Des architectes face
aux nouvelles technologies ⌐
Odile Decq et Benoεt Cornette :
entretien menΘ par Romain Lacroix



Odile Deck & Benoεt CornetteLes architectes Odile Decq et Benoεt Cornette ont construit, il y a quelques annΘes, un bΓtiment qui suscita l'enthousiasme d'une grande partie de la critique, surtout en Angleterre. Il s'agit du bureau social de la Banque Populaire de l'Ouest α Montgermont (Ille-et-Vilaine, 1988-1990).
Odile Decq et Benoεt Cornette sont les Lions d'or de la Biennale d'architecture 96 de Venise. Un ouvrage monographique vient de leur Ωtre consacrΘ aux Θditions Phaidon (Claire Melhuish, Odile Decq, Benoεt Cornette, London, Phaidon, 1996).
Nous leur avons demandΘ comment ils utilisent les nouvelles technologies.

Tr@verses - Beaucoup d'architectes se montrent mΘfiants α l'Θgard des nouvelles technologies. Vous, avez-vous adoptΘ l'informatique ?

Benoεt Cornette - Nous avons commencΘ α nous servir d'un ordinateur en 1987. Cette annΘe-lα, nous prΘparions une Θtude d'urbanisme sur Sarcelles, une lampe 1 pour CinΘcom 87 et le plan de la Banque Populaire de l'Ouest 2.

Lampes Awacs
1. Lampe Awacs pour CinΘma et Communication, Paris, 1988.
Photos G. Fessy et B. Cornette


Banque populaire de l'Ouest
2. Banque Populaire
de l'Ouest,
Rennes-Montgermont,
hall d'entrΘe
1988-1990

└ l'Θpoque, les images produites par l'informatique n'Θtaient pas aussi perfectionnΘes qu'aujourd'hui. Il n'Θtait pas question d'obtenir des effets de lumiΦre et de matiΦre. On ne pouvait tracer que des perspectives au fil, c'est-α-dire des dessins o∙ les volumes sont reprΘsentΘs par une succession de lignes. Cela permettait d'apprΘcier un espace et de tourner autour d'un volume. C'Θtait Θvidemment beaucoup plus rapide que d'Θlaborer une maquette et beaucoup plus prΘcis. Nous nous sommes lancΘs dans l'informatique dΦs que nous avons eu conscience qu'il Θtait possible de visualiser des objets ou des bΓtiments en trois dimensions. Mais notre but n'Θtait pas d'utiliser l'ordinateur pour dessiner des plans.

Odile Decq - Nous avons dΘbutΘ avec un tout petit Mac α Θcran minuscule. ╔videmment, nous nous servions aussi des programmes de gestion et de traitement de textes.

Benoεt Cornette - └ l'Θpoque, nous n'utilisions ces images que pour la conception ; nous ne les montrions jamais au client.

Tr@verses - J'imagine que cela vous permettait de gagner beaucoup de temps ?

Benoεt Cornette - Nous avons tout de suite ΘtΘ sΘduits par la souplesse de cet outil. Visualiser un objet α l'Θcran, l'Θtirer, l'agrandir, l'Θvaser, c'Θtait vraiment magique. Rendez-vous compte que, lorsqu'on doit rΘaliser ce travail α la main, cela prend un temps infini ou alors on arrive α un rΘsultat purement subjectif. Tracer une perspective α main levΘe, c'est vite fait, cela donne une idΘe, mais une idΘe fausse. Le dessin manuel me permet d'imaginer mais, si je l'agrandis ou si je le rΘduis, je ne suis pas s√r d'obtenir une image juste. Par contre, si j'interviens sur une image informatique, la perspective restera exacte, tous les rapports de proportions seront justes puisqu'il s'agit d'une image calculΘe. Je peux donc m'en servir aussi bien pour la conception que pour la vΘrification.

Tr@verses - Pourtant vos dessins faits α la main devaient Ωtre infiniment plus dΘtaillΘs que ces perspectives au fil ? 3

Centre d'Etudes Scientifiques des Techniques Agricoles et Rurales
3. Viaduc automobile et Centre opΘrationnel, EPAD
Nanterre, 1993-1996


Benoεt Cornette - Les images informatiques trΦs sommaires que sont les perspectives au fil m'intΘressent autant que celles, plus ΘlaborΘes, qui sont maintenant α notre disposition. Contrairement aux images qui cherchent α donner l'illusion de la rΘalitΘ, ces tracΘs simples gardent la souplesse du croquis tout en ayant l'avantage d'Ωtre exacts.

