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Nouvelles : Disparition, par Nick GARDEL
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 Emerson OLDWITZ poussa précipitamment la porte vitrée du 142 Elmett Street. A son accoutumée, il était en retard et il gravit quatre à quatre les marches qui le séparaient de l'ascenseur. Il prit celui-ci jusqu'au 4e et se planta devant la porte de chêne massif qui arborait la plaque de cuivre étincelante :

Dr FRIEDMANN Samuel
Psychanalyste

Sur rendez-vous uniquement


 OLDWITZ consulta sa montre-bracelet. Il avait une demi-heure de retard et FRIEDMANN avait déjà dû prendre un autre patient. Il épongea son front luisant avec un mouchoir et prit une grande inspiration. Avant la salle d'attente il allait falloir affronter Mlle Pickwick. Il posa sa main sur la poignée, hésita encore un instant et poussa la porte.

 Les tentures du secrétariat étaient défraîchies et ce qui avait été sans doute été un beige sable, tirait maintenant vers le maronnasse. Un portrait outrageusement coloré de Freund trônait au-dessus du petit bureau qui faisait l'angle aux côtés d'une plante verte exubérante. Les larges feuilles tombaient mollement sur le clavier de l'ordinateur et la jeune femme qui y pianotait les repoussait fréquemment de la main.

 Mlle Pickwick était jeune et fraîche, les cheveux vaporeux autours d'un visage angélique. Le nez était un peu trop long et portait atteinte à la beauté de l'ensemble. Le regard était doux et brillant d'intelligence derrière des lunettes à très grands verres. En voyant la porte s'ouvrir, elle leva les yeux de son écran et fit une moue de reproche.


 - Monsieur OLDWITZ, vous êtes encore en retard! Il faudrait que vous compreniez que le Dr ne peut pas se permettre d'avoir des patients comme vous. Le gronda-t-elle sur un ton de reproche qui sonnait assez mal avec sa voix suave.

 - Je sais bien mademoiselle, mais, voyez-vous, hier soir j'ai fermé la porte de mon appartement à clef pour me prémunir des cambrioleurs. Mais j'ai égaré mes clés et je n'ai pas pu sortir ce matin.

 - Il fallait prévenir dans ce cas, Mr Oldwitz. J'aurais pu reporter votre rendez-vous.

 - C'est-à-dire, euh... Je fais une sorte de phobie au téléphone. J'ai peur que la personne qui se trouve à l'autre bout ne soit pas ou plus vraiment là... Vous voyez...


 La secrétaire le regarda d'un air vague et poussa un gros soupir. Elle consulta son ordinateur.


 - Je vais essayer de vous intercaler entre deux rendez-vous. Vous commencez à connaître le chemin de la salle d'attente. Dit-elle d'une voix posée mais qui exprimait toute son exaspération.


 Oldwitz se tassa sur lui-même et s'épongea le front une nouvelle fois. Son cou déjà presque inexistant disparu tout à fait et il prit un air résigné. Il fit mouvoir ses 110 kilos sur la moquette bleutée du couloir vers le raie de lumière qui provenait de la pièce du fond.

 Il y avait déjà quelqu'un dans la pièce. Celle-ci était très éclairée par la grande fenêtre qui donnait sur l'avenue. Quatre ou cinq aquarelles maladroites ornaient les murs dans de somptueux cadres. Oldwitz savait qu'elles étaient l'oeuvre de Friedmann lui-même. L'essentiel de la place était occupé par une série de fauteuils dépareillés.

 Une table basse couverte de magazines récents et anciens était placée au milieu. Oldwitz embrassa du regard la petite salle. Un autre homme était là, la tête dans les mains en regardant le sol. Il lança un regard à Ermerson et lui fit un signe vague en guise de bonjour. Celui-ci longea la petite table basse et s'assit pesamment sur le fauteuil rouge rapé qui couina sous son poids. Il sortit son mouchoir et s'épongea le front une fois de plus d'un geste machinal. Puis il le replia bien soigneusement en quatre, contempla un moment les motifs du tissu et le remis dans sa poche de veste. L'homme était à deux chaises de lui et regardait à nouveau le sol.

 Oldwitz pris l'exemplaire de Time qu'il avait abandonné la fois précédente dans la pile de journaux sur la table. Il feuilleta quelques pages et se tourna vers l'inconnu.


 - Vous attendez pour une consultation avec le docteur Friedmann? S'enquit-il

 - Non, répondit l'homme en levant la tête. Ma femme est en ce moment en consultation.

