
Nouvelles : La vie des autres, par Nick GARDEL

Assis en tailleur autour du feu, le petit groupe regardait
crépiter les flammes. Judy entama une chanson douce et
mélancolique de sa voix paisible. Le timbre en semblait
extraordinairement suave dans cet instant de fraîcheur qu'est le
début de la nuit. Elle s'attardait un peu sur les fins de vers et
elle chantait avec peut-être un peu plus de conviction
qu'elle n'en ressentait réellement. Son compagnon recala une des
bûches dans le brasier de la pointe d'un bâton
déjà noircit par la morsure des flammes. Une gerbe
d'étincelles dansa un instant puis le calme revint dans la
fournaise miniature qui éclairait par intermittence leurs
visages d'enfants. Ils étaient venus là sans
véritable préparatif, de ce genre de réunion
impromptue, juste guidés par une amitié profonde qui les
resserrait les uns contre les autres, blottissait leur sympathie.
La chanson mourut sur les lèvres de Judy et celle-ci déposa
un baiser sur le front du jeune homme qui s'était allongé
à nouveau sur ses genoux. Les yeux brillants, elle regarda son
amie qui berçait elle aussi son compagnon en passant ses doigts
fins dans l'épaisse chevelure blonde de celui-ci.
C'est alors qu'il arriva. Comme amené par la brise, il
s'était déplacé sans bruit. Avec un grand sourire,
il s'assit à son tour près du feu en croisant ses jambes
en tailleur. Le sable grossier des rives du bord du lac collait à
ses pieds nus.
Les deux jeunes gens se redressèrent dans un air de défi
face au nouvel arrivant. Mais un sourire de celui-ci les rassura, et
ils relâchèrent imperceptiblement la tension de leurs
épaules.
Toujours sans un mot, l'homme tira de son sac une petite blague contenant
un tabac odorant et se confectionna avec attention une cigarette. Son visage
fut éclairé un instant par la brindille enflammée qu'il retira du feu pour
allumer le cylindre de papier.
Judy reprit sa chanson en sourdine, comme pour attendre un assentiment de
l'inconnu. L'air s'était fait très doux, presque plaintif.
- J'ai connu une femme qui chantait un peu comme toi, interrompit
l'inconnu. Une femme merveilleusement belle qui gazouillait très
haut perché les tubes de Supertramp ou des Barclays. Hide in your
shell... entonna-t-il avant de s'arrêter pour tirer une
bouffée de fumée bleutée.
Judy cherchait dans sa mémoire les bribes d'une chanson de BJH
entendue sur un vieux disque de ses parents. Elle fredonna quelques
notes puis abandonna sa tentative lamentablement.
La voix cassée de l'homme reprit dans la nuit,
indifférent à la jeune fille.
- Ouais, c'était une drôlement belle femme... Tout ça c'était avant la
malédiction.
Les jeunes gens se redressèrent pour regarder l'homme plus
attentivement dans les ombres dansantes des flammes. Ils tendirent
l'oreille, persuadés que le récit ne tarderait pas. En
effet, l'homme aux allures de Christ rock'n roll sortit d'une
comédie musicale des années 70 releva la tête et,
plongeant ses yeux bleu nuit dans ceux de Judy, commença son
histoire.
- J'avais rencontré Christie dans mon travail à la banque. On n'étaient pas
guichetiers mais on bossait tous les deux dans les services administratifs
d'une petite succursale. Les gens s'imaginent toujours que ceux qui
travaillent dans une banque sont des types derrière un guichet qui vous
refusent des prêts... Bref, elle et moi on triait de la paperasse toute la
journée dans un bureau du second sous-sol à côté du coffre. J'ai jamais été
très proche de Christie, vous voyez ? Elle était du genre à ne parler que de
son môme qu'elle élevait seule. Le matin j'avais systématiquement droit au
récit de la soirée avec des " Sondra a fait ci et Sondra a fait ça... ". Une
vraie plaie, mais je l'aimais bien quand même. Surtout quand elle chantait
doucement, comme pour elle-même, quand on faisait un truc du genre recopier
des listes de noms. Le patron de la banque n'était pas très chaud pour tout
confier à l'informatique.
L'inconnu fit une pause et sortit à nouveau sa blague à
tabac. Il fouilla dans son sac de toile pour trouver des feuilles quand
le petit ami de Judy lui tendit son paquet de Winston. Il sourit et
alluma la cigarette avec le briquet qui accompagnait le paquet.
- Merci. Donc, vous voyez, Christie était une collègue de bureau. Juste un
peu plus proche que les gens que l'on croise dans la vie parce que je
partageais son temps pendant 8 heures par jour. C'est peut-être pour ça
qu'elle a été la première. Il y a eu d'abord le hold-up. Quand on travaille
dans une banque, on a tellement peur de ce genre de choses les premiers
temps que l'on finit par les attendre. Parfois on attend toute sa vie et il
ne se passe rien, mais notre banque a bel et bien été attaquée. Trois gars
très nerveux à ce que j'ai entendu dire. Je dis cela parce que, avec
Christie, on n'était pas au guichet alors on n'a rien vu. On a juste entendu
la détonation à côté de notre bureau quand ils ont descendu le guichetier
qui avait ouvert le coffre. Christie a pas bien supporté de voir le type
affalé sur le dallage. Surtout tout ce sang. Moi ça m'a rien fait, j'ai
toujours eu un bon rapport avec la mort et avec la vie. Heureusement,
d'ailleurs...
