
maintenant un continuum venant se superposer et se brancher
- sans le remplacer du tout au tout car les cultures et les
systèmes techniques se stratifient - au continuum
de l'imprimé. Ils remplissent toutes les fonctions: à
la fois et sont tour à tour instruments de spectacle et
de divertissement, moyens de surveillance, instruments de travail,
machines à apprendre et à communiquer, médium
des jeux. La réalisation d'un nombre toujours croissant
de fonctions et de services passe de plus en plus par la visualisation
sur écran. Avec les progrès de cette visualisation
technique, il devient dès lors difficile de fétichiser
l'identité stable de tel ou tel objet support d'écran
(La télévision, L'ordinateur, etc.), car les écrans
multiformes et multifonctions ont envahi tous nos échanges
et toutes nos pratiques, débordant la télévision
et l'ordinateur au sens étroit, le continuum affectant
l'identité séparée des médias.
Observons cette surface quasi-continue des objets à écrans
auxquels nous sommes confrontés et nous serons frappés
de ce que l'écran est devenu l'interface de plusieurs fonctions.
Il n'est plus dédié ni à une implantation
particulière (le bureau plutôt que l'espace domestique,
l'intérieur plutôt que l'espace extérieur
et public, etc.) ni à un service spécialisé.
Tous les écrans quotidiens trouvent leurs répondants
spécialisés dans les domaines militaire, bancaire,
médical, scolaire, dans la visualisation scientifique,
etc. Cette liste hétérogène montre qu'en
pénétrant dans toutes les sphères de la vie,
l'écran ne s'est pas seulement multiplié au simple
sens où son usage se serait diversifié ou qu'il
se serait diffusé et répandu, mais bien qu'il s'est
généralisé au sens où il tend spontanément
à occuper tout l'espace disponible en fait d'interface
cognitif.
Mais si les écrans sont partout, cela signifie alors qu'il
n'y a plus d'objet privilégié ni de type de service
ou d'usage qui puisse se prévaloir de façon exclusive
ou plus exemplaire de cette fonction de l'écran, même
si certains fonctionnent encore comme des prototypes historiques
(la télévision). C'est le signe que la constitution
du continuum commence à réagir sur l'identité
spécifique des médias qui ont été
des précurseurs ou des facteurs massifs de sa diffusion.
Si la généralisation de la perception assistée
par écrans constitue bien un nouveau continuum culturel
et sémiotique, c'est seulement au sein de ce continuum
qu'il est désormais possible de penser les éventuelles
différences fonctionnelles entre des médias à
écrans tels que la télévision et l'ordinateur.
L'écran étant un support amnésique, il métamorphose
potentiellement ses usages même si, jusqu'à un certain
point, certains types ou usages constituent encore des points
de référence saillants dans l'expérience
générale de la visualisation. Comme on va le voir,
l'ordinateur, par exemple, ainsi que les imageries scientifiques
modifient déjà la télévision.
c) La définition de l'identité par l'interface :
les objets intelligents
L'environnement dans lequel nous évoluons n'est plus
seulement habité par des objets qui se contentent d'être
là de façon statique et muette et qui ne prennent
sens que par l'expressivité ou l'instrumentalité
de leur forme physique. Les objets en bronze, en granit ou en
bois, dont l'identité est essentiellement définie
par leur forme selon l'antique modèle hylémorphique,
ne représentent plus qu'un segment restreint au sein d'un
système d'objets plus vaste, aujourd'hui enrichi d'une
nouvelle espèce d'objets communicants, dont la composition
interne, l'état-machine, est tel que nous pouvons dialoguer
avec eux. À partir d'un appareil tel qu'un ordinateur,
un distributeur électronique de banque ou même un
four à micro-ondes, nous pouvons obtenir de l'information
parce que leurs composants, miniaturisés (puces) et bourrés
de langages, dotés de mémoire et de programmes,
en font des entités intelligentes. C'est l'interface qu'ils
nous offrent qui compte pour la définition de leur identité :
ils valent ce que valent les relations que notre esprit peut entretenir
avec eux. "Leur vraie forme n'est pas leur forme physique
mais la forme du système de relations qu'ils mettent en
jeu" (Manzini, 1989). Avec la nombreuse famille des
produits investis par l'électronique et la miniaturisation
qui délèguent aux surfaces l'essentiel de leurs
performances, l'environnement tend vers la bi-dimensionnalité
relationnelle des surfaces. C'est pourquoi, pour cette génération
d'objets, les performances relationnelles et la qualité
de leur interface sont déterminantes. Leurs formes intègrent
des systèmes d'entrée et de sortie d'information
tandis que leur apparence et leurs qualités physiques deviennent
secondaires par rapport à leurs véritables propriétés
qui sont immatérielles, informationnelles.
d) Le multifenêtrage : simultanéité
et potentiel
Le nouveau paradigme visuel de la télé-expérience
du monde est celui de la superposition - superposition
des images d'abord et ensuite des écrans eux-mêmes -
qui institue un espace de représentation cohérent
dont la syntaxe tient à la nature du support. En effet,
le type d'expérience d'interface sur les écrans,
le genre de manipulation, de logique perceptive et de pratique
sociale de l'image qu'ils permettent sont originaux. Ils se sont
modifiés depuis les cadres de l'image qui n'admettaient
que la succession linéaire d'un récit chronologiquement
articulé. L'instantanéité de l'image était
soumise à une logique de la temporalité et de "l'aspectualité".
Nous avions encore l'habitude des images qui défilent,
de la succession partes extra partes, sur le modèle
de la fresque et de la galerie de tableaux. Depuis longtemps,
l'expérience visuelle associe en effet l'image au récit
et la structure est en rapport avec une continuité narrative,
depuis la bande dessinée qui juxtapose séquentiellement
des images en une suite de cadres jusqu'au cinéma et à
la télévision où cette succession prend la
forme du défilé dans un seul cadre, le mouvement
de l'image la modifiant à l'intérieur du cadre unique
qu'est l'écran. Le changement de cadre n'intervient plus
ainsi qu'à l'intérieur de l'écran ;
c'est la succession des plans, à savoir le montage.
Avec la BD comme avec le montage cinématographique, nous
passions d'un cadre à l'autre selon une articulation chronologique
et narrative. Avec l'informatique et la vidéo, une nouvelle
cohérence perceptive s'installe, un nouvel oeil, lié
à la superposition des images, à leur incrustation
dans l'écran en décadrage et décalage (Bonitzer, 1987).
