Valéry et l'hypertexte : notes pour
un essai à venir ©
Norbert Hillaire
Le texte qui suit tente de s'appuyer sur un certain nombre
de notes de Valéry, pour l'essentiel extraites des Cahiers
(Cahiers Paul Valéry 1894-1945, Paris, éd.
du C.N.R.S., 1957-1961), afin d'évaluer en quelle mesure
Valéry serait un précurseur des techniques modernes
de traitement de texte et, plus encore, des effets qui en résultent
quant au livre et à la connaissance en général.
On assiste en effet, aujourd'hui, à la prolifération
d'usages nouveaux dans le traitement informationnel des textes
qui concernent l'écriture autant que la lecture. Pour une
bonne part, cette mutation se joue autour d'une notion déjà
largement usitée et presque banalisée sur des réseaux
comme Internet : l'hypertexte. Cela ne signifie pas
pour autant que cette notion, aussi répandue soit-elle
actuellement, aille de soi, loin s'en faut.
Curieusement, la réflexion théorique ne s'est pas
encore vraiment saisie de cette question du côté
de la littérature si ce n'est de manière ponctuelle
et en France, par exemple, à l'exception remarquable de
chercheurs comme Jean-Pierre Balpe et Jean-Louis Lebrave
ou de philosophes comme Bernard Stiegler, il n'existe pas,
à notre connaissance, de théorie de l'hypertexte
visant à référer cette notion aux divers
courants qui, dans l'histoire ancienne ou plus récente,
se sont donné pour objet l'étude de la production
écrite et, en particulier, celle des genres et des formes
littéraires. Au point que ce même mot d'hypertexte
désigne, selon les contextes, des objets finalement assez
proches mais qui se seront jusqu'à maintenant superbement
ignorés, et que son emploi, chez Gérard Genette
par exemple, se situe à des années-lumière
du sens qui est le sien chez des auteurs plus imprégnés
de culture cybernétique comme Ted Nelson, l'un des
inventeurs de l'hypertexte à travers son projet XANADU.
Chez le premier, l'hypertexte se range dans une classe particulière
de textes, qui procède elle-même d'une typologie
globale des relations selon lesquelles un texte se constitue en
liaison avec d'autres textes, au même titre que l'architexte,
l'intertexte ou le paratexte (Genette, 1982), typologie
qu'il résume sous le nom de transtextualité.
Mais cet emploi du concept d'hypertexte ne fait pas référence,
chez Genette, à la nature spécifique du support,
l'ordinateur, qui a contribué au succès de son emploi
aujourd'hui, même si les conclusions de Genette dans son
livre résonnent étrangement à l'unisson des
prophéties de ceux qui, comme Vannevar Bush puis Ted Nelson,
furent à l'origine de l'hypertexte au sens informatique
du terme :
"Une littérature en transfusion perpétuelle
(ou perfusion transtextuelle), constamment présente à
elle-même dans sa totalité et comme Totalité,
dont tous les auteurs ne font qu'un, et dont tous les livres sont
un vaste Livre, un seul Livre infini. L'hypertextualité
n'est qu'un des noms de cette incessante circulation des textes
sans quoi la littérature ne vaudrait pas une heure de peine."
Pour sa part, Ted Nelson "imagina un logiciel qui pourrait
l'aider à enregistrer les multiples voies qu'empruntait
son cerveau. Au début des années 1970, il pense
à une bibliothèque universelle comme lieu de partage
des idées, comme moyen d'accès à la littérature
mondiale. Il envisage une vaste base de données indépendante
des machines particulières, grâce à une interface
universelle. Ce serait un réseau d'interconnexions et d'interactions
permettant les annotations, les commentaires" (Jonassen,
1990).
Ainsi, il y a plus qu'un air de famille entre, d'un côté,
les divers courants de pensée qui ont contribué
au renouvellement non seulement des études littéraires,
mais aussi peut-être de la littérature elle-même
et, au fond, à l'émergence d'un nouveau "modèle"
littéraire d'ordre "combinatoire" plutôt
que "mimétique" et, d'autre part, la genèse
progressive puis la banalisation sur le Web de l'hypertexte comme
outil qui rendrait compte, au-delà de la substitution du
support informatique au livre imprimé, d'une autre expérience
de la textualité : expérience assez proche
des intentions proclamées de la nouvelle critique et du
structuralisme. Il s'agit moins du texte achevé - ou,
comme disait Barthes, de "la chute du signifié" -
que de "l'emportement du signifiant". Il s'agit moins
des horloges balzaciennes du récit, avec son début
et sa fin n'autorisant qu'une lecture linéaire, que de
l'inachèvement et de la processualité du texte (ou
le principe d'un texte-rhizome qui se lirait dans tous les sens.)
Moins de "lisible" que de "scriptible", l'un
des premiers enjeux de l'hypertexte étant le réagencement
des relations entre l'écriture et la lecture, la mise en
évidence de l'indissociabité des pratiques d'écriture
et de lecture.
L'hypertexte, comme support dynamique fondé sur les principes
de navigation, de parcours dans un espace multiple, non-linéaire,
ouvert et dynamique, en tant qu'il fait de nous (plus ou mieux
que le livre, du moins plus expressément) l'auteur de notre
lecture, l'hypertexte donc nous renverrait du côté
du texte en train de se faire, du côté de l'indétermination
des commencements dont l'oeuvre achevée dans le livre n'est
jamais qu'une occurrence, une manifestation forcément réductrice
au regard de la multiplicité des possibles entre lesquels
l'auteur a dû choisir.
