Pour n'importe quel comptable, le produit réel d'une économie
résulte de la différence entre ce qu'elle crée
et ce qu'elle perd. Les bénéfices et les coûts.
Mais les dommages causés par l'hom-me à l'environnement,
qu'il s'agisse de ma-rées noires ou de la destruction des
forêts tropicales, ne sont pas considérés
comme des coûts économiques et ne sont pas, par conséquent,
déduits du PIB. Au contraire, ils contribuent au PIB en
tant que revenus, quand il faut payer quelqu'un pour réparer
les dégâts.
Parce que les coûts environnementaux ne sont pas pris en
compte dans les calculs de PIB, nous pensons être bien plus
riches et en bien meilleure santé que ce que nous sommes
réellement.
Pour Claude Martin, Directeur général du WWF International,
«cela représente un danger, à partir du moment
où le PIB est utilisé par les gouvernements, les
banques internationales, les organismes d'aide, les politiciens,
la presse et le monde des affaires, comme une base principale
aux décisions concernant l'avenir.»
L'EXEMPLE JAPONAIS
Selon la méthode conventionnelle de calcul du PIB, le Japon
est l'un des pays dont la richesse par habitant est la plus élevée.
Mais cela nous donne-t-il vraiment une idée objective de
la richesse et du bien-être des Japonais? C'est ce que des
chercheurs de l'université de Tsukuba ont cherché
à savoir. Ils ont corrigé le produit national brut
(PNB, une variante du PIB) en comptabilisant les coûts sociaux
et environnementaux sur une période de trente ans. Jusqu'en
1980, le PNB corrigé grimpe en flèche, battant chaque
année le record de «richesse».
Puis la tendance s'inverse après 1980. Le PNB japonais
continue alors à grimper, mais en cinq ans, le PNB corrigé
rechute en dessous du dixième de son ancienne valeur. Les
Japonais ont beaucoup d'argent et cette recherche le confirme,
mais leur qualité de vie diminue.
Cela ne vaut évidemment pas que pour le Japon. La pollution
automobile, la lon- gueur des navettes quotidiennes, ainsi que
le stress lié au travail, existent dans tous les pays industrialisés
et ne sont pourtant pas considérés comme des coûts
dans les calculs habituels de PIB.
LE PIB «VÉRITABLE»: UN NOUVEL INDICATEUR
Un PIB réajusté à l'environnement, un PIB
«véritable», permettrait de prendre des décisions
sur base de meilleures informations et encouragerait le développement
durable. Comment calculer un PIB écologique? En établissant
des valeurs économiques sur la perte et l'utilisation des
ressources naturelles et en les déduisant du PIB tra-
ditionnel. Une possibilité attrayante serait de faire des
réformes fiscales, pour réduire l'utilisation des
ressources naturelles et augmenter l'emploi en abaissant les taxes
sur
le travail. Obligées de payer pour les retombées
négatives de leurs activités sur l'environnement,
les industries et les consommateurs réfléchiraient
alors deux fois avant
de s'adonner à certaines activités. De plus, l'argent
récolté pourrait ainsi être investi dans la
protection de l'environnement.
Un PIB réajusté à la nature engendrerait
des gagnants et des perdants. Certains pays verraient leurs industries
nuisibles à l'environnement tomber en faillite, pendant
que les secteurs mettant l'environnement en valeur contribueraient
de plus en plus à la croissance économique. Les
institutions financières modifieraient alors leurs modes
de financement de manière à encourager les bonnes
entreprises et décourager les mauvaises.
Il n'a jamais été aussi urgent de four-nir un système
d'indicateurs économiques plus exact. Au Royaume-Uni, le
revenu national a augmenté de 230% entre 1950 et 1990,
mais le coût de la pollution de l'eau, de l'air et de la
pollution sonore est estimé à 35,4 milliards de
dollars, soit 6% du produit national de cette période.
Au Brésil, la prise en compte du coût de la déforestation
dans la production agricole réduit cette dernière
d'un cinquième. Aux Philippines, les pertes dues à
l'exploitation forestière, à l'érosion des
sols et à la pêche côtière se chiffrent
à 4% du PIB, un montant plus élevé que l'augmentation
annuelle de la dette extérieure.
Il n'est ni soutenable, ni économiquement prudent de continuer
à ignorer l'existence de ces coûts. Il faut donner
à la nature une valeur aux niveaux micro- et macro-économiques
pour que le PIB ait du sens.
