* * *
Nouvelles : Pour moi, ils sont muets, par Nick GARDEL
* * *


 Je n'ai jamais été très sûr de moi, vous savez. Hésitant, souvent. Je pense que les gens ont dû prendre ça pour de la faiblesse. Pourtant, cette fois-là, j'étais décidé. Obligé peut-être...

 Je suis un voleur. D'un genre particulier, mais un voleur tout de même. Ca fait maintenant cinq ans que je pratique le même scénario. Pas souvent, mais régulièrement. Ca a commencé par une idée, un fantasme comme tout le monde en a. Seulement, je devais être à une période de ma vie où il devient important de réaliser un peu ses fantasmes. Je suis un voleur dans les trains. Dans les longs voyages, quand les campagnes défilent à perte de vue pendant des heures. J'en suis venu à aimer les trains et leur lenteur.

 Dans ma technique, tout est important. Mon aspect, surtout. Le plus drôle, c'est que je dois avoir juste l'air de ce que je suis. Je dois avoir l'air de rien. Pas un travestissement qui accrocherait l'oeil, non, rien. Parfois, je laisse pousser ma barbe, parfois, juste la moustache, guère plus. Je dois être un voyageur le plus anonyme du monde. Un sac suffisamment gros pour avoir l'air de partir loin. C'est surprenant comme les gens s'interrogent si on fait plus de 1000 kms avec seulement un petit balluchon.

 Mais il faut que j'explique pourquoi je suis un voleur. C'est à cause de ma soeur. L'excuse est facile, mais pourtant elle est vraie. Ma soeur est plus âgée que moi, presque dix ans. Elle était très belle il y a encore quelques années. Maintenant, ses yeux sont trop marqués et son visage trop dur. Elle a trop pleuré. Sa fille est encore belle, pourtant son visage à elle est gravé lui aussi par les sillons des pleurs. Peut-être qu'une petite fille de huit ans est plus belle dans le malheur que sa mère de quarante. Ma soeur et ma nièce ont beaucoup pleuré depuis que mon beau-frère s'est pendu. Il était flic et, lui, la mort l'a eu à l'usure. Il l'avait vu de trop près pour y survivre. Dans une opération, un preneur d'otage fou avait descendu toute sa famille après huit heures de tractations. Mon beauf n'a pas supporté le visage déchiqueté à la chevrotine d'un gamin de sept ans. Cette image a dû remplacé dans son esprit celle de sa fille plein de vie. Les images, c'est terrible quand on y pense. Alors, il s'est pendu chez lui, à sa barre de traction sur laquelle il entretenait ses bras monstrueusement musclés. Il s'est pendu et les siens ont commencé à pleurer. Ma soeur a été la plus forte, ma nièce n'en est jamais sortie. Peut-être qu'une enfant ne sait pas sortir du malheur. Elle se tait depuis. Un autisme traumatique, c'est le terme des psychologues. Au-delà du terme, il y a tous les soins pour la gamine, les traitements, les cures aussi. C'est juste une question de moyens. Alors je suis devenu voleur. Pour ma soeur, je suis représentant. Je ne lui ai rien dit, mais je ne crois pas qu'elle me blâmerait. Elle a une sorte d'aversion pour la loi maintenant. Elle n'y crois plus.


 Il ne m'a fallu que deux coups d'essai pour roder ma technique. Je l'ai dit, je monte dans un train et je cherche ma victime. Il y en a dans tous les trains qui font des longs trajets. Toutes ont le même profil. Ils ont 45 ou 50 ans et ils recherchent la solitude pour leur voyage. La longueur du parcours les exaspère, alors ils choisissent un compartiment vide dont ils ferment les rideaux et ils se placent près de la porte. Comme pour faire un barrage. Ils n'ont pas tord, en général ça marche. Moi je viens perturber leur univers, je les dérange de la façon la plus odieuse qui soit : je suis dans mon bon droit. Je vais me placer près de la fenêtre et après cette effraction dans leur cocon de solitude, je disparais peu à peu de leur champ de vision. Il me faut faire revirer leur intellect. Je deviens un gêneur pas si gênant que ça, finalement. Je me fais le plus petit et le plus discret possible. Un livre, un walkman, quelques gâteaux et surtout un thermos de café. Je mets parfois plus de 200 kms à me faire ignorer, à me faire oublier, tout en buvant du café. J'ai toujours quatre ou cinq gobelets dans mon sac et je sirote ostensiblement le liquide bouillant que je tire du thermos.