C'est pourquoi les recherches conduites actuellement dans le domaine
de la génétique des textes se sont, depuis quelques
années, intéressées à la question
de l'hypertexte car, comme dit Jean-Louis Lebrave, "l'hypertexte
au contraire empêche l'écrit de se figer à
jamais dans sa trace ; en réintroduisant le fonctionnement
de la mémoire vivante, il permet un renouvellement complet
des pratiques d'écriture et de lecture et il apporte un
outil approprié pour décrire, analyser et visualiser
l'ensemble que constituent les manuscrits et l'oeuvre qui en est
généralement issue".
Bref, il nous manque aujourd'hui un pont qui permettrait de relier
entre eux des territoires (presque des continents) appelés
à se rapprocher malgré leur apparente dérive :
les territoires de la pensée cybernétique, abondamment
relayée aujourd'hui par les sciences cognitives, d'une
part et, d'autre part, les territoires de la pensée artistique
et littéraire dont on est en droit de dire, si l'on se
réfère tout particulièrement à Valéry,
qu'ils procèdent eux aussi, et peut-être d'abord,
d'une science de l'esprit.
En somme, il s'agirait aujourd'hui de voir en quelle mesure, certaines
nouvelles technologies de l'écriture et de la lecture sont
déjà à l'oeuvre chez des auteurs, sous la
forme d'une prophétie ou d'un pressentiment qui a imprégné
la modernité.
Mais, dans le cas particulier de Valéry, ce sont non seulement
les relations entre genèse des formes et structures du
texte littéraire et évolution des supports techniques
de l'inscription et de la mémoire, mais aussi les relations
entre ces domaines de recherches et l'ensemble des disciplines
qui ont pour objet l'étude des modèles et systèmes
de connaissances, ce que Jean-Louis Lemoigne range sous le
nom "d'épistémologies constructivistes".
Il va de soi que le présent texte ne vise à rien
d'autre qu'au relevé de quelques indices qui, dans la pensée
et la vision de Valéry, nous conduiraient sur cette voie.
Une telle approche aurait en outre le mérite d'ouvrir,
à partir de Valéry, un espace à la recherche
en épistémologie, appliquée à cette
technologie singulière qu'est l'hypertexte, en tant que
support dynamique situé à la pointe de la mémoire
artificielle qui nous renvoie paradoxalement aux mécanismes
régissant le fonctionnement de la mémoire vivante.
Ainsi, dans la littérature très éparse que
l'on peut lire à propos de l'hypertexte, on remarque que
certains auteurs insistent sur les effets de désorientation
et de surcharge cognitive liés à l'état de
développement actuel de l'hypertexte, tel qu'on l'utilise
dans les pages W3 d'Internet.
De même que Jean-Pierre Dupuy a mis en évidence
tout ce que les sciences cognitives actuelles doivent à
la première cybernétique - celle des conférences
Macy quelque peu oubliée aujourd'hui -, de même
s'agirait-il de montrer que l'hypertexte est déjà
à l'oeuvre dans certaines expériences littéraires
majeures de ce siècle (oeuvres qui paraissent épouser,
de surcroît, les grandes questions épistémologiques
de ce siècle et leur cortège d'incertitudes), comme
s'il était appelé, avant la lettre de sa réalisation
technique, par ce que Leroi-Gourhan dénommait la tendance
technique.
Avant la lettre, c'est-à-dire plutôt avant son
chiffre exact car ce qui caractérise l'usage actuel des
supports informatisés de l'écriture et de la mémoire,
c'est leur exactitude. En ce sens, Bernard Stiegler
a raison de préférer au terme quelque peu galvaudé
de prothèse, celui, plus approprié, d'"orthothèse".
Et, si l'on y regarde d'un peu plus près, on s'aperçoit
que la question de l'exactitude hante des auteurs comme Valéry
qui semble ne se reconnaître de filiation que chez des auteurs
ayant eux-mêmes fait de cette question le centre de gravité
de leur oeuvre. Il existe une filière de l'exactitude qui
nous conduit de Poe et Mallarmé jusqu'à Calvino
et l'Oulipo en passant par Valéry.
Valéry et l'orthothèse
Chez Mallarmé comme chez Edgar Poe, qui pensait
que la nouvelle trouve son sens dans l'accomplissement d'une forme
abstraite, la consistance de l'exactitude est une forme de
la conscience littéraire. Valéry semble l'avoir
toujours préférée à ce dont l'enseignement
des belles-lettres est si friand : psychologie, beaux sentiments,
conscience malheureuse ou mauvaise foi.
Mallarmé à qui Valéry, alors étudiant
à Montpellier, écrit le 18 avril 1891 :
"Une dévotion toute particulière à Edgar Poe
me conduit alors à donner pour royaume au poète
l'analogie. Il précise l'écho mystérieux
des choses et leur secrète harmonie aussi réelle,
aussi certaine qu'un rapport mathématique à tous
esprits artistes et, comme il sied, idéalistes violents...
Alors s'impose la conception suprême d'une haute symphonie,
unissant le monde qui nous entoure au monde qui nous hante, construite
selon une rigoureuse architectonique, arrêtant des types
simplifiés sur fond d'or et d'azur et libérant le
poète du pesant secours des banales philosophies et des
fausses tendresses et des descriptions inanimées."