 - Je me permets de vous demander cela, parce que je suis moi-même un patient du Dr. J'ai malheureusement été retardé et je dois me glisser entre deux rendez-vous pour ma séance. Cela fait longtemps que votre femme voit le Dr Fiedmann? Je dois dire qu'il m'a beaucoup aidé. Je souffre d'une série de phobies très handicapantes pour la vie courante.

 - Non, c'est la première fois. Mais nous avons fait le tour de pas mal de spécialiste. De toute façon, ils nous ont tous dit la même chose. Tant qu'on n'aura pas attrapé ce salopard, elle ne pourra pas aller mieux...


 Emerson eut un instant de recul et dit d'une voix sourde :


 - Je ne comprends pas, vous parlez du docteur Friedmann? Pourquoi devrais-on l'attraper ?

 - Vous m'avez mal compris ou plutôt je me suis mal exprimé sans doute. Ma femme a été violée et je parlais de l'homme qui a fait ça. La police est incapable d'arrêter le coupable, je crois même qu'ils ont laissé tomber l'affaire. Alors depuis ma femme se morfond et notre vie à tous les deux est brisée.


 Sa voix avait diminué de volume peu à peu et il s'était voûté sur sa chaise. Les pupilles de Ermerson Oldwitz se rétrécirent et il chercha quelque chose à dire pour aider un peu le jeune homme.


 - Vous savez, le viol dans la rue est désormais monnaie courante. Je suis sûr que le Dr Fiedmann sera en mesure d'aider votre femme. Il fait des miracles. Moi-même, il m'a guéri de ma phobie de la radio et de la télévision. Je pense que les schémas psychiques des gens traumatisés dans de telles circonstances sont assez bien connus désormais.

 - Mais, elle n'a pas été violée dans la rue! Comprenez-vous, c'est chez nous qu'elle a été violentée. Dans notre propre maison! Vous imaginez ce qui peut s'en suivre comme troubles pour elle.

 - Oui, je vois, quelque chose comme de l'insécurité constante et une certaine forme de paranoïa sans doute.

 - Et en plus, mon ami et moi avons été à deux doigts de l'attraper ce fumier. Il a disparu comme par enchantement. Incompréhensible.

 - Comment ça, vous l'avez surpris et il vous a filé entre les doigts ?


 Oldwitz se rapprocha du jeune homme. Il remarqua la taille impressionante du biceps qui saillait sous la chemise de celui-ci. En temps ordinaire, il n'aurait pas fait bon de se frotter à lui. Il ressortit son mouchoir et se tamponna le front. L'homme s'était redressé sur sa chaise cannelée. Son regard brillait d'une sorte de révolte ardente. Une energie qu'il contenait à peine. Les veines de ses mains saillaient tant il les serrait l'une dans l'autre tout en parlant. L'homme prit une longue inspiration comme s'il allait se lancer dans une séance d'apnée et il commença:

 - En fait, c'est le truc le plus mystérieux qui me soit arrivé. Mais il faut que j'explique tout en détail pour bien comprendre. Ca fait des mois que je me répète cette histoire à l'intérieur. Je l'ai racontée mille fois aux flics. Timmy aussi. Et rien, on a beau tourner dans tous les sens, on comprend pas comment il a pu disparaître.

 - Votre femme s'appelle Timmy? S'enquit Emerson. C'est un nom peu commun pour une personne du beau sexe.

 - Non, Timmy, c'est mon copain. Ma femme s'appelle Anna. Son vrai prénom c'est Lee-Anne mais elle déteste, enfin c'est sans rapport. Je vais vous expliquer. Nous nous sommes installés ici il y a deux ans, ma femme et moi, je veux dire. On s'est connu à la fac. A l'époque, elle flirtait un peu avec Timmy. Puis il l'a laissé tombé. J'étais le colocataire de Timmy et c'est mon meilleur pote. Forcement on se voit moins depuis qu'on a déménagé pour s'installer ici. Mais il a quand même été mon témoin quand on s'est marié en hiver dernier, trois mois après notre installation dans notre nouvel appartement. Ma femme et moi on est tous les deux postiers. Les études ça nous a barbé assez vite. Timmy, lui c'est une tête. Il est physicien. Mais pas ce genre de théoricien dans la lune. Non, il s'est fait embaucher par une grosse boite qui fabrique de la high-tech. Vous voyez ?