En un sens, cinéma et télévision l'avaient
préparée par le télescopage des échelles
visuelles et des plans (gros plan, plan éloigné,
etc.) mais en restant toutefois dans la syntaxe linéaire
du récit. Font exceptions les incrustations ou la logique
du clip. Sur l'écran de l'ordinateur, en revanche, la superposition
des images, des fenêtres, des menus et des icônes
est de l'ordre d'une actualisation potentielle, d'une réserve
d'état (Amiel, 1991) qui organise la multiplicité
hors de la chronologie. Les représentations ne sont plus
articulées mais conjointes. Les techniques et pratiques
nouvelles de la représentation sont passées de l'ordre
de la durée à l'ordre de la simultanéité
et de la potentialité : le cliquage de la souris actualise
immédiatement un fichier, une fenêtre ou une zone
de dialogue en réserve qui viennent se superposer aux précédentes
et nous met en présence d'un monde feuilleté dont
l'écran est la réserve permanente et le potentiel.
e) Hypertexte, multimédia, hypermédia
Le nouvel écran universel est en affinité avec
l'hypermédia. Qu'est-ce que l'hypermédia ?
On forme la notion d'hypermédia à partir de celle
d'hypertexte et de celle de multimédia mais on évitera
de confondre ces trois notions. Dans un hypertexte, les informations
sont réparties en noeuds et trajets, c'est-à-dire
en réseaux (structure réticulaire représentée
par des graphes et des cartes et non plus linéaire) à
l'intérieur desquels on peut effectuer des parcours non-séquentiels
appelés navigation. Ceux-ci supposent que soient reconnus
des "objets hypertextuels" (ce que l'ère de l'imprimerie
appelait : livres, chapitres, paragraphes, passages, versets)
et que ces blocs d'informations puissent être construits
et activés de manière non-hiérarchique, à
la différence de l'interface du livre. Alors que l'imprimé
était caractérisé par l'imposition à
la lecture d'un ordre prédéfini et fixe, un guidage
rigide du parcours, l'hypertexte démultiplie les relations
possibles entre les éléments textuels par la variabilité
du format des noeuds et de la nature des relations entre eux.
Mais surtout, il brouille la frontière entre émission
et réception, entre scripteur et lecteur. Grâce au
multifenêtrage, par sa structure feuilletée qui multiplie
les écrans à l'intérieur de l'écran
(potentiel), il permet à chacun d'ouvrir son propre espace
de travail sur l'espace de lecture lui-même.
L'hypertexte se constitue dans la connexion ouverte entre textes
lus, parcours entre textes et annotations ou gloses marginales.
La manière la plus déterminante dont l'hypertexte
modifie la nature même de l'écrit est ainsi profondément
liée à la nature du support où l'espace hypertextuel
s'ouvre et se visualise, même s'il a été anticipé
sur support fixe (principe des encyclopédies et des bibliothèques).
Or le point crucial est que l'hypertexte suppose logiquement et
techniquement l'écran.
Un autre concept est celui d'hypermédia. Dans l'hypermédia,
les documents qui forment les noeuds peuvent contenir n'importe
quel objet représenté sous forme numérique,
de telle manière que l'information peut se présenter
sous n'importe quel mode (écrit, son, image fixe ou animée).
L'hypermédia suppose ainsi non seulement le principe de
la navigation hypertextuelle mais aussi la "co-actualisation
multimodale des représentations", c'est-à-dire
le multimédia. Or celui-ci, bien qu'ayant été
anticipé sur support fixe, suppose également l'écran.
Il y a deux manières de définir le multimédia.
En un premier sens, il signifie l'immixtion de tous les modes
de représentation, l'intégration sur un même
support de données de différentes natures, c'est-à-dire
le multimodal (son, texte, images). En un second sens, il signifie
l'intégration dans une machine complexe de plusieurs fonctions
et médias auparavant séparés (vidéo,
télévision, chaîne hi-fi, ordinateur, télécommunication,
etc.), voire un média capable d'en porter d'autres et de
les remédiatiser au sens où un système sémiotique
resémiotise d'autres systèmes sémiotiques
en son sein, comme une représentation de représentation.
Exemple : la télévision contient le cinéma
mais aussi l'écriture qui, déjà, contient
la langue. Avec la logique de la superposition des images, de
nouveaux régimes de signes apparaissent qui autorisent
l'hétérogénéité des modes sémiotiques.
Tant qu'images ou textes étaient sur des supports fixes
et tant que la culture de l'écran n'était pas encore
généralisée, ces modes ne se mêlaient
que très peu ; ils restaient homogènes. Aux
images appartenait une cohérence exclusivement visuelle
(bien illustrée par l'art pictural, le tableau séparé),
et aux textes une syntaxe textuelle autonome. Or la culture contemporaine
s'est mise à faire interférer textes et images.
L'avènement de l'audiovisuel, d'abord, a créé
les premiers couplages multi-modaux du signe (Cf. M. Chion
sur l'audiovision). Toute une culture visuelle s'est ensuite constituée,
de l'affiche publicitaire aux logos, sans oublier la complexité
du design graphique, des collages, du pop'art, des spots et habillages
visuels animés. Cette culture imbrique étroitement
la lettre et l'image puis fait fonctionner l'image elle-même
sur plusieurs registres.
L'univers de l'image, en effet, n'est pas en soi homogène.
Sans compter les styles différents, les multiples techniques
de fabrication de l'image, indicielle et analogique, optique et
synthétique, dessin, photo noir et blanc et couleur, montage,
film animé, modélisation graphique, échelles
différentes de plans, continuité ou fragmentation,
etc., peuvent se combiner pour former des langages iconiques inattendus.
Or tous ces mixages conviennent éminemment à l'écran,
support mobile et fluide des signes, lieu de fusion des langages.
Même le cinéma, fondé sur un mode sémiotique
relativement homogène, incruste aujourd'hui du dessin animé
ou de l'image de synthèse dans l'image cinématographique
traditionnelle. Avec cette hétérogénéité,
c'est la nouvelle sémiotique du multimédia qui
s'avère contemporaine de l'ère de l'écran.