Valéry et la génétique
En même temps que l'exactitude, un autre trait définirait
assez bien Valéry : l'idée d'une pensée
qui se cherche, qui procède par essais et par erreurs,
par petites touches et éclairs, qui privilégie le
bonheur des commencements et les préfère, dans leur
indétermination, à la certitude des conclusions
et des choses achevées (sauf quand finir, c'est ouvrir,
comme dans les nouvelles d'Edgar Poe, l'espace de ce qui
s'achève vers l'au-delà d'une nouvelle forme abstraite,
vers le vertige d'une indétermination de niveau supérieur :
en abusant quelque peu du vocabulaire utilisé en sciences
cognitives, en particulier par Francisco Varela, on pourrait,
et en forçant un peu le trait, dire des nouvelles d'Edgar Poe
qu'elles appartiennent au domaine de ces fameux systèmes
auto-organisés, et les caractériser elles aussi
par une forme de "clôture opérationnelle").
Une pensée qui brouillonne exactement dans l'éveil
du possible.
Et donc une pensée qui, comme les puces, procède
par sauts plutôt que pas à pas. Ces sauts et ces
bonds (le succès actuel des bonds, rebonds et autres "je
voudrais rebondir sur...", comme signes médiatiques
de l'exigence du live dans l'exercice de la pensée
est à cet égard instructif), ces sauts et ces bonds
donc, donnent à voir la pensée en actes, l'envers
intime du décor, la tension et le temps essentiels du laboratoire
mental.
Une pensée mise à nu par son coeur célibataire
même. Son noyau dur, son foyer, et qui s'expose dans sa
chair. Le corps de la pensée en actes ou en flagrant délit
de corporéité : ainsi Valéry se surprend-il
quelquefois à faire ceci ou cela, surprise qui vaut comme
le signal donné à l'écriture ou la pensée
pour commencer son enquête. D'où le récent
intérêt des disciplines les plus diverses de la science
et de la médecine pour le cas Valéry : le sang,
le temps, le cerveau, le sommeil, etc. Tout y est passé
comme en témoigne un récent colloque consacré
à l'auteur 1.
Mais là encore, on ne manquera pas de s'interroger sur
la relation entre deux faits caractéristiques - et
apparemment fort éloignés - de ces trente dernières
années : il y a d'abord l'insistance de la littérature
moderne à s'exposer (et à exposer ces thèmes
comme enjeux) comme faire, comme fabrique, comme poïesis
ou, pour reprendre un mot de Varela, comme "enaction"
("faire émerger") à partir d'un environnement
fortement singularisé de dispositifs techniques, physiques
et mentaux (des systèmes mnémotechniques jusqu'aux
outils spécifiques de la bibliothèque et de la main
qui écrit.) Il y a ensuite le développement de systèmes
techniques informatisés qui concourent eux-mêmes,
à travers des interfaces de plus en plus sophistiquées
et conviviales, à la personnalisation du travail des textes.
Cette personnalisation induit une interaction croissante entre
l'espace physique, "proxémique" de l'écrivain
et des pans de plus en plus vastes de la bibliothèque universelle,
via l'Internet par exemple, comme si la littérature avait
sourdement enregistré l'idée selon laquelle elle
serait bientôt "l'oeuvre de ses outils" ;
comme si la littérature était impuissante à
remplir sa tâche (qui est l'inachèvement même
ou l'ouverture infinie de l'oeuvre) sans se mesurer aux supports
techniques de l'inachèvement et des cheminements à
l'intérieur du livre comme totalité.
Ce Valéry des cheminements dans "les plis jaunes de
la pensée" (Mallarmé), celui dont, comme dit
René Thom, la pensée procède par fragments,
par blocs c'est-à-dire le contraire d'une pensée
de l'achèvement, celui-là donc semble ouvrir la
voie de ce qui, comme enjeu, s'annonce sous le nom d'hypertexte.
Qu'est-ce qu'un hypertexte ?
Selon Ted Nelson, un hypertexte est un système
permettant de gérer une collection d'informations auxquelles
on peut accéder de manière non séquentielle :
il est constitué d'un "réseau de noeuds et
de liens logiques entre ces noeuds".
Les traits essentiels de l'hypertexte seraient la non linéarité
(la lecture devient un processus discontinu qui, comme la pensée,
est de nature associative), la non hiérarchie (l'hypertexte
bouscule les classements que nous opérons entre les oeuvres
littéraires ; il met en cause l'auctoritas,
la position de l'auteur, en relativisant la fixité du texte),
la connectivité (les grains ou les blocs qui constituent
un hypertexte se caractérisent par une forme de connectivité
qui permet de relier entre eux des blocs discrets pour former
des tissus d'informations, de suivre différents chemins
à travers ces liens.)
Ces quelques traits, est-il possible de les retrouver, fût-ce
sous une forme embryonnaire, dans le système Valéryen ?
Existerait-t-il un Valéry des liens discrets, un
Valéry granulaire, nodal, et hypertextuel ?
Oui, est-on tenté de répondre, si l'on en juge
d'après les correspondances ou les Cahiers.
Ainsi, dans ses Lettres à Quelques-uns (1952),
Valéry décrit-il la Jeune Parque à Aimé Lafont
comme "une trame qui n'a ni commencement ni fin mais des
noeuds".