Odile Decq - Par exemple, nous aimons introduire des courbes dans nos bΓtiments. Il existe une infinitΘ de courbes possibles. Pour en obtenir une qui soit expressive, qui donne le sentiment d'Ωtre tendue, il fallait autrefois s'y reprendre α plusieurs fois. └ prΘsent, Benoεt dessine sur l'Θcran un petit croquis o∙ la courbe est impeccable. On le scanne, on le passe α la machine et, α ce moment-lα, on le reconstruit gΘomΘtriquement. GrΓce au programme, je peux donner sa rΦgle de construction. Cela reprΘsente un gain de temps considΘrable. └ la main, ce serait impossible.

Benoεt Cornette - Mais cela va plus vite α condition de ne pas Ωtre plus exigeant. Ces nouveaux outils nous poussent α une prΘcision plus grande de sorte que, en fin de compte, on y passe autant de temps.

Odile Decq - Les maquettes d'Θtude sont elles-mΩmes de plus en plus ΘlaborΘes. Il y a une sorte de fascination pour l'outil et pour la qualitΘ de reprΘsentation qu'il permet.

Tr@verses - Savez-vous utiliser vous-mΩmes ces programmes de dessins ou faites-vous appel α des infographistes ?

Benoεt Cornette - Je sais utiliser la plupart de ces programmes. Bien s√r, je n'en connais pas toutes les subtilitΘs. En rΘalitΘ, la saisie des donnΘes est un processus trΦs long. Je prΘfΦre me consacrer α la conception, α la gestion de l'agence et α la prΘparation des concours. Cette saisie des donnΘes est donc faite, selon les cas, soit α l'agence, soit α l'extΘrieur par des infographistes ou des Θtudiants en architecture. De la mΩme maniΦre, il existe des dessinateurs spΘcialisΘs dans les perspectives. C'est ce que l'on appelle des "perseurs".
└ partir du plan, ces infographistes ne sortent que des volumes. AprΦs, nous y introduisons un style, une expression.

Tr@verses - Si l'on Θcoute le discours de certains architectes, ceux-ci se sentent comme dΘpossΘdΘs de leur crΘativitΘ par ces nouvelles technologies.

Odile Decq - En effet, certains architectes ont ce sentiment. Je leur objecte que l'informatique n'est qu'un outil : ce n'est pas la machine qui nous guide mais bien nous qui la maεtrisons.

Tr@verses - MΩme quand vous confiez vos plans α un infographiste ?

Odile Decq - DΦs que l'on a compris comment le logiciel fonctionne, on est capable de diriger le travail de quelqu'un. Les architectes qui ont peur de ces nouvelles technologies pensent qu'il faut absolument tout dessiner soi-mΩme. Pour moi, ce n'est pas une nΘcessitΘ.

Tr@verses - En observant les diffΘrentes images de synthΦse que vous avez pu rΘaliser, on est frappΘ par leurs diffΘrences : certaines sont des esquisses, d'autres des dessins techniques fort dΘtaillΘs...

Odile Decq - └ partir des mΩme donnΘes, on peut avoir une vue gΘnΘrale et synthΘtique d'un bΓtiment mais, en l'agrandissant, on peut aussi voir toutes les piΦces qui le constituent comme dans un dessin technique traditionnel. Tout y est.

Tr@verses - Recherchez-vous α tout prix le rΘalisme ?

Odile Decq - Non, parce qu'il y a un vrai danger α montrer des images trop proches de la rΘalitΘ. PrΘsenter une image trop rΘelle lors d'un concours, c'est courir le risque que le commanditaire vous demande de rΘaliser le bΓtiment tel que vous l'avez montrΘ, ce qui serait une aberration car, α ce stade du projet, la plupart des problΦmes n'ont pas ΘtΘ rΘsolus.

Tr@verses - Vous seriez alors prisonnier de l'image de votre projet ?

Benoεt Cornette - └ ce stade, un architecte ne doit pas donner l'illusion de la rΘalitΘ. S'il le faisait, cela signifierait que le projet est dΘjα achevΘ.

Odile Decq - Il y a beaucoup de clients, d'administrations ou de maεtres d'ouvrage qui attendent, lors des concours, les images les plus rΘalistes possibles. Laisser α penser qu'on peut passer directement du projet de concours au rendu final est indΘniablement dangereux.