Cette hétérogénéité de la syntaxe
modale des signes, fondée sur le substrat transmodal du
numérique, se révèle en outre en affinité
profonde avec de nouvelles pratiques d'accès à ce
monde feuilleté et superposé : zapper, switcher,
commuter, cliquer, shifter, et un nouvel usage de la surface - un
usage de possibles en possibles - qui pose le problème
de la transparence des images et des textes et de l'absence de
fond. "Il y a une radicale différence dans le fait
que ce fond soit une page ou qu'il soit un écran. L'une
est substance, surface de représentation solide, opacité…
L'autre est transparence, écran qui laisse advenir […],
vitre que la lumière traverse et qui n'existe que par elle"
(Amiel, 1991).
Le vitrail médiéval revient par-delà l'ère
de Gutenberg tout comme l'hypertexte renouvelle à sa façon
les modes médiévaux de la glose marginale. Par la
délocalisation de la communication, qui dissocie le dispositif
de visualisation (écran) et l'espace de l'information (mémoire),
le nouveau continuum et son interface, l'écran amnésique
et fluide, ouvre un univers technico-culturel radicalement différent
de celui de l'imprimé. Les caractéristiques de ce
continuum manifesté par la généralisation
de l'écran sont d'abord l'hypertexte en tant que principe
d'architecture des données et de navigation et, en deuxième
lieu, le multimédia car rien n'empêche plus l'écran
en tant que milieu de mêler les modes de la représentation
et les divers autres médias par la logique de la simulation.
Ces caractéristiques sont donc réalisées
par l'hypermédia, c'est-à-dire l'hypertexte-multimédia.
Et cette généralisation correspond, dans le substrat
technologique, à l'universalisation numérique du
codage de l'information. C'est en ce sens qu'on parlera avec Chambat
et Ehrenberg d'une culture de l'écran - et non
pas de l'image - qui va remplacer la culture de l'imprimé.
f) Le Réseau des objets : la loi d'enveloppement
des interfaces et les nouveaux branchements
Les écrans forment un continuum qui relie toutes
les interfaces traditionnelles. Mais cette liaison repose sur
un réseau des machines. Selon quelles lois les machines
se connectent-elles ? Tous les médias étaient
des interfaces même lorsqu'ils s'inscrivaient sur une surface-support
physique traditionnelle, dans la mesure où ils comprenaient
une fonction d'accès cognitif. Or le réseau des
interfaces se constitue selon deux lignes, l'une verticale et
l'autre horizontale. La première est une loi d'enveloppement
qui intègre les médias les uns dans les autres.
C'est par elle que s'explique le nouveau "feuilleté"
du monde et la logique de l'hypermédia dont on vient de
parler. Une interface qui, par définition, enveloppe et
emboîte d'autres interfaces, est un traducteur ou un transformateur.
MacLuhan disait que tout nouveau médium comprend les médias
précédents pour contenu. Ainsi, dans l'ordinateur
individuel utilisé comme traitement de textes, deux interfaces
et machines sont contenues : la machine à écrire
et l'écran cathodique. De même, le processeur d'un
ordinateur fonctionnant avec un langage-machine, qui était
la seule interface ouverte il y a quelques années, est
aujourd'hui recouvert par un autre langage de dialogue homme-machine.
Il est recouvert par transparence en quelque sorte.
La seconde ligne est une loi de branchement qui connecte des périphériques
à un média de base. Chaque nouveau branchement contribue
à modifier les usages et les significations d'une interface
donnée en les inscrivant dans une nouvelle configuration.
Par exemple, le traitement de texte, connecté à
une imprimante laser et aux logiciels, produit la PAO (publication
assistée par ordinateur). Tous les X-AO quelconques sont
ainsi le résultat des branchements de la machine universelle
qu'est l'ordinateur. Tout nouvel interfaçage transforme
ainsi la signification d'un média, verticalement ou horizontalement,
par enveloppement ou par branchement de périphériques.
Le Minitel, en interfaçant le téléphone,
lui donne un nouveau sens. Autre exemple : en permettant
de programmer des enregistrements de séquences audio-visuelles
pour les regarder en temps opportun, le magnétoscope est
une interface qui donne un nouveau sens à l'écran
de télévision.
g) La Simulation
Nous avons dit que l'institution du continuum des écrans
devait être pensée dans le contexte de la télé-expérience
du monde. Cette technicisation du rapport à la distance
(la vision en est le modèle originaire) déborde
la seule resémiotisation d'anciens médias par le
dernier venu qui fonctionnera par rapport à eux comme un
hypermédia car elle constitue la possibilité universelle
d'imiter toutes les formes d'interaction. Car, en même temps
que le réseau des objets est régi par la double
loi de branchement et d'enveloppement, notre environnement cognitif
et ludique est marqué par une dimension nouvelle de notre
expérience : la simulation. Or la simulation suppose
l'écran. Un enfant qui joue à la balle peut, par
exemple, ne pas agir dans un espace matériel mais dans
l'espace immatériel du jeu vidéo. Son expérience
quotidienne transite désormais par des milieux qui ne sont
qu'information. Les analogies entre le jeu réel avec une
balle matérielle et le jeu simulé sont suffisamment
fortes pour favoriser son implication psychologique et sont assez
épurées pour qu'il préfère l'écran
à la réalité. "Il est clair que la possibilité
de circuler d'un champ d'expérience à l'autre ne
peut qu'entamer la solidité de nos convictions à
propos du réel" (Manzini, 1989). Les guichets
de banque sont désormais simulés par les guichets
électroniques, le bureau est simulé par l'interface
graphique du Macintosh. L'écran est la surface universelle
qui peut simuler tous les environnements. Le télé-achat
simule les magasins, magasins sans vendeurs, comme on a des avions
sans pilotes.
Cette logique de la simulation a une grande portée anthropologique.
Si auparavant, nous n'avions le choix qu'entre la réalité
et le rêve, entre ce qui existe réellement et ce
qui n'existe pas, une troisième dimension s'est désormais
ouverte. Entre la réalité et le rêve, il y
a un nouveau pôle d'expérience : la simulation
sur écran. Il s'agit d'une non-réalité qui
permet néanmoins la structuration d'une expérience.
Elle nous laisse libre d'agir sans toucher la réalité,
ou de nous préparer au rapport au réel, ou d'agir
sans se mettre en danger. C'est la télé-action.