Ce serait là un Valéry granulaire, pour lequel l'écriture
et la pensée seraient affaire de grain à moudre
dans la langue, grains qui se "discrétisent"
dans le continuum de l'écriture mais dont l'éclat
irradie en noeuds singuliers sur l'ensemble du texte, entendu
non comme une progression linéaire mais comme une totalité
cristalline ou un kaléidoscope. C'est dans toutes les directions,
y compris celles qui n'avaient pas été prévues
ou imaginées par l'auteur que le texte irradie. La linéarité
que l'écriture impose à la pensée s'en trouve
pour le coup rompue et chaque texte de Valéry est, à
sa manière, un "coup de dés", qui fuse
sur de multiples plans et dans de nombreuses directions.
Curieusement, l'une des figures rhétoriques que semble
privilégier Valéry, et qui accompagne comme une
"note de basse" la totalité de ses textes fragmentaires,
c'est l'anacoluthe, cette saute brusque d'humeur dans le
flux textuel, cette rupture soudaine par laquelle la pensée
se porte en un éclair de sens au-delà d'elle-même
et irradie sur le paysage textuel tout entier en le traversant
de part en part : cet éclair de sens est comme un
flot tourbillonnaire qui jaillirait ex abrupto dans la
pensée, une effraction paradigmatique soudaine qui forcerait
le flux laminaire et syntagmatique du texte - le pas à
pas des mots - à sortir de son lit pour en cristalliser
le sens.
Valéry et le cristal
Ce Valéry, granulaire et cristallin, n'a pas échappé
à la perspicacité d'Italo Calvino qui écrit
dans ses Leçons américaines 2 :
"Le goût de la composition géométrisante,
dont nous pourrions retracer l'histoire en parcourant la littérature
mondiale à partir de Mallarmé, repose sur l'opposition
ordre/désordre, fondamentale dans la science contemporaine.
L'univers se défait en un nuage de chaleur, il se précipite
sans rémission dans un tourbillon d'entropie mais ce processus
irréversible fait apparaître des zones d'ordre, des
portions d'existant qui tendent vers une forme, des points privilégiés
d'où l'on croit apercevoir un dessin, une perspective.
L'oeuvre littéraire est une de ces menues portions en quoi
l'univers se cristallise, prend forme, acquiert un sens qui n'est
nullement figé ni définitif ni raidi dans une immobilité
minérale mais aussi vivant qu'un organisme : le cristal
pourrait servir d'emblème à une constellation d'écrivains
aussi différents que Valéry, Pessõa ou Borgès. [...]
Car - ajoute Calvino - la taille précise de ses
facettes, comme la propriété qu'il a de réfracter
la lumière, fait du cristal un modèle de perfection
qui m'a toujours paru emblématique et plus riche de sens
encore depuis que nous sont connues certaines propriétés
des cristaux : naissant et se développant à
la manière des êtres biologiques les plus élémentaires,
ils constituent une sorte de pont entre le monde minéral
et la matière vivante."
Ce Valéry des formes et formules cristallines dont le sens
n'est jamais figé, on le rencontre à tous les carrefours
des Cahiers, sous des formes infiniment variées.
Ainsi, dans ces Fragments des Mémoires d'un Poème 3 :
"Je tente involontairement de modifier ou de faire varier
par la pensée tout ce qui me suggère une substitution
possible dans ce qui s'offre à moi et mon esprit se plaît
à ces actes virtuels, à peu près comme l'on
tourne et retourne un objet avec lequel notre tact s'apprivoise.
C'est là une manie ou une méthode, ou les deux à
la fois : il n'y a pas contradiction. Il m'arrive devant
un paysage que les formes de la terre, les profils d'horizons,
la situation et les contours des bois et des cultures me paraissent
de purs accidents qui, sans doute, définissent un certain
site, mais que je regarde comme si je pouvais les transformer
librement, ainsi qu'on le ferait sur le papier par le crayon ou
par le pinceau."
Valéry et l'espace
En écho à Prigogine, qui voit en Valéry
- pour lequel durée est construction -
un précurseur des théories modernes du temps 4,
on pourrait ici clairement identifier un Valéry précurseur
de notre notion moderne de l'espace : non plus un espace
donné a priori mais un espace construit, un espace
virtuel dont la perception et la conception se confondent, espace
dont le modèle d'intelligibilité est impliqué
dans la perception sensible de son apparence. Ou espace, si l'on
veut, dont l'apparence phénoménale affecte en retour
le statut de réalité physique que nous lui attribuons.
L'espace ne serait pas là, "étant donné",
ou ne serait pas "vrai", il serait, comme disent les
physiciens, une proposition (plus ou moins) pertinente, dont la
pertinence dépend de la valeur ou du statut de réalité
que lui attribue celui qui l'observe.
De même que l'hypertexte permet l'explicitation, la multiplication
et la diversification des liens transversaux entre les éléments
qui le constituent, de même l'espace valéryen ouvre
à la virtualisation infinie des relations spatiales et
de leur perception.
Valéry poursuit en ce sens : "Quand mon esprit
n'est pas gêné dans sa liberté et qu'il s'arrête
de soi-même sur quelque objet qui le fascine, il croit le
voir dans une sorte d'espace où, de présent
et d'entièrement défini, cet objet retourne au possible...
