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Etat d'esprit


 Les rêves sont une drôle de chose. Peut-être parce qu'il n'y a pas de réelle différence, sauf sémantique, entre un rêve et un cauchemar. Longtemps je me suis réveillé dans un bain de sueur après ce que je croyais être un rêve qui se transformait en la plus horrible des terreurs. On ne peut rien contre nos propres démons. C'est une des leçons de la vieillesse, apprendre à vivre avec ses anges maléfiques. J'ai souvent passé mes nuits à les combattre, à repousser l'instant de leur apparition. En vain.

 J'avais des préjugés sur les psychiatres, ces types qui ont la sale habitude de vous prendre pour prévisible. Les gens détestent se savoir observés d'une part, mais en plus, quand un gars comprend et anticipe leurs réactions, ça doit être horripilant. Maintenant je crois que je pourrais aller tout raconter à un de ces types. Je pourrais même faire confiance à la chimie. Une autre chimie que celle de la demi-bouteille de rhum blanc que j'ai pris l'habitude de m'envoyer le soir, quand mes démons se réunissent et se préparent à festoyer dans mon crâne. Je pourrais faire confiance à ces choses, au pouvoir d'un valium, d'un temesta, d'un lexomil, d'un prosac pourquoi pas ? Mais cela suffirait-il pour que l'on me croie ? J'en doute.




 Je suis bien vieux maintenant. Si on s'en réfère à mes cheveux, j'ai dépassé depuis longtemps l'automne de ma vie. Mes articulations sont aussi sèches qu'un sol d'hiver. Les saisons sont importantes pour les vieux comme moi, elles font varier les douleurs. Sous le doux soleil de cette fin d'été mes rhumatismes me laissent presque tranquille. J'irais peut-être même bien à la limite, si je ne m'entêtais pas à écrire cette histoire. J'exorcise peut-être, ou alors je témoigne pour laisser quelque chose. Je n'ai pas d'enfant et j'ai enterré ma femme il y a tellement longtemps que je crois que je ne me rappelle plus son sourire. Pourtant les souvenirs, c'est tout ce qu'il reste aux vieux comme moi. Alors pourquoi tout raconter ? J'espère me prendre suffisamment au jeu pour louper une nuit ou deux. Echapper à ma réunion de démons à la lumière de ma petite lampe de chevet. Mes yeux sont toujours bons. Je crois que la machine ne se détraque pas entièrement et surtout pas à l'identique chez tout le monde. Certains galopent encore leurs dix kilomètres à plus de quatre vingt ans, d'autres ont une mémoire d'éléphant, moi c'est les yeux. Mon squelette n'est bientôt que d'un seul tenant et ma mémoire n'est vraiment pas la plus fiable qui soit, mais mes yeux sont encore perçants. Mon pouvoir fonctionne aussi. Mais j'y viendrais plus tard.



 Ce que je veux raconter s'est passé quand j'avais quarante ans. C'est à cette époque que j'ai perdu Janice. Un accident d'avion, elle faisait partie des passagers de ce long courrier qui s'est écrasé dans le pacifique. Mon premier démon d'adulte, mais celui-ci à disparu avec le temps. Je travaillais à l'époque dans un grand hôpital. Je faisais les nuits aux urgences ce qui me laissait finalement pas mal de temps libre. On tournait en 24/48, une journée pleine de travail contre deux jours de repos, trois pour les week-ends. J'étais de garde le jour de l'accident. A cette époque, il n'y avait pas encore d'attentat à tout va, alors personne ne se demandait quelle faction allait revendiquer le meurtre de plus de trois cents personnes. Avec mon travail, ce n'était pas facile de prendre des vacances, alors j'avais laissé partir Janice seule pour cette semaine organisée en Thaïlande. On ne devrait pas apprendre le décès de quelqu'un de proche par la télévision. L'attente, le doute et surtout les commentaires des présentateurs ont quelque chose de malsain. C'est la soeur de Janice qui a levé le doute pour moi. Au ton de sa voix au téléphone, je savais que Janice était parmi les victimes. Suzanne s'est effondrée au téléphone, ça m'a évité de le faire, je pense. Un psy dirait peut-être que j'ai trop intériorisé ce décès, mais on ne peut pas être deux à s'écrouler au téléphone. Alors je l'ai un peu consolé et j'ai fini ma nuit à l'hôpital. C'est ce soir-là que j'ai eu le premier soupçon pour mon pouvoir. Faut vous expliquer que cette nuit-là, je ne tenais pas en place et dès que la salle d'attente se vidait j'allais fumer une cigarette sur le perron des urgences. J'ai bien dû griller deux paquets. Pour me changer les idées. Comme dans ces moments où on n'a pas vraiment de pensées en tête, où on est vierge intellectuellement parlant. Il ne faisait pas très chaud dehors et la fumée de ma clope se mélangeait à la vapeur qui sortait de ma bouche. Je me souviens qu'à chaque fois que je sortais sur le perron, pas immédiatement mais après que j'ai fait quelques pas, il y avait une grosse machine qui se mettait en marche. Je ne sais pas ce que c'était, un gros truc avec un moteur qui démarrait à chaque fois que je passais devant pour aller fumer. Vous voyez, d'habitude cela aurait fait partie des bruits de la vie, des choses auxquelles on ne pense pas. Mais cette fois-là, j'étais tendu comme une corde de piano, beaucoup plus en résonance avec le monde autours. Comme s'il avait fallu que je désintellectualise ma vie pour me rendre compte de ce petit détail.