ESTIMER LE PRIX D'UNE PLANTATION D'HÉVÉAS
Les bûcherons, par exemple, ne doivent pas forcément
calculer le prix des arbres qu'ils abattent. Ils le font pour
le travail, le transport, les scies et les cordes, mais pas pour
les arbres. L'abattage est entièrement considéré
comme une source de revenus et c'est la société
dans son ensemble qui supporte le coût excédentaire.
Au Nigeria, les gérants d'une exploitation d'hévéas
ont correctement fait leurs calculs avant de s'étendre
dans la réserve forestière d'Okomu. Ils se sont
rendu compte que le coût réel de cette extension
dépasserait les bénéfices.
Au départ, l'investissement direct était estimé
à seulement 450 000 dollars, pour un chiffre d'affaires
attendu de 1,58 million de dollars . A priori, il semblait évident
que le projet devait être réalisé.
Plus tard, les coûts excédentaires de la déforestation
ont été calculés. Après avoir considéré
les pertes potentielles de bois de chauffe et de matériaux
de construction, de nourriture et de peaux provenant des animaux
sauvages, ainsi que du tourisme et de la médecine traditionnelle,
le coût total s'est avéré être de 1,64
million de dollars. Le coût réel dépassait
de loin les revenus potentiels. Si le système internationalement
reconnu de calcul du PIB n'est pas modifié, nous continuerons
à piller les ressources naturelles de la planète
et à polluer notre environnement comme si ses ressources
étaient inépuisables, sans jamais enregistrer de
chute du PIB.
Considérez la terre comme un compte en banque. Nous vivons
d'intérêts sur ce capital. Le PIB représente
les intérêts et les ressources naturelles représentent
le capital. Quand les ressources sont entamées, les intérêts
diminuent forcément. Mais le système actuel nous
incite à dépenser du capital en prétendant
que ce ne sont que des intérêts. En comparant les
dépenses avec les intérêts d'un capital en
train de fondre, il est clair que nous dépensons plus que
ce que nous avons. Nous vivons au-dessus de nos moyens.
Le système actuel de calcul du PIB a fait son temps. Il
est né en 1928, à la suite d'une conférence
de la Ligue des Nations, à une époque où
la production et la pollution de masse s'apprêtaient à
changer la face du monde.
En plus de la comptabilité nationale conventionnelle, les
Nations Unies ont introduit un système de calcul intégré
de l'économie et de l'environnement (SEEA). Bien que loin
d'être parfait, il pourrait mener au remplacement de l'ancien
système par l'utilisation du PIB véritable.
CEUX QUI DOIVENT AGIR DÈS MAINTENANT
Le WWF met au défi les organisations internationales et
les gouvernements nationaux de se convertir au PIB véritable
d'ici le 31 décembre 1999.
Ils devraient immédiatement reconnaître les défauts
du système actuel et s'engager à le changer. Comme
le dit Tony Long, directeur du bureau européen du WWF:
«C'est le même calendrier que celui du Cinquième
plan d'action pour l'environnement de la Commission européenne.»
La Banque mondiale et la Commission statistique des Nations Unies
doivent former et mener un groupe de travail international comprenant
le Fonds monétaire international, l'OCDE et l'Union euro-péenne.
Son rôle serait de développer et mettre en application
un nouveau système de calcul à la fois complet et
fiable.
Le groupe de travail doit mobiliser de l'aide financière,
technique et institutionnelle, permettant aux bureaux de statistiques
nationales d'établir de nouvelles méthodes comptables
donnant une valeur aux ressources naturelles et mettant un prix
sur la pollution. Les pays en développement doivent être
adéquatement représentés dans ce groupe et
la méthodologie, ainsi que l'application des politiques,
doivent faire l'objet de débats publics, avec l'entière
participation des organisations non gouverne-mentales. Le groupe
doit aussi mener à la publication des indicateurs économiques
nationaux ajustés. A moins d'un effort coordonné
au niveau international, la «croissance» d'aujourd'hui
fera la pauvreté de demain.
QUE PRÉFÉREZ-VOUS ÊTRE?
Un lève-tôt gagnant 40 000 dollars par an, mettant
deux heures pour aller travailler, deux heures pour rentrer, une
demi-heure pour déjeuner; un travailleur urbain obligé
d'avoir recours aux crèches, qui boit trop, fume trop,
stresse trop? Ou plutôt un travailleur à domicile
en pantoufles, un télé-travailleur qui prend le
temps de s'occuper de ses enfants mais gagne quelques milliers
de dollars en moins, échappant aux coûts exorbitants
des transports, aux embouteillages et leur pollution? Cela dépend
de combien de temps vous voulez vivre, de combien de temps vous
pouvez risquer d'épuiser toutes vos ressources.