 - Des télévisions, des ordinateurs, dit Oldwitz en frissonnant songeant aux 24 séances que lui avaient coûtée sa phobie de ce genre d'appareil. J'ai toujours envié ce genre d'individu qui peut vivre entouré de ces machines. Moi j'ai eu longtemps peur que ces composants électroniques n'interfèrent avec mon cerveau. Vous savez tous ces micro-courants, ces champs magnétiques...


 L'homme regarda Emerson Oldwitz et une lueur d'interrogation passa dans son regard.


 - Le cerveau de Timmy, lui il carbure à toute blinde. Toujours est-il qu'on l'a réinvité cet été à passer quelques jours chez nous. Anna était en congé et moi je posais quelques fois mon vendredi pour qu'on puisse pousser jusqu'à la mer et se baigner un peu. C'est un jeudi que ça s'est passé. Mais je dois vous décrire comment est l'immeuble. On n'avait pas trop les moyens quand on s'est installé alors on n'a pas été trop regardant. On habite un trois pièces au quatrième étage sans ascenseur. C'est le dernier d'un vieil immeuble avec un escalier qui tourne jusqu'au rez-de-chaussée. Les appartements sont à l'ancienne, vous voyez. C'est pas du carrelage au sol mais des espèces de briques rouges. C'est vachement froid.

 - Je vois, des tomettes à l'ancienne. Ils en font maintenant en linoléum qui ressemblent comme deux gouttes d'eau aux vraies. Je ne comprends pas l'utilité de copier un produit aussi facile à produire. On dirait souvent que le modernisme ce n'est que réussir à reproduire à un degré de plus en plus élevé, ce qui existe déjà sous une autre forme. Attention je ne suis pas un conservateur maniaque, je ne le suis plus en tout cas, mais je suis pour le progrès utile.

 - Oui...


 L'homme marqua une longue pause comme s'il cherchait à chasser les idées que lui insufflait Oldwitz pour pouvoir reprendre le fil de ses pensées. Il continua d'une voix calme, en pesant les mots lourdement pour montrer tous le sens qu'ils contenaient :


 - Bref, tout est vieux dans ce fichu immeuble. Même la porte est faite à l'ancienne. Vous savez, avec une poignée des DEUX cotés. Ca doit venir du temps où il y avait pas tous ces malades qui traînaient dans les rues. En général, quand on étaient à la maison, on laissaient les clés sur la serrure du côté intérieur en donnant un tour. Mais, vous savez ce que c'est, on n'y pense pas toujours...

 - A qui le dites vous! Si je vous disais que je suis en retard parce que j'ai donné ce maudit tour de clé hier soir et que j'ai perdu mon trousseau ce matin. Je sais qu'on ne peut pas perdre quelque chose dans son propre appartement, mais ça m'est arrivé! J'ai dû le jeter dans le vide-ordure. Il m'a fallu appeler un serrurier pour sortir de chez moi !

 - Si on l'avait donné ce tour, il ne serait peut-être rien arrivé à Anna. Reprit l'homme tristement.


 Ses épaules s'étaient de nouveau affaissée et l'idée qu'il avait lui aussi besoin des soins du Dr Friedmann traversa l'esprit de Oldwitz. Un sentiment de culpabilité qu'il faudrait qu'il mette à jour sans doute.


 - Comment cela s'est-il produit, demanda doucement Emerson. Je suppose que l'homme s'est introduit dans votre appartement pendant que vous étiez sorti.

 - Exactement, répondit vivement le jeune homme. Moi j'étais au boulot et Timmy était parti se balader comme ça lui arrivait souvent. En fait, il laissait le champ libre à Anna pour qu'elle puisse ranger un peu l'appartement sans avoir personne dans les pattes. Elle préfère être seule pour ces choses-là. Moi je veux bien l'aider, mais de toute façon elle recommence après moi. Alors ce jour-là, elle repassait dans la chambre quand le type lui a sauté dessus. Il lui a même pas laissé le temps de le voir, il l'a couverte tout de suite du sac à linge en serrant le cordon autour de ses épaules. La pauvre a crié tout ce qu'elle pouvait un moment puis elle nous a dit qu'elle s'était mise à pleurer doucement pendant que le mec la...



