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Nicholas Negroponte, L'Homme numΘrique

Traduit de l'amΘricain par MichΦle GarΦne,
Paris, Laffont, 1995, 295 p.

Si vous cherchez quelques propos tant soit peu argumentΘs sur les problΦmes de notre culture technique actuelle, le nouveau livre de Nicholas Negroponte, L'Homme numΘrique, vous laissera assurΘment sur votre faim. Que ce texte se lise comme de la prose publicitaire haletante n'a rien d'Θtonnant, car l'auteur est un des acteurs les plus mΘdiatisΘs de cet Θnorme projet industriel de promotion entrepris dΦs la fin des annΘes 70 avec la diffusion de l'ordinateur personnel, et intensifiΘ depuis quelques annΘes parallΦlement α la commercialisation massive d'Internet, dans le but de “naturaliser” l'interface disciplinaire qui existe entre le corps humain et le clavier et de faire croire que cette modalitΘ d'existence est nΘcessaire, souhaitable et inΘvitable. Pourtant, parmi les aspects les plus frappants de ce livre, on remarque le peu de conviction que communique sa cΘlΘbration de la “numΘricitΘ”. Tout simplement, Negroponte s'est tellement engagΘ derriΦre la cause de la production et de la consommation technologiques qu'il se montre peu apte α nous expliquer pourquoi mΩme nous devrions considΘrer l'idΘe d'habiter le paysage qu'il brosse α notre intention. Ce qu'il nous livre n'est qu'un ramassis de panΘgyriques mous comme quoi nous communiquerons mieux, travaillerons avec plus d'efficacitΘ et aurons accΦs α beaucoup d'informations. C'est une vision du monde o∙ le social disparaεt ou est assimilΘ α l'achat et l'utilisation de nouveaux produits Θlectroniques.

Pour la plupart, nous sommes tellement aliΘnΘs par notre environnement social que nous ne parlons mΩme pas α nos voisins d'α c⌠tΘ. Or, Negroponte veut nous persuader que la technologie, comme par magie, surmontera cette fragmentation sociale profonde pour nous permettre de “communiquer”. Une grande partie des affirmations faites par lui et par d'autres au sujet de la communication en ligne relΦve d'une Θnorme promesse phantasmagorique d'intimitΘ sociale aussi sΘduisante que mensongΦre. En mΩme temps, Negroponte nous ressert le bon vieux poncif selon lequel la disponibilitΘ massive des donnΘes Θlectroniques ira de pair avec un “progrΦs social” α la dΘfinition des plus vagues.

Il est difficile de savoir o∙ commencer α exposer la faussetΘ de tels arguments. DΘjα, l'idΘe que les niveaux de consommation technologique de l'Occident puissent s'Θtendre α un monde de six (et bient⌠t dix) milliards d'Ωtres humains dΘpasse tout bon sens Θconomique ou Θcologique. Comme d'autres rabatteurs cybernΘtiques, Negroponte n'a de cesse d'esquiver le fait que la participation α ses chΦres nouvelles technologies d'information, d'imagerie et de communication ne sera jamais (dans tout avenir concevable) que le fait d'une minoritΘ de gens sur la planΦte. Ses Θlucubrations sur les antennes paraboliques au SΘnΘgal ou les rΘseaux informatiques en IndonΘsie n'y changeront rien, la vaste majoritΘ de la population planΘtaire sera complΦtement exclue ou bien ne disposera que d'interfaces rudimentaires ou peu puissantes pour se connecter aux systΦmes que Negroponte pose comme universels ou Θgalitaires. Quelle que soit la valeur locale de nos nouvelles communautΘs Θlectroniques, il est crucial de comprendre que celles-ci font Θgalement partie d'un processus global de polarisation, de sΘgrΘgation et d'appauvrissement qui va en s'intensifiant.

Un livre aussi pauvre en imagination que celui-ci ne va mΩme pas jusqu'α suggΘrer les questions les plus intΘressantes, celles qui portent sur l'apparition de nouveaux modes “machiniques” de la subjectivitΘ humaine et sur l'impact culturel de ceux-ci α plus grande Θchelle. Ce qui commence α devenir clair (et peu de gens seront honnΩtes sur ce point) est que la prolifΘration des nouveaux modes de communication et d'interaction Θlectroniques s'accompagnera de toute une panoplie de produits psycho-chimiques, lesquels iront bien au-delα de Zoloft et de Prozac, constituant ainsi des supports essentiels au fonctionnement de ces environnements trΦs vantΘs mais profondΘment mΘlancoliques. Des mots comme “psychose” ou “dΘpression” sont de moins en moins α la mesure de ce qui est en train de se passer α travers tout un paysage social dΘmoralisΘ. Mais notre auteur ne s'intΘresse pas α ces questions-lα. En fait, le vrai propos de Negroponte est de savoir quelles stratΘgies industrielles et quelles lignes de produits vont rΘussir sur le marchΘ global du XXIe siΦcle.

Jonathan Crary

Traduit de l'amΘricain par Charles Penwarden