 Et puis une fois que ce genre de truc vous tourne dans la tête, pas moyen de l'en faire sortir. J'ai d'abord cru que c'était une soufflerie, un chauffage ou ce genre de chose et que c'était ma sortie, le fait que j'ouvre la porte qui le déclenchait. Alors j'ai fait l'essai d'ouvrir la porte en grand, sans sortir.



- Qu'est-ce que tu fous avec cette porte, il gèle dehors ! a crié Alice, l'infirmière de garde. Si t'as des chaleurs, va prendre une douche glacée ! M'a-t-elle dit avec un clin d'oeil.



 Mais le plus important, c'est que le truc ne s'est pas déclenché. Alors je suis sorti et quand je suis passé près de lui, ça n'a pas loupé ! Le vrombissement du moteur s'est enclenché.
 Je n'étais et je ne suis toujours pas un grand fan de l'irrationnel. Vous voyez, si je vois une lumière dans le ciel, je pense plutôt à un satellite qu'à un OVNI. Mais, je planais ce soir-là. Peut-être qu'en fait je suis un grand mystique refoulé ou ce genre de conneries. Mais j'y ai cru et j'y crois toujours. Vous verrez pourquoi.


 J'étais médecin, j'avais fait dix ans d'études où on oublie très vite la physique et où la biologie est une sorte de passage obligé pour apprendre comment fonctionnent les gens. Je veux dire par là que j'avais et que j'ai encore des restes d'une culture scientifique assez pointue. A cette époque, si j'en avais parlé avec quelqu'un, je crois que j'aurais avancé des explications avec des ijmagnétismes corporels" ou encore ijdes micro-courants cérébraux". Mais la vérité, c'est que je n'en ai parlé avec personne et, surtout, que je n'en sais fichetrement rien ! La rigueur scientifique à des limites et la plus importante est sans doute le fait. Cet incontestable produit factuel. Je pouvais, et je peux encore, faire démarrer les machines à distance. Point.


 Je vous ai dit que j'avais peut-être trop intériorisé le décès de ma femme. Et bien, cette découverte ne m'a pas vraiment aidé non plus. Bien sûr, le deuil s'est connu et j'ai pu prendre quelques vacances pour régler tous les problèmes. On n'avait pas d'enfant avec Janice, et c'est moi qui subvenais à nos besoins, alors je n'ai pas eu grand-chose à faire. Mais j'ai tout fait de façon mécanique, vous voyez, comme quelqu'un qui doit accomplir une tâche disons... naturelle. La belle famille a été la plus dure à gérer. Moi, il ne me restait pas grand-chose comme parents, si ce n'était une grande soeur qui vivait en Australie. Elle est décédée d'une maladie tropicale en Centrafrique à l'heure où j'écris ces mots. Elle a eu une belle vie et soixante-dix ans c'est un bel âge, je trouve. Donc à l'époque, je me retrouvais quasiment seul. La soeur de Janice ne m'a pratiquement pas lâché pendant deux semaines. Elle venait m'aider à ranger les affaires, mettre de l'ordre dans les papiers. Je pense même qu'elle aurait couché avec moi, si l'envie m'en était passée par la tête. Pauvre Suzanne, elle aurait une attaque si elle lisait ça !

 Au bout de deux semaines, je suis retourné au travail. Un peu plus silencieux peut-être mais une aura de compréhension vous entoure dans ces cas-là et ça me convenait parfaitement, je pense.


