Lettre CLXXX sur le flûteur automate et l'Aristipe moderne, 30 mars 1738 ©
Abbé Desfontaines


in Observations sur les écrits modernes, XII, PP. 337-342.
Cité in : André Doyon et Lucien Liaigre, Jacques Vaucanson, mécanicien de génie, Paris, Presses Universitaires de France, 1967, p. 49-51.


Je crois, Monsieur, pouvoir aujourd'hui suspendre mes observations sur les ouvrages nouveaux de littérature pour vous offrir un objet singulier, qui intéresse le progrès des arts, et qui fait voir que le Français a non seulement le talent de perfectionner ce que les autres nations inventent, mais que, quand il veut se donner lui-même la peine d'inventer, il l'emporte sur tous les autres peuples. C'est à Blois, et non à Londres, qu'est le premier berceau de l'horlogerie, que les Anglais n'ont depuis perfectionné que pour nous donner lieu d'enchérir sur eux.
Sans parler ici de la Pompe nouvelle de Monsieur du Puis... Paris voit aujourd'hui avec étonnement un chef-d'oeuvre de mécanique, prodige de génie, un miracle de l'Art, dans l'ouvrage incompréhensible de Monsieur de Vaucanson.


Les trois automates de Jacques Vaucanson. Affichette
représentant le flûteur, le canard et le joueur de galoubet
et comportant un texte publicitaire
Bibliothèque nationale de France, Cabinet des Estampes



C'est un faune assis sur un rocher qui joue de la flûte traversière et qui exécute, avec autant de force et d'élégance que de justesse et de précision, plusieurs airs de symphonie, dont quelques-uns sont assez difficiles tels que le Rossignol (*) de Blavet dont ce faune a été le disciple.
C'est surtout dans les airs en do, la, ré qu'il brille parce que ce sont les plus favorables pour la flûte. Coups de langue marqués et précis sans enflés, et diminués avec goût, tenues gracieuses, ports de voix, pinces, coulés, tremblements vifs, cadences perlées, échos mêmes ; aucun agrément n'est inconnu au flûteur inanimé.
Il joue des airs lents et rapides, de tendresse et de mouvement. Ici nulle supercherie : le vent qui sort par la bouche de l'automate se brisant au trou de l'embouchure forme les vibrations modifiées par ses doigts. Ce sont ses doigts posés différemment sur les trous de la flûte qui varient les tons, qui les pincent, qui les flattent, qui les cadencent. En un mot, l'art fait ici tout ce que fait la nature dans ceux qui jouent bien de la flûte. C'est ce qui se voit et s'entend, sans qu'il soit permis d'en douter.


Les trois automates de Vaucanson
Gravure de Gravelot illustrant le prospectus de 1738



Ceux à qui cet instrument est familier, qui en connaissent les propriétés, qui en savent la physique, sont encore plus surpris que les autres. Ils n'ignorent pas que, dans la flûte traversière, l'embouchure est indéterminée, et que c'est ce qui en fait la grande difficulté. Elle dépend d'une émission de vent plus ou moins forte, et de son issue plus ou moins grande, formée par les lèvres, plus ou moins ouvertes, plus ou moins avancées sur le trou de la flûte. Par quels ressorts le savant auteur de la nouvelle machine a-t-il pu donner à son flûteur artificiel une embouchure que bien des joueurs de flûte pourraient envier ?
Le jeu des doigts n'est pas moins admirable : ils sont légers, agiles et bouchent les trous exactement et à propos. Pour ces diverses opérations que de principes renfermés dans le piédestal, et dans le corps du faune ! que de roues, que de poulies, que de leviers, que de vis, que de lames, que de soupapes, que de pivots, que de soufflets, que de réservoirs, que de fils, que de cordes, que de chaînes, que de tuyaux, que de cylindres !


Reconstitution des mécanismes du flûteur et
du canard de Vaucanson


Ce qu'il y a de remarquable est que le mouvement si composé de toutes ces parties internes de la machine ne fait presque point de bruit et ne nuit en rien à la mélodie de l'instrument.
Quelles difficultés n'a-t-il pas fallu vaincre, pour faire parvenir le son jusqu'aux lèvres du faune, et pour modifier ce son à l'embouchure de la flûte afin de lui faire produire des tons tantôt forts, tantôt faibles, accompagnés de coups de langue.
D'une infinité de fils et de chaînes d'acier, qui partent du piédestal, les uns montent dans la poitrine du flûteur, les autres de ses épaules ; ceux-ci descendent ensuite dans l'avant-bras, se plient au coude, parviennent jusqu'au poignet, et forment ensuite le mouvement des doigts, de la même manière que dans l'homme vivant, par la dilatation et la contraction des muscles. C'est sans doute la connaissance de l'anatomie de l'homme et surtout de la névrologie qui a guidé l'auteur dans sa mécanique. Mais, pour l'exécution, il lui a fallu d'autres lumières. L'imagination peut à peine se représenter de pareils efforts. Comment a-t-elle pu les produire ?...


Le Canard de Vaucanson
Gravure de Boutens 1860


Il est assez vraisemblable qu'étant parvenu dans un âge si peu avancé à ce haut degré de perfection dans les mécaniques, il ait réservé à lui seul de pouvoir donner dans la suite au public quelque chose de plus parfait et de plus surprenant. Que n'a-t-on pas lieu d'en attendre ? Le sentiment de l'admiration ne doit point être prodigué  : mais pour une invention de cette espèce, il peut être sans réserve...

(*) Sans doute "Rossignol ton ramage tendre". C'est le seul air de ce titre que Blavet ait composé (Recueil de Pièces, Petits airs, Brunettes, Menuets... par M. Blavet, ordinaire de la musique du Roi et de S.A.S. Mgr le comte de Clermont, s.d., p. 22).