Alors, le patron lui a donné quelques jours pour se remettre. Il
voulait éviter de payer des psys ou des trucs comme ça.
C'était un drôle de coup dur pour la banque pourtant, et les
assurances ne suffiraient peut-être pas. Les assurances aiment
l'informatique, elles. Je m'apprêtais donc à passer
quelques jours seul dans mon bureau à deux pas du lieu du
meurtre. Seulement, Christie n'est jamais revenue. On l'a trouvé
abattue chez elle d'une balle dans la tête. Elle et sa gamine
Sondra aussi. C'est là que j'ai commencé à avoir peur.
Vous comprenez, la veille, j'avais été la voir chez elle
pour prendre de ses nouvelles et d'un coup on la retrouvait morte,
massacrée avec sa môme.
Judy se rapprocha un peu plus de son petit ami et frissonna. Celui-ci
passa son bras autour de ses épaules et caressa doucement ses cheveux. Tous
les quatre étaient suspendus aux lèvres de l'homme aux yeux sombres.
- C'est après le meurtre du chinois que je me suis caché. Je portais mes
vêtements dans un petit pressing du centre qui fermait plus tard que les
autres. Vous voyez ? A cause des horaires de la banque. C'était une petite
boutique dans une ruelle, mais j'avais l'impression qu'il y avait quelque
chose de plus pro chez le vieux chinois. Peut-être toutes ces foutaises que
l'on dit sur les choses faites à l'ancienne. En tout cas, mes costumes
étaient propres, jusqu'au jour où la vitrine du vieux s'est retrouvée barrée
par un autocollant des flics du genre de ceux que l'on voit dans les films.
J'ai appris que le blanchisseur avait lui aussi été abattu d'une balle dans
la tête. Vous comprenez ! Trois meurtres de gens proches de moi, trois
meurtres presque identiques. Bien sûr des gens descendus d'une balle dans la
caboche, c'est pas rare. Mais quand même, ça vous remue les méninges ce
genre de trucs. Alors, j'ai donné mon congé à la banque. Le patron a paru
étonné, mais je crois qu'il s'en foutait. C'était pas un type du genre
remuant et le hold-up l'avait salement touché côté portefeuille, peut-être
même qu'une ou deux magouilles traînaient là-dessous... Après la banque, je
suis retourné dans ma ville natale. Une bourgade, pas un village. Pas la
super métropole, mais une taille raisonnable quand même. Assez pour parler
de quartier, vous voyez ? J'y avais passé une grande partie de mon enfance,
mes parents n'étaient pas de grands voyageurs et ils sont morts dans leur
maison. Après tout ce temps, je ne connaissais plus grand monde.
Heureusement peut-être...
Il reprit son souffle et baissa la tête vers la plage
artificielle en jouant avec les grains grossiers du sable. Les enfants
semblaient avoir disparu peu à peu, enveloppés par la
nuit. Il s'humecta les lèvres et reprit.
- C'est la vieille Hopecomb qui fut la suivante. Vous comprenez, c'était une
des dernières personnes que je connaissais encore dans mon quartier. C'est
ce qui a achevé de me convaincre pour la malédiction. C'était une vieille
femme, encore assez alerte, mais très vieille tout de même. Une antiquité de
l'éducation qui avait dressé plutôt qu'élevé les gamins sur trois
générations, pétrie et maintenue par ses préceptes. Mais je l'aimais bien
tout de même, comme on aime les choses qui vous ont fait souffrir et qu'on a
surmonté. On l'a retrouvée elle aussi dans son fauteuil la tête éclatée par
une balle de colt. Et cette fois-ci, ma malédiction avait même frappé le
chien arthritique de la pauvre vieille.
Y a des choses qui sont trop dures pour la cervelle d'un homme, vous
voyez ? Je suis sûr que l'on peut s'habituer à risquer tous
les jours sa propre vie et pourtant continuer à vivre. Mais celle
des autres ? Alors, je me suis encore enfui, mais cette fois-ci j'ai fui
ma propre existence. J'avais un peu de fric de côté et puis
y avait la maison des parents. J'ai commencé par rouler ma bosse
vers le Mexique et j'y suis resté un an complet. On vit avec rien
là-bas, surtout dans un trou comme Matagato. Un vrai décor
de western-spaghetti avec les mouches et la poussière
soulevée par le vent. Je me suis lié d'amitié avec
un européen, une sorte de poète qui cherchait
l'inspiration ou, au moins, la même ivresse perpétuelle que
certains de ses prédécesseurs. Et même là-bas,
la malédiction m'a rattrapé. Le poète a
été découvert sur le bord d'un chemin, pas
très joli à voir... Un homme que je connaissais depuis
moins de six mois et déjà mon oeil noir se penchait sur lui.