Benoεt Cornette - Au stade du concours, je ne suis pas forcΘ d'avoir tout rΘsolu ; je donne un concept. Le bΓtiment que j'ai dessinΘ n'est pas forcΘment "constructible". Il nous est arrivΘ de commettre l'erreur de montrer des rendus particuliΦrement rΘalistes lors d'un concours. Au lieu de discuter de la qualitΘ de l'espace, les maεtres d'ouvrage se sont focalisΘs sur la couleur et sur les veines du bois que nous avions choisi pour un coffrage. Nous dΘlibΘrions α propos d'un revΩtement alors qu'une Θtude plus fine en termes Θconomiques nous aurait peut-Ωtre interdit par la suite de l'envisager.
Je crois qu'il faut faire attention aux choses qui se veulent trop hyper-rΘalistes parce qu'en fait, dans certains projets rΘalisΘs en six semaines, on ne peut pas dire que l'on a maεtrisΘ toutes les subtilitΘs.

Odile Decq - Il serait prΘfΘrable que l'image de synthΦse suggΦre plut⌠t qu'elle ne montre. C'est tellement plus beau quand, sous une mini-jupe, on devine le bas. └ une Θpoque, nous avions expliquΘ qu'une faτade Θtait faite sur le mΩme principe que le porte-jarretelles : parfois on la cache, parfois on la montre. De la pure perversion !

Tr@verses - Les dessins trop techniques prΘsentent-ils le mΩme danger que les dessins hyper-rΘalistes ?

Benoεt Cornette - La prΘcision n'est pas dangereuse en soi. Tout dΘpend de ce que l'on veut communiquer. Est-il essentiel dans une image de prΘciser la nature du bΘton ? J'aurais tendance α dire que tout dΘpend du propos et du type d'architecture. Prenons deux exemples :
Nous avons prΘsentΘ un projet pour le concours de la tour de contr⌠le de l'AΘroport de Bordeaux-MΘrignac 4.

Centre d'Etudes Scientifiques
4. Tour de contr⌠le
et immeuble technique, aΘroport
de Bordeaux-MΘrignac, 1993

Nous voulions donner l'impression d'un ouvrage fin, technologiquement trΦs performant. Une tour de contr⌠le d'aΘroport prend souvent l'aspect d'une grosse colonne avec une petite salle au sommet. C'est gΘnΘralement un bΓtiment pas trΦs haut, relativement gros, ni trΦs ΘlancΘ ni trΦs beau. Nous voulions que notre tour soit α la fois aΘrienne, lΘgΦre comme une soucoupe volante et, en mΩme temps, que sa base soit susceptible de supporter la salle de contr⌠le. Nous devions donc indiquer comment, techniquement, cette structure si lΘgΦre pourrait soutenir une telle masse. Pour convaincre, il nous fallait une image trΦs prΘcise, montrant le dΘtail des structures.
En revanche, le cas du MusΘe agricole d'Arras (le CESTAR) 5 est tout α fait diffΘrent. Il nous a paru important d'ouvrir ce bΓtiment vers l'extΘrieur, sur les champs avoisinants : la structure porteuse est par endroit dΘcollΘe du sol afin de laisser voir les cultures sous le bΓtiment. Nous voulions aussi des murs pleins car on ne peut pas faire des expositions dans une boεte en verre. Les images devaient permettre de juger de la qualitΘ spatiale, des rapports de pleins et de vides et des masses du bΓtiment. Mais le dΘtail de la faτade et la maniΦre dont tiendraient les fixations n'Θtaient pas les ΘlΘments fondamentaux. Apporter des prΘcisions technologiques pour un projet de musΘe, ce serait un contre-sens.

Centre d'Etudes Scientifiques
5. Centre d'Etudes Scientifiques des Techniques Agricoles
et Rurales, Arras, 1993


Benoεt Cornette - Il faut faire des images qui permettent d'apprΘhender les proportions, les jeux d'espaces, l'idΘe gΘnΘrale, sans s'encombrer de dΘtails inutiles. Mais notre mΘtier est aussi de savoir construire jusque dans le dΘtail, c'est-α-dire de suivre la rΘalisation avec tous ses problΦmes techniques. Or le dΘtail ne s'obtient pas par l'agrandissement d'une image. Celui-ci ne donne qu'une caricature. Par exemple, chez l'architecte Mario Botta, le dessin est parfait. Par contre la rΘalisation, qui en est la copie agrandie, perd de son sens.