 La voix de l'homme s'étrangla, et Oldwitz lui fit un signe de tête pour lui faire comprendre qu'il avait compris. Après une courte pause où il reprit son souffle, l'homme continua :


 - Après ça, il lui a attaché les mains et il s'est apprêté à recommencer. Du moins, c'est ce que Anna à cru. C'est alors que quelqu'un a sonné à la porte. C'était Timmy. Il a crié un truc du genre "Anna j'ai oublié mes clés, tu peux m'ouvrir?" à peu près. Alors la pauvre s'est mise à hurler et le type l'a lâché puis s'est carapaté.

 - Votre ami était de l'autre côté de la porte de votre appartement. Mais comment avait-il fait pour monter au quatrième s'il avait oublié ses clés.

 - En été la porte du hall reste ouverte pour faire un peu courant d'air avec la porte de la cour intérieure. Vous pigez? Pour rafraîchir un peu, quoi. Toujours est-il que Timmy voit la porte de l'appartement s'ouvrir et le type débouler en trombe et le bousculer. Avec ça y a Anna qui gueule dans le fond. Il a fait trois pas dans sa direction, puis il a préféré poursuivre le type que se barrait dans les escaliers. En descendant il s'est mis à crier "Arrêtez-le, au voleur, stoppez-le". Et là c'est moi qui suis rentré du boulot. Je l'ai entendu crier et j'ai gueulé à mon tour. "Tommy qu'est-ce qui se passe!" que j'ai dit. Il a répondu "Il descend, attrape-le".


 - Si je comprends bien, votre ami Tommy était plutôt vers le haut des escaliers et vous complètement en bas. Vous m'avez dit que le quatrième était au dernier étage, donc votre lascar n'a pu que descendre. Vous l'avez donc croisé l'un ou l'autre.

 - Que dalle, oui! Répondit l'homme en criant presque. Et surpris par le propre volume de voix et le sursaut de Oldwtz il reprit plus bas :

 - Rien du tout! On s'est rejoint Timmy et moi au niveau du premier. Le mec a disparu tout simplement. Volatilisé ce pourri! Et depuis Anna est prostrée. Je peux plus la toucher. Timmy est resté un peu avec nous, mais il a dû repartir pour reprendre le boulot. Depuis je vais de Psy en Psy pour essayer de soigner Anna. Mais ils répondent tous la même chose. Il faudrait savoir ce qu'est devenu le type pour commencer sa guérison. Elle a trop peur qu'il ne revienne, inconsciemment elle croit que tout lui est possible, vu qu'il a disparu la première fois.

 - Mais il n'a pas pu s'arrêter entre le quatrième et le premier? Si votre porte possède une poignée les autres aussi sans doute. Il s'est peut-être introduit dans un appartement sur le chemin.

 - On y a pensé avec les flics. Il n'y a qu'un seul appartement par étage. Le troisième est occupé par un représentant qui n'est jamais là et la porte était fermée. Après il y a un docteur, un gynéco, au deuxième. C'est le médecin de ma femme, c'est pratique de l'avoir dans l'immeuble pour elle, vous voyez. Sa secrétaire est placée un peu comme celle d'ici, juste en face de la porte. Elle certifie qu'elle n'a vu personne à ce moment-là. En plus un homme, chez un gynéco, vous pensez si elle s'en rappellerai !

 - Et au premier? Interrogea Emerson le sourcil froncé et le front dégoulinant.

 - C'est madame Milton-Kreuper. Une vieille pie, veuve depuis vingt ans. Elle ouvre à personne et sa porte à elle est mieux gardée qu'un coffre fort... A croire que c'est elle qui a raison... Vous voyez. Aucun moyen de s'enfuir. Juste les escaliers. Juste ces foutus escaliers avec leurs briques rouges...


 Il avait dit cette dernière phrase en baissant la voix. Une fois encore il laissa sa tête s'affaisser et la prit dans ses mains. Oldwitz ressortit son mouchoir qui commençait à être détrempé et, après l'avoir déplié complètement, sécha du mieux qu'il put son front ruisselant. D'une voix qui se voulait rassurante il demanda :


 - Vous habitez au dernier étage, mais n'y a-t-il pas un grenier ou tout au moins une soupente? C'est courant dans ce genre de bâtisse. Vous m'avez dit que Tommy avait fait quelques pas dans l'appartement, il a donc quitté des yeux le couloir un instant. C'est suffisant pour que l'agresseur décide de monter plutôt que descendre.

 - L'inconvénient c'est qu'il n'y a rien au-dessus de nous, pas même un accès au toit. Dit-il avec un geste de négation. Rien du tout.

