Valéry et l'hypertexte : notes pour un essai à venir ©
Norbert Hillaire


Le texte qui suit tente de s'appuyer sur un certain nombre de notes de Valéry, pour l'essentiel extraites des Cahiers (Cahiers Paul Valéry 1894-1945, Paris, éd. du C.N.R.S., 1957-1961), afin d'évaluer en quelle mesure Valéry serait un précurseur des techniques modernes de traitement de texte et, plus encore, des effets qui en résultent quant au livre et à la connaissance en général.
On assiste en effet, aujourd'hui, à la prolifération d'usages nouveaux dans le traitement informationnel des textes qui concernent l'écriture autant que la lecture. Pour une bonne part, cette mutation se joue autour d'une notion déjà largement usitée et presque banalisée sur des réseaux comme Internet : l'hypertexte. Cela ne signifie pas pour autant que cette notion, aussi répandue soit-elle actuellement, aille de soi, loin s'en faut.
Curieusement, la réflexion théorique ne s'est pas encore vraiment saisie de cette question du côté de la littérature si ce n'est de manière ponctuelle et en France, par exemple, à l'exception remarquable de chercheurs comme Jean-Pierre Balpe et Jean-Louis Lebrave ou de philosophes comme Bernard Stiegler, il n'existe pas, à notre connaissance, de théorie de l'hypertexte visant à référer cette notion aux divers courants qui, dans l'histoire ancienne ou plus récente, se sont donné pour objet l'étude de la production écrite et, en particulier, celle des genres et des formes littéraires. Au point que ce même mot d'hypertexte désigne, selon les contextes, des objets finalement assez proches mais qui se seront jusqu'à maintenant superbement ignorés, et que son emploi, chez Gérard Genette par exemple, se situe à des années-lumière du sens qui est le sien chez des auteurs plus imprégnés de culture cybernétique comme Ted Nelson, l'un des inventeurs de l'hypertexte à travers son projet XANADU. Chez le premier, l'hypertexte se range dans une classe particulière de textes, qui procède elle-même d'une typologie globale des relations selon lesquelles un texte se constitue en liaison avec d'autres textes, au même titre que l'architexte, l'intertexte ou le paratexte (Genette, 1982), typologie qu'il résume sous le nom de transtextualité. Mais cet emploi du concept d'hypertexte ne fait pas référence, chez Genette, à la nature spécifique du support, l'ordinateur, qui a contribué au succès de son emploi aujourd'hui, même si les conclusions de Genette dans son livre résonnent étrangement à l'unisson des prophéties de ceux qui, comme Vannevar Bush puis Ted Nelson, furent à l'origine de l'hypertexte au sens informatique du terme :



"Une littérature en transfusion perpétuelle (ou perfusion transtextuelle), constamment présente à elle-même dans sa totalité et comme Totalité, dont tous les auteurs ne font qu'un, et dont tous les livres sont un vaste Livre, un seul Livre infini. L'hypertextualité n'est qu'un des noms de cette incessante circulation des textes sans quoi la littérature ne vaudrait pas une heure de peine."



Pour sa part, Ted Nelson "imagina un logiciel qui pourrait l'aider à enregistrer les multiples voies qu'empruntait son cerveau. Au début des années 1970, il pense à une bibliothèque universelle comme lieu de partage des idées, comme moyen d'accès à la littérature mondiale. Il envisage une vaste base de données indépendante des machines particulières, grâce à une interface universelle. Ce serait un réseau d'interconnexions et d'interactions permettant les annotations, les commentaires" (Jonassen, 1990).



Ainsi, il y a plus qu'un air de famille entre, d'un côté, les divers courants de pensée qui ont contribué au renouvellement non seulement des études littéraires, mais aussi peut-être de la littérature elle-même et, au fond, à l'émergence d'un nouveau "modèle" littéraire d'ordre "combinatoire" plutôt que "mimétique" et, d'autre part, la genèse progressive puis la banalisation sur le Web de l'hypertexte comme outil qui rendrait compte, au-delà de la substitution du support informatique au livre imprimé, d'une autre expérience de la textualité : expérience assez proche des intentions proclamées de la nouvelle critique et du structuralisme. Il s'agit moins du texte achevé - ou, comme disait Barthes, de "la chute du signifié" - que de "l'emportement du signifiant". Il s'agit moins des horloges balzaciennes du récit, avec son début et sa fin n'autorisant qu'une lecture linéaire, que de l'inachèvement et de la processualité du texte (ou le principe d'un texte-rhizome qui se lirait dans tous les sens.) Moins de "lisible" que de "scriptible", l'un des premiers enjeux de l'hypertexte étant le réagencement des relations entre l'écriture et la lecture, la mise en évidence de l'indissociabité des pratiques d'écriture et de lecture.
L'hypertexte, comme support dynamique fondé sur les principes de navigation, de parcours dans un espace multiple, non-linéaire, ouvert et dynamique, en tant qu'il fait de nous (plus ou mieux que le livre, du moins plus expressément) l'auteur de notre lecture, l'hypertexte donc nous renverrait du côté du texte en train de se faire, du côté de l'indétermination des commencements dont l'oeuvre achevée dans le livre n'est jamais qu'une occurrence, une manifestation forcément réductrice au regard de la multiplicité des possibles entre lesquels l'auteur a dû choisir.