 Il faut que je vous dise qu'il ne s'était pas écoulé un jour depuis le soir du crash de l'avion sans que j'expérimente mon pouvoir. C'est à ce moment que j'ai compris que se découvrir une faculté n'est vraiment que le début d'un long boulot. Dans les films fantastiques, on vous montre toujours le héros faire les premiers pas avec ses nouveaux pouvoirs, et ça marche ! L'ennuyeux, c'est que je ne savais absolument pas comment faire fonctionner mon potentiel. Ni même s'il pouvait être commandé d'ailleurs. J'ai d'abord cherché dans les bouquins qui traitent un peu de paranormal. J'associais ça à de la télékinésie, mais ce genre de livre se résume en fait à un inventaire des différents phénomènes recensés dans l'histoire et plus ou moins inexpliqués. Mais chaque jour, j'essayais de me concentrer pour faire démarrer un des instruments électriques qui était à ma portée. C'est incroyablement compliqué de se concentrer sur quelque chose qu'on ne sait pas faire et dont on n'a pas la moindre idée de comment la déclencher. Bref, j'ai essayé pendant de longues semaines de reproduire ce que j'avais fait cette nuit-là. Quand je suis revenu à l'hôpital, j'ai essayé de faire encore repartir la machine. Je vous ai dit que j'avais encore ce pouvoir, alors vous vous doutez bien que j'ai réussi. Et là aussi je n'ai pas d'explication. Un jour ce gros moteur est reparti quand je me suis approché. Puis j'ai réussi à trouver un état d'esprit qui le faisait démarrer presque à chaque fois. C'est comme les jeux électroniques chez les mômes. Parfois ils mettent des semaines à dépasser un niveau compliqué, mais une fois passé, même par hasard, ils y arrivent presque à chaque coup. Puis totalement jusqu'au prochain écueil. Comme s'il suffisait de se prouver que c'était possible de passer outre. Et bien je me suis prouvé que je pouvais faire démarrer ce truc et j'y suis arrivé de plus en plus souvent. Je suis même arrivé à ne pas le faire démarrer, quand je passais à côté, puis à le déclencher. Et après lui, j'ai essayé sur tous ce qui me passait sous la main. Après la phase de découverte, ça a été la phase d'évaluation. J'ai découvert que mon pouvoir ne fonctionnait pas au-delà de quelques mètres et qu'il n'était efficace que sur des appareils électriques assez grossiers. Bref je ne pouvais pas faire fonctionner des gadgets électroniques. C'est aussi une sorte de pouvoir binaire. Je mets en route les machines, basta. Je ne les commande pas, je ne les dirige pas. J'ai même parfois du mal à les arrêter...

 Je n'ai toujours pas d'explication depuis le temps, vingt ans déjà, je crois que mon cerveau est capable de donner des coups de bélier dans les circuits électriques. J'arrive à faire démarrer presque n'importe quelle voiture, ou même à allumer parfois la lumière, mais guère plus.

 Vous vous demandez si c'est un vieux bonhomme riche qui vous écrit cette histoire et pourquoi vous n'en avez jamais entendu parler avant. Et bien, je ne suis pas riche plus qu'il ne m'est dû. Avec mes soixante-trois ans, je me sens et j'ai l'air vieux, et je ne suis pas célèbre pour mes dons. Pourquoi ? Parce qu'un tel pouvoir ne sert strictement à rien ! A quoi sert de pouvoir commander à distance un moulin à café ou un ventilateur ? Je suis même incapable de changer les chaînes de ma télé !

 Je me suis servi un temps de ce pouvoir, surtout pour en connaître les limites, mais on a vite fait le tour. J'ai aussi fait quelques farces en déclenchant la machine à expresso quand le serveur passait ses mains dessous. Mais mon pouvoir n'est pas suffisamment maniable de toute façon. Il faut que je sois dans un état d'esprit assez particulier pour que le phénomène se produise. Une sorte de tension interne. Une fois je suis entré dans un casino, pour voir si je pourrais essayer faire fortune avec mon don. Les machines à sous doivent être trop précises pour moi ou carrement trop mécanique car pas une seule fois je n'ai aligné les trois 7. Bref, comme je vous l'ai déjà dit, je m'en suis servi un temps, puis j'ai laissé la routine de la vie reprendre le dessus. En quelque sorte j'ai digéré mon deuil en faisant une plongée dans la para-normalité, puis j'ai refait surface avec de nouveaux démons et une nouvelle arme, bien pauvre, pour les combattre.



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 Ma vie avait donc repris dans ce cocktail d'habitudes et de petits imprévus qu'est la réalité. Le silence qui m'entourait depuis le décès de Janice était devenu une sorte de marque distinctive à l'hôpital. J'étais le médecin de garde qui ne parlait pas beaucoup. Les gens sont assez prompts à se créer leur propre légende, histoire de se sortir un peu de la vérité. Je pense que j'étais devenu face à eux une sorte d'homme brisé par les tourmentes de la vie. On m'imaginait sans doute comme ces figures de roman, le moral sapé dans ce qu'il y a de plus vital, me jetant à corps perdu dans le travail. Deux sentiments naissent de ce genre d'illusions que se font les gens sur vous. La commisération et le respect. Ma foi, aucun des deux n'est vraiment difficile à vivre, alors je n'ai rien fait pour les démentir. Je suppose que les nouveaux venus à l'hôpital étaient mis dans la confidence ou qu'à force d'être traité ainsi mon visage avait pris cette sorte de distance qui convient à mon prétendu état d'esprit. Quoi qu'il en soit, on entretenait autour de moi une paix royale. J'ai toujours été d'un naturel sympathique et donc je suis devenu peu à peu une sorte de bon docteur, jamais vraiment gai, mais toujours d'humeur égale et qui faisait son boulot sans draguer les infirmières.


