
Nouvelles : Le temps de la peur, par Nick GARDEL

La pluie tombait par intermittence sur ce matin grisâtre. La
pie étendit ses longues ailes et pris son envol. La clarté
du plumage étincela sur le bleu nuit du reste du corps comme un
soleil éclaté. Dans un battement majestueux l'oiseau
maudit trancha un instant le matin blafard et se mit à l'abri des
longues branches livides d'un pin.
- Mauvais présage, se dit le vieil indien.
D'un revers du bras, il essuya les gouttes qui restaient collées
à son front. Il lui fallait être précis pour
accomplir le rite. Sa main décharnée s'éleva un
instant et on vit briller l'éclat de la lame antique. Le coutelas de
ses ancêtres devait resservir une fois encore. La dernière
fois peut-être. Et il était le seul à pouvoir le
faire. Les jeunes ne s'intéressent plus à la nature et ne
la comprennent plus. Ils ont oublié les anciens démons,
les peurs ancestrales, les pactes de la nuit des temps.
Le bras noueux s'abattit et le petit animal poussa un cri étouffé quand la
lame lui trancha les carotides. Le corps du lapin eut encore un soubresaut
puis retomba inerte pendant que sa substance vitale s'écoulait dans le
creuset en terre cuite, souillant les herbes et le sable qui s'y trouvait.
Conjurer le végétal, l'animal et le minéral, voilà ce qu'il fallait faire.
Puis il en appellerait aux quatre éléments et enfin, il donnerait son propre
sang pour sceller le nouveau pacte.
Car Quivatii s'était relevé depuis son nid insane. Déjà l'ombre de ses
ailes atroces défigurait le soleil, et on sentait planer son odeur de mort
sur les terres désolées. Les traités avaient été rompus, les anneaux étaient
brisés et la bête était libre.
La veine du vieillard perla ses gouttes de rubis pendant qu'il entamait le
chant ancestral. La litanie lancinante faisait vibrer l'air autour de lui,
et, parfois les flammes maigres qui combattaient la pluie dessinaient des
arabesques sur son visage sans âge. Puis le chant s'arrêta et le corps de
l'ancêtre s'affaissa un peu, exténué par la tension qu'il y avait mise. Le
pacte était renouvelé mais peut-être était-il trop tard. Trop tard pour
empêcher le monstrueux volatile de planter ses serres titanesques sur cette
terre maudite. Trop tard pour les hommes. Peut-être que le temps de la peur
était revenu. La peur et l'abomination...
* * *
Il s'éveilla dans un sursaut, les tempes en sueur et cette étrange
impression de ne pas être seul. Les voix étaient encore venues cette nuit.
Elles avaient beaucoup parlé et lui, il avait écouté, soumis. Il avait peur
mais le temps de la peur était achevé maintenant, les voix l'avaient promis.
Il dispersa les braises de son feu de la pointe d'une branche. Les petits
débris incandescents rougeoyèrent encore une fois et moururent pour de bon.
La nuit l'enferma complètement et il eut un frisson qui lui parcouru
l'échine dans cette solitude noire et hostile.
Il cala l'étui sombre sur son épaule et reprit son ascension dans cette
forêt inhumaine. Les arbres étaient à la démesure de sa tache. On était à
quelques heures de l'aube et les ombres de la nuit n'étaient encore que des
furtives zones plus sombres que le bois lui-même.
Il arriva en haut de son piton rocheux après avoir escaladé à tâtons la
paroi du bloc de granit enchâssé dans le sous-bois. Les voix lui avaient
indiqué le chemin et ses doigts trouvèrent toutes les prises, mécaniquement.
Il se mit à plat ventre, le souffle court et scruta l'horizon. La cime
terrifiante de ces colosses de bois semblait lui bondir au visage comme les
arêtes acérées des mille pieux de sa crucifixion. Combien de temps attendit-
il? Peu à peu le soleil commença à pâlir faiblement sur l'horizon et
transforma la froide agressivité de la pénombre en un malaise ambiant
glauque et malsain.
Une pie se posa près de lui, sautillant un instant entre les touffes
d'herbe et les cailloux pour venir taper du bec dans un signal improbable.
Une pluie fine lui dévorait les yeux mais jamais il n'avait été aussi sûr de
son fait. Il ouvrit l'étui et en sortit la longue carabine qui s'y tenait
encastrée. L'arme était encore chaude de son corps, tant il avait passé la
nuit blotti contre elle, se raccrochant à sa seule et dernière vérité. Les
voix savaient cela, elle connaissaient son amour pour le long tube d'acier
qu'il maniait avec la précision d'un chirurgien.
Il assembla la petite lunette sur le haut de l'arme, et fit un tour
d'horizon au travers de la lentille. Le réticule dessiné aiguisait son
regard sur les points fictifs qu'il croisait. Parfois il arrêtait la course
folle du paysage et fixait un objet ou tout simplement une zone de l'espace
particulière. Il prenait ses repères.
La pie s'envola et descendit plus bas vers la clairière formée par une
vague trouée d'arbres Instinctivement, il la suivit plein de respect et
d'effroi. Les voix lui avaient dit: " NE PAS TOUCHER A L'OISEAU ". C'est
alors qu'il le vit. Il n'en doutait même plus, sa vie partageait ses rêves
depuis trop de temps. Les voix lui avaient conté tant de fois le vieil
homme, ces cheveux raides et blancs, ces bras noueux et secs comme des
branches passées au feu.
Il vit l'homme s'accroupir et entamer avec précautions une cérémonie
solitaire qui avait été elle aussi décrite. Son coeur se mit à battre plus
vite, " PAS MAINTENANT, ATTENDS LA FIN DU RITE " résonnait dans ses tympans.
Il ajusta et cala l'arme, son démon, contre son épaule. Il était à nouveau
complet, sa prothèse mise en place, prête.
Le vieil homme semblait exténué à présent dans la lunette.
Les tempes bourdonnantes, son corps se relâcha un peu sous l'effet d'une
grande décharge de tension. Il choisit cet instant. Son doigt trouva le
métal froid de la queue de détente, l'index rattrapa le jeu de la virgule
d'acier et il prit une grande inspiration. Déchargeant ses poumons, il
rebloqua sa respiration à mi-course. Il pressa calmement et la tête du
vieillard explosa. Le corps désormais inerte bascula lentement, renversant
le creuset à ses pieds.
" LA BOUCLE EST BOUCLEE " retentit dans son crâne. La
nature entière prit une respiration malsaine et un souffle
s'éleva de la terre décharnée. Il entendit
distinctement les mots qu'il ne comprit pas tout d'abord: " LE
PACTE EST ROMPU ". Puis tout devint clair, limpide. Il jeta un regard
sur la terre de ses ancêtres, cette terre qui l'avait nourri et
qu'il venait de trahir. Le pacte était rompu et il avait
joué son rôle jusqu'au bout, il n'entendrait plus jamais
les voix. Il se releva en grimaçant sous l'engourdissement
de ses muscles, puis, sans un remords, il se jeta dans le vide à la
rencontre des créatures du passé et des démons du
présent.
Nick GARDEL