 J'agis en général, après le passage du contrôleur. Il y a une microseconde de complicité quand la vérification des billets est terminée. C'est dans cette brèche que j'interviens. Une remarque sur la durée du trajet ou d'ordre général et puis j'offre un café à celui qui est devenu, par la force des choses, mon compagnon de voyage. Le gêneur devient une personne agréable tout compte fait et ils acceptent, tous. La sympathie est un drôle de venin, il s'attaque aux défenses naturelles de l'homme et, surtout, il n'y a pas vraiment d'antidote. Je me suis bricolé un thermos comme les bagues à poison des Borgias. Il me suffit de tourner le bouchon dans le sens inverse de l'ouverture, comme pour serrer, pour que quelques centigrammes de somnifères tombent et se dissolvent dans le liquide noir. Cela fait presque deux heures que je bois à ce même thermos, pourquoi se méfieraient-ils ? Mieux encore, mon gobelet transparent fume encore de la tasse que je viens de me servir avant de leur en proposer. Alors, ils boivent.

 Pour les somnifères, on peut me faire confiance. Avec les doses que ma soeur s'est envoyée dans les neurones, j'ai aucun problème à m'en procurer et à les connaître sur le bout des doigts. Ils boivent et dix minutes plus tard, ils dorment pour trois heures au moins. Alors je les dépouille de tout ce qui à une valeur quelconque. Montre, micro-ordinateur parfois, baladeur, argent, carte de crédit. Il m'arrive même de trouver le code de leur carte, caché sous un numéro de téléphone à leur nom dans un agenda électronique. Les plus techniques sont les plus "généreux". Je vais parfois jusqu'à leur prendre leur chaussure ou un vêtement qui me plaît. On n'a pas vraiment de morale quand on a franchi la barrière. Il ne me reste plus qu'à descendre à la gare suivante pour repartir dans le sens opposé. Il m'est même arrivé de recommencer sur le trajet de retour. J'ai toujours du café soluble sur moi et une bouteille d'eau que je chauffe dans le thermos nettoyé au moyen d'une résistance de voyage branchée dans les toilettes. Une fois, il m'est arrivé de dévaliser deux personnes dans un même compartiment. Un homme et une femme. J'ai laissé celle-ci les seins nus avec les mains de l'inconnu dessus. Tous les deux allongés, l'uns contre l'autre sur la banquette. J'ai trouvé ça drôle sur le coup.

 Tout est loin maintenant. Je voudrais faire comprendre la liberté absolue qu'on a à être dans six mètres carrés avec un inconnu chimiquement endormi. La latitude est totale, bouleversante, grisante même. Les idées les plus folles peuvent vous traverser l'esprit. Le pouvoir aussi est un venin. J'ai dit qu'on n'avait plus franchement de morale. En fait, on a la véritable morale. Pas celle des lois, la morale biblique, celle en laquelle on a souscrit intérieurement, le point jusqu'auquel on n'ira pas. Il faut ce rendre compte du pouvoir que je possède sur mes victimes. Je ne suis qu'un voleur. Guère plus. C'est mon point de non-retour, ma limite.

 Je l'ai dit, ça fait cinq ans. C'était la dernière fois sans doute.

 Je l'ai choisi comme les autres, choisi et ferré comme les autres. L'aspect sans rien qui dépasse, le silence sur 200 kms, le café. Une routine en somme. Lui aussi était classique, jusqu'à l'excès. Costume gris, chaussures noires. De la classe avec suffisamment d'air hautain pour l'assumer. Il a eu cette petite moue de désagrément quand je suis entré dans le compartiment avec mon gros sac et l'intention de m'installer. La routine.