"Et ce qui me vient à la pensée m'apparaît
assez vite comme un "spécimen", un cas particulier,
un élément d'une variété d'autres
combinaisons également concevables [...], une facette
d'un système d'entre ceux dont je suis capable 5."
Valéry, l'hypertexte et la mémoire
Dans le même sens, on pourrait considérer cette
oeuvre "virtuelle" à laquelle se prend à
rêver Valéry dans le même texte comme une définition
même de l'hypertexte, en tant que celui-ci est, avec d'autres
dispositifs de traitement de textes, une prothèse qui vient
suppléer le défaut de mémoire. Cette prothèse
rend ainsi possible, par délégation de compétences
à la machine de zones de mémoire de plus en plus
étendues, l'exercice libre de la pensée en ceci
qu'elle est soulagée de la nécessité de se
souvenir à chaque instant :
"Ma mémoire n'est guère que d'idées
et de quelques sensations. Mes événements s'évanouissent
au plus tôt. Ce que j'ai fait n'est bientôt plus de
moi [...]. Peut-être serait-il intéressant de
faire une fois une oeuvre qui montrerait à chacun de ses
noeuds la diversité qui s'y peut présenter à
l'esprit et parmi laquelle il choisit la suite unique qui sera
donnée dans le texte. Ce serait là substituer à
l'illusion d'une détermination unique et imitatrice du
réel, celle du possible-à-chaque-instant, qui me
semble plus véritable. Il m'est arrivé de publier
des textes différents de mêmes poèmes :
il en fut même de contradictoires et l'on n'a pas manqué
de me critiquer à ce sujet. Mais personne ne m'a dit pourquoi
j'aurais dû m'abstenir de ces variations."
Intuition de Valéry chez qui s'annonce la possibilité
d'une typologie alternative à l'opposition entre genèse
et structure, entre support et processus. Le mathématicien
Paul Montel y répond en ces termes :
"Votre goût de substituer, à la ligne suivie
par le romancier, une autre trajectoire obtenue en adoptant, en
chaque noeud, une direction différente de la sienne me
rappelle la tentative de Boussinesq qui enseignait à la
Sorbonne la physique mathématique et avait l'âme
religieuse. Il composa un Essai de Conciliation du Déterminisme
et du Libre Arbitre. Le déterminisme conduit à
définir la variation de chaque élément au
moyen d'une équation différentielle. Les conditions
initiales déterminent le mouvement, d'une manière
unique en général. Mais il y a des noeuds en lesquels
l'équation admet plusieurs ou même une infinité
de solutions."
Valéry et l'épistémologie
Il se trouve que ces noeuds de Boussinesq se retrouvent au
coeur des questions épistémologiques contemporaines.
Voici ce que dit Prigogine à leur sujet :
"À l'époque, les noeuds de Boussinesq ne représentaient
guère que des curiosités mais, aujourd'hui, ils
sont devenus un élément central dans de nombreuses
disciplines qui étudient les processus marqués par
les non-linéarités et les bifurcations. Les bifurcations
sont des points singuliers d'où émerge une nouvelle
solution d'une équation différentielle qui peut
avoir des propriétés entièrement différentes.
C'est-à-dire que, dans ces points singuliers, il y a des
possibilités différentes et que le choix de la bifurcation
ne peut, dans beaucoup de cas, être connu que par des théories
statistiques [...]. Nous nous trouvons donc devant un monde
qui contient des éléments du possible, des éléments
où existent, justement, ces noeuds à partir desquels
différentes situations peuvent naître. Le "réel"
n'est qu'une des réalisations de ces différentes
situations. Il y a là un changement de perspective très
important : le monde tel que nous le voyons aujourd'hui a
été modifié, bouleversé par cette
prise de conscience. [...] Il y a cinquante ans, l'aléatoire
survenait dans le monde de la micro-physique avec la mécanique
quantique. Aujourd'hui, il réapparaît en force mais,
cette fois-ci, à notre propre niveau. Avant, on pouvait
dire qu'au niveau macroscopique, l'aléatoire jouait peut-être
un rôle mais que, dans le domaine des phénomènes
macroscopiques des êtres vivants formés d'un grand
nombre de particules, il ne joue pas de rôle parce qu'à
cette échelle, ce sont les moyennes qui comptent. L'aléatoire
réapparaît, cependant, sous forme de bifurcations,
d'états nouveaux, de structures nouvelles, et nous arrivons
ainsi à une vision différente du réel, surtout
de la relation entre le réel et l'imaginaire [...]."
En ce sens, on doit reconnaître que la littérature
ou même la musique ont, depuis plusieurs décennies,
préparé le terrain de ces rencontres. De Joyce à
Roussel, en passant par Calvino ou Borgès, ou encore l'Oulipo
de Perec et L'Homme sans Qualité de Musil, l'idée
de cette multiplicité qui n'est ni la sujétion à
un point de vue déterministe ni le chaos absolu, offre
de la pensée littéraire et artistique l'image d'un
vaste jardin sillonné de sentiers qui bifurquent.
Nous sommes là au coeur du système valéryen,
constatant l'avancée qu'il représente dans les relations
de l'art, de la science et de la technique.
Valéry et le changement de paradigme
Car de quoi est-il question dans cette substitution du possible
au réel, sinon de la révolution épistémologique
et du changement de paradigme amorcé voici un siècle ?