Odile Decq - Les changements d'Θchelle sont complexes : ils induisent beaucoup plus qu'un simple agrandissement.

Tr@verses - Peut-on maintenant savoir comment les images infographiques interviennent dans votre travail de crΘation ?

Benoεt Cornette - Pour construire des hypothΦses spatiales, il est important de bien les visualiser. Sinon, la vΘrification et les corrections deviennent trΦs alΘatoires. Le travail en plan ne permet pas de bien voir. Auparavant, il fallait dessiner α la main des mises en perspectives. C'Θtait trΦs long. En gΘnΘral, nous nous limitions α deux points de vue en perspective. En revanche, avec l'informatique, il est possible de vΘrifier toute une sΘrie de points de vue α partir des mΩmes donnΘes. On peut tourner autour d'une forme et mΩme entrer α l'intΘrieur ; c'est un changement considΘrable.
Un de mes anciens professeurs racontait comment il Θtait passΘ d'une vision monoculaire α une vision binoculaire. Quand il Θtait jeune, il ne voyait que d'un oeil, donc sans relief. Pourtant, il rΘussissait α reconstruire mentalement les images avec leurs lignes de fuites. Le jour o∙ il a ΘtΘ en mesure de voir avec ses deux yeux, il a ΘtΘ stupΘfait : entre sa construction mentale et la rΘalitΘ, il y avait un monde.

Tr@verses - Quelle leτon tirez-vous de cette anecdote ?

Benoεt Cornette - Avant l'informatique, les architectes Θtaient comme cet homme : il leur fallait un effort mental considΘrable pour imaginer leur bΓtiment en trois dimensions. Aujourd'hui, avec les ordinateurs, c'est trΦs simple. Quelle rΘvolution !

Tr@verses - Pourtant, pour un non initiΘ, ces images sont aussi obscures que les anciens plans dessinΘs...

Benoεt Cornette - ... parce qu'elles sont rΘgies par un code tout comme le dessin traditionnel d'architecture. Par exemple, les ombres sont toujours projetΘes α 45░. C'est Θvidemment faux mais c'est une convention.

Tr@verses - Tout en restant des conventions, ces images de synthΦse permettent donc une meilleure visualisation.

Benoεt Cornette - ╔videmment, lorsque nous montrons ces images α nos clients, nous devons les commenter pour donner α comprendre plus finement les enjeux. Ces images infographiques trΦs complexes permettent de pousser le dialogue beaucoup plus loin qu'autrefois. Je donne des bases au client. Ainsi, nous pouvons discuter des avantages et des inconvΘnients des diffΘrentes solutions. Bien s√r, si je suis en face d'une personne incapable de dialoguer, je peux Ωtre tentΘ de lui imposer ma vision.

Tr@verses - Je pensais que la plupart des architectes visualisaient mentalement un plan en image 3D, comme un musicien entend une musique en lisant une partition.

Benoεt Cornette - En rΘalitΘ, peu d'architectes voient correctement en trois dimensions. Ils passent du plan α la coupe comme ils le peuvent. Comme des myopes. Moi, cela ne me pose aucun problΦme. Quand je dis que les architectes sont des myopes, je gΘnΘralise. Mais il est vrai que beaucoup d'entre eux ne sont pas bons en descriptif et encore moins pour imaginer le 3D.
Avant, il fallait Ωtre trΦs fort pour faire ce que l'on appelle la "stΘrΘotomie", indispensable pour rΘaliser toutes les constructions avec des vo√tes ou des pierres assemblΘes. DΘsormais les architectes travaillent exclusivement sur plan : si l'on sait faire un plan, on sait faire de l'architecture moderne.
En ce qui me concerne, j'ai dΘveloppΘ cette capacitΘ de visualiser en 3D dΦs mon enfance : mon pΦre m'emmenait souvent visiter des chΓteaux et des cathΘdrales. Dans les guides, nous consultions des "ΘclatΘs", des "axionomΘtries", des "perspectives". Une Θducation du regard est nΘcessaire. Avant d'Ωtre architecte, j'ai suivi des Θtudes de mΘdecine. J'ai donc ΘtudiΘ l'anatomie. Il s'agissait d'avoir constamment en mΘmoire des multitudes de coupes horizontales, verticales et sagittales afin d'Θtablir la forme du coeur, la position de l'aorte par rapport α l'oesophage. Cet effort de mΘmoire dispense d'apprendre par coeur une infinitΘ de planches anatomiques.
J'ai ainsi dΘveloppΘ une capacitΘ α voir en 3D que j'ai amΘliorΘe ensuite α l'Θcole d'architecture. Avec beaucoup d'habitude, la seule vision d'une planche anatomique permet de visualiser une veine qui bifurque, de la mΩme maniΦre qu'un plan permet d'imaginer l'intΘrieur d'un bΓtiment.