 C'est deux ans plus tard que l'histoire que je vous raconte a pris corps. On était en hiver, pas de ces hivers francs avec un froid sec qui fait descendre le mercure très loin. Une espèce d'automne qui n'en finissait plus de mourir avec un temps vraiment pourri. Je crois que c'est cet hiver-là que je me suis découvert des rhumatismes. Le seul soulagement que m'apportait ce temps, c'est que chaque nuit la pluie incessante de la journée se transformait en neige avec la baisse de la température. Les matins étaient un vrai ravissement. Un parterre blanc immaculé pendant quelques heures et puis la pluie recommençait et noyait le tout. Il floconnait légèrement cette nuit-là. Comme si ce qui tombait n'était que la neige tombée sur les toits qui était poussée par le vent, sauf qu'il n'y avait rien sur les toits avec la soupe qui nous était tombée sur le coin du nez toute la journée. J'étais accoudé sous l'auvent de l'entrée des urgences en train de fumer une cigarette. Les mauvaises habitudes sont les plus rapides à prendre et les plus dures à faire passer.




 La camionnette est arrivée sans trop se presser. Je me souviens de ce détail car les gens qui arrivent aux urgences s'imaginent qu'ils doivent conduire comme des dingues la plupart du temps. Ils s'imaginent peut-être gagner de précieuses minutes pour soigner leurs proches. S'il y a une chose que je sais, c'est que les précieuses minutes n'existent pas. Pas celles-ci du moins. Et puis quand il y a des cas qui nécessitent de la vitesse, je veux dire des cas vitaux, ils ne sont jamais amenés par des proches. Quand la vie ne tient plus qu'à un fil, il se casse trop facilement pour supporter le transport dans une voiture non-équipée. Plus de la moitié des cas quasi-désespérés est sauvée dans les ambulances. Sauvée ou condamnée d'ailleurs.



 Je me rends compte que cette histoire est plus longue que je ne le croyais, il faut dire que je vis avec depuis vingt ans. Alors c'est un peu moi que je raconte. Et peut-être que j'en ai assez d'être le bon docteur silencieux. J'ai pris ma retraite l'année dernière. Certains diraient que je ne suis pas aussi vieux que je l'écris. Et pourtant si. Beaucoup de gens vous disent que vieillir est un état d'esprit, ils se servent de ça pour combattre leurs démons, pour s'envoyer en l'air avec des gamines, pour sauter en parachute ou rester à la tête de leur entreprise sans lâcher prise. Ils se mentent pour garder la face, parfois même de la pire des façons qui soit, avec sincérité. Car ils ont raison, vieillir est un état d'esprit, et cet état marche dans les deux sens. Pas seulement pour faire croire que l'âge n'est qu'expérience et que les vieux corps sont aussi valables que les jeunes organismes, mais aussi pour des gens comme moi. Je n'ai pas encore l'âge officiel et je suis vieux. C'est un état d'esprit, ils ont raison. Le mien est d'être ce que je parais, quinze ans de plus que mon âge. Mais j'ai une chose en plus que ces vieux adolescents ou ces jeunes vieillards, j'en ai CONSCIENCE.



 Je me suis approché de la camionnette quand elle a stoppé devant l'auvent qui m'abritait de la neige. Je crois que j'aurais dû remarquer que le conducteur laissait tourner le moteur, mais ça, c'est ce qu'on se dit après coup. Un grand type en est sorti. Une espèce de géant brun avec les cheveux en bataille qui accrochaient un peu la neige légère. Il portait une grosse chemise molletonnée avec des carreaux. Ce genre de chemise dans laquelle on imagine les bûcherons canadiens. Malgré le froid, il avait les manches retroussées et un tatouage se voyait sous les poils de son bras.



- Vous êtes médecin, a-t-il dit avec un sourire en voyant ma blouse.



 J'ai fait un signe de tête pour acquissez et je me suis encore approché.
- Mon frère a eu un problème à la scierie. Il est à l'arrière. Vous pouvez m'aider ?


- Je vais aller chercher un brancard, ai-je répondu. Il est gravement touché ?


- Non, non, c'est pas la peine. Il peut marcher. Il faut juste qu'on l'aide pour se sortir de la voiture.