Elle possède toutes les caractéristiques de
la réalité sauf la présence physique mais
elle offre l'avantage décisif sur la réalité
matérielle d'être beaucoup plus malléable,
plastique, maniable ; elle nous rend plus ubiquitaires et
mobiles. Ces quelques aspects de la culture des écrans
que nous avons esquissés, la simulation comme nouvelle
dimension de l'expérience, le réseau des objets
électroniques intelligents interfacés et branchés,
la télé-expérience d'un monde feuilleté,
la perception assistée, et l'esthétique de la plaque
électroluminescente définissent les coordonnées
fondamentales de notre nouvel environnement artificiel. L'écran
est la principale forme qu'affectent les zones d'échange
d'information qui relient notre esprit au monde parce qu'il permet,
grâce à la simulation et à l'interactivité,
à la fois la visualisation et l'opération.
Subsistent néanmoins des types d'écrans.
3. Une Typologie encore dualiste des écrans
Il ne suffit pas de constater la généralisation
de la visualisation sur écran et d'éclairer sa signification
dans la télé-expérience du monde, la perception
assistée et la nouvelle dimension de la simulation. Il
faut établir une typologie des écrans en s'interrogeant
sur leurs spécificités actuelles et leurs fonctions.
Bien que la tendance semble être à la modification
réciproque et à la fluidification des identités
trop fixes dans un continuum, vecteur d'une nouvelle culture
de l'écran, il subsiste des pôles d'identité
qui résultent de configurations historiques assemblant
différentes composantes (des facteurs tels qu'implantation,
fonction, contraintes techniques, etc.) dans des objets sociaux
reconnaissables et résistants. Ces configurations peuvent
se défaire mais elles sont aujourd'hui encore prégnantes.
On discerne deux pôles fondamentaux : la télévision
et l'ordinateur, qui constituent ensemble une typologie minimum.
Schématiquement, la télévision représente
le pôle d'une culture audio-visuelle analogique et pyramidale ;
et l'ordinateur, le pôle d'une culture multimédia
numérique et interactive. C'est seulement à partir
de cette typologie qu'on peut réfléchir sur les
déclivités et les tendances qui animent notre culture
de l'écran.
a) La Télévision
Indiquons brièvement les quelques caractéristiques
qui nous paraissent définir l'identité de l'écran
TV par contraste avec l'écran informatique. Héritière
de la radio ("grosse radio avec une fenêtre à
l'avant"), elle obéit au principe de la diffusion :
les stations émettrices diffusent en temps réel
leurs programmes d'images animées vers des millions de
terminaux muets. L'écran TV ne fait que recevoir et afficher
les images créées dans les centres d'émission.
Il vérifie donc bien le principe de l'écran analysé
ci-dessus : le support est libre et l'information circulante
s'affiche de façon indifférente sur n'importe quel
écran (amnésique et fluide). Mais tout le monde
reçoit le même programme. Ce n'est pas le récepteur
qui crée, traite ou manipule son information, c'est le
centre de diffusion. Comme le dit Gilder, l'intelligence
est concentrée au centre émetteur tandis que le
récepteur n'est qu'une "boîte à images
stupide". D'autre part, dans le cadre d'une programmation
fédérative des publics, les programmes diffusés
sur l'écran télé tendent, sous l'effet de
la concurrence symétrique entre les chaînes et de
la pression de l'audimat (c'est-à-dire des budgets publicitaires
puisque ces deux concepts sont convertibles), à se standardiser
et se réduire au dénominateur commun des publics,
massification par nivellement qu'on appelle le grand public et
qui tend à exclure les publics spécifiques. La télévision
est en ce sens un média de masse. Sa diffusion étant
gratuite et universelle, la télé peut être
définie comme un média universel et démocratique
au sens où elle s'adresse à tous et forge les consciences
qu'elle influence.
À ce caractère massif des programmes et au caractère
contraignant des grilles, s'ajoute le caractère passif
de la réception. La caractérisation méprisante
du public de la télé et de l'attitude de réception
face à l'écran est ce qu'on a appelé l'hypnose
lymphatique du téléphage, passif devant son petit
écran et gobant tout ce qui y défile. La masse relativement
indifférenciée du grand public est unie par ses
ressemblances plutôt que divisée par ses différences.
Une communion cathodique y tient lieu de communication. Homogénéité
du public où tout le monde regarde tout : le téléspectateur
n'a pas de représentation de ses semblables dans sa relation
à l'écran sinon celle du cercle qui se rassemble
autour de l'écran. Avec la télé dite "relationnelle"
(Mehl, 1992), seule la présence sur le plateau
d'autres téléspectateurs, ses semblables, lui permet
de communier avec le reste du public par l'intercession de l'animateur-officiant.
Ce modèle accouple l'universalité du grand public
à l'individu solitaire, si bien qu'on a pu soutenir que
le petit écran remplit une fonction socialement intégratrice
pour une société atomisée en individus isolés
(Wolton, 1990)
Comme le note Mehl, cette forme culturelle renvoie non aux traditions
de l'écrit mais à celles de l'oral. Liée
à un climat de réception, elle implique une relation
vivante à un récit qui est un flot de paroles et
d'images proches de la culture populaire orale s'opposant à
la culture de l'écrit. C'est ce qui rapproche la télé
de la radio : la télévision est une radio audio-visuelle.
Ce que confirment d'ailleurs les tendances à la télé
d'ambiance (qu'on ne regarde pas de façon soutenue). Mais
la passivité de la réception est également
due à sa structure de diffusion dans un seul sens. Le média
étant unidirectionnel, il n'y a pas de retour par la même
voie. Hors du magnétoscope, le poste de télévision
par lui-même ne permet pas le stockage ni le traitement
et la transformation de l'information reçue. C'est pourquoi
ce n'est pas un écran interactif mais un écran qui
implique une réception passive. La seule action possible,
aujourd'hui, pour le récepteur consiste en une sélection
dans un ensemble fini par le choix ou le zapping.
La télé est donc un média unidirectionnel
et sans mémoire (artificielle) mais c'est aussi un média
analogique. Techniquement, la diffusion jusqu'ici essentiellement
par les ondes hertziennes en fait un média analogique ce
qui constitue une limite de la forme du signal utilisé.