C'est pourquoi les recherches conduites actuellement dans le domaine de la génétique des textes se sont, depuis quelques années, intéressées à la question de l'hypertexte car, comme dit Jean-Louis Lebrave, "l'hypertexte au contraire empêche l'écrit de se figer à jamais dans sa trace ; en réintroduisant le fonctionnement de la mémoire vivante, il permet un renouvellement complet des pratiques d'écriture et de lecture et il apporte un outil approprié pour décrire, analyser et visualiser l'ensemble que constituent les manuscrits et l'oeuvre qui en est généralement issue".



Bref, il nous manque aujourd'hui un pont qui permettrait de relier entre eux des territoires (presque des continents) appelés à se rapprocher malgré leur apparente dérive : les territoires de la pensée cybernétique, abondamment relayée aujourd'hui par les sciences cognitives, d'une part et, d'autre part, les territoires de la pensée artistique et littéraire dont on est en droit de dire, si l'on se réfère tout particulièrement à Valéry, qu'ils procèdent eux aussi, et peut-être d'abord, d'une science de l'esprit.
En somme, il s'agirait aujourd'hui de voir en quelle mesure, certaines nouvelles technologies de l'écriture et de la lecture sont déjà à l'oeuvre chez des auteurs, sous la forme d'une prophétie ou d'un pressentiment qui a imprégné la modernité.
Mais, dans le cas particulier de Valéry, ce sont non seulement les relations entre genèse des formes et structures du texte littéraire et évolution des supports techniques de l'inscription et de la mémoire, mais aussi les relations entre ces domaines de recherches et l'ensemble des disciplines qui ont pour objet l'étude des modèles et systèmes de connaissances, ce que Jean-Louis Lemoigne range sous le nom "d'épistémologies constructivistes".
Il va de soi que le présent texte ne vise à rien d'autre qu'au relevé de quelques indices qui, dans la pensée et la vision de Valéry, nous conduiraient sur cette voie.
Une telle approche aurait en outre le mérite d'ouvrir, à partir de Valéry, un espace à la recherche en épistémologie, appliquée à cette technologie singulière qu'est l'hypertexte, en tant que support dynamique situé à la pointe de la mémoire artificielle qui nous renvoie paradoxalement aux mécanismes régissant le fonctionnement de la mémoire vivante.
Ainsi, dans la littérature très éparse que l'on peut lire à propos de l'hypertexte, on remarque que certains auteurs insistent sur les effets de désorientation et de surcharge cognitive liés à l'état de développement actuel de l'hypertexte, tel qu'on l'utilise dans les pages W3 d'Internet.
De même que Jean-Pierre Dupuy a mis en évidence tout ce que les sciences cognitives actuelles doivent à la première cybernétique - celle des conférences Macy quelque peu oubliée aujourd'hui -, de même s'agirait-il de montrer que l'hypertexte est déjà à l'oeuvre dans certaines expériences littéraires majeures de ce siècle (oeuvres qui paraissent épouser, de surcroît, les grandes questions épistémologiques de ce siècle et leur cortège d'incertitudes), comme s'il était appelé, avant la lettre de sa réalisation technique, par ce que Leroi-Gourhan dénommait la tendance technique.
Avant la lettre, c'est-à-dire plutôt avant son chiffre exact car ce qui caractérise l'usage actuel des supports informatisés de l'écriture et de la mémoire, c'est leur exactitude. En ce sens, Bernard Stiegler a raison de préférer au terme quelque peu galvaudé de prothèse, celui, plus approprié, d'"orthothèse".
Et, si l'on y regarde d'un peu plus près, on s'aperçoit que la question de l'exactitude hante des auteurs comme Valéry qui semble ne se reconnaître de filiation que chez des auteurs ayant eux-mêmes fait de cette question le centre de gravité de leur oeuvre. Il existe une filière de l'exactitude qui nous conduit de Poe et Mallarmé jusqu'à Calvino et l'Oulipo en passant par Valéry.



Valéry et l'orthothèse
Chez Mallarmé comme chez Edgar Poe, qui pensait que la nouvelle trouve son sens dans l'accomplissement d'une forme abstraite, la consistance de l'exactitude est une forme de la conscience littéraire. Valéry semble l'avoir toujours préférée à ce dont l'enseignement des belles-lettres est si friand : psychologie, beaux sentiments, conscience malheureuse ou mauvaise foi.
Mallarmé à qui Valéry, alors étudiant à Montpellier, écrit le 18 avril 1891 : "Une dévotion toute particulière à Edgar Poe me conduit alors à donner pour royaume au poète l'analogie. Il précise l'écho mystérieux des choses et leur secrète harmonie aussi réelle, aussi certaine qu'un rapport mathématique à tous esprits artistes et, comme il sied, idéalistes violents...
Alors s'impose la conception suprême d'une haute symphonie, unissant le monde qui nous entoure au monde qui nous hante, construite selon une rigoureuse architectonique, arrêtant des types simplifiés sur fond d'or et d'azur et libérant le poète du pesant secours des banales philosophies et des fausses tendresses et des descriptions inanimées."



