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Nouvelles : Suicide à rebours, par Nick GARDEL
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 Je m'appelle, ou plutôt je m'appelais, Geoffrey Himmelstraub. C'est toujours un peu difficile de se repérer quand on voyage dans le temps. Je suppose que j'avais cessé d'exister dans ce que j'appelais le présent quand je suis parti vers ce passé. De toute façon je vais bientôt disparaître à jamais. Cette mort ne me fait pas peur, c'est moi qui l'ai voulue. Le monde se passera de moi un peu plus ouvertement qu'a l'accoutumé, c'est tout. J'avais 15 ans et j'étais, je suis, un génie. En toute modestie, je mérite ce titre. Je suis le seul d'ailleurs à avoir pu réaliser ce que j'ai fait. Pensez-vous, j'ai voyagé dans le temps! J'ai quinze ans mais on a toujours beaucoup de mal à définir mon âge. Le corps est celui d'un adolescent, plutôt malingre et je crois assez laid, mais j'ai le regard de quelqu'un qui en sait plus que vous. J'ai toujours fait peur à mon entourage quand il a le malheur de croiser mon regard. Même ma mère à déjà été gênée par mon regard. Je l'ai vu souvent détourner les yeux. Pourtant un enfant à besoin du regard de sa mère... Mais l'heure n'est plus aux regrets.


 Je m'éparpille, mon histoire est pourtant simple. Tout a commencé avec l'arrivée de Kathlyn dans notre université. Je précise que je suis déjà en quatrième année de physique par une dérogation spéciale. Je pensais d'ailleurs voir le regard des autres changer quand j'ai intégré ma place. Mais ici aussi, et peut-être plus qu'ailleurs, je fais peur. Je faisais peur à tous, sauf à Kathlyn. Elle est arrivée 3 mois après moi. Elle avait l'air désorienté quand elle descendait les marches de l'amphi. Un instant j'ai cru voir quelqu'un de plus misérable que moi. Je crois que c'est là qu'a eu lieu le déclic dans ma tête. Peut-être ce qu'on peut appeler un coup de foudre. Elle avait dix-sept ans et était elle aussi en avance. Elle venait du fin fond de l'Arkansas pour suivre un doctorat de Chimie Organique. On avait un module de physique quantique en commun. Je l'ai vu chercher du regard une place et se diriger vers moi. Mon coeur se mit à battre la chamade et je regardais fixement le tableau afin de détourner mon regard. Pour la première fois j'avais peur de mes yeux, de ce regard qui pouvait la faire fuir. Mais elle s'est assise auprès de moi et à suivi le cours en silence, timidement.


 Les jours suivant ont été ce que je peux appeler un vrai bonheur, mon premier vrai bonheur. Kathlyn et moi avons sympathisé et je suis devenu petit à petit son seul ami sur le campus. Elle souffrait d'une sorte de complexe d'infériorité qui la recroquevillait sur elle-même et l'empêchait d'aller vers les autres. Je n'ai jamais été très doué pour les relations humaines, mais je faisais de mon mieux. Je n'avais pas moi-même à proprement parler d'ami sur le campus, c'est pourquoi je l'ai orienté sur un de ses nombreux clubs d'étudiants qui florissent. Les Kappa et autres communautés. Je n'en connaissais aucune mais je lui conseillais le club TELSA. A cause du nom peut-être. J'ai toujours eu un faible pour ce génial inventeur. Alors j'ai décidé Kathlyn à aller les voir, pour qu'elle se fasse de nouveaux amis. J'ai dû insister longtemps pour vaincre ses réticences, j'y mettais une énergie dont je ne me croyais pas capable. Mais elle fini par accepter et j'ai été heureux de cette victoire. J'ai été encore heureux quand elle a été admise dans le club. C'est un peu moi qui étais admis avec elle, mon univers s'ouvrait à son tour et ma vie se muait peu à peu. C'est alors que Kathlyn changea. Elle se mit à sortir et elle s'éloigna de moi. Attention, nous n'avons jamais été très proche mais il faut comprendre que je n'ai JAMAIS été proche avec qui que ce soit. Plus le temps passait, plus les gens de TELSA avaient d'emprise sur elle. Jusqu'au jour où elle se mit à me regarder avec les mêmes yeux que les autres. J'ai vu cet air de dégoût apparaître, j'ai vu la peur aussi. Il faut que vous compreniez que je devais faire ce que j'ai fait. Voir Kathlyn s'éloigner de moi était trop dur à supporter maintenant que je m'étais rapproché d'elle. C'est comme si on avait rendu la vue pendant une minute à un aveugle de naissance pour la lui reprendre ensuite. Le manque est pire que l'ignorance. C'est à ce moment que j'ai pensé à me supprimer. Mais il fallait que le monde m'oublie définitivement. Je ne voulais plus participer à cette vie qui me rejetait maintenant.