Ce qui est en cause n'est rien moins que le passage d'un monde
dans lequel l'art et la littérature (et la connaissance
en général) sont un miroir de la nature, à
un monde dans lequel ce modèle représentationniste
est devenu obsolète.
Comme dit Prigogine dans son texte sur Valéry et la question
du temps : "Dans le monde des structures multiples et
des bifurcations, la situation est tout à fait différente :
le réel devient presque un accident, un îlot parmi
les possibles, parmi d'autres choix qui pouvaient se réaliser.
Ce n'est pas que ces autres choix soient moins rationnels. Le
réel et le rationnel ne s'identifient plus et l'imaginaire,
le possible se trouvent réhabilités au coeur même
de la science. Il y a là un élément qui vient
confirmer très fortement le point de vue de Valéry 6."
Ainsi, ces nouveaux outils de la pensée, tel l'hypertexte,
prennent-ils tout leur sens dans le contexte d'une évolution
qui affecte en profondeur le statut même de la connaissance :
à la vision scientifique marquée par le déterminisme
et à l'inscription de la pensée dans la filière
alphabétique rectilinéaire s'opposent une organisation
nouvelle des formes et des contenus de la pensée et de
la connaissance, marquée par les non-linéarités
et les bifurcations dont parle Prigogine. De même que tombe
l'illusion d'un monde et d'une réalité qui seraient
indépendants de celui qui le perçoit, de même
prend fin la tentation encyclopédique qui hantait l'imaginaire
scientifique et littéraire des "lumières"
jusqu'à nous. Il n'est désormais d'encyclopédie
possible qu'inachevée, ouverte à la promesse d'un
savoir en mouvement perpétuel et qui, à ce titre,
ne saurait prétendre à un quelconque absolu.
Exit la souveraineté d'un auteur qui règnerait
en maître sur ses oeuvres fixées pour l'éternité.
Ce que pointe Valéry dans ses fragments, c'est ce caractère
dynamique d'une pensée qui se cherche et se trouve en construisant
son propre cheminement sur de multiples "sentiers qui bifurquent".
Ainsi, l'hypertexte vaut par le jeu des cheminements multiples
auquel il convie ses lecteurs devenus auteurs de leur lecture.
Des domaines de recherche situés au croisement de la cybernétique
et de certaines sciences "dures" comme la biologie moléculaire
trouvent, aujourd'hui, leurs applications dans les domaines les
plus avancés de la technologie (intelligence et "vie"
artificielle, automates cellulaires, etc.) Ce qui est en cause
dans ces disciplines, c'est le dépassement du modèle
de développement des sciences et des techniques de la modernité,
fondé sur une vision déterministe de la nature et
une notion linéaire du progrès. À la vision
"englobante", "utopique", universelle du projet
moderne, succède un modèle de connaissance fondé
sur les notions de milieu, d'échelles, monde des structures
multiples et des bifurcations, et de la combinaison des unités
"discrètes" du traitement de l'information. Ce
modèle tend à mettre en avant les notions de multiplicité,
de relativité, de contingence et de codétermination
du sujet et de l'objet dans un milieu.
On retiendra que ce changement se produit aussi dans le champ
de la néocybernétique et qu'au modèle représentationniste
des architectures de Von Neumann et de Turing (selon lequel
la cognition procède seulement de la représentation
adéquate d'un monde extérieur prédéterminé),
certains courants, représentés, entre autres, par
Francisco Varela, opposent l'idée - qui doit
beaucoup à la phénoménologie - selon
laquelle la connaissance et la cognition "procèdent
d'une interprétation continue qui ne peut être encapsulée
dans un ensemble de règles et de présuppositions
puisqu'elle dépend de l'action et de l'histoire. C'est
un monde de signification qu'on s'approprie par imitation et qui
devient partie intégrante de notre monde préexistant.
De plus, nous ne pouvons nous exclure du monde pour comparer son
contenu et ses représentations ; nous sommes toujours
immergés dans ce monde. En posant des règles pour
exprimer l'activité mentale et des symboles pour exprimer
les représentations, on s'isole justement du pivot sur
lequel repose la cognition dans sa dimension vraiment vivante.
Cela n'est possible que dans un contexte limité où
presque tout est statique [...]. Le contexte et le sens commun
ne sont pas des artefacts résiduels pouvant être
progressivement éliminés grâce à des
règles plus sophistiquées. Ils sont en fait l'essence
même de la cognition créatrice [...]. L'idée
fondamentale est donc que les facultés cognitives sont
inextricablement liées à l'historique de ce qui
est vécu, de la même manière qu'un sentier
au préalable inexistant apparaît en marchant".
Ainsi, ces recherches témoignent d'une évolution
qui rappelle celle que l'on a vu se dessiner dans certaines oeuvres,
oeuvres de l'art et de la littérature qui, comme celles
de Valéry, sont affaire de manipulations, de connexions
ou de combinaisons plus encore que de représentations,
de systèmes viables et vivants - tels le cristal dont
parle Calvino - plutôt que vraisemblables. Viabilité
de l'oeuvre qui, de surcroît, ne se réduit pas à
l'objet qui manifeste cette oeuvre, ainsi que tente de la montrer
Genette (contre Goodman) à propos du Quichotte de Pierre Ménard.