Valéry et la génétique
En même temps que l'exactitude, un autre trait définirait assez bien Valéry : l'idée d'une pensée qui se cherche, qui procède par essais et par erreurs, par petites touches et éclairs, qui privilégie le bonheur des commencements et les préfère, dans leur indétermination, à la certitude des conclusions et des choses achevées (sauf quand finir, c'est ouvrir, comme dans les nouvelles d'Edgar Poe, l'espace de ce qui s'achève vers l'au-delà d'une nouvelle forme abstraite, vers le vertige d'une indétermination de niveau supérieur : en abusant quelque peu du vocabulaire utilisé en sciences cognitives, en particulier par Francisco Varela, on pourrait, et en forçant un peu le trait, dire des nouvelles d'Edgar Poe qu'elles appartiennent au domaine de ces fameux systèmes auto-organisés, et les caractériser elles aussi par une forme de "clôture opérationnelle").
Une pensée qui brouillonne exactement dans l'éveil du possible.
Et donc une pensée qui, comme les puces, procède par sauts plutôt que pas à pas. Ces sauts et ces bonds (le succès actuel des bonds, rebonds et autres "je voudrais rebondir sur...", comme signes médiatiques de l'exigence du live dans l'exercice de la pensée est à cet égard instructif), ces sauts et ces bonds donc, donnent à voir la pensée en actes, l'envers intime du décor, la tension et le temps essentiels du laboratoire mental.
Une pensée mise à nu par son coeur célibataire même. Son noyau dur, son foyer, et qui s'expose dans sa chair. Le corps de la pensée en actes ou en flagrant délit de corporéité : ainsi Valéry se surprend-il quelquefois à faire ceci ou cela, surprise qui vaut comme le signal donné à l'écriture ou la pensée pour commencer son enquête. D'où le récent intérêt des disciplines les plus diverses de la science et de la médecine pour le cas Valéry : le sang, le temps, le cerveau, le sommeil, etc. Tout y est passé comme en témoigne un récent colloque consacré à l'auteur 1.
Mais là encore, on ne manquera pas de s'interroger sur la relation entre deux faits caractéristiques - et apparemment fort éloignés - de ces trente dernières années : il y a d'abord l'insistance de la littérature moderne à s'exposer (et à exposer ces thèmes comme enjeux) comme faire, comme fabrique, comme poïesis ou, pour reprendre un mot de Varela, comme "enaction" ("faire émerger") à partir d'un environnement fortement singularisé de dispositifs techniques, physiques et mentaux (des systèmes mnémotechniques jusqu'aux outils spécifiques de la bibliothèque et de la main qui écrit.) Il y a ensuite le développement de systèmes techniques informatisés qui concourent eux-mêmes, à travers des interfaces de plus en plus sophistiquées et conviviales, à la personnalisation du travail des textes. Cette personnalisation induit une interaction croissante entre l'espace physique, "proxémique" de l'écrivain et des pans de plus en plus vastes de la bibliothèque universelle, via l'Internet par exemple, comme si la littérature avait sourdement enregistré l'idée selon laquelle elle serait bientôt "l'oeuvre de ses outils" ; comme si la littérature était impuissante à remplir sa tâche (qui est l'inachèvement même ou l'ouverture infinie de l'oeuvre) sans se mesurer aux supports techniques de l'inachèvement et des cheminements à l'intérieur du livre comme totalité.



Ce Valéry des cheminements dans "les plis jaunes de la pensée" (Mallarmé), celui dont, comme dit René Thom, la pensée procède par fragments, par blocs c'est-à-dire le contraire d'une pensée de l'achèvement, celui-là donc semble ouvrir la voie de ce qui, comme enjeu, s'annonce sous le nom d'hypertexte.



Qu'est-ce qu'un hypertexte ?
Selon Ted Nelson, un hypertexte est un système permettant de gérer une collection d'informations auxquelles on peut accéder de manière non séquentielle : il est constitué d'un "réseau de noeuds et de liens logiques entre ces noeuds".
Les traits essentiels de l'hypertexte seraient la non linéarité (la lecture devient un processus discontinu qui, comme la pensée, est de nature associative), la non hiérarchie (l'hypertexte bouscule les classements que nous opérons entre les oeuvres littéraires ; il met en cause l'auctoritas, la position de l'auteur, en relativisant la fixité du texte), la connectivité (les grains ou les blocs qui constituent un hypertexte se caractérisent par une forme de connectivité qui permet de relier entre eux des blocs discrets pour former des tissus d'informations, de suivre différents chemins à travers ces liens.)
Ces quelques traits, est-il possible de les retrouver, fût-ce sous une forme embryonnaire, dans le système Valéryen ?



Existerait-t-il un Valéry des liens discrets, un Valéry granulaire, nodal, et hypertextuel ?



Oui, est-on tenté de répondre, si l'on en juge d'après les correspondances ou les Cahiers.
Ainsi, dans ses Lettres à Quelques-uns (1952), Valéry décrit-il la Jeune Parque à Aimé Lafont comme "une trame qui n'a ni commencement ni fin mais des noeuds".