Tr@verses - Pourtant, le corps humain est invariable. Tandis que chaque forme architecturale est diffΘrente. Comment peut-on visualiser l'inconnu ?

Benoεt Cornette - C'est un vraie difficultΘ. Nous avons pu en faire l'expΘrience avec le hall de la Banque Populaire de l'Ouest 6. Les commanditaires nous demandaient un hall spectaculaire. Le bΓtiment devait mesurer 7 000 m2 et le hall 100 m2.

Centre d'Etudes Scientifiques
6. Banque Populaire de l'Ouest,
Rennes-Montgermont, hall
d'entrΘe, 1988-1990

Pour le concours, nous avons prΘsentΘ un projet avec un hall de 50 m de long et d'environ 2 m de large. C'Θtait un espace difficile α apprΘhender parce que nous ne connaissions pas d'analogue α cette forme Θtrange. Nous n'avions pas de rΘfΘrence. Nous ne nous sommes pas posΘ trop de questions car nous ne pensions pas gagner ce concours.
Mais quand notre projet a ΘtΘ choisi, nous nous sommes demandΘ s'il Θtait sΘrieux de construire un tel espace. Nous avons interrogΘ nos amis historiens de l'architecture pour savoir s'ils connaissaient un lieu semblable. Ils n'en n'ont pas trouvΘ. Le maεtre d'ouvrage Θtait prΩt α commencer la construction mais nous, nous Θtions paniquΘs : nous ne pouvions passer α la rΘalisation comme cela, tΩte baissΘe.
Nous avons essayΘ de rΘduire le hall α 36 m de long au lieu de 50. C'Θtait moins extravagant mais le problΦme restait entier car nous ne connaissions pas d'espace identique. Si nous avions rΘduit encore la longueur, le reste du bΓtiment s'en serait trouvΘ dΘnaturΘ. Nous avons fait des vΘrifications plus poussΘes avec l'image informatique. Nous avons ΘlaborΘ des simulations. Le hall semblait correspondre α l'idΘe que nous nous en faisions. Nous avons donc pris le risque de le laisser dans sa longueur maximum.

Tr@verses - L'image de synthΦse permet-elle donc de visualiser des hypothΦses spatiales inΘdites, d'en avoir une apprΘciation plus proche de la rΘalitΘ ?

Benoεt Cornette - Non, pas forcΘment plus proche de la rΘalitΘ. Les images que nous avions faites de ce hall n'Θtaient pas d'une grande complexitΘ. Elles s'apparentaient aux perspectives au fil dont nous parlions prΘcΘdemment.

Tr@verses - Cet exemple du hall me fait penser α un ami aveugle qui est photographe. Afin de visualiser les photographies qu'il fait, il les recompose mentalement α partir des images qu'il a mΘmorisΘes jusqu'α l'Γge de 12 ans, alors qu'il Θtait voyant...

Benoεt Cornette - Oui, c'est un peu la mΩme dΘmarche : pour visualiser des espaces, nous nous servons, bien Θvidemment, de ceux que nous connaissons.

Tr@verses - Avec l'informatique, vous pouvez vΘrifier des hypothΦses mais cet outil sucite-t-il une crΘation d'un type nouveau ?

Benoεt Cornette - J'ai vu des choses assez Θtonnantes dans le bureau de Peter Rice. Il faut dire que son Θquipe dispose de logiciels trΦs performants. Ils peuvent, par exemple, simuler une poutre tridimensionnelle et tubulaire dont une extrΘmitΘ serait plus grosse. Sans ces programmes, ce serait trΦs compliquΘ α dessiner et encore plus compliquΘ α calculer. Autant dire qu'on ne l'aurait jamais imaginΘ. Avant l'informatique, nous restions dans des schΘmas assez simples sur le plan de la structure.