L'onde est transmise analogiquement. Enfin, le mode des informations
diffusées par la télévision est essentiellement
audio-visuel. L'écran de télévision n'est
pas un écran de lecture (ni d'écriture). Sur ce
dernier point, il se rapproche évidemment de l'écran
de cinéma à la différence de la situation
de réception (domestique) et de la taille, ce qui trace
pour lui une ligne d'évolution possible. L'image télévisuelle
se dilue et tend à passer entièrement dans la fluctuation
du courant car il est impossible d'accommoder et de fixer une
image qui ne se maintient pas assez longtemps devant les yeux,
coupée avant qu'on ne puisse l'observer et la regarder
au sens strict. Son défilement requiert plutôt une
sorte d'alerte visuelle flottante, proche de "l'attention
inattentive". Mais cette continuité n'est elle-même
faite que d'une suite de coupures, d'une micro-fragmentation du
syntagme par les annonces, génériques, inserts,
écrans publicitaires et les zappings du téléspectateur
lui-même. D'où la nécessité d'une double
contre-stratégie, celle de liaison avec effet de teasing,
pour rétablir la continuité du flux par-delà
la coupure, et celle de la surenchère mimétique
du zapping par le rythme des coupures d'images.
Quelles sont les conséquences des évolutions du
petit écran dans les périodes récentes (multiplication
des chaînes, zapping et télécommande, branchement
du magnétoscope et des consoles vidéo) du point
de vue de la logique de l'écran TV ? On dit d'abord
que "avec le zapping, c'est moins l'homme de télévision
qui programme et de plus en plus le téléspectateur.
Le détenteur de télécommande se fait sa propre
grille." (Mehl, 1992). Mais cela pose le problème
de l'interactivité. Dans l'état actuel, l'autonomie
du téléspectateur ne va pas plus loin que la possibilité
de sélection par le zapping et de suffrages par téléphone
ou minitel - parfois des questions sont posées en
direct - dans le cadre de la télé relationnelle.
Par contre, il paraît à première vue vraisemblable
que la multiplication des chaînes par câble et satellite
favorise une approche moins fédérative et plus spécifique
des publics, engageant ainsi une nouvelle relation à l'écran
TV. Il y a semble-t-il une incertitude aujourd'hui concernant
le destin de l'écran télé, qui paraît
à la croisée des chemins dans sa confrontation avec
l'écran de l'ordinateur.
Deux perspectives semblent s'offrir. D'un côté, une
ligne d'évolution le long de laquelle l'écran de
télévision se différencie de l'ordinateur
et se rapproche de l'écran cinéma. L'écran
de télévision deviendrait ainsi une sorte de cinéma
domestique prolongeant le visionnage vidéo sur grand écran 16/9e
à haute résolution, voire sur écran plat
qu'on accroche au mur. C'est le concept de home cinema,
la logique de la capture liée à la dimension de
l'écran-spectacle. La TVHD et le grand écran représentent
l'option spectaculaire de la télévision. En augmentant
la définition de l'image et la taille de l'écran,
on crée les conditions favorables à une immersion
psychologique du spectateur dans l'image. Ainsi, une récente
publicité de Philips pour un poste 16/9e
dit que son écran "captive et envoûte",
ce qui revient à mettre l'accent sur cet aspect de la séduction,
de l'immersion et de l'oubli de soi dans l'absorption par le spectacle
en accentuant la dimension de passivité du cinéma
(média onirique, salle obscure, etc.). Cette évolution
de l'écran a lieu au moment où l'on propose des
programmes en pay per view, perfectionnement du magnétoscope.
Selon la seconde ligne d'évolution, la télévision
tendrait à rompre avec la réception passive en devenant
un média interactif. En développant des fonctions
actrices et interactives comme le télé-achat ou
les téléservices en général, l'écran
TV opérerait une transformation de son sens actuel. Se
rapprochant de l'écran Minitel, il intégrerait une
dimension de communication qu'il n'a pas actuellement.
Le direct reste la caractéristique spécifique de
la télévision. Contrairement à l'image, en
général, qui est vécue comme un substitut
de la réalité, gardant toujours conscience de la
différence instituée par le support qui est une
différence entre l'espace représenté et l'espace
réel, qui inscrit une distance entre le rapport spectatoriel
à l'image et la perception naturelle, la télévision
tend à abolir cette différence. La présence
fétichisable du support physique met cette différence
en évidence. Nous faisons immédiatement l'expérience
de ce caractère substitutif de l'image qui nous apparaît
toujours comme un prélèvement limité, dans
la profusion du réel, qui le détache, l'arrache
de ses contextes vivants. Elle est inerte. Mais surtout, en arrêtant
le flux du temps, en le fixant dans un moment ponctuel - qu'il
soit synthétique ou instantané - l'image arrache
une mince pellicule à la réalité. Or cette
réalité est toujours donnée dans un flux
temporel illimité. Et tel est précisément
le cas de la télévision qui intègre certes
des oeuvres (structures closes, fictions, etc.) mais, dans le
direct, il y a coïncidence de l'espace représenté
et de l'espace réel. Le direct est expérience de
la présence et non pas représentation.
Ainsi, à propos de ce qu'il faudrait appeler la perception
télévisuelle avec le télescopage des distances
et des présences qu'elle induit. Il semble y avoir deux
lieux, deux points où "je" puis me trouver lorsque
je regarde un reportage en direct sur mon écran de télévision.
D'un côté, physiquement, je suis ici, bien calé
dans mon fauteuil devant mon poste de télévision,
à Paris. Mais perceptuellement ou cognitivement, je suis
là-bas, là où se trouve l'oeil de la caméra.
Où suis-je en fait ? La réponse est équivoque :
je ne suis pas là où je vois et je ne vois pas là
où je suis ; je vois où je ne suis pas et je
suis là où je ne vois pas. Écartelé
entre mes deux présences, entre ma présence physique
et ma présence cognitive, où suis-je réellement ?
La question est celle de la localité du "je"
quand on a affaire à un écran TV. Si mon corps est
bien ici à Paris, mon esprit migre en Afrique ou ailleurs
au gré d'un reportage. C'est l'ubiquité de l'écran
de la télévision en direct, et de la distance mentale
instituée dès l'apparition du moindre télescope.
Avec la télévision, le monde arrive dans mon poste.
D'autre part, la télévision est un média
du temps en ce sens qu'elle n'occupe pas simplement le temps mais
le structure. L'essence de la télévision, en effet,
est fondamentalement liée à sa nature de flot ininterrompu
et elle est semblable en cela à l'expérience du
réel qui est flux illimité de présent. La
plupart des analyses de la télévision se contente
généralement d'étudier la structure interne
des programmes mais accorde peu d'attention à l'importance
de la grille en tant qu'organisation du flux temporel.
b) L'Ordinateur
L'ordinateur personnel, par contraste avec la massivité
univoque de l'écran TV, est un média universel au
sens strict de machine universelle de traitement de l'information
"capable d'imiter le comportement de tout autre machine ramenée
à un automate fini à états discrets",
selon la définition d'Alan Turing, parce que
c'est la première machine qui est structurellement la réalisation
d'un langage. Doté de mémoire (artificielle), l'ordinateur
crée, traite, stocke et transmet l'information. C'est une
machine intelligente régie par un principe de simulation.