Ce serait là un Valéry granulaire, pour lequel l'écriture et la pensée seraient affaire de grain à moudre dans la langue, grains qui se "discrétisent" dans le continuum de l'écriture mais dont l'éclat irradie en noeuds singuliers sur l'ensemble du texte, entendu non comme une progression linéaire mais comme une totalité cristalline ou un kaléidoscope. C'est dans toutes les directions, y compris celles qui n'avaient pas été prévues ou imaginées par l'auteur que le texte irradie. La linéarité que l'écriture impose à la pensée s'en trouve pour le coup rompue et chaque texte de Valéry est, à sa manière, un "coup de dés", qui fuse sur de multiples plans et dans de nombreuses directions.
Curieusement, l'une des figures rhétoriques que semble privilégier Valéry, et qui accompagne comme une "note de basse" la totalité de ses textes fragmentaires, c'est l'anacoluthe, cette saute brusque d'humeur dans le flux textuel, cette rupture soudaine par laquelle la pensée se porte en un éclair de sens au-delà d'elle-même et irradie sur le paysage textuel tout entier en le traversant de part en part : cet éclair de sens est comme un flot tourbillonnaire qui jaillirait ex abrupto dans la pensée, une effraction paradigmatique soudaine qui forcerait le flux laminaire et syntagmatique du texte - le pas à pas des mots - à sortir de son lit pour en cristalliser le sens.



Valéry et le cristal
Ce Valéry, granulaire et cristallin, n'a pas échappé à la perspicacité d'Italo Calvino qui écrit dans ses Leçons américaines 2 :
"Le goût de la composition géométrisante, dont nous pourrions retracer l'histoire en parcourant la littérature mondiale à partir de Mallarmé, repose sur l'opposition ordre/désordre, fondamentale dans la science contemporaine. L'univers se défait en un nuage de chaleur, il se précipite sans rémission dans un tourbillon d'entropie mais ce processus irréversible fait apparaître des zones d'ordre, des portions d'existant qui tendent vers une forme, des points privilégiés d'où l'on croit apercevoir un dessin, une perspective. L'oeuvre littéraire est une de ces menues portions en quoi l'univers se cristallise, prend forme, acquiert un sens qui n'est nullement figé ni définitif ni raidi dans une immobilité minérale mais aussi vivant qu'un organisme : le cristal pourrait servir d'emblème à une constellation d'écrivains aussi différents que Valéry, Pessõa ou Borgès. [...] Car - ajoute Calvino - la taille précise de ses facettes, comme la propriété qu'il a de réfracter la lumière, fait du cristal un modèle de perfection qui m'a toujours paru emblématique et plus riche de sens encore depuis que nous sont connues certaines propriétés des cristaux : naissant et se développant à la manière des êtres biologiques les plus élémentaires, ils constituent une sorte de pont entre le monde minéral et la matière vivante."



Ce Valéry des formes et formules cristallines dont le sens n'est jamais figé, on le rencontre à tous les carrefours des Cahiers, sous des formes infiniment variées. Ainsi, dans ces Fragments des Mémoires d'un Poème :
"Je tente involontairement de modifier ou de faire varier par la pensée tout ce qui me suggère une substitution possible dans ce qui s'offre à moi et mon esprit se plaît à ces actes virtuels, à peu près comme l'on tourne et retourne un objet avec lequel notre tact s'apprivoise. C'est là une manie ou une méthode, ou les deux à la fois : il n'y a pas contradiction. Il m'arrive devant un paysage que les formes de la terre, les profils d'horizons, la situation et les contours des bois et des cultures me paraissent de purs accidents qui, sans doute, définissent un certain site, mais que je regarde comme si je pouvais les transformer librement, ainsi qu'on le ferait sur le papier par le crayon ou par le pinceau."



Valéry et l'espace
En écho à Prigogine, qui voit en Valéry - pour lequel durée est construction - un précurseur des théories modernes du temps 4, on pourrait ici clairement identifier un Valéry précurseur de notre notion moderne de l'espace : non plus un espace donné a priori mais un espace construit, un espace virtuel dont la perception et la conception se confondent, espace dont le modèle d'intelligibilité est impliqué dans la perception sensible de son apparence. Ou espace, si l'on veut, dont l'apparence phénoménale affecte en retour le statut de réalité physique que nous lui attribuons. L'espace ne serait pas là, "étant donné", ou ne serait pas "vrai", il serait, comme disent les physiciens, une proposition (plus ou moins) pertinente, dont la pertinence dépend de la valeur ou du statut de réalité que lui attribue celui qui l'observe.
De même que l'hypertexte permet l'explicitation, la multiplication et la diversification des liens transversaux entre les éléments qui le constituent, de même l'espace valéryen ouvre à la virtualisation infinie des relations spatiales et de leur perception.



Valéry poursuit en ce sens : "Quand mon esprit n'est pas gêné dans sa liberté et qu'il s'arrête de soi-même sur quelque objet qui le fascine, il croit le voir dans une sorte d'espace où, de présent et d'entièrement défini, cet objet retourne au possible...
"Et ce qui me vient à la pensée m'apparaît assez vite comme un "spécimen", un cas particulier, un élément d'une variété d'autres combinaisons également concevables [...], une facette d'un système d'entre ceux dont je suis capable 5."



