Les grands singes luttent pour leur survie
De tous les animaux, les grands singes - chimpanzés, gorilles,
bonobos et orangs-outans - sont les plus proches parents de l'espèce
humaine. Le risque est pourtant grand de les voir disparaître
à l'état sauvage. Le gorille de montagne reste le
plus menacé d'entre eux, son habitat se situant dans une
zone de conflits aux confins du Rwanda, de la République
démocratique du Congo (RDC, ex-Zaïre) et de l'Ouganda.
Les forêts brumeuses de ces régions volcaniques abritent
quelque 620 gorilles de montagne, qui figurent sans doute parmi
les animaux les plus surveillés de la planète. Les
troubles qui ont repris de plus belle depuis 1994 mettent sérieusement
en péril les gorilles et les chimpanzés.
Le nombre exact des gorilles de plaine n'est pas connu. Des estimations
font état de 111000 gorilles des plaines occidentales et
de 10000 gorilles des plaines orientales, que l'on ne trouve que
dans l'est de la RDC. Quant aux chimpanzés, leurs effectifs
sont sujets à des interprétations qui varient considérablement:
de 100000 à 200000 individus! Pour les bonobos, qui ne
vivent qu'en RDC, il n'existe guère de données,
mais l'on pense que leur population a été réduite
de moitié au cours des 20 dernières années.
Les opérations militaires sur le territoire de l'ex-Zaïre
rendent problématique toute tentative de recensement, y
compris dans les aires protégées.
Fin 1996, les infrastructures du Parc national des Virungas (en
RDC) ont été mises à sac et tout l'équipement
volé ou fracassé. Dans le même secteur, à
Kahuzi Biega, un gorille des plaines orientales était tué
par les soldats et vendu comme viande de brousse au marché
local. Le WWF a récolté des fonds afin de reconstruire
les infrastructures du parc et de payer les salaires du personnel,
qui n'avaient plus été versés depuis des
mois. En janvier 1997, Claude Martin, directeur général
du WWF, exhorta le gouvernement (encore zaïrois à
l'époque) à laisser les zones protégées
à l'écart du conflit. Mais en mai 1997, une famille
de quatre gorilles de montagne était tuée dans le
Parc national des Virungas, prise dans une fusillade opposant
des soldats de l'Armée de libération du Congo (ALC,
désormais au pouvoir) et une faction rivale.
En 1994, près d'un million de réfugiés fuyant
la guerre ethnique au Rwanda affluèrent dans l'ex-Zaïre
et s'établirent dans des camps à proximité
du Parc national des Virungas. En quête désespérée
de bois de feu et de nourriture, ils n'eurent d'autre solution
que de puiser dans les ressources du parc. Non loin de là,
la survie des petites populations de chimpanzés à
longs poils du Burundi et du Rwanda est menacée en raison
de la famine et de l'insécurité qui règnent
dans ces deux pays.
Même si une telle situation d'instabilité et de violence
menace la vie des personnes, des plantes et des animaux, les plus
grands dangers pour les grands singes demeurent la destruction
de la forêt, la chasse non contrôlée et le
commerce illégal de la faune sauvage. En Asie, on estime
que seulement 2% de l'habitat forestier originel des orangs-outans
subsiste en Malaisie et en Indonésie. L'Afrique occupe
le troisième rang mondial des exportations de bois. En
dehors des aires strictement protégées, l'exploitation
des forêts africaines se poursuit à un rythme alarmant.
Jusqu'à récemment, 90% du bois africain alimentait
les marchés de l'Union européenne. Aujourd'hui de
plus en plus de compagnies forestières asiatiques rejoignent
leurs homologues d'Europe et d'Amérique du nord sur le
continent africain. Avec le soutien de la Commission européenne,
le WWF étudie l'impact que ces multinationales provoquent
sur les forêts d'Afrique centrale et de l'ouest. La recherche
initiale se concentre avant tout sur des firmes de Singapour,
de Hong-Kong, de Taïwan, de Malaisie, de Thaïlande et
de Corée du Sud. La certification et l'éco-labellisation
du bois sont en outre développés et encouragés.
Jeune femelle orang-outan dessinée par Vosmaer en 1778
|
Les environnementalistes prédisent qu'en RDC, au Cameroun
et en Guinée équatoriale, les forêts pourraient
disparaître d'ici 50 à 70 ans. Le bonobo n'est officiellement
sous protection que dans le Parc national de Salonga (RDC). Si
des activités militaires ont lieu à l'intérieur
de ce dernier - qui est la plus large étendue de forêt
tropicale protégée sur le continent africain - l'unique
population mondiale de bonobos pourrait être décimée,
moins d'un siècle après avoir été
découverte.