 J'ai contourné le véhicule avec le grand type et, quand il a ouvert le haillon, je me suis retrouvé nez à nez avec le canon froid d'un fusil de chasse tenu par le quasi-sosie du géant. Mon crâne se souvient encore de la douleur qui a résonné le moment suivant. Je n'avais jamais cru que l'on pouvait tomber dans les pommes juste avec un coup sur le ciboulot. En fait, je suis resté conscient au moins deux minutes après le coup et je vous jure que j'aurais préféré m'évanouir tout de suite. D'abord on est sonné, sans véritable douleur, l'esprit essaye de comprendre et comme il ne peut comprendre, il abandonne et il fait ce qu'il fait d'instinct : il souffre. Alors seulement vient l'évanouissement. Mais ces secondes où j'ai été conscient sur le métal gelé de cette camionnette, je m'en souviens encore vingt ans après. Je n'ai plus eu de gueule de bois depuis, en tout cas pas une gueule de bois que je puisse prendre en considération après ce que mes nerfs avaient ressenti cette fois-là.



 J'ai su plus tard, qu'on avait bien roulé une bonne heure pour rejoindre la scierie. Pourquoi le type m'avait-il raconté un fond de vérité aussi inutile pour m'attirer derrière cette voiture ? Je n'en sais rien. Peut-être parce que, justement, c'était inutile de me mentir.





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 C'est le froid qui a dû me faire reprendre conaissance. Heureusement pour moi car je crois que José m'aurait décollé la tête à coup de baffe pour me réanimer. Je grelottais avec juste ma chemise sous ma blouse. Ce genre d'accoutrement suffit pour tirer une clope deux minutes dehors avant de rentrer dans un service surchauffé. Mais, là, en rase campagne, dans une espèce de hangar avec le sol couvert de sciure, j'étais littéralement gelé. C'est Andrès qui m'a jeté une couverture sur les épaules en sortant de l'arrière de la camionnette, le fusil toujours à la main. La scène était terrifiante, outre les deux géants en chemise de bûcheron, il y avait deux autres hommes dans la lueur des lampes qui pendaient au plafond. Les deux étaient allongés sur le sol. Le premier était face contre terre dans une flaque de sang qui imbibait la sciure autour de lui, le dos constellé de petits impacts rougeoyant qui faisaient à peine des reflets sur son costume noir. Il avait dû être descendu à la chevrotine, mais pas de trop près car il était encore d'un seul tenant. L'autre était couché sur le dos et respirait à grand bruit en jurant toutes les deux minutes. Il était appuyé contre une des machines, la jambe gauche étendue devant lui. Un horrible instrument de métal saillait de sa cuisse, fiché dans la chair.



- Vacherie de vacherie dit l'homme. Alors t'as trouvé un toubib José ?



- Te bile plus papa. On t'as rapporté le médecin de garde des urgences de l'hôpital. Même qu'il n'a pas fait de problème du tout pour venir, pas vrai Andrès ?




 L'autre est parti dans un rire gras et s'est assis sur un gros billot de bois qui était posé vers la porte. Il a appuyé son fusil contre sa cuisse et a sorti un magazine de poche pour faire des mots croisés.



- Qu'est-ce que vous attendez de moi, ai-je demandé, bien que de toute évidence, il ne leur manquait pas un quatrième pour jouer aux cartes. Si vous espérez que je vous soigne ça, ai-je dit en montrant la jambe du vieux, il aurait fallu penser à emmener mon matériel. A première vue, ce n'est pas le genre de truc qui se rafistole avec une trousse de secours.



- Vacherie de vacherie, tu vas commencer par ne pas la ramener. Si j'avais eu besoin de deux pansements, j'aurais pas envoyé les jumeaux pour trouver un rebouteux à cette heure.



 Il se redressa un peu dans une grimace et brandit une main où il manquait l'auriculaire et l'annulaire.



- José, va voir dans le coffre de l'autre enflure et ramène sa mallette. Eh ouais, ce gars était aussi un toubib. Alors je te conseilles pas de faire un faux pas. Je suis plus à un près.



- C'est vous qui l'avez... ai-je questionné.



- Non, c'est Andrès. Et heureusement, sinon je ne serais plus ici pour te causer mon gars.



 Il cracha sur le cadavre de l'homme à quelques pas de lui. Et s'adressa de nouveau à moi.



- Approche-toi toubib. C'est quoi ton prénom ?