D'où la généralisation simulatrice des interfaces
sur l'écran informatique. Tous les aspects de la réalité
ne sont pas repris dans la simulation qui concerne certains aspects
fonctionnels d'un autre médium. La force de l'ordinateur
est son fonctionnement digital, le numérique étant
la base de réduction commune de langages autrefois prisonniers
de leur configurations physiques spécifiques : l'image,
le son, l'écriture, etc. C'est de là que vient aujourd'hui
le fait que le concept d'interface puisse être pensé
dans toute son extension et sa généralité
(Lévy, 1989), et que la visualisation sur écran
devient le mode d'accès dominant et universel à
l'information. Le numérique est une nouvelle matière
générale "prête à subir toutes
les métamorphoses", dépassant la contingence
des matériaux physiquement incompatibles.
Au début, l'ordinateur n'était doté que d'un
écran à textes, textes qui n'étaient même
pas en langage naturel de dialogue mais dans le langage machine
de computation. Ensuite, la convivialité de l'interface
ergonomique s'est développée, depuis l'interface
graphique par icônes jusqu'au multimédia, c'est-à-dire
la possibilité de traiter et de visualiser des informations
affichées dans toutes leurs modalités (son, image,
image animée, photos, images de synthèse, écrit,
etc.) et même, comme on le verra, au-delà de l'image
et de l'écran avec la réalité virtuelle.
C'est la plasticité et la fluidité du numérique
- c'est-à-dire l'universalité de la machine -
qui implique les nouvelles relations entre les supports. Ce n'est
plus leur spécificité physique qui commande la loi
de leur agencement et de leur interfaçage. Ainsi, l'écran
est devenu le milieu général et commun de leur fluidité.
Les facteurs décisifs d'évolution de l'écran
évoqués plus haut (multifenêtrage, réseau,
hypertexte, simulation) sont à porter au compte de l'écran
d'ordinateur qui représente à cet égard une
rupture assez nette avec l'écran TV. De là l'effet
d'attraction de l'écran informatique sur tous les autres
écrans vidéo.
L'ordinateur individuel a fait irruption dans l'espace domestique
au début des années quatre-vingts tandis que s'effondraient
les systèmes centralisés de l'informatique d'entreprise
(l'ère IBM). L'appropriation personnelle de cette machine
est allée de pair avec la transformation conviviale de
son interface. L'intelligence de la machine s'est ainsi répandue
et déplacée vers la périphérie occupée
par les utilisateurs, en opposition exacte au modèle radio-télévisuel
de la diffusion (centre intelligent/terminal muet). C'est pourquoi
le réseau informatique est devenu le modèle d'une
structure de connexion locale et polycentrée. En outre,
l'écran informatique est essentiellement interactif car
les opérations qu'il effectue sont commandées par
des instructions données par l'utilisateur. Cette interactivité
est matérialisée par les périphériques
qui servent à coupler la visualisation avec l'action. Elle
se traduit également par un mode d'accès aux banques
de données et aux données affichées qui implique
une pratique active d'exploration, de navigation.
On se voit mal adressant à l'écran informatique
des diatribes moralisatrices contre le couch potato vautré
et gobe-tout face à l'écran télé.
Par contre, la dimension qui manque à l'ordinateur comparé
à la télévision, c'est le caractère
vivant du direct, de même que la communion de masse que
permet la télé relationnelle. Bref, l'écran
d'ordinateur n'est ni une fenêtre ouverte sur le monde,
ni un objet relationnel comme l'est la télévision.
Ce n'est pas non plus un média du temps mais au contraire
un média de la simultanéité hors-temps, de
la réserve et du potentiel. Dans le processus de séparation
de l'information vis-à-vis du support qui constitue le
principe de l'écran, ce qui en résulte, avec la
constitution de la mémoire virtuelle infinie, c'est l'abolition
du temps.
L'écran informatique a lui aussi connu des développements
récents riches d'implications. Pendant un temps, l'ordinateur
personnel est resté limité par son usage solitaire,
par sa capacité de traitement et de stockage confinée
dans une absorption close et solipsiste, coupée du monde
extérieur, selon l'image folklorique des freaks technoïdes
entretenant avec leur ordinateur une relation autistique. Contrairement
à celui de la télévision, l'écran
de l'ordinateur, tel qu'on l'a connu jusqu'ici, n'est pas une
"fenêtre ouverte sur le monde" mais un abîme
autistique. On a pu dire en ce sens que, découplée
du réseau téléphonique, "la puce agit
essentiellement sur elle-même" (Gilder). Si
l'intelligence y échoit bien aux utilisateurs, cela reste
néanmoins une intelligence asociale.
L'arrivée des réseaux va changer ces caractéristiques.
La fibre optique crée les conditions d'une autre vision
de l'ordinateur personnel en ouvrant les "autoroutes électroniques".
Le sens de cette métaphore est le suivant : initialement,
l'automobile, bien que surgissant dans un contexte d'infrastructures
routières qui ne lui convenaient pas, a modifié
ces infrastructures par son propre développement et a créé
les routes qui en permettent un usage optimum. Or l'ordinateur,
tel qu'il est encore aujourd'hui utilisé (comme tableur,
traitement de texte, etc.), ressemble à une voiture dont
on ne se servirait que pour son chauffage, et non pour rouler
avec et parcourir de grandes distances.
La création des nouvelles infrastructures en fibre optique
va donc, en les couplant à un réseau bi-directionnel,
élargir la capacité de communication entre les ordinateurs.
En devenant un terminal multimédia intelligent, le téléordinateur
(ordinateur plus télécommunication numérique)
ne sera plus seulement une machine à écrire ou une
calculatrice perfectionnée mais pourra enfin prendre toute
sa dimension potentielle de machine universelle. On assiste donc
à une transformation du concept de l'ordinateur. Dans le
cinéma récent, on observe cette nouvelle
figure de l'ordinateur, non plus l'ordinateur "cerveau"
- métaphore ayant structuré tous les modèles
sociaux de l'ordinateur dans les années soixante-dix et
quatre-vingts - mais l'ordinateur "réseau".