 Il me fallut à peine 3 semaines pour mettre au point l'instrument de mon suicide. Je me suis débrouillé pour obtenir la clé du labo de l'accélérateur de particules. Il a fallu que je fasse vite, mais en une nuit, j'avais bricolé ma petite capsule. Le plus dur se fut de détourner le câblage de l'accélérateur sur une petite cabine métallique que j'avais confectionnée avec une armoire d'entretien. Je n'avais plus qu'à lancer un programme oscillant sur le terminal et à rentrer dans la cabine.


 Un voyage dans le temps, c'est douloureux. On a l'impression de mourir mille fois. Comme si chaque millimètre de votre corps était tendu au maximum. On ne voyage pas dans le temps, on y est projeté. Je suis le seul à avoir connu ces impressions et peut-être serais-je le seul à les connaître avant longtemps. Mon programme était chargé de s'effacer après mon voyage. Je ne compte pas revenir. De toute façon je ne peux plus revenir. En fait, même si j'ai fait du bricolage, j'ai été assez précis. Je suis remonté de quinze ans en arrière. Juste ce qu'il faut pour m'assassiner avant même que je vienne au monde. Je vais faire en sorte que mes parents n'aient jamais d'enfant. J'ai emporté avec moi une petite bonbonne d'un gaz utilisé par l'armée pendant la guerre, pas mortel, il est juste stérilisant. J'aime cette solution chimique, en souvenir de Kathlyn peut-être...


 Après mon suicide théorique, je pourrais passer à la pratique en me jetant d'une falaise. On retrouvera un cadavre sans nom, peut-être même que je disparaîtrais simplement après avoir empêché ma naissance. Qui sait avec le temps ? Les théories sont confuses et les paradoxes ne manquent pas.


 Je vais attendre la nuit et j'ouvrirai la bouteille de gaz dans la chambre de mes parents. J'ai emporté les clefs de chez moi, ils y habitaient avant ma naissance à ce que je sais. Encore quelques heures et ma vie, ma non-vie, s'arrêtera. Adieu.



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 J'ai la tête lourde, d'un coup. Je me souviens de mon escapade dans la nuit et du sifflement du gaz quand j'ai ouvert la valve. J'ai une drôle d'impression d'être deux dans un même crane. Des souvenirs que je reconnais comme étant les miens, et pourtant que je ne connais pas, m'assaillent. Je viens d'essayer de tendre le bras mais il semble que mon cerveau ait oublié comment faire fonctionner mes muscles. Il y a une glace en face de ma chaise et le reflet de ce que j'y vois me terrifie. C'est moi! Mon dieu! Je suis dans une chaise roulante, la tête coincée dans une minerve. Deux minuscules jambes pendent mollement de mon siège. Une mousse blanche est agglutinée sur le coin de mes lèvres. Que s'est-il passé? Ma mère a dû réagir au gaz et ne pas devenir stérile. Elle m'a quand même eu! Les pensées de l'autre moi m'envahissent. Elles sont simples, enfantines. Mon cerveau a dû lui aussi souffrir du gaz. Bientôt, ces idées me submergeront je pense et je deviendrais à jamais ce que j'ai créé. Je suis prisonnier de mon corps.

 Des pas résonnent près de moi, mais je ne peux pas tourner la tête pour voir qui s'approche. C'est ma mère, elle a un petit sourire aux lèvres, mais il s'éteint quand elle se penche sur moi. Elle sort un mouchoir de sa poche et m'essuie le coin de la bouche. Seigneur! Il y a un éclat de haine dans ses yeux. De la haine mêlée à de la peur quand son regard croise le mien...

Nick GARDEL