La Revue de Littérature Générale,
nº 1 et nº 2
Martin Béthenod
La Revue de Littérature Générale
Paris, POL, 1995
n° 1 : "95-1 La Mécanique Lyrique",
419 p. ; 50 FF
n° 2 : "96-2 Digest", non paginé
Autant l'écrire d'emblée, à titre de précaution :
la Revue de Littérature Générale défie
et déjoue le compte rendu. Elle l'égare, d'abord,
vers les caractéristiques matérielles de l'objet
- peu ordinaire - qui la constitue : le poids de
ses deux volumes ; la qualité virtuose et up-to-date
de leur mise en page ; leur prix, si bas qu'il ridiculise
l'idée même de valeur marchande ; leur capacité,
enfin, pour ces raisons tangibles, à créer l'événement,
à se donner en spectacle (ce fut le cas par piles entières,
dans les vitrines des bonnes librairies), à s'imposer,
enfin, comme signe distinctif du goût moderne.
Puis elle tente de l'épuiser, par la folle prodigalité
de son contenu, si divers et si riche que le commentateur - peu
optimiste quant à sa capacité à l'évoquer
en moins de trois feuillets - se voit quasi forcé
de s'en tenir aux intentions. Celles qu'expriment Pierre Alféri
et Olivier Cadiot, animateurs, rassembleurs, agitateurs,
hérauts de la Revue, dans les deux textes qui ouvrent
sa première livraison et ferment sa deuxième (ou
seconde - Morte à jamais ? Qui peut le dire ?).
Deux textes en forme de sommaire, plus que de manifeste. Ou d'itinéraires.
De "Lines made by walking" (illustration 95-1,
p. 6 1) lignes multiples, en forme de marelles,
de ronde ou de jeu de l'oie. Lignes croisées, tressées,
tissées au long de 85 contributions, de 85 numéros
qui sont autant de visites d'ateliers, autant de tentatives visant
à "raconter l'écriture" (P. Alféri
et O. Cadiot, 95-1, p. 3) à montrer comment
on ouvrage, comment on usine, comment on fabrique, comment on
produit, étant posé que processus et procédés
sont affaires de morale (Ch. Prigent, 95-1 "morale
du cut-up", p. 107).
Démultipliant les approches, intuitives, empiriques, ludiques,
coupant d'un pas allègre à travers les champs d'exploration,
- poésie, cinéma, photographie, musiques, paysage,
sociologie, cognition, traduction, jeu..., il s'agit d'envisager
la création en général, les frontières
ayant été abolies entre ce que l'on appelait autrefois
les disciplines -, la Revue dresse la cartographie
d'un modèle d'Art Poétique par la méthode
et par l'exemple.
La méthode
Dans cette visite guidée - ou promenade-découverte -
de la création, on s'intéresse au statut de son
matériau, on en distingue des qualités que seuls
lui confèrent les processus qui lui sont appliqués :
équivalence dans l'hétérogénéité,
ou "mixité laïque". Quelle que soit l'origine
de ces pièces détachées, "objets littéraires"
(d'après Bernard Stiegler, 95-1, p. 149) ou "objets
verbaux non identifiés" (P. Alféri et
O. Cadiot, 95-1, p. 5) sortis des placards (comme les
manuscrits de Proust, de Flaubert ou de Faulkner), ou littéralement
déterrés (comme les anonymes antiques traduits par
Daniel Loayza), extraits de sit-coms (Gilles Grand),
ou morceaux de la Vraie-Vie (Bourdieu), les voilà aussi
égaux que des lettres dans un carré magique, que
des dessins dans un rébus ou que des sons dans un sampleur,
par le fait de la dynamique de la création. C'est-à-dire
une transmutation libératrice, égalitaire et jubilatoire.
Le mot est dit. C'est bien de jubilation qu'il s'agit. Jubilation
du créateur, d'Arno Schmidt mettant en page Soir
bordé d'or (Cl. Miehl, 96-2, n° 36)
à Poto et Cabengo, jumelles américaines affichant,
en couverture du deuxième volume de la Revue leur
sourire d'inventeur d'un langage privé où n'existent
pas moins de seize façons de prononcer potatoe (96-2,
n° 39). Jubilation de l'effet, "le truc, la trouvaille,
la stratégie, l'invention, le trobar" (J. Roubaud,
96-2, n° 36), dont plus de cent exemples sont répertoriés,
(ou plutôt, répertoriants, en ce qu'ils structurent
l'index en fin du volume 95-1, d'agglutiner à zoomer
en passant par boucler, chiffrer, déhiérarchiser,
échantillonner, maquetter, torturer, transposer, ou la
spirale des "techniques mixtes" du volume 96-2,
d'intégrer à démultiplier, jubilation du
verbe et de son mode infinitif. Jubilation de la surface, de la
consistance et du relief. Jubilation de la vitesse, de "l'énergie
de cette mécanique littéraire qui change les formes
en contenu et vice-versa" (P. Alféri et
O. Cadiot, 96-2, n° 49). Heureux vice-versa.
Opportune locution qui écarte la tentation formaliste et
balaie toute possible préciosité.
Jubilation consécutive, solidaire (Perec, jamais directement
évoqué, est présent partout) et parallèle
du lecteur : "On lit à deux vitesses, pour deux
jouissances : celle de suivre en haletant le déferlement
d'un discours inédit, celle de laisser les objets exemplaires
remonter à la surface. Dédoublement de la lecture
fidèle à une écriture dédoublée"
(P. Alféri et O. Cadiot, 96-2).
L'exemple
La Revue ne vise pas tant à théoriser
cette jubilation qu'à la susciter, qu'à la porter
- à quelques rares exceptions près, tentatives
ratées ou morceaux choisis trop brutalement arrachés
à leurs contextes - à un niveau tout particulièrement
excellent. Chacun y apporte sa pierre, bien sienne, bien irremplaçable
- Valère Novarina énumère, Christian Prigent
coupe et déforme, Dominique Meens chante avec les
oiseaux, Gilles Clément cultive son jardin, Claude Closky
colle, Hubert Lucot code... Tout cela tient ensemble, fait
sens, fait plaisir - citons les numéros d'Antoine Carolus,
de Stacy Doris, de Robert Mainard ou, exemple suprême
d'une joie seule comparable, par son énergie sadique, à
celle qu'engendre le Slapstick, le Torture Test de Deguy-Doris-Breton-Wiener
(deux fois) -Lago-Cadiot-Alféri (95-1, p. 277).
Submergé, ébloui, pris de vertige, là s'arrête
le commentaire. Ne le sauvera plus que le recours à la
pirouette ou à la tautologie. Va pour la tautologie, empruntée,
pour l'occasion, à Emmanuel Hocquard (95-1, p. 224) :
"À la question : qu'est-ce qu'il y a à
lire dans tous ces livres de littérature ? La réponse
serait : de la littérature, à tous les rayons".
De la littérature, à tous les rayons, ça,
c'est La Revue. On applaudit des deux mains.
Martin Béthenod
1. Le premier volume de La Revue de Littérature
Générale, intitulé "95-1 La Mécanique
Lyrique", ne comporte pas de numérotation des contributions,
mais une numérotation des pages. Le second volume "96-2
Digest", voit les contributions numérotées,
mais pas les pages. Le parti a été pris, ici, d'évoquer,
pour les extraits du premier volume, l'indication 95-1, suivi
du numéro de page ; pour les extraits du second volume,
l'indication 96-2, suivie du numéro d'article. Ça,
c'est La Revue !