 - Mais n'aurait-il pas pu se cacher sur le palier, le vôtre ou un autre d'ailleurs. Dans une armoire électrique peut-être? Tommy l'aurait dépassé sans le voir.

 - Ben c'est pas trop possible car il n'y a rien de ce genre au niveau du palier. Les compteurs sont dans la cave ou au rez-de- chaussée dans l'entrée. Et puis même s'il s'est mis dans l'ombre ou autre part pour se planquer, on l'aurait trouvé quand les flics ont fouillé l'immeuble après. Quand on les attendait, il y avait toujours moi ou Tommy qui surveillait la porte du rez- de-chaussée. Non, je vous assure le type a disparu.

 - N'y a-t-il pas des fenêtres au niveau des paliers. Il aurait pu en ouvrir une et s'enfuir par là. Vers la cour intérieure peut-être? Ou juste se tenir sur le rebord pour échapper à votre vue.

 - Non plus. Dit l'homme avec découragement. Les fenêtres n'ont pas de rebord et en plus elle ont été repeintes lors de la restauration de l'immeuble. Personne ne les ouvre jamais ces carreaux. La vue n'est pas terrible sur la cour... Alors il faut une force de damné pour les décoller. J'ai essayé de tirer sur celle du second. J'ai mis au moins cinq minutes avant qu'elle cède. Y a même plein de peinture sèche qui s'est détachée des charnières. Aucune chance que le type ait pu s'en tirer par là. Il aurait perdu trop de temps et Tommy ou moi l'aurions rattrapé.

 - Mais chez vous, les fenêtres fonctionnent non? Il aurait pu se cacher, attendre que Tommy ne descende et rerentrer dans l'appartement pour filer par l'une de celles qui étaient sans doute ouvertes, puisqu'il faisait chaud dehors.

 - Mais les nôtres n'ont pas de rebord non plus. Y a même des grilles en fer forgé à mi-hauteur pour éviter que l'on se casse la gueule. Et puis on est au quatrième. Y a pas loin de vingt mètres jusqu'au sol. Ça fait haut pour sauter! Je vous dis que je n'y comprends rien. Et les flics aussi d'ailleurs. Ils ont tout fouillé deux fois. Ils ont même fouillé la cave, les placards de tous les appartements. Vous auriez vu la tête de la vieille Milton-Kreuper! On n'a rien trouvé. A croire que le type n'a jamais existé. Pourtant Anna n'a pas été violé par un fantôme, le mec était bien réel et il l'est encore dans ses cauchemars. On va bientôt déménager pour l'éloigner de là-bas. J'ai vu une ou deux annonces. C'est plus petit, plus cher et plus loin du boulot, mais si ça peut aider Anna... Moi je sais plus quoi faire pour la rattraper. C'est comme si elle était morte.


 Emerson Oldwitz se redressa sur son fauteuil. Ses yeux étaient plein d'une sorte de détermination violente. Il semblait avoir grandi tout à coup. Ses joues, flasques à l'accoutumée, s'étaient tendues et donnaient à son visage une allure altière et sereine. Une sorte de majesté. Il regarda le jeune homme effondré à ses côtés et lui dit d'une voix plus grave que d'habitude :


 - Je ne crois pas que vous soyez obligé d'en arriver là. Mais le chemin sera encore long avant la guérison de votre femme. Il vous faudra sans doute attendre encore longtemps avant qu'elle ne reprenne une vie normale.

 - Mais elle ne peux pas guérir! Vous comprenez! Il faudrait qu'on attrape le salaud qui l'a agressé et il a disparu...

 - Je comprends cela, coupa Oldwitz. Mais si je vous ai posé toutes ses questions sur les fenêtres, les placards etc, c'est pour m'assurer qu'il n'y avait pas d'autres solutions possibles. Je crois que la vérité est presque aussi invraisemblable que ce mystère.

 - Quelle vérité? Vous voulez dire que vous savez ce qu'est devenu le type!

 - Mais cela saute aux yeux. Votre agresseur entre dans l'appartement un jour où on ne donne pas le tour de clé habituel. Il saute sur sa victime et l'empêche de le voir immédiatement. Il la viole et est dérangé ensuite. Il s'enfuit, poursuivi par votre ami et précédé par vous. Il est établi qu'il n'a pas pu se cacher ou trouver une autre issue. La réponse ne peut être que cet agresseur mystérieux n'EXISTE PAS.