Ces arguments valent aussi pour l'environnement. La terre a une
quantité finie de ressources, dont dépendent les
activités économiques futures. Le fait de ne pas
comptabiliser ces ressources dans le PIB signifie que leur épuisement
est caché.
LES DÉFAUTS DU SYSTÈME ACTUEL
L'actuel système de finances publiques (SFP) prend en considération
les salaires, les importations, les taxes, les déficits
budgétaires, les dépenses et les emprunts publics,
l'usure des machines, des véhicules et des bâtiments.
Mais l'environnement, facteur économique fondamental, n'y
est pas compris.
Le SFP sert à contrôler le comportement des économies
nationales. Il fournit une base à l'élaboration
de politiques économiques et à la prise de décision.
Le SFP est également utilisé au niveau international
pour connaître les performances économiques par pays,
tout comme un professeur mesure les performances de ses élèves.
Imaginons que l'économie est une voiture. Le SFP en est
le tableau de bord. Pour une conduite sûre, tous les indicateurs
doivent être fiables. En l'absence d'indicateurs nous renseignant
sur la quantité d'essence qu'il nous reste, ou sur une
éventuelle surchauffe du moteur, nous nous sentirions en
danger. La même chose vaut pour l'économie. Un PIB
comportant des défauts donne de fausses informations. Pour
qu'un PIB soit plus exact, l'épuisement des ressources
doit être pris en compte. Ce n'est qu'à ce prix que
les gouvernements pourront décider quels sont les bons
chemins à suivre.
«Il ne peut y avoir de doute sur le fait que la destruction
de l'environnement soit une dépense. Il est important de
pouvoir montrer comment cette dépense se décompose
entre différentes activités et à combien
elles se montent chaque année, comme le révèle
un calcul du produit national ajusté à l'environnement
(PNE).»
Commission gouvernementale suédoise pour la comptabilité
environnementale
LE PLAN D'ACTION 1995
- Les gouvernements, parlements, organisations internationales,
de l'UE et des fédérations d'industries s'engagent
fermement à adopter le PIB «véritable»
- Mise en place d'un groupe de travail international, coordonné
par la Banque mondiale et l'UNSTAT
- L'UE publie, sous forme expérimentale, des comptabilités
nationales réajustées à la nature
JANVIER 1997
- La Commission publie des indices de pression environnementale
et des indicateurs de performance pour les principaux secteurs
économiques
DÉCEMBRE 1997
- Introduction d'un système européen de calcul
intégré de l'économie et de l'environnement
- Au moins dix pays de l'UE adoptent un SFP réajusté
à la nature
- Dix pays en développement établissent des SFP
réajustés à la nature avec l'aide de la Banque
mondiale et de l'UNSTAT
- Le groupe de travail international introduit une marche à
suivre pour l'élaboration d'un SFP réajusté
à la nature
- Le FMI demande à ses membres de lui soumettre des comptabilités
réajustées à la nature
31 DÉCEMBRE 1999
- Mise en oeuvre totale et globale des SFP réajustés
à la nature
- Adoption formelle d'un système européen de comptabilité
intégrée
«...de nombreux concepts économiques traditionnels
(par exemple le PIB, tel
qu'il est conçu traditionnellement) ne sont-ils pas en
train de perdre toute
signification pour la conception des politiques du futur.»
Livre blanc de la Commission européenne sur la croissance,
la compétitivité et l'emploi, 1994
Au Royaume-Uni, le coût de la pollution de l'air, de l'eau
et de la pollution sonore entre 1950 et 1990 dépasse les
$35,4 milliards.
L'érosion des sols au Zimbabwe a coûté $25
millions - soit 30% du PIB agricole.
En Indonésie, le PIB perd 17% quand on prend en compte
les changements induits par l'exploitation des ressources provenant
du pétrole, des forêts et des terres.
Entre 1970 et 1990, la diminution des réserves piscicoles,
sylvicoles et agricoles ont coûté $4 milliards au
Costa Rica, l'équivalent d'une année de PIB.
Haut: Chaque année, la Chine perd pour $1 milliard de forêts.
Bas: Plus de $20 milliards d'aide européenne au développement
sont annuellement alloués aux régions européennes,
sur base d'un PIB calculé de manière erronée
Si le PIB est réajusté en fonction des coûts
dus à la diminution des ressources, la pollution et des
accidents, il en résulte un revenu net par habitant quatre
fois plus bas que dans les calculs traditionnels.
Publié par le WWF - Fonds Mondial pour la Nature, CH 1196
Gland, Suisse. Rédigé par Tony Snape. Illustrations
de Benoît Jacques. Traduction Mediascience International
(Bruxelles). Toute reproduction intégrale ou partielle
de la présente publication doit faire état de son
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