Celle-ci n'a de sens que dans l'espace (et le temps) à
la fois physique, mental et social d'une réception attentionnelle
et d'un contexte (Gérard Genette), un espace possible
(et non donné a priori) aux yeux d'un spectateur-lecteur
singulier.
Dans ce régime nouveau de la pensée, ce qui importe
c'est moins l'oeuvre achevée que le processus génétique
de la création :
"Les oeuvres m'apparaissent comme les résidus morts
des actes vitaux d'un créateur. Je ne puis penser à
une oeuvre que je ne pense aux actions et aux passions d'un être
en travail. Il faut confesser qu'une oeuvre est toujours un faux,
c'est-à-dire une fabrication à laquelle on ne
pourrait pas faire correspondre un auteur agissant d'un seul mouvement 7."
Valéry et la question de l'auteur
L'hypertexte, comme on l'a vu, et comme Valéry en a
vu avant tout le monde le profil à l'horizon de son siècle,
c'est bien cette mise en question de la place de l'auteur et
de la position de maîtrise qu'il incarne par rapport au
savoir.
"Une telle recherche commence par l'abandon pénible
des notions de gloire et d'épithètes laudatives ;
elle ne supporte aucune idée de supériorité,
aucune manie de grandeur. Elle conduit à découvrir
la relativité sous l'apparente perfection 8."
Et encore :
"L'une des erreurs les plus fréquentes et les plus
remarquables que l'on puisse commettre en spéculant sur
les choses de l'art est celle qui consiste à considérer
les oeuvres comme des entités bien définies. Il
en résulte que l'esthéticien, anxieux de restituer
la genèse de l'ouvrage, croit pouvoir s'élever de
l'oeuvre à l'auteur par une opération directe et
en quelque sorte [....] linéaire. Il s'éloigne
par là, sans s'en douter, du vrai et du réel. Du
vrai, car un ouvrage ne peut être considéré
que dans ou selon un observateur bien déterminé
et jamais en soi. Du réel, car la réalité
de l'exécution de cet ouvrage est faite d'innombrables
incidents intimes ou accidents extérieurs dont les effets
s'accumulent, se combinent dans la matière de l'ouvrage,
lequel peut devenir à la longue, surtout s'il est très
élaboré et maintes fois repris, un ouvrage sans
auteur définissable 9."
Se pose en effet aujourd'hui la question épineuse de la
place du self de l'auteur aujourd'hui, notion dont les
structurales années soixante-dix réclamaient la
mort symbolique en vertu de la puissance tutélaire du texte
et dont les contradictoires années quatre-vingt-dix hésitent
à fixer le statut, partagées entre deux pôles
contradictoires : un culte excessif de l'intention auctoriale
et un retour un peu suspect de la veine autobiographique, d'un
côté et, de l'autre, une ère du soupçon
nouvelle version, liée à l'émergence souterraine
d'autres catégories narratives très incertaines
encore dont les termes "hypertexte", voire "cyberfiction"
constitueraient les repères fragiles (bien qu'ils s'inscrivent
dans la continuité de certaines expériences littéraires
déjà anciennes comme, par exemple, le mouvement
de l'Oulipo) mais dont le mouvement profond et quasi anthropologique
n'en est pas moins patent qui conduit un esprit aussi perspicace
et perplexe que Gérard Genette à parler d'une
sorte de "néo-oralité numérisée"
(Genette, L'Oeuvre de l'Art, 1992) qui annoncent peut-être
le déclin irrémédiable de l'auctoritas.
C'est d'ailleurs un trait paradoxal des nouvelles technologies
et des nouveaux supports de l'écriture et de sa pensée,
qu'elles dérangent la belle ligne droite de son histoire
en devenir et qu'elles pointent l'horizon d'une régression
"primitiviste" dans laquelle les formes écrites
du récit, dans ses diverses modalités génériques,
se verraient, à la pointe de l'évolution technologique,
progressivement confrontées à la résurgence
de formes antérieures à l'âge de l'écrit
et au retour de la pensée diffuse et multidimensionnelle
dont Leroi-Gourhan aperçoit les signes dès le XIXe siècle
avec l'apparition des journaux illustrés, le développement
de la réclame. Avec l'hypertexte, la lecture elle-même
devient "un processus discontinu ou non-linéaire qui,
comme la pensée, est de nature associative, par opposition
au processus séquentiel impliqué par le texte conventionnel"
(Delany, Landow, Hypermédia and literary Studies,
Cambridge, The MIT Press, 1991).
Valéry et Leroi-Gourhan
Dès lors, de nouvelles et redoutables questions ne
manqueraient pas de se poser et les catégories qui étaient
encore en usage dans l'analyse des oeuvres littéraires
en tant qu'objets manifestés sur le support imprimé
en seraient peut-être bouleversées. Car, comme l'écrit
Jean-Louis Lebrave : "Par une nécessité
physique, ces objets, clos vis-à-vis de leur extérieur,
se donnent à leurs lecteurs comme détachés
de celui qui les a produits et apparaissent comme des unités
homogènes, cohérentes, achevées et sans rapport
direct avec le processus mental qui leur a donné naissance.
Les documents de genèse illustrent à quel point
le fonctionnement 'naturel' de l'esprit est sans rapport avec
ce mode linéaire, séquentiel et détaché
qui caractérise l'écrit standardisé."