Valéry, l'hypertexte et la mémoire
Dans le même sens, on pourrait considérer cette oeuvre "virtuelle" à laquelle se prend à rêver Valéry dans le même texte comme une définition même de l'hypertexte, en tant que celui-ci est, avec d'autres dispositifs de traitement de textes, une prothèse qui vient suppléer le défaut de mémoire. Cette prothèse rend ainsi possible, par délégation de compétences à la machine de zones de mémoire de plus en plus étendues, l'exercice libre de la pensée en ceci qu'elle est soulagée de la nécessité de se souvenir à chaque instant :
"Ma mémoire n'est guère que d'idées et de quelques sensations. Mes événements s'évanouissent au plus tôt. Ce que j'ai fait n'est bientôt plus de moi [...]. Peut-être serait-il intéressant de faire une fois une oeuvre qui montrerait à chacun de ses noeuds la diversité qui s'y peut présenter à l'esprit et parmi laquelle il choisit la suite unique qui sera donnée dans le texte. Ce serait là substituer à l'illusion d'une détermination unique et imitatrice du réel, celle du possible-à-chaque-instant, qui me semble plus véritable. Il m'est arrivé de publier des textes différents de mêmes poèmes : il en fut même de contradictoires et l'on n'a pas manqué de me critiquer à ce sujet. Mais personne ne m'a dit pourquoi j'aurais dû m'abstenir de ces variations."
Intuition de Valéry chez qui s'annonce la possibilité d'une typologie alternative à l'opposition entre genèse et structure, entre support et processus. Le mathématicien Paul Montel y répond en ces termes :
"Votre goût de substituer, à la ligne suivie par le romancier, une autre trajectoire obtenue en adoptant, en chaque noeud, une direction différente de la sienne me rappelle la tentative de Boussinesq qui enseignait à la Sorbonne la physique mathématique et avait l'âme religieuse. Il composa un Essai de Conciliation du Déterminisme et du Libre Arbitre. Le déterminisme conduit à définir la variation de chaque élément au moyen d'une équation différentielle. Les conditions initiales déterminent le mouvement, d'une manière unique en général. Mais il y a des noeuds en lesquels l'équation admet plusieurs ou même une infinité de solutions."



Valéry et l'épistémologie
Il se trouve que ces noeuds de Boussinesq se retrouvent au coeur des questions épistémologiques contemporaines. Voici ce que dit Prigogine à leur sujet :
"À l'époque, les noeuds de Boussinesq ne représentaient guère que des curiosités mais, aujourd'hui, ils sont devenus un élément central dans de nombreuses disciplines qui étudient les processus marqués par les non-linéarités et les bifurcations. Les bifurcations sont des points singuliers d'où émerge une nouvelle solution d'une équation différentielle qui peut avoir des propriétés entièrement différentes. C'est-à-dire que, dans ces points singuliers, il y a des possibilités différentes et que le choix de la bifurcation ne peut, dans beaucoup de cas, être connu que par des théories statistiques [...]. Nous nous trouvons donc devant un monde qui contient des éléments du possible, des éléments où existent, justement, ces noeuds à partir desquels différentes situations peuvent naître. Le "réel" n'est qu'une des réalisations de ces différentes situations. Il y a là un changement de perspective très important : le monde tel que nous le voyons aujourd'hui a été modifié, bouleversé par cette prise de conscience. [...] Il y a cinquante ans, l'aléatoire survenait dans le monde de la micro-physique avec la mécanique quantique. Aujourd'hui, il réapparaît en force mais, cette fois-ci, à notre propre niveau. Avant, on pouvait dire qu'au niveau macroscopique, l'aléatoire jouait peut-être un rôle mais que, dans le domaine des phénomènes macroscopiques des êtres vivants formés d'un grand nombre de particules, il ne joue pas de rôle parce qu'à cette échelle, ce sont les moyennes qui comptent. L'aléatoire réapparaît, cependant, sous forme de bifurcations, d'états nouveaux, de structures nouvelles, et nous arrivons ainsi à une vision différente du réel, surtout de la relation entre le réel et l'imaginaire [...]."



En ce sens, on doit reconnaître que la littérature ou même la musique ont, depuis plusieurs décennies, préparé le terrain de ces rencontres. De Joyce à Roussel, en passant par Calvino ou Borgès, ou encore l'Oulipo de Perec et L'Homme sans Qualité de Musil, l'idée de cette multiplicité qui n'est ni la sujétion à un point de vue déterministe ni le chaos absolu, offre de la pensée littéraire et artistique l'image d'un vaste jardin sillonné de sentiers qui bifurquent.



Nous sommes là au coeur du système valéryen, constatant l'avancée qu'il représente dans les relations de l'art, de la science et de la technique.