Son écran est avant tout une fenêtre d'accès
à la messagerie électronique (E-mail, sur Internet)
et à la communication par visiophone tandis que, parallèlement,
se développe l'accès aux bases de données
par exploration d'une bibliothèque virtuelle.
4. Vers la guerre des écrans ?
À l'intérieur du constat indiscutable sur
la généralisation des écrans, certains observateurs
avancent plusieurs hypothèses de scénarios concernant
les relations des différents appareils supports d'écran
dans l'avenir. Nous avons exposé une typologie dualiste
parce que la télévision et l'ordinateur sont les
types actuellement les plus opposés. Mais en fait, nous
connaissons trois écrans : la télévision,
l'ordinateur personnel et le Minitel qui sont les terminaux appartenant
à trois univers industriels : la télédiffusion,
l'informatique et la télécommunication. Les trois
fonctions correspondantes sont le spectacle ou réception
d'information (télé), le traitement de l'information
ou fonction cognitive (informatique) et la communication ou interactivité
(télécoms). Ces trois secteurs entrent en conflagration
mais ils entraînent avec eux d'autres secteurs périphériques
qui s'en trouveront également modifiés comme la
presse, par exemple.
Quel territoire va absorber les autres ? La dernière
née, apparemment la plus dynamique, est l'industrie informatique.
Selon certains, c'est l'ordinateur qui va redéfinir ses
deux prédécesseurs et rivaux. Récemment,
un numéro de l'Expansion titrait : "L'Ordinateur
va-t-il tuer la télé ?" et la couverture
montrait un poste de télévision s'enlisant dans
les sables, surmonté par une souris d'ordinateur triomphante.
Quel mode de coexistence, pacifique ou polémique, ces industries
vont-elles entretenir, confrontées qu'elles sont à
leur imbrication numérique ? Et que vont devenir les
différents écrans qui donnent accès à
leurs services ? Vont-ils se juxtaposer sur le mode de la
sereine multiplication ou vont-ils se dévorer sous l'effet
de la redéfinition réciproque et du mode phagocytaire ?
Déjà, semble-t-il, ils ne peuvent plus rester indifférents
l'un à l'autre. On constate par exemple d'étranges
mouvements de mimétisme entre eux : des ordinateurs
qui affectent l'apparence de postes de télévision
et qui adoptent la couleur anthracite des "produits bruns" ;
des moniteurs informatiques capables d'acquisition vidéo
(images mouvantes) qui s'appareillent d'antennes et de tuners
pour recevoir les programmes télé et des films ;
ou inversement, des postes de télévision s'équipent
de claviers et de télécommandes en forme de souris ;
enfin des mises en page de journaux télévisés
(Soir 3) adoptent des apparences d'écrans d'ordinateurs
avec barres de titres qui déroulent leurs menus, icônes
et cliquages. On peut distinguer 3 types de scénarios
possibles dans ce qui semble être une nouvelle guerre des
écrans : la concurrence ou fusion, la complémentarité
et la dissémination. Représentatifs de ces 3 scénarios
sont :
(A) George Gilder (1994) et Pierre Lévy (1990)
pour la concurrence à mort et l'éviction à
terme de la télévision par le téléordinateur,
ordinateur d'un type supérieur (terminal intelligent et
relié en réseaux aux autoroutes électroniques)
qui absorberait par fusion les fonctions actuelles de la télévision
en périmant définitivement cette dernière
sous sa forme actuelle de boîte stupide, de terminal sans
intelligence, celle-ci étant concentrée dans les
centres de diffusion. Le remplacement de la télévision
par le téléordinateur relève d'un processus
schumpéterien de destruction créatrice. Les partisans
de ce scénario estiment que, si la télévision
retient encore un public de masse, c'est parce que celui-ci est
captif, soumis à la rareté des programmes et à
leur nivellement par l'audimat. Ces limites intellectuelles et
morales, cette passivité étaient tolérables
tant qu'il n'y avait pas d'alternative mais elles deviennent insupportables
dès lors qu'apparaissent les nouvelles possibilités
de l'ordinateur branché sur les réseaux des autoroutes
électroniques. Avec cette nouvelle génération
d'ordinateurs, le monde de l'image animée passerait du
principe de la diffusion à celui du stockage et de la mise
à disposition d'archives.
(B) Chambat et Ehrenberg (1988) défendent la
thèse d'une coexistence complémentaire, chaque média
ayant et gardant ses contenus, ses usages sociaux et ses situations
spécifiques d'utilisation et remplissant ses fonctions
particulières dans le cadre d'une culture de l'écran
assez riche pour les accueillir tous, de même que la culture
précédente de l'imprimé admettait des fonctions
et usages très divers et ramifiés (de la carte postale
au journal en passant par l'étiquette, le livre, la lettre
ou la pancarte).
(C) Léo Scheer (1994) est pour la thèse
de l'éclatement et de la dissémination quoiqu'il
ne s'attache pas à proprement parler à une réflexion
sur les écrans mais sur l'intelligence des terminaux, au
sens de Gilder. D'après ce scénario, Il n'y a aucune
raison qu'un seul écran - la supermachine du téléordinateur -
concentre toute l'intelligence et toutes les fonctions. Les fonctions
et les usages sont suffisamment divers pour que l'intelligence
numérique puisse investir de multiples objets et de nombreux
écrans de manière éclatée, jouant
respectivement des rôles spécifiques : de l'écran
télé grand format pour le spectacle à l'écran
du visiophone pour la conversation en passant par toutes les visualisations
désirables. Le scénario de l'éclatement est
compatible avec l'idée d'un continuum culturel de
l'écran adapté à une diversité d'usages
et d'implantations. Sans prendre position sur ces trois thèses,
regardons plus loin.
5. Au-delà de l'écran : la réalité
virtuelle
La généralisation des écrans préluderait-elle
paradoxalement à leur disparition ? La réalité
virtuelle, qui fait des débuts timides, n'équivaut
pas seulement à une immersion psychologique dans le milieu-surface
de l'écran. Sa vraie nouveauté est de faire passer
- pour le dire d'une formule - au-delà de l'image.
Dire qu'avec la réalité virtuelle l'on plonge à
travers l'écran et que l'on s'immerge à l'intérieur
des images, c'est exprimer ces actions à la lettre. Car
le fait essentiel est ici que l'écran disparaît en
tant que support projectif. On passe de la fonction-surface à
la fonction-milieu. Ici, la vision est bien technique mais
ce n'est plus une visualisation sur écrans ; c'est
la composition de l'image sur cet écran naturel qu'est
la rétine humaine. Il n'y a plus de surface projective
extérieure : "On ne pense plus en termes de communication
par pixels interposés mais en termes d'adressage direct
aux cônes et bâtonnets" (Bricken, 1992).