- George, ai-je dit
- Alors, Georges. Tu vois, ce type n'est pas que médecin, c'est un encaisseur d'une bande de pourris d'usuriers qui fait son sale boulot. Alors, si je ne me trompe pas, son coffre de bagnole doit être bourré de fric. Moi j'ai entubé ces gars. Je leur ai emprunté un joli paquet et j'avais pas l'intention de leur rembourser. Mais comme je vais récupérer bien plus que prévu. Je vais faire disparaître le corps de celui-là, et je payerai rubis sur l'ongle le prochain qui viendra. Mais venons-en à nous. Avant de clamser, il m'a salement amochée la cuisse. Le truc que tu vois là, je le connais moi et je t'assure qu'il en manque bien dix centimètres encore. Et ces dix centimètres de ferraille, ils sont dans ma cuisse. J'ai fait un garrot, mais je peux pas enlever ce truc tout seul. Si tu m'arranges le coup, il y aura un joli paquet d'argent pour toi et t'entendras plus parler de nous. Si tu fais des difficultés, on trouvera un autre médecin et vous ferez un beau couple avec l'autre au fond d'un lac.



 J'avais écouté toute cette tirade sans piper mot. Le cerveau travaille vite dans de tels moments. Le vieux n'avait pas fini son discours que j'en avais déjà écrit mentalement la fin, menaces comprises. Je me suis penché sur sa blessure sans en dire plus, espérant qu'il comprendrait que, faute de mieux, j'acceptais.

 José revint avec la sacoche typique du médecin itinérant qu'il posa en douceur près de moi.
- T'avais raison, papa, rigola-t-il. Y a bien un paquet d'oseille dans le coffre. Mais j'aurais pensé à une mallette avec des billets bien rangés. C'est juste un sac de sport avec des tonnes de petites coupures.



- Ce type n'était pas un banquier, fiston. C'est un encaisseur. Il arnaque les gens comme nous.



- Ouais, mais nous on l'a arnaqué cette fois, intervint Andrès avant de ce replonger dans ses mots croisés.



 J'ouvris la mallette à la recherche d'un quelconque anesthésique car il allait falloir que je sois tout doux avec le père des deux monstres, si je ne voulais pas qu'ils me transforment en bouillie au premier hurlement du vieux. Je trouvais deux ampoules de morphine qui seraient nettement suffisantes. En ouvrant une petite poche sur un des bords intérieurs du sac, je vis étinceler le canon court d'un minuscule revolver. La vie est vache avec vous parfois, elle vous force à faire des choix au moment précis où vous en avez le moins envie. J'ai refermé le compartiment du sac en me disant que ce n'était pas vraiment le moment de penser à être un héros. Mais ce petit pistolet était bien là, m'empêchant de croire complètement qu'il n'y avait rien à faire d'autre que de suivre ces hommes. Il ne faut pas croire que j'étais complètement obtus non plus. Je me doutais bien qu'une fois le vieux recousu, je rejoindrais le type dans la sciure entre deux mots fléchés d'Andrès. Mais il y avait les paroles et la proposition qu'il m'avait faites, juste de quoi se dire qu'il y a une possibilité qu'ils soient honnêtes envers moi. Un grain de sable dans l'analyse logique que je pouvais faire de la situation. C'est fou comme on peut s'agripper à un grain de sable...





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 J'ai préparé l'injection de morphine et en quelques minutes le vieux a commencé à se détendre un peu. La plaie n'était franchement pas jolie avec ce gros croc en métal plantée dedans. Je pense que c'était un outil que le gars avait saisi sur un établi quand les deux avaient commencé à se battre. Un truc pour déplacer les rondins avant la découpe ou quelque chose comme ça. Il n'y avait pas vraiment dix centimètres fichés dans la cuisse, mais l'outil tenait tout de même drôlement bien dans le muscle. Malgré la morphine le vieux a dû le sentir passer quand j'ai commencé à l'arracher en tirant sur la poignée. Mais il n'a rien dit, juste gémis comme un gosse quand le croc a quitté définitivement sa jambe. Je connaissais bien cette sorte de plainte que l'on ne peut pas retenir à la fin d'une souffrance. J'ai entendu la même chez une femme dont j'assistais à l'accouchement. La mallette ne contenait pas de dose antitétanique, mais je n'étais pas là pour faire dans les fioritures, la plaie n'était pas franchement belle. José et Andrès ont soulevé le vieux comme un fétu de paille et l'ont déposé sur le tapis roulant de l'énorme scie, l'endroit était plus proche des lumières et plus à hauteur pour me permettre de recoudre la cuisse de leur père. Comme je vous l'ai dis, la plaie n'était pas franchement belle et il allait me falloir au moins trois ou quatre plans de suture. J'ai demandé à me laver les mains et José m'a conduit à un petit lavabo dans le fond du local. L'eau m'a mordu la peau quand je me suis passé les mains dessous, tellement elle était froide, ça m'a sorti un peu de la torpeur qui m'envahissait depuis que les deux géants m'avaient enlevé. Ma tête me faisait mal, mais je pensais déjà à la suture que je devais faire. J'étais un bon médecin, je crois. Je n'ai jamais connu de mauvais médecins, il faut dire. Des gars qui ne valaient rien en rapport humain peut-être, des salauds plus intéressés par une carrière ou des honneurs, des timorés qui se protégeaient derrière les assurances avant chaque opération, mais pas réellement de mauvais médecin. C'est un luxe que l'on ne peut pas se permettre après tant d'années d'études, les réflexes, les connaissances sont là. Et puis on ne peut pas tricher avec la maladie, on la soigne ou non. C'est un métier binaire. Le mythe du mauvais médecin vient sans doute pour faire croire qu'il y en a des bons, des diables pour faire croire en Dieu, en quelques sortes. C'est un métier binaire mais aléatoire où on ne joue finalement pas le rôle principal. Je savais déjà que le vieux s'en tirerait bien. Même s'il avait perdu beaucoup de sang, même si la plaie pouvait s'infecter dans cette atmosphère de poussière de bois, il s'en tirerait. Je le sentais, c'est une question de constitution. Le vieux aurait supporté sans doute n'importe quoi et il aurait fallu bien plus que quelques centimètres d'acier pour en venir à bout. C'était un nerveux, qui devait fonctionner à la haine et je crois que si Andrès n'était pas intervenu en abattant le racketteur, le vieux aurait bien pu l'étrangler à mains nues avec le croc dans la jambe.