Tr@verses - Maintenant que vous pouvez tout faire, ne risquez-vous pas de faire de belles images pour le plaisir de faire de belles images ?

Odile Decq - C'est un risque, effectivement. Virtuellement, tout est possible ; dans la rΘalitΘ, pas forcΘment.

Benoεt Cornette - La tentation est plus grande encore pour un Θtudiant. Avec l'outil informatique, il peut tout dessiner et mΩme, s'il est assez bon, obtenir un rendu rΘaliste. Mais cela ne doit pas le dispenser d'une confrontation avec de vrais espaces architecturaux. Un bΓtiment est fait, avant tout, pour Ωtre parcouru avec le corps. Il n'offre pas seulement un volume mais aussi des sensations lumineuses, acoustiques et des effets de matiΦre.

Odile Decq - Il est vrai qu'on Θprouve un tel plaisir α voir sur l'image un bΓtiment si rΘel qu'on pourrait ne plus sentir la nΘcessitΘ de le construire.

Benoεt Cornette - Mais ces images sont toujours faites en vue d'une construction. Sinon, ce serait bon pour les jeux vidΘo !

Odile Decq - Cela n'a rien d'une plaisanterie. Les meilleurs ΘlΦves de l'agence de Peter Cook se font embaucher par les sociΘtΘs amΘricaines de cinΘma pour rΘaliser des images de synthΦses. S'ils veulent partir pour Hollywood, qu'ils y aillent !

Tr@verses - Voilα qui n'est pas trΦs rassurant pour l'avenir de l'architecture !

Odile Decq - Cette dΘrive existe depuis toujours. Les Θtudiants douΘs pour le dessin et qui excellaient dans les perspectives ont fini par devenir des "perseurs" professionnels. Certains Θtudiants se spΘcialisent dans l'image infographique parce que cela leur permet de gagner leur vie plus rapidement. Pour devenir architecte, le parcours est plus long et plus difficile. Il y a lα une fuite face α la rΘalitΘ mais elle a toujours existΘ. Vous voyez : ce n'est pas l'image de synthΦse qui a gΘnΘrΘ le phΘnomΦne.

Tr@verses - Cette image si sΘduisante ne risque-t-elle pas de tromper le commanditaire ?

Odile Decq - Ce que vous dites est choquant. Pourquoi une chose sΘduisante serait-elle plus dangereuse ? Il suffit de ne pas en Ωtre dupe. En revanche, si cette belle image est creuse, alors lα, nous trompons le client. Beaucoup d'architectes refusent la sΘduction par peur de s'Θloigner de l'architecture. Ce n'est pas ma dΘmarche : un bΓtiment a le droit d'Ωtre sΘduisant parce qu'il doit aussi Ωtre agrΘable, confortable et donner du plaisir. Je suis convaincue qu'un bΓtiment conτu dans la souffrance sera douloureux α vivre.

Tr@verses - Prenons maintenant l'exemple de ces images informatiques rΘalisΘes pour le C.N.A.S.E.A. α Limoges 7 - 8. Elles sont bien diffΘrentes de celles que nous venons de voir. On n'y distingue pas les structures mais bien plut⌠t des formes de couleurs variΘes. On dirait plus une reprΘsentation du cerveau en coupe que le plan d'un bΓtiment.

Centre d'Etudes Scientifiques
7. Centre National pour l'AmΘnagement des Structures
des Exploitations Agricoles, Limoges, 1994

Benoεt Cornette - C'est seulement une autre maniΦre d'aborder mon bΓtiment. Dans cet exemple, il s'agissait de rΘaliser 350 bureaux individuels, identiques et des salles de rΘunions, soit un couloir central et des cellules. Toutes les administrations sont faites comme τa ! Pourtant, il nous fallait donner une identitΘ forte α ce lieu terriblement banal. DifficultΘ supplΘmentaire : tous ces bureaux devaient Ωtres modulables. Seules les faτades Θtaient constantes.
Nous en avons conclu que les ΘlΘments forts de ce bΓtiment devaient Ωtre les espaces collectifs (salle de rΘunion, cafΘtΘria, mΘdiathΦque, etc.). Nous voulions qu'on y circule comme dans une ville o∙ l'on se repΦre grΓce aux espaces urbains : les places, les carrefours, les monuments publics, les palais, les Θglises et les cathΘdrales. Nous Θtions intΘressΘs par ce dialogue qui s'Θtablit entre les ΘlΘments, communautaires et individuels.