C'est là une innovation symétrique de la vision
artificielle, sans agent humain, l'organe naturel y étant
directement et immédiatement interfacé à
une réalité artificielle.
L'avènement de la réalité virtuelle marque
une coupure. Avant sa naissance, on restait toujours dans le cadre
fondamental d'un rapport exclusivement spectatoriel aux images :
l'homme y fait face à une paroi (mur, toile, écran
cinématographique, moniteur) qui ne met en acte que sa
seule visualité. Il contemple de l'extérieur un
monde auquel il n'accède pour ainsi dire que mentalement
et projectivement, c'est-à-dire par l'imagination ;
et si une facilité de langage nous laisse dire qu'il promène
son regard dans l'image, ce n'est jamais que par le truchement
d'une représentation de l'espace, c'est-à-dire par
la fiction d'un espace qui est un analogon de l'espace
réel. Mais en fait, ce n'est guère que la surface
plate de l'écran que son regard balaye ; mentalement,
il reconstruit l'objet et l'univers représenté.
L'écran est donc à la fois interface et obstacle ;
il reste une barrière absolue qui sépare et exclut
de l'univers représenté, lequel est entièrement
fictif.
Après la naissance de la réalité virtuelle,
le rapport au monde virtuel n'est plus contemplatif et spectatoriel.
On a non seulement la possibilité d'une inclusion du sujet
et d'une exploration tridimensionnelle mais la possibilité
de l'action dans l'univers c'est-à-dire l'interactivité
en temps réel. Voilà qui change le statut de
la RV (réalité virtuelle) par rapport à l'image
spectatorielle. Par la tridimensionalisation des bases de données,
les data y deviennent à proprement parler un "paysage".
Nous ne sommes plus "devant", nous ne faisons plus face
à une page ou à un écran couverts de signes
et symboles, images ou textes, mais au contraire nous nous déplaçons
à l'intérieur d'une base d'informations en communication
directe par manipulation de l'environnement sensible immédiat.
Avec cette transformation du paradigme informatique qui est peut-être
l'événement majeur des années quatre-vingt
dix, c'est donc tout le sens de cette discipline qui se transforme
sous nos yeux. Alors, il apparaîtra peut-être que
la généralisation de l'écran n'aura été
qu'un prélude à l'abolition de l'écran.
BIBLIOGRAPHIE
*Vincent Amiel, Chronique de l'écran qui passe
(Sur une tendance contemporaine à la superposition des
images), in : Chambat et Lévy, Les Nouveaux
Outils du Savoir, (textes réunis par Chambat et Lévy),
Paris, Descartes, 1991.
Pascal Bonitzer, Décadrages, Paris, L'Étoile/Cahiers
du Cinéma, 1987.
Daniel Bougnoux, Milieux, Médias, Médiologie,
la quatrième blessure narcissique, in : Chambat
et Lévy, op. cit.
*William Bricken, Virtual Reality, Direction of growth,
Monte-Carlo, Actes d'Imagina, 1992.
Jérôme Bruner, …Car la Culture donne
Forme à l'Esprit; De la révolution cognitive à
la psychologie culturelle, Paris, Eshel, 1991.
*Pierre Chambat, Alain Ehrenberg, "De la Télévision
à la culture de l'écran", in : Le Débat,
n° 52, 1988.
Michel Chion, L'Audio-vision, Paris, Nathan, 1990.
Edmond Couchot, "La Synthèse numérique
de l'image : vers un nouvel ordre visuel", in Traverses,
n° 26, octobre 1982.
François Dagognet, Faces, Interfaces, Surfaces,
Paris, Vrin, 1982.
François Dagognet, Le Vivant, Paris, Bordas,
1988.
Elisabeth L. Eisenstein, La Révolution de
l'Imprimé dans l'Europe des premiers Temps Modernes,
Paris, La Découverte, 1991.
*George Gilder, Y a-t-il une Vie après la Télé ?,
Paris, Dagorno, 1994.
*Jack Goody, La Raison graphique, la Domestication de
la pensée sauvage, Paris, éd. de Minuit, 1979.
Raphaël Lellouche, La Télévision, les
médias et le temps, Exposé à l''REP,
1988.
Raphaël Lellouche, Sur le design des postes de télévision,
Paris, 1992 (à paraître).
*Raphaël Lellouche, "La 'réalité
virtuelle'. Nouvelles Images ou nouvelle Réalité ?",
in : Esthétiques des Nouvelles Technologies - vers
la cyber-culture, colloque, Saint-Germain-en-Laye, avril 1993.
*Pierre Lévy, "Remarques sur les interfaces",
in : Interaction, Réseaux, n° 33,
1989.
Pierre Lévy, Les Technologies de l'Intelligence,
Paris, La Découverte,1990 (rééd. 1993, Seuil).
Ezio Manzini, Artefacts, Vers une Nouvelle Écologie
de l'Environnement Artificiel, Paris, Centre de Création
Industrielle, 1991.
*Dominique Mehl, La Fenêtre et le Miroir, La télévision
et ses programmes, Paris, Payot, 1992.
Jacques Perriault, La Logique de l'Usage : Essai
sur les machines à communiquer, Paris, Flammarion,
1989.
Howard Reinghold, La Réalité virtuelle,
Paris, Dunod, 1993.
*Léo Scheer, La Démocratie virtuelle,
Paris, Flammarion, 1994.
Christian Stoffaes, Fins de Mondes, Paris, O. Jacob,
1987.
Avrum Stroll, Surfaces, Minneapolis, University of
Minnesota Press, 1988.
*A. M. Turing, "Les Ordinateurs et l'Intelligence"
(trad. de "Computing machinery and intelligence", Mind 1950),
in : Pensée et Machine, éd. A. R. Anderson,
Seyssel, Champ Vallon, 1983.
Henri Vanlier, Philosophie de la Photographie, Paris,
Cahiers de la Photographie, 1983.
Paul Virilio, "Voici l'époque des leurres de
vérité", in : Actuel, n° 15,
Mars 1992.
Paul Virilio, La Machine de Vision, Paris, Galilée,
1991.
Dominique Wolton, Éloge du Grand Public, Paris,
Flammarion, 1990 (rééd. 1993).