 Sous la lumière de la lampe, je poursuivais mon travail de couture. Plan après plan, je rafistolais les chairs du bonhomme. Je devais m'arrêter souvent pour souffler sur mes doigts pour les rendre plus sensible. Je crois que rien ne m'aurait fait trembler pendant une opération, mais le froid n'aide pas à la précision requise dans ce genre de truc. J'ai dû demander à José de fermer la porte du hangar et de pousser un peu le chauffage. Il a jeté un coup d'oeil vers son père qui semblait un peu parti sous l'effet de la morphine et, finalement, il est sorti en fermant derrière lui. Andrès levait la tête parfois en interrogeant un ange des mots croisés, puis repiquait du nez dans le livre qui semblait minuscule entre les deux battoirs qui lui servaient de main. Je venais de finir de recoudre la plaie et je me suis dirigé vers la sacoche pour y prendre une bande quand un bruit s'est fait entendre qui nous a fait tous sursauter. Ce n'était pourtant qu'un toussotement, une toux difficile, assourdie, presque muette. Mais elle provenait du cadavre !



 Je me suis penché sur le corps et je l'ai retourné doucement. Le sang bouillonnait un peu dans sa bouche, mais il était bien vivant. Sans doute pas pour très longtemps, un poumon devait avoir été perforé par les plombs du fusil d'Andrès.

- Cette enflure est toujours en vie ! a presque crié celui-ci. Je croyais pourtant ne pas l'avoir raté. T'as vu ça, papa ? Ce foutu rapace à la vie dure, on dirait.



- Il est bientôt mort, ai-je dit. Il aurait peut-être mieux fallu pour lui d'ailleurs. A l'hôpital déjà je n'aurais pas pu dire, mais ici, c'est sûr qu'il ne va pas passer la nuit. Il va déguster par contre.



- Et bien, ça lui fera les pieds, a soufflé le vieux dans sa brume de morphine. Finis ton travail, toubib. Celui-là, tu l'as dit, n'a plus besoin de personne.



 J'ai appuyé doucement le gars contre l'établi et je suis retourné vers la sacoche. Il faut que je vous parle du temps, maintenant. Vous voyez, le temps c'est comme ce que j'écrivais tout à l'heure sur la vieillesse. C'est un état d'esprit. Pas un phénomène établi. Il y a des secondes qui vous durent des heures. Vous ne perdez rien de ce qui se passe, votre cerveau marche vraiment en accéléré et le temps ne peut pas suivre, vous comprenez ? Malheureusement, ces secondes interminables sont les pires de votre vie, celles qui resteront dans le catalogue de vos cauchemars possibles. Ces secondes sont le nid de vos démons, leur matrice. Ils naissent de là. Les rêves doivent naître dans la vitesse phénoménale des moments heureux, les cauchemars dans cet arrêt du temps. Les secondes qui ont suivi, je les ai revécues des centaines de fois, je les ai noyées dans des alcools et j'y ai usé mes yeux sur des écrans de télé pour espérer qu'elles ne reviendraient plus. Mais les démons sont comme vous et moi, ils ont une mémoire. Et ils ne vous oublient pas...