Odile Decq - On peut aussi assimiler cela α une coupe anatomique du corps : la peau est comparable α la faτade. Les organes nobles, comme le coeur ou le cerveau, sont situΘs au milieu : ils correspondent aux espaces de vie collective qu'il faut protΘger. Les muscles assurent les liaisons et permettent d'articuler le systΦme.
Cette mise en parallΦle n'a rien α voir avec de l'anthropomorphisme ; il s'agit d'une vision abstraite, transposΘe dans la dimension architecturale.
On ne sait pas dessiner cela α la main, ni le rΘaliser en maquette. Seule l'image de synthΦse permet une telle dΘcomposition analytique. C'est une faτon plut⌠t inhabituelle de montrer l'architecture.

Centre d'Etudes Scientifiques
8. Centre National pour l'AmΘnagement des Structures
des Exploitations Agricoles, Limoges, 1994


Tr@verses - Comment passe-t-on d'une image aussi abstraite α la construction proprement dite ?

Benoεt Cornette - Le passage de cette image informatique α sa rΘalisation se fait tout naturellement : c'est une histoire d'habitude. Vous savez, si une axionomΘtrie est une abstraction totale pour un non initiΘ, en revanche, elle constitue une image classique pour les architectes et les maεtres d'ouvrage.

Odile Decq - Pour de nombreux architectes, ce passage est inexistant par le fait qu'ils s'intΘressent peu α la construction. Chez eux, seul le concept architectural est important, le reste, c'est de l'intendance, c'est sale. Avec une telle attitude, ils courent le risque d'Ωtre dΘpossΘdΘs du chantier par les ingΘnieurs. Pour nous, au contraire, la phase de rΘalisation est fondamentale car le public jugera le bΓtiment et non l'intention.

Benoεt Cornette - Et les inΘvitables alΘas du chantier peuvent, si l'on sait en jouer, enrichir le projet initial.

Tr@verses - Pendant la construction, j'imagine que l'outil informatique n'a plus de r⌠le.

Odile Decq - Bien au contraire. L'outil informatique permet un meilleur dialogue entre l'ingΘnieur et nous autres, architectes : il met α notre portΘe tous les calculs techniques (portance, isolation...). L'ingΘnieur n'a plus ce r⌠le de "machine α calculer" ; il apporte une rΘflexion plus approfondie sur le projet.

Benoεt Cornette - Depuis l'avΦnement de l'informatique, le mΘtier d'ingΘnieur s'est considΘrablement transformΘ. NΘanmoins, les ingΘnieurs sont-ils tous prΩts α Θlargir ainsi leur fonction ?

Tr@verses - Ce dialogue entre l'ingΘnieur et l'architecte a d√, bien Θvidemment, exister avant l'utilisation des ordinateurs...

Odile Decq - Bien s√r, mais il Θtait diffΘrent. Pour la Banque Populaire de l'Ouest, nous avons eu la chance de travailler avec l'ingΘnieur Peter Rice. └ l'Θpoque, il Θtait peu informatisΘ, tout comme nous. Il ne nous a pas posΘ de questions techniques. En fait, nous Θchangions nos visions architecturales respectives. Il a d'ailleurs fait Θvoluer notre projet. Mais c'Θtait Peter Rice !

Tr@verses - Les architectes et les ingΘnieurs Θtaient peu informatisΘs. Vous semblez en parler avec nostalgie. Pourquoi les architectes d'aujourd'hui ne refuseraient-ils pas ces nouvelles technologies ?

Benoεt Cornette - Ce n'est plus possible aujourd'hui. Refuser l'informatique serait un combat d'arriΦre-garde.

Odile Decq - Les maεtres d'ouvrage nous imposent de travailler nos plans sur le logiciel Autocad, afin de nous conformer α leurs systΦmes. Il y a aussi des raisons Θconomiques. Maintenant, nos plans sont transmis par Internet α une sociΘtΘ new yorkaise qui fabrique des maquettes en piΦces dΘtachΘes. et nous les retourne le lendemain. Avec cette mΘthode, une maquette nous revient α 10 000 FF au lieu de 30 000 FF auparavant.

Tr@verses - Ces nouvelles technologies reprΘsentent-elles un progrΦs pour l'architecture elle-mΩme ?

Odile Decq - Je crois que l'ordinateur transforme la perception de l'espace. De la mΩme maniΦre, le cinΘma a changΘ notre perception visuelle.