Valéry et le changement de paradigme
Car de quoi est-il question dans cette substitution du possible au réel, sinon de la révolution épistémologique et du changement de paradigme amorcé voici un siècle ?
Ce qui est en cause n'est rien moins que le passage d'un monde dans lequel l'art et la littérature (et la connaissance en général) sont un miroir de la nature, à un monde dans lequel ce modèle représentationniste est devenu obsolète.



Comme dit Prigogine dans son texte sur Valéry et la question du temps : "Dans le monde des structures multiples et des bifurcations, la situation est tout à fait différente : le réel devient presque un accident, un îlot parmi les possibles, parmi d'autres choix qui pouvaient se réaliser. Ce n'est pas que ces autres choix soient moins rationnels. Le réel et le rationnel ne s'identifient plus et l'imaginaire, le possible se trouvent réhabilités au coeur même de la science. Il y a là un élément qui vient confirmer très fortement le point de vue de Valéry 6."



Ainsi, ces nouveaux outils de la pensée, tel l'hypertexte, prennent-ils tout leur sens dans le contexte d'une évolution qui affecte en profondeur le statut même de la connaissance : à la vision scientifique marquée par le déterminisme et à l'inscription de la pensée dans la filière alphabétique rectilinéaire s'opposent une organisation nouvelle des formes et des contenus de la pensée et de la connaissance, marquée par les non-linéarités et les bifurcations dont parle Prigogine. De même que tombe l'illusion d'un monde et d'une réalité qui seraient indépendants de celui qui le perçoit, de même prend fin la tentation encyclopédique qui hantait l'imaginaire scientifique et littéraire des "lumières" jusqu'à nous. Il n'est désormais d'encyclopédie possible qu'inachevée, ouverte à la promesse d'un savoir en mouvement perpétuel et qui, à ce titre, ne saurait prétendre à un quelconque absolu.



Exit la souveraineté d'un auteur qui règnerait en maître sur ses oeuvres fixées pour l'éternité.



Ce que pointe Valéry dans ses fragments, c'est ce caractère dynamique d'une pensée qui se cherche et se trouve en construisant son propre cheminement sur de multiples "sentiers qui bifurquent". Ainsi, l'hypertexte vaut par le jeu des cheminements multiples auquel il convie ses lecteurs devenus auteurs de leur lecture.
Des domaines de recherche situés au croisement de la cybernétique et de certaines sciences "dures" comme la biologie moléculaire trouvent, aujourd'hui, leurs applications dans les domaines les plus avancés de la technologie (intelligence et "vie" artificielle, automates cellulaires, etc.) Ce qui est en cause dans ces disciplines, c'est le dépassement du modèle de développement des sciences et des techniques de la modernité, fondé sur une vision déterministe de la nature et une notion linéaire du progrès. À la vision "englobante", "utopique", universelle du projet moderne, succède un modèle de connaissance fondé sur les notions de milieu, d'échelles, monde des structures multiples et des bifurcations, et de la combinaison des unités "discrètes" du traitement de l'information. Ce modèle tend à mettre en avant les notions de multiplicité, de relativité, de contingence et de codétermination du sujet et de l'objet dans un milieu.
On retiendra que ce changement se produit aussi dans le champ de la néocybernétique et qu'au modèle représentationniste des architectures de Von Neumann et de Turing (selon lequel la cognition procède seulement de la représentation adéquate d'un monde extérieur prédéterminé), certains courants, représentés, entre autres, par Francisco Varela, opposent l'idée - qui doit beaucoup à la phénoménologie - selon laquelle la connaissance et la cognition "procèdent d'une interprétation continue qui ne peut être encapsulée dans un ensemble de règles et de présuppositions puisqu'elle dépend de l'action et de l'histoire. C'est un monde de signification qu'on s'approprie par imitation et qui devient partie intégrante de notre monde préexistant. De plus, nous ne pouvons nous exclure du monde pour comparer son contenu et ses représentations ; nous sommes toujours immergés dans ce monde. En posant des règles pour exprimer l'activité mentale et des symboles pour exprimer les représentations, on s'isole justement du pivot sur lequel repose la cognition dans sa dimension vraiment vivante. Cela n'est possible que dans un contexte limité où presque tout est statique [...]. Le contexte et le sens commun ne sont pas des artefacts résiduels pouvant être progressivement éliminés grâce à des règles plus sophistiquées. Ils sont en fait l'essence même de la cognition créatrice [...]. L'idée fondamentale est donc que les facultés cognitives sont inextricablement liées à l'historique de ce qui est vécu, de la même manière qu'un sentier au préalable inexistant apparaît en marchant".
Ainsi, ces recherches témoignent d'une évolution qui rappelle celle que l'on a vu se dessiner dans certaines oeuvres, oeuvres de l'art et de la littérature qui, comme celles de Valéry, sont affaire de manipulations, de connexions ou de combinaisons plus encore que de représentations, de systèmes viables et vivants - tels le cristal dont parle Calvino - plutôt que vraisemblables. Viabilité de l'oeuvre qui, de surcroît, ne se réduit pas à l'objet qui manifeste cette oeuvre, ainsi que tente de la montrer Genette (contre Goodman) à propos du Quichotte de Pierre Ménard. Celle-ci n'a de sens que dans l'espace (et le temps) à la fois physique, mental et social d'une réception attentionnelle et d'un contexte (Gérard Genette), un espace possible (et non donné a priori) aux yeux d'un spectateur-lecteur singulier.