 - Vous insinuez que Anna n'a pas été violée!

 - Au contraire. Il n'y a qu'un nombre restreint de personne à ce moment-là dans l'immeuble. Madame Milton-Kreuper est hors de cause, la secrétaire du gynécologue et celui-ci en consultation aussi. Il ne reste que vous-même, votre femme et votre ami Tommy !

 - Mais c'est impossible. Anna a entendu Tommy l'appeler de derrière la porte alors que le type était encore là! Ca ne peut pas être Tommy.

 - C'est là que la solution est plus difficile à supporter que le mystère. Dit Oldwitz avec assurance. Le viol de votre femme a été prémédité. Incontestablement. Quoi de plus facile pour ce génie en électronique, selon vos propres dires, que de se fabriquer un petit appareil commandable à distance qui reproduirait sa voix et sonnerait à la porte. Vous voyez, un genre de boîtier qu'il aurait placé sur la sonnette pour le déclencher par télécommande après le viol. Ainsi votre femme servait d'alibi à son agresseur! Ensuite il se met à courir, récupère son appareil et commence à dévaler les escaliers. Il prend bien soin de crier au cas où il rencontrerait quelqu'un. Et par le fait, vous arrivez. Ce n'était sans doute pas prévu dans son scénario, car je vous rappelle que c'est un scénario. Qu'a cela ne tienne, il vous interpelle depuis les marches et vous lui servez vous aussi d'alibi. Il a tout loisir de se débarrasser de son appareil lorsqu'il sera chargé par vous de surveiller la porte d'entrée en attendant la police.


 L'homme semblait abasourdit par les mots de ce drôle de gros personnage qui reprenait son souffle à présent. Il avait les yeux hagards et d'une voix sourde, il murmura :


 - Tommy, c'est pas possible... Ça fait si longtemps... Il a même été mon témoin, vous savez... Ouais, mon meilleur pote.

 - Son désir pour votre femme doit remonter à plus loin que ça encore, je pense. Vous m'avez dit qu'ils avaient flirté. Il n'avait peut-être pas été aussi loin que Timmy le voulait... Allez savoir ce qui peut se passer dans la tête de quelqu'un qui vit au milieu d'appareils électroniques... Mais les faits ne seront peut-être pas faciles à prouver. Peut-être si le gynécologue, je suppose que c'est le vôtre qui a ausculté votre femme après l'agression, a fait analyser les sécrétions du violeur à l'époque. En saisissant la justice pour faire une comparaison avec celles de Timmy. C'est possible...

 - Et même si ce n'est pas le cas, s'exclama le jeune homme. Vous ne comprenez pas, j'ai une réponse pour Anna. Elle va pouvoir se soigner et nous allons revivre comme avant.

 - On ne sort jamais indemne d'une telle épreuve vous savez. Votre femme va maintenant avoir des problèmes de confiance, des crises de doutes et de culpabilités. Je suis sûr que le docteur Friedmann pourra faire quelque chose pour elle, mais se sera long sans doute. Aussi long que l'oubli peut l'être.

 - Mais au moins, il y a un avenir. Dit le jeune homme en bondissant sur ses pieds. Je vais courir avertir la police pour qu'il mette la main sur ce fumier de Timmy.


 Déjà il courrait vers le couloir en arrachant son blouson de nylon du porte-manteau.

 - Si ma femme sort, retenez-la s'il vous plait. Dites-lui que j'ai une réponse. Merci, merci vraiment. Ne lui dites pas pour Timmy. Je réfère le faire moi-même. Je lui dirais en lui faisant comprendre qu'il ne peut en être autrement.


 Il disparut dans l'angle du couloir et on entendit la porte en chêne du cabinet claquer derrière lui. Emerson Oldwitz sortit un autre mouchoir immaculé de sa poche. Il le déplia sur son imposante cuisse et regarda un instant les motifs du tissu, des carreaux. Il s'en saisit, le plia en deux et s'épongea le front et les joues. Il le replia une fois encore et le remit dans sa poche intérieure de veston. Il se leva et se réinstalla dans le fauteuil rouge râpé qui gémit à nouveau sous son poids. Avec un effort qui sembla surhumain, il tendit son bras par dessus son ventre protubérant et se saisit de l'exemplaire de Time qu'il avait précédemment abandonné. Il consulta sa montre, avec un peu de chance il pourrait voir le Dr Friedmann avant la venue du prochain patient.

Nick GARDEL