S'agirait-il d'une régression ? Ou alors, faudrait-il
parler, comme le fait Leroi-Gourhan lui-même, d'une reprise
de l'équilibre paléontologique ? Il faut se
souvenir de l'ouvrage fameux de Leroi-Gourhan, Le Geste et
la Parole et de ses conclusions (partiellement déprimantes)
qui ont, dans le contexte de cet essai et des liens que l'on tente
ici d'établir entre les supports technologiques les plus
avancés, la création littéraire et le fonctionnement
de l'esprit, une résonance prophétique :
"Malgré l'exercice intense de plusieurs générations,
la reprise de l'équilibre paléontologique s'est
rapidement amorcée et le mythogramme, sous forme d'illustration,
a ressaisi les lectures dès le XIXe siècle
à mesure que l'alphabétisation gagnait les classes
populaires [...]. Assez curieusement, on peut se demander
si les techniques audio-visuelles changent réellement le
comportement des anthropiens. On peut se demander aussi quel est
le sort de l'écriture dans un avenir plus ou moins éloigné.
Il est certain qu'elle a constitué, pendant plusieurs millénaires,
indépendamment de son rôle de conservateur de la
mémoire collective, par son déroulement à
une seule dimension, l'instrument d'analyse d'où est sortie
la pensée philosophique et scientifique. La conservation
de la pensée peut maintenant être conçue autrement
que dans les livres qui ne gardent que pour peu de temps encore
l'avantage de leur maniabilité rapide. Une vaste magnétothèque
à sélection électronique livrera dans un
futur proche l'information présélectionnée
instantanément. La lecture gardera pendant des siècles
encore son importance malgré une sensible régression
pour la majorité des hommes mais l'écriture est
appelée à disparaître rapidement, remplacée
par des appareils dictaphones à impression automatique."
Et Leroi-Gourhan d'ajouter :
"Quant aux conséquences à longue échéance
sur les formes du raisonnement, sur un retour à la pensée
diffuse et multidimensionnelle, elles sont imprévisibles
au point actuel. La pensée scientifique est plutôt
gênée par la nécessité de s'étirer
dans la filière typographique et il est certain que, si
quelque procédé permettait de présenter les
livres de telle sorte que la matière des différents
chapitres s'offre simultanément sous toutes ses incidences,
les auteurs et les usagers y trouveraient un avantage considérable.
Il est certain toutefois que si le raisonnement scientifique n'a
sans doute rien à perdre avec la disparition de l'écriture,
la philosophie, la littérature verront leur forme évoluer."
Tel serait le Valéry hypertextuel : dans la
volonté de manifester l'infinie variabilité des
perspectives qui constituent la matière première
des oeuvres et que leur apparence séquentielle et linéaire
occulte dans leur manifestation finale :
"Ce en quoi la vision des choses est transformée et
par quoi la multiplicité d'expressions possibles est montrée,
cela m'excite 10."
Multiplicité et variabilité qui sont au coeur du
projet des Cahiers, et qui expliquent sans doute l'engouement
contemporain pour Valéry, engouement partagé par
les points de vue les plus divers : celui du philosophe comme
celui du scientifique ou de l'artiste.
Oeuvre qui, dans la perspective où nous nous plaçons
est elle-même un hypertexte et qui, telle la vague qu'affectionnait
Valéry, n'en finit pas de se former, de se déformer
et de se reformer sous l'action de notre lecture, et que
l'on peut relire à l'infini ou dont on peut - cela
revient au même - relier à l'infini les liens
qui la constituent et la reconstituent dans l'espace-temps singulier
de notre lecture.
Sous ce rapport, la lecture de l'oeuvre serait la lecture de
l'oeuvre de l'oeuvre, de même que Valéry a pu
dire lui-même "qu'un poème complet serait le
poème de ce poème, à partir de l'embryon
fécondé et les états successifs, les interventions
inattendues, les approximations" 11.
(à suivre)
NOTES
1. Fonctions de l'Esprit, 13 Savants redécouvrent
Paul Valéry, colloque placé sous
la responsabilité de Judith Robinson-Valéry,
Paris, Hermann, 1983.(Savoir).
2. Italo Calvino, Leçons américaines,
Aide-mémoire pour le prochain Millénaire, Paris,
Gallimard, 1991.
3. Paul Valéry, Fragments des Mémoires
d'un Poème, Paris, Grasset, 1938. Repris dans Paul Valéry,
Oeuvres, Paris, Gallimard, 1957-1960. (Bibliothèque
de La Pléïade) pp. 1464-1490.
4. Fonctions de l'Esprit, op. cit., p. 270.
5. Fragments des Mémoires d'un Poème.,
op. cit.
6. Ilya Prigogine,"L'Actualité de la conception
du temps chez Valéry", in Fonctions de l'Esprit,
op. cit., p. 263.
7. Frédéric Lefèvre, Entretiens
avec Paul Valéry, Paris, "le Livre",
1926, p. 107.
8. "Introduction à la méthode de Léonard
de Vinci", in : Paul Valéry, Oeuvres,
op. cit., 1, p. 1157.
9. Paul Valéry, "La création artistique,"
in Bulletin de la Société française de
Philosophie, janvier 1928. Repris dans Vues, Paris,
La Table Ronde, 1948, pp. 293-296.
10. Cahiers, XII, 1926-1928, 37, Paris, Éditions
du CNRS, 1959.
11. Cahiers, XV, 1931-1932, Paris, Éditions
du CNRS, 1959.