Dans ce régime nouveau de la pensée, ce qui importe c'est moins l'oeuvre achevée que le processus génétique de la création :



"Les oeuvres m'apparaissent comme les résidus morts des actes vitaux d'un créateur. Je ne puis penser à une oeuvre que je ne pense aux actions et aux passions d'un être en travail. Il faut confesser qu'une oeuvre est toujours un faux, c'est-à-dire une fabrication à laquelle on ne pourrait pas faire correspondre un auteur agissant d'un seul mouvement 7."



Valéry et la question de l'auteur
L'hypertexte, comme on l'a vu, et comme Valéry en a vu avant tout le monde le profil à l'horizon de son siècle, c'est bien cette mise en question de la place de l'auteur et de la position de maîtrise qu'il incarne par rapport au savoir.



"Une telle recherche commence par l'abandon pénible des notions de gloire et d'épithètes laudatives ; elle ne supporte aucune idée de supériorité, aucune manie de grandeur. Elle conduit à découvrir la relativité sous l'apparente perfection 8."



Et encore :
"L'une des erreurs les plus fréquentes et les plus remarquables que l'on puisse commettre en spéculant sur les choses de l'art est celle qui consiste à considérer les oeuvres comme des entités bien définies. Il en résulte que l'esthéticien, anxieux de restituer la genèse de l'ouvrage, croit pouvoir s'élever de l'oeuvre à l'auteur par une opération directe et en quelque sorte [....] linéaire. Il s'éloigne par là, sans s'en douter, du vrai et du réel. Du vrai, car un ouvrage ne peut être considéré que dans ou selon un observateur bien déterminé et jamais en soi. Du réel, car la réalité de l'exécution de cet ouvrage est faite d'innombrables incidents intimes ou accidents extérieurs dont les effets s'accumulent, se combinent dans la matière de l'ouvrage, lequel peut devenir à la longue, surtout s'il est très élaboré et maintes fois repris, un ouvrage sans auteur définissable 9."



Se pose en effet aujourd'hui la question épineuse de la place du self de l'auteur aujourd'hui, notion dont les structurales années soixante-dix réclamaient la mort symbolique en vertu de la puissance tutélaire du texte et dont les contradictoires années quatre-vingt-dix hésitent à fixer le statut, partagées entre deux pôles contradictoires : un culte excessif de l'intention auctoriale et un retour un peu suspect de la veine autobiographique, d'un côté et, de l'autre, une ère du soupçon nouvelle version, liée à l'émergence souterraine d'autres catégories narratives très incertaines encore dont les termes "hypertexte", voire "cyberfiction" constitueraient les repères fragiles (bien qu'ils s'inscrivent dans la continuité de certaines expériences littéraires déjà anciennes comme, par exemple, le mouvement de l'Oulipo) mais dont le mouvement profond et quasi anthropologique n'en est pas moins patent qui conduit un esprit aussi perspicace et perplexe que Gérard Genette à parler d'une sorte de "néo-oralité numérisée" (Genette, L'Oeuvre de l'Art, 1992) qui annoncent peut-être le déclin irrémédiable de l'auctoritas.



C'est d'ailleurs un trait paradoxal des nouvelles technologies et des nouveaux supports de l'écriture et de sa pensée, qu'elles dérangent la belle ligne droite de son histoire en devenir et qu'elles pointent l'horizon d'une régression "primitiviste" dans laquelle les formes écrites du récit, dans ses diverses modalités génériques, se verraient, à la pointe de l'évolution technologique, progressivement confrontées à la résurgence de formes antérieures à l'âge de l'écrit et au retour de la pensée diffuse et multidimensionnelle dont Leroi-Gourhan aperçoit les signes dès le XIXe siècle avec l'apparition des journaux illustrés, le développement de la réclame. Avec l'hypertexte, la lecture elle-même devient "un processus discontinu ou non-linéaire qui, comme la pensée, est de nature associative, par opposition au processus séquentiel impliqué par le texte conventionnel" (Delany, Landow, Hypermédia and literary Studies, Cambridge, The MIT Press, 1991).