Je vous ai dit qu'on ne pouvait pas supporter de risquer la vie des
autres comme ça au jour le jour. J'ai bien cru devenir dingue et me
flinguer moi-même pour faire arrêter ce cauchemar. J'ai jamais
été très bavard, mais se dire que toute sa vie on va
rester seul , sans pouvoir s'attacher ou même lier connaissance avec
qui que ce soit, c'est un peu dur à faire passer.
Alors j'ai joué au vagabond. Je n'ai jamais manqué d'argent,
mais il m'a semblé que c'était le mode de vie le plus
propice pour ne pas avoir d'amarre. J'avais découvert un truc au
Mexique, la drogue. Pas la dure, mais l'herbe, un truc pour
s'évader quoi. Alors j'ai joué au junkie, un junkie avec
une carte de crédit et un solide compte en banque, mais sinon le
reste des accessoires collait assez bien avec le personnage. Je suis
retourné vers Los Angeles et des coins de la côte Ouest
où il fait bon vivre et où on trouve encore facilement de
la marijuana. Je dormais un peu n'importe où et je m'enfumais la
tête suffisamment souvent pour devenir asocial et ne plus lier avec
personne. J'ai tenu encore presque un an et finalement je me suis rendu
compte qu'on ne peut pas décider de devenir un paria comme cela.
C'est une question de caractère vous voyez ? On doit porter
ça en soit et on ne peut rien y faire. Alors j'ai encore
entraîné dans mon sillage maléfique la destinée
d'un autre homme...
Sa voix s'était assourdie encore, comme pour ne pas troubler le
silence oppressant de la nuit. La brise était tombée mais le
froid commençait à ce faire cruellement ressentir dès
que l'on s'éloignait du feu qui mourrait peu à peu, faute
d'être entretenu. L'homme sortit son paquet de feuilles à
cigarettes et roula avec les gestes de l'habitué un cylindre
presque parfait. Il l'alluma et en exhalant la volute il reprit.
- Remarquez, il n'était pas trop à plaindre celui-là,
c'était mon dealer. Il me fournissait mon herbe, mais il m'avait
proposé deux-trois fois de passer à l'étape au-dessus.
Pas un enfant de coeur, vous voyez ? Si je n'étais pas si sûr
de ma malédiction, je dirais d'ailleurs que cette fois-là ce
sont ses associés qui l'ont descendu. Peut-être est-ce les
deux d'ailleurs... Il faut bien que quelqu'un appuie sur la détente,
hein ?
Judy toussa doucement et le petit groupe sembla sortit de la torpeur
attentive dans laquelle l'histoire de l'homme les avait plongés. Ils se
resserrèrent un peu autour du feu que le jeune homme blond excita en faisant
jaillir des crépitements d'étincelles rougeoyantes.
- Mais depuis vous avez continué à naviguer, on est bien loin de Los Angeles
ici, demanda le petit ami de Judy.
- J'ai roulé ma bosse d'une côte à l'autre en essayant d'éviter les trop
grandes routes. Dans ces derniers temps la malédiction m'a un peu laissé
tranquille. Faut dire que je n'avais pas parlé à quelqu'un depuis six mois,
vous voyez ? Mais je dois y aller. Merci encore pour le feu et la cigarette.
Quand on est trop souvent seul, on fini par devenir dingue. On a du temps
pour penser mais, finalement, on pense toujours à la même chose...
Il déplia son grand corps et les jeunes gens purent constater la
maigreur de ses bras. Ses pommettes leur semblaient un peu plus
marquées, ses épaules un peu plus voûtées sous
un fardeau invisible. Il ramassa son sac et y remit la blague à
tabac qu'il portait à la main. Quand il releva la tête le
sourire qu'il arborait en arrivant était revenu, le voile gris
avait quitté ses yeux. Il tourna les talons et laissa lentement
les jeunes gens qui continuaient à le fixer comme s'ils
attendaient la fin de sa terrible histoire. Un dénouement.
L'homme fit quelques pas, puis s'arrêta le dos tourné par
rapport aux enfants. Il laissa tomber son sac qui s'amortit sur le sable
dans un bruit mou. Il se tourna doucement comme pour débuter une
phrase oubliée. Judy fut la première à mourir quand
l'éclair du Smith et Wesson déchira la nuit. La seconde
balle emporta la tête de son petit ami qui essayait de se
protéger vainement avec ses deux mains tendues. L'autre jeune fille
resta tétanisée, éclaboussée du sang de son
compagnon, et accueillit le quatrième projectile avec une sorte de
soupir de soulagement. L'homme remit l'arme dans son sac et chargea celui-
ci sur son épaule. Il semblait avoir vieilli, son visage avait
durci pour effacer complètement cette aura de bonté qui
émanait de lui quelques heures auparavant. Sans un mot il recula
doucement et s'éloigna de l'horrible spectacle qu'il avait lui-
même mis en scène. Il ne jeta même pas un regard aux
corps enchevêtrés des quatre jeunes gens, il ne voyait plus,
il pleurait...
Nick Gardel