 Le premier déclic a été en fait une détonation énorme et un fracas assourdissant qui a suivi. La première seconde a été pour le corps de José qui traversait la porte de la scierie, un trou fumant au milieu du torse, et qui venait s'écraser devant nous. La seconde suivante fut pour Andrès qui se jeta sur le côté et balança son fusil en direction de son père, tout en sortant un gros colt de sous sa chemise. Puis je vis un homme dans l'encadrement dévasté de la porte. J'eus juste le temps d'appréhender sa silhouette avant que se passe une nouvelle seconde. Celle où la silhouette de l'homme disparut sous le feu d'Andrès. Alors vint mon tour. Le moment où je dus prendre une décision, ce moment où j'ai plongé la main dans la sacoche. Je crois que c'était pour moi la seule chose à faire, peut-être la seule solution pour tenter de m'en sortir.

 J'ai appuyé sur les deux gâchettes du petit revolver en direction d'Andrès. Je n'avais jamais tiré au pistolet et je n'ai jamais retiré depuis. Il doit vraiment exister une chance du débutant, ou alors on ne réussit vraiment que ce qu'on ne pense pas dans ce genre d'acte. Andrès s'est écroulé comme une masse, touché sous l'oeil et à la gorge. Il n'a pas souffert, je crois. Il n'a pas gémi. Mais il restait encore une seconde à venir, celle du vieux. Cette seconde-là me fit mal, atrocement mal. La détonation du fusil me vrilla les tympans pendant que les plombs me criblaient l'épaule. Dans son brouillard de morphine, le vieux émergeait doucement, mais pas assez pour être précis. Il s'était redressé sur son tapis roulant et tenait le fusil à une main, maladroitement, pendant qu'il s'appuyait sur l'autre. Andrès n'avait pas rechargé depuis qu'il avait descendu le type qui agonisait encore par terre. Alors le vieux était sans munition. Et il m'avait raté. Alors, j'ai eu droit à une autre seconde. Une autre éternité. J'imagine que vous avez déjà compris. Ou au moins que vous entrevoyez ce qui peuple mes nuits depuis vingt ans. Depuis qu'ils m'avaient enlevé, j'étais tendu, tendu comme une corde de piano. Je vous jure que, quand les plombs m'ont brisé l'épaule, j'ai senti l'univers résonner autour de moi, je l'ai senti vibrer. C'est peut-être la seule fois que j'ai pu VOIR mon pouvoir jaillir de moi. Tout comme j'ai vu l'immense scie se mettre en route et emporter le vieux. Comme j'ai encore vu ce pantin disloqué lutter contre la morphine et sa jambe qui ne répondait pas. Comme j'ai vu la lame le trancher en deux. Je ne me souviens pas s'il a crié, mais je revois encore cette lame rougie dans le corps inerte du vieil homme, jusqu'à la hanche. Je l'ai vu, impuissant. Pensez-vous, en une seconde !


* * *


 Cette histoire s'achève ici pour moi. Bien sûr, vous devez vous demander ce que j'ai fait de l'argent dans le coffre, qui était le type qui a descendu José et peut-être encore pas mal d'autres choses. Alors, je vais vous dire ce que je sais, mais cette histoire s'est finie pour moi à cet instant-là. Le reste est du détail.
 Je n'ai pas gardé l'argent et j'ai appelé la police presque immédiatement, depuis l'atelier même. Ce n'est que plusieurs minutes après que j'ai pensé à éteindre la scie qui tournait encore dans un vacarme assourdissant. Le type allongé par terre est mort finalement quelques instants plus tard. Il n'aura été qu'une cause et aura survécu un temps à ses propres effets, avant de s'éteindre et d'être oublié. C'est sans doute un de ses complices qui est venu abattre José pendant qu'il attendait dehors. Je n'ai jamais compris pourquoi il était sorti par ce froid. Peut-être pour compter l'argent dans le sac de sport. La police n'a été que peu intéressée par mon récit que j'ai essayé de rendre le plus véridique possible. Les deux cadavres en noir étaient sans doute connus et peut-être même que la famille n'était pas vierge non plus. Mais je vous l'ai dit, c'est du détail cela. Comme mon épaule qui m'a valu deux bons mois d'immobilisation. Deux mois face à mes nuits. Deux mois qui me firent comprendre ce que serait ma vie. J'ai été jusqu'au bout le bon docteur, jusqu'à ma retraite. Le silence n'a fait que grandir durant la journée autour de moi. Mais j'avais compris que mes nuits ne seraient que tumulte et que j'épuiserai sans doute les ruses pour éviter mes démons. Maintenant mes rêves se sont un peu émoussés, je les connais par coeur, ce sont les rêves d'une vie. Ils m'ont fait vieillir. C'est un état d'esprit. Peu à peu les secondes reprennent leur vraie durée, je revois moins distinctement le regard d'Andrès et je ressens un peu moins la vibration de la lame. Mais les démons ne m'oublieront pas aussi vite, j'ai eu deux fois plus de temps que les autres. Deux secondes éternelles, deux instants pour toute une vie...




Nick GARDEL