 Il s'est endormi très vite après le passage du contrôleur. J'ai détaché sa montre, sorti son portefeuille. Il portait sur lui une somme énorme en liquide. Ca arrive parfois. Y a des gens qui ne font pas confiance aux banques, ou qui ont trop confiance en eux... Il portait une alliance avec trois pierres incrustées mais je n'ai pas pu lui prendre, trop serrée. Ses bagages ne contenaient pas grand-chose si ce n'était quelques stylos haut de gamme et le même parfum que moi. La mallette était fermée par un code et assez lourde. J'ai sorti un petit canif que j'ai toujours dans ma poche et j'ai forcé les deux serrures. Un ou deux dossiers, des cachets pour l'estomac et un micro-ordinateur extra plat avec juste un écran et un stylo optique. En fait c'était plutôt un gros coup cette fois là. Quelque chose clochait dans la mallette. Je ne sais pas, le poids, l'épaisseur. On fait attention aux détails dans mon "occupation". Alors avec mon canif, j'en ai sondé le fond. J'ai toujours été curieux. Vilain défaut. Le double-fond a cédé rapidement, j'aurais aimé qu'il tienne un peu plus longtemps. Pour que j'aie une chance de ne pas découvrir l'âme de ma victime. Il n'y avait que trois objets dissimulés dans la mousse. Chacun avec son emplacement précis, soigneusement encastré comme pour faire un écrin.

 Une boîte, un couteau et un carnet de cuir. L'horreur peut tenir dans peu de place. Le couteau devait être celui d'un artisan du cuir, un maroquinier. Lame recourbée, extraordinairement effilée, il était finalement assez beau. L'horreur peut être belle aussi. C'est le carnet qui m'a bouleversé. C'était un journal intime d'un genre particulier. Des coupures de presse surtout, ou des articles recopiés d'une belle écriture fine et masculine. Et toujours le même sujet. Un leitmotiv de l'abomination. Des enfants enlevés, massacrés, violés. Par dizaines, dans toutes les villes d'Europe. Depuis cinq ans. L'horreur est coïncidence. Chaque article était numéroté, reporté dans le sommaire. L'homme avait même laissé des pages vierges, pour la suite... Ce sont ces pages vierges qui m'ont terrifié. J'ai dit que les images peuvent être terribles. Je sais que rien ne pourra effacer celles que j'ai vues dans la boîte. Je comprends un peu mon beau-frère maintenant. C'est elle qui m'a décidé. J'ai jamais été très fort pour les décisions, mais, ce sont mes nerfs qui ont parlé. Des phalanges. La boîte contenait deux ou trois dizaines de phalanges d'enfants. Des petits bouts de chairs jaunis avec ces ongles minuscules. Une odieuse collection. L'horreur est horrible. Avec cette terrible odeur de formol.

 Mes gestes ont été d'une précision rare chez moi, mon esprit aussi aiguisé que mon instrument. L'homme a fait un gargouillis ridicule quand son couteau lui a tranché la gorge. Il a dû mourir calmement, trop paisiblement sans doute. Je crois que les gens qui ouvriront le compartiment vomiront comme j'ai vomi en ouvrant la boîte des "trésors" de ma victime. Je me souviens juste de m'être acharné sur le corps de l'homme avec une froideur qui me ressemble peu. L'horreur est aveugle sans doute.

 Ma carrière de voleur est achevée maintenant. J'ai dit qu'on ne peut aller que jusqu'à son point limite. J'ai franchi le mien avec trop de facilité. Sur ce quai, où j'attends le train qui me ramènera chez moi pour la dernière fois en jouant avec l'alliance aux trois pierres, les images se mêlent dans mon esprit. Les images de quelques dizaines d'enfants massacrés. Je ne sais pas pourquoi, mais, pour moi, ces enfants sont muets...

Nick GARDEL