Tr@verses - L'utilisation de la machine α Θcrire a faτonnΘ le style de certains Θcrivains comme, par exemple, les auteurs amΘricains de romans policiers des annΘes trente. L'informatique gΘnΦre-t-elle un style spΘcifique ?

Benoεt Cornette - Un outil ne conditionne pas l'Θcriture : il permet des Θcritures.

Odile Decq - Je ne sais si un style peut Ωtre dΘfini par l'ordinateur. Je pense plut⌠t que des gens se dΘcouvent des styles grΓce α l'ordinateur.

Tr@verses - La transparence des matΘriaux en architecture n'est-elle pas une mode due α l'informatique ?

Benoεt Cornette - Quand Mies van der Rohe, en 1958, a conτu cette tour de verre qu'est le Seagram Building α New York, il ne disposait pas de l'outil informatique.

Odile Decq - Certains architectes, en effet, estiment encore que les bΓtiments en verre ne relΦvent pas de l'architecture mais de la "science des trous dans le plein". En rΘalitΘ, les faτades de verre rΘsultent avant tout d'un travail sur les plans et les surfaces. D'ailleurs, certaines d'entres elles sont totalement opaques.

Tr@verses - L'informatique permet-elle de faire des bΓtiments plus intelligents ?

Odile Decq - Je pense que le vrai combat aujourd'hui, c'est de bien connaεtre les possibilitΘs de l'outil, y compris ses dangers et ses perversions. Bien s√r, il faut l'utiliser sans le subir. Il faut le maεtriser comme on maεtrise un crayon pour le dessin α la main. Mais je ne comprends pas pourquoi nous aurions tant d'Θtats d'Γme face au progrΦs, alors qu'il a bercΘ les annΘes 50 ou 60. Ces nouveaux outils ne sont pas pour nous une plus grande rΘvolution que l'arrivΘe du Concorde ou du TGV pour les voyages. De la mΩme faτon que les manipulations gΘnΘtiques ont rendu indispensable la crΘation de comitΘs d'Θthique, l'usage de l'informatique nΘcessite aussi des comitΘs de rΘflexion et des rΦglementations.

Tr@verses - Vous ai-je prΘvenus, avant de commencer cet entretien, qu'il serait publiΘ sur Internet ? On n'arrΩte pas le progrΦs !

Odile Decq - Ah bon ! Tr@verses n'existe donc plus sur papier. Nous allons Ωtre obligΘs de nous connecter au rΘseau si nous voulons savoir ce qui se passe. Nous n'avons plus le choix.

Tr@verses - Avant de vous pressentir, j'ai sollicitΘ Henri Gaudin pour un entretien. DΦs que celui-ci a su que le compte rendu serait diffusΘ sur Internet, il a dΘclinΘ ma demande, arguant du fait qu'il ne voulait pas Θcrire pour l'ΘternitΘ, ni pour l'intemporel. "Votre revue Internet, - m'a-t-il dit -, je ne sais qui la lira. Moi, pas. C'est un objet que je ne comprends pas".

Odile Decq - C'est curieux...

Tr@verses - Approuvez-vous le philosophe Jean Baudrillard quand il dΘcrit notre sociΘtΘ comme un lieu o∙ tout "glisse". L'informatique et Internet ne sont-ils pas aussi des lieux ou l'on "surfe" ?

Benoεt Cornette - C'est juste. MΩme dans la ville, tout glisse. Il n'y a plus d'aspΘritΘs. Les espaces publics sont comme "blistΘrisΘs", trop propres, trop protΘgΘs. Boulevard Richard-Lenoir, par exemple, le granit a remplacΘ le sable, boueux l'automne et poussiΘreux l'ΘtΘ. La place Baudoyer, entre le B.H.V. et un commissariat de police, a ΘtΘ rΘamΘnagΘe : tout y est parfait, le petit banc bien installΘ... Mais cet espace sonne faux, tant il est propre et net. Il est stabilisΘ. C'est une dΘrive grave que de vouloir gommer toutes les aspΘritΘs, de vouloir que rien ne fasse violence, ne se salisse ou ne vieillisse.
Aujourd'hui, on nous demande de faire des bΓtiments autolavables, je trouve cela atroce. Peut-Ωtre que les images informatiques confortent cette tendance. Elles sont trop parfaites, si stables. Il leur manque peut-Ωtre l'humanitΘ du trait de crayon.