L'habitat de l'orang-outan - ce qui signifie "homme des bois"
en Malaisie et en Indonésie - a été réduit
de 80% en 20 ans. Le nombre total d'orangs-outans vivant actuellement
à Bornéo et à Sumatra est inférieur
à 30000, ce qui représente une diminution de 30%
à 50% en 10 ans.
Autre source de préoccupation pour l'avenir des grands
singes: l'ampleur que prend, surtout en Afrique, le commerce de
la viande de brousse. Pendant des siècles, la faune sauvage
a fait partie des habitudes alimentaires des Africains et des
Asiatiques. Les communautés forestières ont toujours
chassé des primates pour se nourrir. Mais avec l'arrivée
des exploitants de bois dans des forêts autrefois inaccessibles,
ce sont des centaines - voire des milliers - de kilos de viande
de brousse qui repartent chaque semaine avec les camions chargés
de grumes.
La chasse, pour leur viande, des gorilles des plaines, des chimpanzés
et des bonobos est devenue très lucrative. Aujourd'hui,
on trouve du gorille fumé ou en ragoût au menu des
restaurants de toutes les grandes villes du Cameroun jusqu'au
Congo et même en certaines occasions dans l'assiette
d'expatriés à Bruxelles ou Paris. TRAFFIC, le réseau
du WWF et de l'UICN qui surveille le commerce de la faune sauvage,
s'intéresse particulièrement au cas du Gabon, où
la viande de brousse connaît un véritable boom. Les
conséquences pour de nombreuses espèces animales
- dont les gorilles et les chimpanzés - seront analysées.
TRAFFIC et d'autres organisations non gouvernementales (ONG) passent
également au crible le commerce des singes sauvages vivants.
Leurs pressions continuelles sur les gouvernements pour que les
législations internationales et nationales soient correctement
appliquées commencent à porter leurs fruits puisque
ce type de commerce est en baisse, au moins en ce qui concerne
certains primates. Pour d'autres, comme les orangs-outans, la
demande reste vive en Asie - notamment en Indonésie - où
ils sont recherchés comme animaux de compagnie.
Quant à la capture de chimpanzés pour la recherche
médicale, elle a quasiment disparu, la plupart des laboratoires
utilisant des animaux élevés en captivité.
En Afrique centrale, il n'est cependant pas rare de voir, au bord
des routes, des vendeurs exhibant de jeunes chimpanzés
dans le but d'attirer les clients motorisés. Les jeunes
gorilles et les jeunes bonobos sont aussi victimes de ce genre
de commerce.
Durant la dernière décennie, tant l'aspect de la
conservation que le rôle des environnementalistes ont singulièrement
évolué. Par exemple, en décembre 1996, Annette
Lanjouw, coordinatrice régionale du Programme international
de protection du gorille (PIPG), qui oeuvre au Rwanda, en RDC
et en Ouganda, n'a pas pu pénétrer dans le Parc
national des Virungas, à cause de la situation explosive
du moment. Elle et ses collègues, qui travaillent étroitement
avec les organisations humanitaires et les agences d'aide, ne
peuvent qu'espérer que la souffrance humaine diminuera
et que les gorilles sortiront indemnes du chaos.
Le chimpanzé Tommy au zoo de Londres en 1835.
|
Nombre d'environnementalistes, comme Annette Lanjouw et ses collègues
du PIPG, se retrouvent en première ligne dans leur mission,
jouant tour à tour les diplomates ou les "chiens de
garde", et agissant secrètement, avec les organismes
chargés de l'application des lois, pour intercepter des
animaux ou des plantes introduits illégalement depuis des
pays censés être juridiquement armés contre
le commerce d'espèces menacées. Parfois, c'est au
péril de leur vie, et parfois même au prix de celle-ci.
Mais les résultats sont souvent à la hauteur des
efforts, avec des saisies spectaculaires, l'arrestation et
l'inculpation des fraudeurs.
Les pays qui abritent des grands singes, principalement en Afrique,
ne disposent que de peu de moyens - techniques et financiers -
à consacrer à des programmes de développement
et de protection de la nature aussi urgents que nécessaires.
La communauté internationale - y compris les ONG d'Amérique
du nord, d'Europe et d'Asie (dans les pays où l'habitat
des grands singes est envahi par les tronçonneuses) - a
le devoir de fournir l'assistance technique et financière
qui permettra de mettre en place des programmes de conservation
bien élaborés et servis par un personnel bien formé,
seule assurance pour la survie de nos plus proches cousins, les
grands singes d'Afrique et d'Asie.
En dépit de perspectives qui apparaissent bien sombres
pour ces derniers, il est possible de sauver au moins une partie
des populations restantes. Pour cela, il est impératif
de réagir vite et fort, maintenant et aussi longtemps que
nécessaire.
|