Valéry et Leroi-Gourhan
Dès lors, de nouvelles et redoutables questions ne manqueraient pas de se poser et les catégories qui étaient encore en usage dans l'analyse des oeuvres littéraires en tant qu'objets manifestés sur le support imprimé en seraient peut-être bouleversées. Car, comme l'écrit Jean-Louis Lebrave : "Par une nécessité physique, ces objets, clos vis-à-vis de leur extérieur, se donnent à leurs lecteurs comme détachés de celui qui les a produits et apparaissent comme des unités homogènes, cohérentes, achevées et sans rapport direct avec le processus mental qui leur a donné naissance. Les documents de genèse illustrent à quel point le fonctionnement 'naturel' de l'esprit est sans rapport avec ce mode linéaire, séquentiel et détaché qui caractérise l'écrit standardisé."
S'agirait-il d'une régression ? Ou alors, faudrait-il parler, comme le fait Leroi-Gourhan lui-même, d'une reprise de l'équilibre paléontologique ? Il faut se souvenir de l'ouvrage fameux de Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole et de ses conclusions (partiellement déprimantes) qui ont, dans le contexte de cet essai et des liens que l'on tente ici d'établir entre les supports technologiques les plus avancés, la création littéraire et le fonctionnement de l'esprit, une résonance prophétique :
"Malgré l'exercice intense de plusieurs générations, la reprise de l'équilibre paléontologique s'est rapidement amorcée et le mythogramme, sous forme d'illustration, a ressaisi les lectures dès le XIXe siècle à mesure que l'alphabétisation gagnait les classes populaires [...]. Assez curieusement, on peut se demander si les techniques audio-visuelles changent réellement le comportement des anthropiens. On peut se demander aussi quel est le sort de l'écriture dans un avenir plus ou moins éloigné.
Il est certain qu'elle a constitué, pendant plusieurs millénaires, indépendamment de son rôle de conservateur de la mémoire collective, par son déroulement à une seule dimension, l'instrument d'analyse d'où est sortie la pensée philosophique et scientifique. La conservation de la pensée peut maintenant être conçue autrement que dans les livres qui ne gardent que pour peu de temps encore l'avantage de leur maniabilité rapide. Une vaste magnétothèque à sélection électronique livrera dans un futur proche l'information présélectionnée instantanément. La lecture gardera pendant des siècles encore son importance malgré une sensible régression pour la majorité des hommes mais l'écriture est appelée à disparaître rapidement, remplacée par des appareils dictaphones à impression automatique."



Et Leroi-Gourhan d'ajouter :
"Quant aux conséquences à longue échéance sur les formes du raisonnement, sur un retour à la pensée diffuse et multidimensionnelle, elles sont imprévisibles au point actuel. La pensée scientifique est plutôt gênée par la nécessité de s'étirer dans la filière typographique et il est certain que, si quelque procédé permettait de présenter les livres de telle sorte que la matière des différents chapitres s'offre simultanément sous toutes ses incidences, les auteurs et les usagers y trouveraient un avantage considérable. Il est certain toutefois que si le raisonnement scientifique n'a sans doute rien à perdre avec la disparition de l'écriture, la philosophie, la littérature verront leur forme évoluer."



Tel serait le Valéry hypertextuel : dans la volonté de manifester l'infinie variabilité des perspectives qui constituent la matière première des oeuvres et que leur apparence séquentielle et linéaire occulte dans leur manifestation finale :
"Ce en quoi la vision des choses est transformée et par quoi la multiplicité d'expressions possibles est montrée, cela m'excite 10."



Multiplicité et variabilité qui sont au coeur du projet des Cahiers, et qui expliquent sans doute l'engouement contemporain pour Valéry, engouement partagé par les points de vue les plus divers : celui du philosophe comme celui du scientifique ou de l'artiste.
Oeuvre qui, dans la perspective où nous nous plaçons est elle-même un hypertexte et qui, telle la vague qu'affectionnait Valéry, n'en finit pas de se former, de se déformer et de se reformer sous l'action de notre lecture, et que l'on peut relire à l'infini ou dont on peut - cela revient au même - relier à l'infini les liens qui la constituent et la reconstituent dans l'espace-temps singulier de notre lecture.
Sous ce rapport, la lecture de l'oeuvre serait la lecture de l'oeuvre de l'oeuvre, de même que Valéry a pu dire lui-même "qu'un poème complet serait le poème de ce poème, à partir de l'embryon fécondé et les états successifs, les interventions inattendues, les approximations" 11.



(à suivre)


NOTES



1. Fonctions de l'Esprit, 13 Savants redécouvrent Paul Valéry, colloque placé sous la responsabilité de Judith Robinson-Valéry, Paris, Hermann, 1983.(Savoir).

2. Italo Calvino, Leçons américaines, Aide-mémoire pour le prochain Millénaire, Paris, Gallimard, 1991.

3. Paul Valéry, Fragments des Mémoires d'un Poème, Paris, Grasset, 1938. Repris dans Paul Valéry, Oeuvres, Paris, Gallimard, 1957-1960. (Bibliothèque de La Pléïade) pp. 1464-1490.

4. Fonctions de l'Esprit, op. cit., p. 270.

5. Fragments des Mémoires d'un Poème., op. cit.

6. Ilya Prigogine,"L'Actualité de la conception du temps chez Valéry", in Fonctions de l'Esprit, op. cit., p. 263.

7. Frédéric Lefèvre, Entretiens avec Paul Valéry, Paris, "le Livre", 1926, p. 107.

8. "Introduction à la méthode de Léonard de Vinci", in : Paul Valéry, Oeuvres, op. cit., 1, p. 1157.

9. Paul Valéry, "La création artistique," in Bulletin de la Société française de Philosophie, janvier 1928. Repris dans Vues, Paris, La Table Ronde, 1948, pp. 293-296.

10. Cahiers, XII, 1926-1928, 37, Paris, Éditions du CNRS, 1959.

11. Cahiers, XV, 1931-1932, Paris, Éditions du CNRS, 1959.